Voyage en Corée

par
Charles Varat


Explorateur chargé de mission ethnographique par le ministère de l'Instruction publique
1888-1889 — texte et dessins inédits


Le Tour du Monde LXIII, 1892 Premier Semestre. Paris : Librairie Hachette et Cie.
Pages 289-368



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Aperçu ethnographique. - Les Séouliens. - Leurs costurnes. - Au marché. - Les meubles et ustensiles divers. - Le portage humain. - Séoul la nuit. - Quelle route suivre? - Préparatifs de départ. - La caravane. - Les adieux. - En route. - Chute de Ni. - Passage du Han-Kiang. - Un moine bouddhiste. - Les taureaux. - Un poteau lisique. - Prisons et supplices. - Premier acte d’autorité. - Une auberge. - Les chevaux. - Du pain.

 

On me répétait partout, en Europe, en Amérique, au Japon et même en Chine, que la Corée est un pays médiocre au point de vue ethnographique. En effet, rien, de prime abord, de plus triste, de plus pauvre, de plus lamentable qu’une ville coréenne quelconque, même la capitale. C’est qu’à la suite des longues guerres et des envahissements successifs de leur pays, les rois de Corée, pour éviter désormais la convoitise de leurs puissants voisins, interdirent non seulement l’entrée de leur royaume à tous les étrangers et la sortie à leurs propres sujets, mais défendirent même l’exploitation des mines, et promulguèrent des lois somptuaires qui arrêtèrent malheureusement la production nationale, jusqu’alors si brillante, en amenant les particuliers à cacher leurs propres richesses. De là provint un état de délabrement apparent qui a trompé bien des gens. Mais si l’on se donne la peine de soulever les voiles, que de curieuses observations s’offrent aussitôt à vous! et quelle superbe moisson ethnographique vous attend, en dehors des magnifiques monuments qui attestent encore toutes les splendeurs passées! Nous allons essayer de le montrer au lecteur en le promenant avec nous au milieu de la bruyante population de Séoul, dont nous étudierons les coutumes, et en l’entraînant ensuite chez les marchands et artisans pour examiner les produits nationaux. Les rues sont généralement encombrées, toutes les classes de la société s’y entremêlent avec leurs costumes divers, où dominent les vêtements en coton blanc, dont l’usage est le plus répandu.

Rien de curieux comme de voir ainsi confondus dans la foule: mandarins à cheval, noble dame portée dans son palanquin, lettrés, commerçants et agriculteurs, affairés, femmes esclaves aux seins nus, moines, soldats, sorciers, aveugles, mendiants, enfants de tout sexe, de tout âge, fourmillant dans les quartiers les plus commerçants de la ville, particulièrement aux coins des principales rues, auprès des citernes. Celles-ci sont construites circulairement en gros blocs de pierre; l’eau est à deux pieds du sol, et l’on en tire à toute heure; les femmes surtout y sont occupées. C’est au centre de Séoul que l’agglomération est la plus considérable, spécialement aux environs de l’édifice occupé par l’énorme cloche qui indique à la population les différentes heures, en même temps qu’elle rappelle les servitudes municipales. Non loin est le bazar de la Cour, le marché au bois, au bétail; on y vend également des comestibles, des fruits, etc. Et au milieu de la foule bruyante hommes, femmes, enfants, circulent librement. Les dames du monde, seules, sont tenues de ne sortir qu’en palanquin hermétiquement fermé, ou bien à pied, enveloppées d’un large manteau de soie verte, qui les recouvre du sommet de la tête au bas du corps et se croise sur le visage, de façon à laisser pénétrer seulement la lumière nécessaire pour se conduire. Les larges manches, remontées ainsi jusqu’aux oreilles, tombent disgracieusement le long du corps.

Les femmes du peuple, rarement belles, circulent non seulement le visage découvert, mais leur poitrine apparaît souvent à nu, entre leur petite camisole et le large lacet de leur jupon surélevé. Elles vont, en cet état, chez les marchands, faisant des achats de toute sorte: riz, poissons, poulets, gâteaux, etc., pendant que leurs enfants jouent bruyamment dans les rues ou s’arrêtent en admiration devant des acrobates ou quelques guignols coréens.

En été, ces pauvres petits sont à peine vêtus; j’en ai rencontré souvent qui avaient pour tout costume un petit brassard en coton leur arrivant juste à la hauteur des seins. Quant aux hommes, la plus grande variété règne dans leurs vêtements, différents pour les huit classes qui composent la société. Je vous ai décrit le costume d’un prince et celui des gens du peuple. La classe moyenne se distingue de ces derniers en ce que, par-dessus le veston et la culotte, les hommes portent généralement une espèce de redingote qui se croise sur la poitrine, retombe fort bas, et est fendue de chaque côté, à partir de la ceinture. Elle se ferme avec des rubans, que chacun noue avec le plus d’élégance possible, le Coréen ne connaissant ni les boutons ni les agrafes: ce vêtement est généralement blanc, ou de couleur très claire, presque toujours en coton, quelquefois en soie, jamais en laine. On le rembourre en hiver avec de la ouate. Les bourgeois, au lieu d’avoir les mollets nus et des chaussures de paille, portent une bande flottante en coton, reliant le bas de la culotte à des chaussettes rembourrées de ouate; celles-ci grossissent formidablement les pieds, chaussés de souliers découverts en bois, cuir, feutre, papier, etc. Enfin le bandeau d’étoffe qui entoure la tête des malheureux est rem placé pour les gens aisés par un mince tissu en crin que recouvre un chapeau aux bords larges, plats et ronds, surmonté d’un petit cône tronqué destiné uniquement à abriter la tresse de cheveux que les Coréens mariés portent droit sur leur vertex. Le chapeau, ainsi posé au-dessus de la tête, est maintenu par deux longs rubans qui se nouent au-dessous du menton. Ce genre de coiffure se fait en feutre, papier, paille, crin, palmier, etc.; dans ce dernier cas, il est lissé à jour, de manière à laisser pénétrer librement l’air, le soleil ou la pluie par les mailles entr’ouvertes. Il se vend fort cher et est d’une rare perfection d’exécution et de forme. Je connais maintes Parisiennes qui n’hésiteront pas à en faire venir lorsqu’elles le connaîtront. La Corée semble être le pays des chapeaux: on en fait de toutes les manières, et nulle part je n’en ai vu de plus variés, depuis le diadème en carton doré du gouverneur de province jusqu’au plus modeste serre-tête du paysan. Pour mieux connaître la fabrication et les principaux modèles, je pénètre chez les chapeliers coréens, et je m’initie à tous les procédés de leur industrie. Je continue mes investigations, de la même manière, en entrant successivement chez l’apprêteur de faux cheveux pour dames, le marchand d’étoffes, le teinturier, les fabricants de rubans, de pipes, de flèches, de sabots, bref chez tous les petits artisans de la ville.

Nous voici arrivés dans une rue où l’on vend des meubles; j’en trouve de différentes époques. Les plus anciens sont laqués ou peints de couleurs contrastantes du plus brillant effet; quelques-uns sont enrichis de minces bandes d’ivoire ou d’os qui forment comme un cloisonné carré, où l’on coule une légère couche de corne fondue dont la transparence dorée illumine d’un éclat spécial les vives peintures qu’elle recouvre et protège. D’autres, moins antiques, sont laqués en noir et incrustés de superbes nacres, produit naturel du pays, donnant aux meubles de ce genre une richesse incomparable par la beauté du dessin et l’éclat de la lumière qu’elles emmagasinent. Enfin on en fait aujourd’hui en bois poli orné de cuivre, dont les formes rappellent étrangement nos meubles du moyen âge. J’ai rapporté plusieurs échantillons des différents types que nous venons d’analyser: ce sont de véritables spécimens de la fabrication coréenne. Malheureusement on ne les trouve que chez les mandarins, les nobles, ou des personnages fort riches, car pas plus en Corée qu’au Japon les gens du peuple n’ont de meubles. Les sièges sont inconnus dans ces deux pays: on s’assied simplement par terre; on couche de même: les pauvres sur le plancher, et ceux qui sont plus fortunés sur des nattes ou entre deux petits matelas très minces.

L’oreiller du malheureux consiste en un petit cube allongé en bois, long d’environ 30 centimètres et haut de 15; les riches ont un traversin d’étoffe bourré de plumes et terminé par deux disques, d’une vingtaine de centimètres, incrustés, laqués, sculptés ou vernis et enchâssés généralement dans un anneau de cuivre. Quant au lit, il est presque inconnu, et n’est parfois en usage que dans les classes dirigeantes. Mais tout le monde se sert pour manger d’une petite table hexagonale de 60 centimètres de diamètre sur 20 centimètres de hauteur, et, quel que soit le nombre des personnes dînant ensemble, chacun en a au moins une. De grands coffres, de 60 centimètres de haut sur environ l mètre de large, servent de resserres; on les fabrique généralem deux à deux en les superposant; ils ne paraissent former qu’un seul meuble. Enfin chacun suspend ses vêtements à de longs bâtons de plus d’un mètre, souvent décorés de peintures, soieries, cuivre, etc. Ajoutons pour compléter nos renseignements sur l’ameublement d’une habitation coréenne, qu’on y trouve tous les ustensiles nécessaires au ménage, soit en pierre, soit en bois, en poterie ou en métal.

A ce sujet je ferai remarquer au lecteur que les vases en cuivre ne s’emploient jamais qu’en hiver, à cause de l’odeur qu’ils dégagent en été, où ils sont remplacés par ceux en porcelaine, en faïence, en grès, etc. La céramique ancienne, en ces différents genres, jouit d’une grande réputation chez les Chinois et particulièrement chez les Japonais, qui affirment être redevables aux Coréens de cette industrie, qu’ils ont poussée depuis à un si haut degré artistique. Les plus vieilles pièces que j’aie rapportées dans ces différents genres de production se distinguent par la simplicité de             leur forme un peu lourde, l’unité de leur couleur, souvent verdâtre, grise, rousse et quelquefois blanche, enfin leur superbe glacis. Les dessins qui les ornent quelquefois sont purement géométriques – nous y reviendrons plus tard. Quant aux échantillons de poterie moderne, ils rappellent comme forme et décoration nos produits européens. Un de nos dessins reproduit la façon dont le potier coréen procède de nos jours.

Le parquet des maisons est ici, le plus souvent, couvert de papier huilé pour empêcher Ja fumée des cheminées souterraines de pénétrer par des fissures dans l’appartement. Le papier sert, du reste, à tous les usages de la vie: on en fait des vêtements, des chapeaux, des chaussures, des carquois, des éventails, des ombrelles et des paravents, aussi bien que des lanternes, des vases, des boîtes, des portefeuilles et des jouets d’enfants d’un goût exquis. L’écrivain, le dessinateur et le peintre l’utilisent directement, ou bien accolé à un tissu de soie d’une extrême finesse. Enfin on l’emploie pour l’impression, et les caractères et les dessins ainsi tirés sont d’une rare venue typographique. Le papier coréen dépasse de beaucoup tout ce que la Chine et le Japon ont produit de mieux dans ce genre. On le fabrique, pour les qualités supérieures, avec de l’écorce de mûrier, et il se présente, suivant le travail qu’on lui a fait subir, sous les aspects les plus divers comme couleur, granulation et finesse. Sa solidité n’a d’égale que sa souplesse: c’est le premier papier du monde.

On nous montre encore quelques échantillons d’objets ayant rapport à l’éclairage: flambeaux en bois, en marbre, en bronze, en niellé, aux formes les plus variées. Quant aux lanternes, elles sont encore plus bizarres; j’en ai rapporté quelques spécimens intéressants. Nous avons enfin recueilli de très curieuses armes anciennes et modernes, des instruments de musique, des étoffes brodées, des bois sculptés, des bronzes d’art et des bijoux de haut goût, prouvant que le Coréen n’ignore rien des arts les plus délicats et sait y mettre un caractère personnel.

Il ne nous reste plus, pour clore notre journée, qu’à faire assister le lecteur à la fabrication de quelques-uns de ces objets par de nouveaux dessins, où l’artiste coréen nous montre, au milieu de leur travail, le vannier, le fondeur, le tourneur en cuivre, etc., et à compléter cette série par quelques croquis pris sur nature, où nous verrons les différentes manières de porter adoptées par ses compatriotes.

En Chine, le portage humain se fait presque toujours sur l’épaule, au moyen d’une perche aux extrémités de laquelle les fardeaux forment balance; ce mode de transport n’est pas en usage en Corée, mais tous les autres procédés y sont employés. Témoin cette vielle mendiante, qui tient à la main son panier de quête, et cette charmante fillette présentant une tasse brisée au raccommodeur de porcelaine. Plus loin ce pauvre diable porte sa besace sur l’épaule gauche au moyen d’une courroie et fait appel à la charité en tapant sur un grelot en bois sonore. Un marchand et son fils se servent également d’une besace, mais passée en bandoulière, et il en est de même des enfants, qui présentent ainsi leur éventaire. Voici des porteurs de hottes différemment chargés; d’autres maintiennent leur fardeau sur les reins au moyen de deux courroies passant sur les épaules. Les femmes mettent souvent leurs charges sur le sommet de la tête; quant à leurs enfants, elles les transportent sur leurs dos comme au Japon, et elles-mêmes, à la suite de longues marches, se font quelquefois porter à califourchon sur les épaules d’un parent, d’un serviteur ou d’un galant. Le plus triste des portages est certainement celui de la cangue; mais le comble du genre est d’en charger moyennant finance son geôlier, pendant que, soi-même, on fume tranquillement sa pipe.

Si je me suis quelque peu étendu sur le portage humain, c’est qu’il est peu de pays où il ait autant d’importance qu’en Corée. En effet, l’absence presque complète de routes, dans cette contrée absolument hérissée de montagnes, fait qu’il n’existe, pour ainsi dire, aucune voiture, et, comme, les chevaux sont à peu près exclusivement réservés au service de la poste gouvernementale, toutes les marchandises sont portées à dos d’homme. Comme si l’on nous montrait ce jour-là tous les moyens de transport employés ici, voici que nous devons quitter brusquement le milieu de la rue pour laisser passer une troupe de soldats coréens, à demi habillés à l’européenne et le fusil à tabatière sur l’épaule. Ils escortent le ministre de la guerre, porté sur un superbe palanquin du genre de ceux qui nous amènent le grands personnages à la Légation. Ces chaises ouvertes sont quelquefois montée sur une seule roue, qui, donnant un point d’appui, nécessite moins de porteurs. On emploie aussi des palanquins fermés; mais ceux-ci, loin de ressembler aux chaises chinoises, dont la forme rappelle celles autrefois en usage chez nous, sont au contraire de simples petits cubes haut d’un mètre. Le voyageur, qui y est assis les jambes croisées sous lui, se trouve dans l’impossibilité de bouger; le séjour y est donc des plus fatigants pour l’Européen. Ces palanquins servent non seulement aux hommes et particulièrement aux femmes, mais encor au transport des dieux, dans les processions. On en fait même de forme plus réduite, destinés, dans les cérémonies funèbrcs, à ramener les tablettes mortuaires, c’est-à -dire le bon esprit du défunt, à la maison.

Nous continuons notre promenade et croisons un singulier cortège, composé d’un certain nombre de musiciens accompagnant un jeune homme dont deux serviteurs maintiennent le cheval. C’est un licencié qui vient de subir heureusement ses examens. Son chapeau indique son grade; il est orné de deux espèces d’antennes arrondies longues de près de 40 centimètre, toutes couvertes de fleurs. Notre héros fait ses visites officiels dans ce pompeux appareil, qu’il doit malheureusement payer de ses propres deniers. Un peu plus loin, nous sommes rejoints par un élégant cavalier que nous reconnaissons pour un homme de cour à son costume et à son chapeau de crin d’où partent horizontalement deux petites ailes. Il est suivi par un serviteur à pied portant sur son épaule, dans un filet en corde, une boîte ronde de cuivre, de 25 centimètres de diamètre sur 12, qui étincelle aux rayons du soleil couchant, avec des reflets d’or. Frappé du cérémonial de ce nouveau portage, je demande à mon compagnon de promenade si ce vase n’est pas une boîte à conserves. Il se met à rire.

«Ah! je devine, lui dis-je: c’est un grand drageoir.

- Vous n’y êtes pas, me dit-il; ce vase, toujours en métal, avec couvercle et sans anse, joue un rôle bien plus important dans la vie coréenne. Il est obligatoire pour tous; aussi chacun a le sien et ne le quitte jamais, même en visite et surtout en voyage. Pauvre, on l’emporte avec soi; riche, un serviteur spécial lui est attaché et doit le tenir à tout instant, dans le plus brillant état de propreté, à la disposition du maître. Le mandarin lui-même, dans toute la pompe de ses voyages officiels, le traitant presque à l’égal de ses propres sceaux, l’em ploi comme contrepoids sur le cheval qui les porte.

- Mais quel est donc son usage?

- Il sert de jour et de nuit, dans la solitude, et en pleine réunion, enfin chaque fois que la nécessité s’en fait sentir. Voici comment: sur un signe, le préposé vous le remet en main propre et on le glisse doucement sous sa longue redingote. Sa fonction remplie, remettant prudemment le couvercle, on le sort de l’asile où il a été un instant caché, pour le rendre au serviteur attentif: celui-ci sait ce qu’il lui reste à faire, pendant qu’on continue tranquillement la conversation, comme si rien ne s’était passé. De plus, ce meuble tient lieu de crachoir et remplace au besoin un bougeoir lorsque son propriétaire en a fait disposer le couvercle à cet effet: enfin, précieuse cassette! il sert souvent d’oreiller aux déshérités de ce monde. Aussi, vu son quintuple usage en Corée, ajouta mon compagnon. je vous conseille, lorsque vous en parlerez, de l’appeler Je «vase national».

- Non pas, fis-je, car tous les peuples civilisés l’emploient: mais je trouve que, n’étant plus ici «de chambre», puisqu’il circule librement partout, ni «de nuit», car nous le rencontrons en plein soleil, il convient de l’appelcr, vu ses fonctions multiples, «l’indispensable».

Pendant que nous rhétoriquons ainsi, peu à peu la brume est venue, et chacun se hâte de regagner sa demeure, car il est interdit aux hommes, sous peine d’être arrêtés, de circuler dans les rues de la capitale à partir d’une certaine heure du soir. Sont seuls autorisés les grands personnages et les étrangers, qui n’abusent pas de la permission, vu le manque absolu d’éclairage de la ville, si mal entretenue que, même avec des lanternes, on risque cent fois de s’y rompre les os. Restent donc seuls dehors les agents de police, les aveugles ou quelques serviteurs des mandarins, chargés par ceux-ci de commissions urgentes, qu’ils justifient par un disque en bois dit «de circulation», sur lequel sont gravés au feu le nom du maître et sa situation. Ces précautions sont uniquement prises contre les voleurs. Pourtant, aussitôt qu’on rencontre une dame, on doit éviter de la regarder, en se tournant le visage du côté d’un mur. Les femmes ont seules la liberté de circuler dans la capitale après neuf heures du soir, et en profitent pour s’y promener et respirer à visage découvert, ce qui leur est interdit pendant le jour. Nous les laissons donc à leur heureuse liberté, pour rentrer à la Légation, où nous trouvons déjà en fonctions le veilleur de nuit. C’est un usage particulier à Séoul d’avoir dans toutes les maisons importantes un serviteur qui, tant que dure l’obscurité, circule à travers les cours et les jardins de l’immeuble. Il est armé d’un sabre quadrangulaire et d’une barre de fer de près de 2 mètres, au sommet de laquelle sont attachés des anneaux sonores qu’il doit agiter sans cesse pour prévenir les voleurs qu’on fait bonne garde.

J’apprends tous ces détails de mes aimables hôtes qui, chaque jour, non seulement m’aident de leurs conseils éclairés, mais encore prennent de tous côtés les renseignements nécessaires pour faciliter mon voyage à travers la Corée. Oh! les bons, les excellents amis! ils font tout pour moi et ne me permettent même pas de les remercier!

Les premiers froids commencent à se faire sentir, on m’assure qu’ils cesseront bientôt et que j’aurai ensuite près de deux mois de beau temps; c’est juste suffisant. Je dois donc hâter mon départ, si enchanté que je sois de mon séjour à Séoul, dont j’ai pu étudier si agréab1ement la topographie, l’architecture, les productions diverses et les coutumes, tout en réunissant une collection ethnographiques considérable. De tout cela il résulte pour nous que le Coréen, par son aspect physique, ses mœurs, ses habitudes, ses produits caractéristiques en tous genres, etc., diffère absolument de ses voisins; à tel point que l’un d’eux, placé dans une foule chinoise ou japonaise, sera immédiatement reconnu. De même un Chinois ou un Japonais à Séoul se reconnaîtra immédiatement, par son costume, son faciès, sa langue, etc. Cette opposition très tranchée, jointe à la diversité des types que nous rencontrons ici, augmente la difficulté de déterminer à quelle branche de la famille humaine nous devrons rattacher le Coréen. Nous essayerons pourtant de le faire en traversant le pays et en recueillant tous les documents relatifs à ce sujet. Mais quelle route prendre pour tâcher d’arriver à ce résultat? En réalité rien de plus simple: étudions d’abord les principales voies qui ont été parcourues jusqu’à ce jour.

La route la plus anciennement connue est celle qui va par terre de Pékin à Séoul: un ambassadeur chinois en a fait la très intéressante description, récemment traduite par M. M-F. Scherzer, le regretté diplomate à qui l’avenir semblait promettre une si brillante carrière.

En voici l’itinéraire: on se rend de Pékin à Yong-Ping-fou, Ning-yan-tcheng, Cheng-king ou Moukden et Feung-hoang-tchang, où, passant la palissade de l’Empire, on arrive bientôt à Itcheo pour entrer en Corée en traversant Ya-lou-kiang (en coréen Ap-Nok-kiang) et rejoindre de là Ngancho, Hoangtcheo et Séoul.

La route qu’à suivie Hendrik Hamel de Gorcum vient ensuite. Il fait naufrage à Quelpaërt en 1653. On le conduit par mer avec ses compagnons à Hai-nam et de là par terre près de Séoul, en passant par Riong-Om-Na-jiu, Tain-Chon-jiu, et enfin Kai-seng. Après de longues années d’esclavage, on traîne les survivants par une route presque parallèle, touchant également à Kai-seng, Kongjiu, Chon-jiu, pour aller ensuite à Nam-on, d’où ils regagnent la mer. Une nuit ils peuvent s’enfuir en bateau jusqu’à l’île de Goto, et de là rejoindre Nagasaki.

Tel est le résumé de l’intéressant récit qu’a publié Hamel après treize ans et vingt-huit jours de captivité.

Deux siècles plus tard, M. Oppert visite les principales villes du golfe du Prince Jérôme et parvient jusqu’à Séoul. Puis apparaît M. Carles, qui de Séoul suit la route des Ambassadeurs jusqu’à Wigu, d’où il entreprend un parcours nouveau passant par Wi-won, Chang-jiu, Hamheung et Won-san, pour reprendre ensuite la route directe de Séoul, fréquentée par les Japonais et les Russes et parcourue récemment encore par le colonel Chaillé-Long, qui a également touché, comme Hamel, à Quelpaërt. Trois expéditions sont dirigées vers la montagne à la Tête-Blanche. En 1886, MM. James, Younghusband et Fulford partent de Pékin et rejoignent le Paik-tu-san en passant par la Mandchourie.

En 1890 et 1891, deux expéditions à la célèbre montagne sont entreprises par Sir Elliot, et le major J.-R. Hobday en fait connaître les résultats topographiques dans une carte très intéressante. Enfin, Sir Ch.-W. Campbell H. M. Consular Service, China, vient de raconter sa curieuse expédition dans l’extrême nord de la Corée. En voici le résumé: par la route directe de Séoul à Keum-seng il gagne la côte vers Koseng et la suit jusqu’à Won-san, où il reprend la route de Carles jusqu’à Ham-heung, puis atteint Pulh-cheng en suivant la côte pour remonter directement ensuite sur Kapsan, Un-chong et Po-chon jusqu’au Peik-tu-san; au retour de ce superbe voyage il fait un double crochet aux dernières villes que je viens de nommer pour visiter Hyei-san et Sam-su, et revient par la voie qu’il a suivie jusqu’à Koum, d’où il rejoint la route des Ambassadeurs pour se rendre à Pyengyang, et par Hoang-chu rentre enfin à Séoul.

Ces différents voyageurs ayant réussi au mieux leurs pérégrinations, il ne me reste donc plus, pour accomplir un voyage d’exploration en Corée, qu’à me rendre de Séoul à Fousan.

M. Collin de Plancy approuve absolument ce projet, mais il me conseille de passer par Taïkou, la capitale du Kyengsang-to. Ceci double presque la longueur du voyage, par suite des difficultés de la route, mais offre un bien plus grand intérêt ethnographique que la voie directe. Il n’y a pas à hésiter. Je presse l’emballage de tout ce que j’ai acheté à Séoul pour l’expédier directement en France par Tchémoulpo, et me procure ce qui est nécessaire pour mon exploration: fourneau, batterie de cuisine, vins, conserves de toutes sortes, farine pour faire mon pain, enfin une vieille boîte à pétrole, de 60 centimètres sur 30, qui entourée de charbon me servira de four. Je commande aussi de grandes cartes de visite en papier rouge, de 15 centimètres sur 8, avec mon nom en caractères chinois; si j’avais été en deuil, j’aurais dû, suivant les rites coréens, les faire exécuter sur papier blanc. Ces cartes, renfermées dans un immense portefeuille-ministre en papier huilé avec garniture et cadenas en cuivre, seront portées cérémonieusement par le serviteur chargé d’en faire le dépôt chez les mandarins des districts que je dois traverser. Enfin, respectueux des usages du pays, je m’offre l’indispensable vase-bougeoir en cuivre sur lequel le lecteur sait déjà à quoi s’en tenir. Tel est, avec mes instruments scientifiques et mes effets personnels, l’ensemble de mon bagage, contenu dans quatre coffres en bois qui doivent être réunis deux à deux sur le dos de poneys coréens. Entre temps, M. Collin de Plancy s’occupe de mon passeport pour l’intérieur. On me l’envoie dans une immense enveloppe, de 25 centimètres sur 10; elle est lisérée de bleu, chargée de caractère chinois imprimés de même couleur, et porte, outre divers caractères tracés au pinceau, trois immenses sceaux de mandarins. Le passeport, de grandeur double, est orné de surcharges identiques.

Il ne nous reste plus qu’à résoudre l’importante question monétaire. On ne connaît en Corée que les sapèques, petites pièces de monnaie en cuivre percées au centre d’un trou carré qui sert à les enfiler sur une corde; chaque centaine de pièces est séparée par un nœud en paille, pour les compter plus facilement. En ce moment 1350 sapèques valent une piastre mexicaine, environ 4 francs. La quantité de numéraire à transporter augmente donc le nombre des chevaux de la caravane et le danger d’être arrêté par les brigands. Je ne sais donc comment fixer la somme exactement nécessaire à mon voyage, aucun Européen ne l’ayant fait, sans compter que je désire acheter en route tout ce qui me semblera intéressant au point de vue de ma collection. M. Collin de Plancy, avec son tact habituel, tourne la difficulté en m’obtenant une lettre de crédit sur le Trésor royal. Cette missive, magnifique spécimen de papier coréen, est écrite entièrement à l’encre de Chine et surchargée de deux sceaux rouges; en voici la traduction:

«Ordre du ministre des affaires étrangères aux mandarins de chaque localité.

«Nous avons reçu de M. Collin de Plancy, commissaire du gouvernement français auprès de nous, une lettre où il est dit que son compatriote, M. Varat, sur les ordres du roi de France (!!!), est venu chez nous pour étudier nos habitudes, nos usages, nos mœurs, et réunir à ses frais une collection de tous nos produits artistiques, industriels et agricoles, qu’il offrira à son pays.

«Dans ce but il veut traverser la Corée et se rendre à Fousan en passant par Taïkou,

«C’est pourquoi nous envoyons cette lettre pour lui assurer une belle chambre (?), lui fournir tout ce dont il aura besoin et lui ouvrir un crédit sur notre Trésor royal. Avancez donc les sommes qu’il vous demandera contre son reçu, qui nous sera ensuite remboursé ici. Inclinez-vous et obéissez.

 

«Signé: Ministre des affaires étrangères».

 

Muni de ce précieux document, il ne me reste plus qu’à organiser ma caravane. M. Collin de Plancy pousse l’amabilité jusqu’à me donner pour interprète un des lettrés de la Légation, nommé Ni, qui a appris en partie notre langue grâce aux Pères et à notre éminent représentant. Celui-ci, pour augmenter mon prestige de mandarin français, m’offre comme escorte deux des soldats coréens chargés de la garde de la Légation. Enfin sa bonté, n’oubliant aucun détail, me procure un cuisinier chinois imbu de notre art culinaire, et fait chercher dans Séoul les huit chevaux et palefreniers qui me sont nécessaires. Les poneys sont amenés la veille de mon départ; je les passe aussitôt en revue. Le plus grand m’est destiné; malgré sa taille exceptionnelle en Corée je puis le monter sans mettre le pied à l’étrier. Je dois éviter toutefois de me montrer à lui, car, à l’aspect de mon costume européen, il se dresse immédiatement debout sur ses pattes de derrière. C’est une habitude qu’il a religieusement conservée durant tout le voyage. Cinq des autres chevaux, quoique très petits, me paraissent avoir toutes les qualités nécessaires pour accomplir le voyage. Mais les deux derniers me semblent inacceptables: l’un a un regard sournois ne me présageant que des aventures désagréables, et l’autre me parait dans l’impossibilité absolue de faire deux jours de marche, tant il tient mélancoliquement sa pauvre tête entre ses jambes de squelette; je la relève doucement pour voir ses yeux et m’aperçois qu’il est borgne. Le premier, m’assure-t-on, accuse des défauts qu’il n’a pas, et le second dissimule toutes ses qualités: au surplus, s’ils ne me plaisent pas, on les changera en route. Je consens donc à les garder pour éviter tout retard. Quant aux hommes, je m’en inquiète médiocrement: c’est à moi de les former. Du reste je n’ai pu obtenir leur concours et celui de leurs chevaux que jusqu’à Taïkou, où je devrai réorganiser ma caravane, pour aller à Fousan. Enfin, comme personne n’a fait le voyage, nous prendrons en route nos renseignements de direction. Ma monture étant choisie, mon interprète prend pour lui, malgré mes conseils, le petit cheval aux allures ombrageuses, puis c’est le tour des deux soldats, enfin du cuisinier. Restent trois chevaux destinés à porter les sapèques, mes bagages scientifiques, culinaires, personnels, etc.; j’en précise le chargement, et pour ne pas fatiguer ma mémoire des noms composites de mes compagnons, je me décide à appeler chacun d’eux par le numéro d’ordre qu’il occupera dans la caravane, qui, vu l’absence complète de route, devra marcher en file indienne. Contrairement aux rites, je place au premier rang le plus farouche de mes deux soldats, auxquels je laisse leurs armes pour ménager leur amour-propre militaire: ce guerrier se nommera donc Un, et le palefrenier qui l’accompagne Deux; puis viennent les palefreniers Trois, Quatre, Cinq, chargés de surveiller le bagage. Six est mon cuisinier et Sept un palefrenier. Mon interprète et un palefrenier s’appellent Huit et Neuf; un autre palefrenier et mon second soldat, chargé de porter mes ordres le long de la petite colonne, sont Dix et Onze; enfin Douze est le propriétaire de mon cheval et je suis le tragique Treize, nombre qui en vaut un autre.

Je m’étais réservé, contre tous les usages coréens, de rester en serre-file, pour avoir sous les yeux toute ma petite troupe, empêcher les lacunes de se produire, parer de suite à tous les besoins, enfin éviter toute discussion au sujet de cette place, plus exposée aux attaques du tigre, et je n’ai jamais pris la tête de la colonne que dans les trajets de nuit pour hâter la marche, étant certain, vu les dangers des bandits et autres, d’être suivi de près par mon monde.

Quand tout est ainsi réglé, je donne rendez-vous à mes hommes pour le lendemain et profite de mon après-midi pour faire ma dernière visite à toutes les personnes à qui j’avais eu l’honneur d’être présenté à Séoul. Je les retrouve le soir à la légation, grâce au dîner d’adieu que M. Collin de Plancy a bien voulu offrir en mon honneur. Quels termes trouver pour dire ici combien je suis reconnaissant à notre éminent représentant et à son aimable chancelier, M. Guérin, de leur réception si cordiale, de tous les services qu’ils m’ont rendus dans l’organisation de mon voyage en Corée, des soins qu’ils mirent après mon départ de compléter ma collection par l’achat de maints documents que des impossibilités de toutes sortes ne m’avaient pas permis de me procurer? C’est une dette que toute mon amitié et mon dévouement ne me permettront jamais d’acquitter, pas plus, hélas! que toutes celles que j’ai contractées durant mon voyage autour du monde, où j’ai trouvé chez les agents diplomatiques, les capitaines de marine, les employés des douanes, les missionnaires et tous les Européens l’accueil le plus charmant. Je suis donc heureux de les remercier enfin publiquement, et puisse l’écho de ma gratitude leur porter, là-bas, l’affectueux souvenir que j’ai gardé d’eux tous.

L’heure du départ a sonné: c’est avec un réel serrement de cœur et les yeux humides que j’embrasse notre excellent consul général et son aimable chancelier, devenus mes meilleurs amis. Ils m’accompagnent à la porte de la Légation, me suivent du regard. Hélas! la caravane tourne bientôt à droite, j’agite une dernière fois mon mouchoir et nous nous enfonçons tristement à travers la ville pour gagner la porte du sud. Là nous attendons mon interprète, dont la demeure est voisine. Impatienté de ne pas le voir arriver, je vais partir à sa recherche quand il apparaît enfin. Il me raconte qu’il s’est échappé avec la plus grande peine aux adieux déchirants de sa mère, de sa femme et de ses deux petits enfants, tant ces braves gens sont frappés des terribles dangers que nous allons immanquablement rencontrer sur notre route. Enfin nous sommes en selle, et nous nous engageons dans un petit ravin de terre rouge recouvert de grands cèdres japonais, dont la ramure touffue, d’un vert foncé, tranche sur le bleu du ciel. Cet endroit est un charmant but de promenade pour les habitants de la capitale; toute la campagne suburbaine, avec ses rizières, ses rochers coniques, ses montagnes lointaines, nous éblouit et nous charme. Il fait un temps superbe et relativement chaud.

Tout à coup un cri retentit, je regarde et vois mon infortuné interprète précipité du haut de l’invraisemblable siège mandarinal où ses pieds touchaient la tête de son cheval, qui, comme je l’avais prévu, commence déjà ses fantastiques écarts. Je saute à bas de ma petite selle européenne et relève maître Ni. Sa figure est bouleversée, car c’est non seulement son coup d’essai en équitation, mais aussi son premier voyage, et ce fâcheux début l’impressionne fort, bien qu’il reconnaisse avoir eu plus de peur que de mal. Cette fois, je veux faire mettre le poney vicieux aux bagages, mais un de mes soldats me prie de le lui donner en échange du sien qui est fort doux. Je consens sans enthousiasme à ce troc; on change les selles, et maître Ni remonte sur son siège pompeux, où il a l’air, à demi enfoui dans ses coussins, d’un Bouddha ambulant, bénissant la campagne de Corée.

Nous arrivons bientôt à Narou-Kay, où a lieu le passage du Yang-kiang; le paysage est splendide: au loin une série de collines bleutées se fondent doucement dans l’horizon, tandis qu’au milieu de la vallée coule le fleuve, immense nappe d’eau endormie, où se réfléchissent l’azur du ciel et le vert tendre des coteaux, avec une intensité de transparence lumineuse d’un charme inexprimable. Nous traversons le fleuve sur deux petits bateaux qui font heureusement plusieurs voyages. Ayant dû me détourner un instant, j’entends de grands cris, je me retourne et vois le dernier cheval encore en sampan se précipiter à l’eau avec tout mon bagage scientifique. Le courant l’entraîne, on peut heureusement le rattraper et le ramener à bord; malheureusement une partie de mes instruments est perdue par suite de l’humidité. Je maugrée après moi et mes gens, car je suis persuadé que si j’avais suivi cette dernière traversée comme les sept autres, je n’aurais pas à regretter l’irréparable perte de mon baromètre, de mes clichés pelliculaires, etc. Pour éviter qu’un pareil désastre se renouvelle, j’exige désormais, à tout passage de rivière, que chaque cheval soit tenu par deux palefreniers, l’un devant et l’autre derrière, ce qui n’a pas été fait à cette dernière traversée. Nous continuons notre marche en passant à Sovindo, Na-ouen, puis nous franchissons une première colline, le Sa-pian. Nous y rencontrons un moine mendiant revêtu de son costume jaune et armé d’une baguette, avec laquelle il frappe sur un petit ustensile en bois ayant la forme d’un gros cadenas européen. Il fait appel à la charité publique, et son aumônière me semble aussi vide que la plupart des temples bouddhistes sont déserts en Corée. Le bouddhisme, introduit ici par la Chine au IVe siècle, y jouit bientôt d’une influence si considérable que des moines coréens partent pour répandre la nouvelle foi au Japon, où ils obtiennent un tel succès qu’en 624 Saganomago, régent à la mort de M’mayadono-oci, y organise le bouddhisme comme religion officielle et nomme à la dignité de So-zio (pontife suprême) et de So-dy (vicaire général), Kam-ro et Takou-Seki, bonzes coréens de Kou-doura (Hiak-sai); eux et leurs successeurs font les plus grandes concessions aux prêtres sintoïstes, sacrifiant à un intérêt personnel la pureté de la doctrine. Plus tard les moines bouddhistes, en Corée comme au Japon, prirent part à main armée aux divisions politiques intérieures qui agitent les deux pays.

Mais à la fin du XIVe siècle, la nouvelle dynastie installée en Corée, après quelques persécutions, laisse peu à peu complètement de côté le bouddhisme. Dès lors son influence diminue chaque jour. Maintenant la plupart des pagodes sont à peu près abandonnées et les monastères servent souvent de lieux de réunions joyeuses au monde galant, qui s’y occupe de tout autre chose que de questions religieuses. Enfin les aumônes que recueillent encore quelques bonzes leur sont données moins par dévotion que par humanité. Tel est, à côté du confucianisme chaque jour grandissant, le malheureux état où le bouddhisme, jadis si prospère, est tombé dans presque toutes les provinces, à l’exception de celle de Kyeng-yang, où il a conservé quelque influence, contrastant avec la misère qui presque partout atteint les moines. Tout le monde ici, les bauddhistes eux-mêmes, avoue que dans quelques générations il ne restera de ce culte qu’un souvenir.

Nous continuons notre marche dans une superbe vallée couverte de riches moissons, d’arbres clairsemés, et de rizières admirablement disposées. On rentre la récolte, et comme il n’existe ni chars ni voitures, vu l’état des chemins, le transport des fourrages se fait sur le dos de magnifiques taureaux. Ils portent un bât singulier, composé de quatre perches de deux mètres de haut, reliées entre elles par quatre bâtons transversaux qui, posés sur la bête, les tiennent en équilibre ainsi que toutes les pailles de riz qu’elles maintiennent. L’animal ainsi chargé a l’air de porter sur son échine une véritable charrette de paille. Ces ruminants, malgré leur puissante stature, sont d’une douceur extraordinaire, aussi ne les châtre-t-on jamais. Ils obéissent au moindre signe, grâce à un appareil fort simple qui consiste en un anneau en bois passé dans les naseaux et rattaché au sommet de la tête au moyen d’une cordelette dont l’action est si violente qu’en toutes circonstances il préfère exécuter de suite ce qu’on lui commande. Ne pourrait-on pas appliquer ce système en France et éviter ainsi les nombreux accidents, souvent mortels, dont sont victimes nos laborieux paysans? Si les expériences réussissent chez nous, ce dont j’ai la conviction, je me trouverai largement récompensé de mon expédition en Corée. Les taureaux servent seuls ici aux travaux de l’agriculture; les chevaux ne pouvant, vu leur petite taille, être employés à cet usage.

Nous franchissons le Koum-Koutan, derrière lequel nous retrouvons dans la plaine la même culture de millet, fèves et piments, etc. Souvent nous rencontrons, aux différents croisillons des sentes servant de route, un énorme poteau carré haut de plus de 2 mètres. Il représente, grossièrement sculpté, un général coréen roulant des yeux féroces et grinçant des dents; sa poitrine est décorée de diverses inscriptions indiquant le nom des routes, les distances à parcourir, etc. On pourrait l’appeler poteau lisique (de li, la mesure de distance employée ici). Dans certains carrefours on voit quatre ou cinq de ces poteaux réunis qui, de loin, ont l’aspect de mandarins debout et causant entre eux. On raconte à ce sujet une étrange légende; je l’avais confiée au secret professionnel d’un journaliste, qui en a quelque peu abusé; néanmoins, comme elle me paraît curieuse de forme et d’idée, je ne puis résister de la raconter de nouveau.

A une époque très ancienne, le ministre d’État Tsang conduisit dans une chambre écartée sa fille, qui était jeune, fort belle el pas encore mariée, et il lui dit: «Mon enfant, si quelqu’un a une bonne récolte, doit-il la conserver pour lui, ou bien la donner à quelqu’un de ses voisins ou amis? – Comment mon auguste père peut-il me faire une telle question? il doit garder sa moisson pour lui et sa famille. – Eh bien, tu as prononcé toi-même ta sentence: tu es ma fleur, mon fruit, et tu ne seras qu’à moi». Et il en fit sa femme. De désespoir, elle se suicida. Bientôt survint en Corée une grande sécheresse, et malgré tous les sacrifices offerts aux dieux par le souverain et tous les mandarins, le ciel restant d’airain, une multitude de gens moururent de la famine. Le roi invita alors tous les fonctionnaires à se joindre à lui pour délibérer à ce sujet, et l’étonnement fut grand quand le ministre Tsang se présenta au conseil, son chapeau couvert de rosée lorsque le soleil brillait des feux les plus ardents. Le roi fit aussitôt arrêter le général, et celui-ci avoua son crime au milieu des tortures. Il fut en conséquence condamné à être coupé en morceaux, et dès lors on plaça son effigie sur les poteaux de routes pour rappeler à tous que le châtiment de la faute d’un seul s’étend souvent sur tout un pays.

Voici que, par un étrange hasard, vient au-devant de nous un malheureux prisonnier, la tête prise dans une cangue; il marche péniblement auprès du satellite mandarinal que le conduit à la prison. Celle-ci correspond comme degré d’horreur à toute l’atrocité de la question et des divers supplices dont nous montrons deux dessins terrifiants. Toutes ces cruautés sont justifiées en Corée par cette idée que toute faute commise atteint la famille, base de l’humanité, et par là même mérite les plus grands châtiments.

Une quatrième ascension nous conduit dans la plaine de Ma-tchou-kori, ce qui veut dire: «Nourriture des chevaux du roi». Je m’aperçois là qu’un des nôtres tire ses pauvres jambes de la plus piteuse façon. Je m’approche du malheureux, et constate qu’on a doublé sa charge de sapèques et qu’il n’en est pas plus fier. Aussitôt sur un ordre on dételle le pauvre animal, qui, subitement déchargé du poids qu’il maintenait à grand-peine en équilibre sur ses membres raidis, tombe à terre, puis de suite courageusement se relève. Je le caresse de la main, et comprenant que l’anémique poney refusé d’abord par moi est absolument sacrifié, j’ordonne l’échange des selles avec le plus brillant des porteurs, qui est peu chargé. Grande réclamation des propriétaires des chevaux. «Je n’admets aucune observation, car il est juste, dis-je, que les forts portent la plus lourde charge, et que cela leur plaise ou non, il en sera ainsi durant tout levoyage, car je veux conduire ma caravane à bon port sans perdre ni un homme ni une bête». On se remet donc en marche, eux fort mécontents et moi charmé de cet incident qui me vaudra dans l’avenir, par les résultats que j’en attends, la confiance absolue de mon escorte. Deux heures plus tard, nous sommes à Ta-ri-net, où eut lieu une sanglante bataille entre Coréens et Chinois, puis nous gagnons Han-ko-oune, Le jour commençant à tomber, nous nous arrêtons à l’auberge. Mon cheval franchit la barre transversale du bas de la porte extérieure, pendant que je me penche à demi sur lui pour ne pas heurter mon front à la solive supérieure. Nous pénétrons dans une grande cour carrée; au centre se dresse un énorme tronc d’arbre, haut d’un mètre et surmonté d’une pierre sur laquelle brûlent des fragments de sapin dont la vive lumière éclaire l’auberge entière. A droite de la porte, les cuisines; à gauche, les communs, où s’abritent taureaux, vaches, veaux, porcs, coqs et poules. Au fond, les chambres des voyageurs; elles sont bâties sur de petites voûtes en maçonnerie destinées à les chauffer par le procédé coréen. Enfin, à gauche le hangar ouvert où doivent s’abriter nos chevaux qu’on est en train de décharger. Ils y sont successivement installés, la croupe du côté du mur et la tête du côté de la cour, face au brasier. Devant eux, une poutre posée transversalement et supportée par des pieds de 60 centimètres les empêche de s’échapper en même temps qu’elle leur sert de mangeoire, grâce aux petites auges carrées qui y sont creusées. Pendant que les poneys mangent un premier service de paille de riz, on fait cuire à la cuisine une excellente soupe de haricots et de fèves qu’on leur sert toute chaude; enfin le repas se termine par une troisième distribution identique à la première. En passant la revue de mes chevaux, je remarque qu’ils ont tous une large incision aux naseaux pour qu’ils puissent, pendant les grandes chaleurs, respirer plus facilement et éviter ainsi les coup de sang. Pendant le repas de leurs bêtes, les palefreniers tressent d’immenses couvertures de paille, dont ils doublent l’épaisseur à la partie destinée à couvrir le col et la poitrine des poneys, de façon à les préserver complètement du froid, auquel ils sont très sensibles. L’un d’eux fait acte de mauvais voisinage par quelques ruades intempestives: aussitôt on lui passe sous le ventre une large courroie de paille tressée, dont les extrémités sont attachées à deux poutres de la toiture. Lorsqu’il veut ruer de nouveau, la corde se tend d’elle-même, et l’animal, subitement suspendu en l’air, se calme aussitôt. J’attire aussi l’attention du lecteur sur la bizarre façon de ferrer les chevaux en les couchant sur le dos les quatre pieds réunis au moyen d’une corde. Les Coréens ayant remarqué que ces fers s’usent fréquemment d’un seul côté dans ce pays de montagnes, les coupent souvent en deux, pour n’avoir à en remplacer que la moitié.

Pendant que je m’occupe ainsi de ma caravane, on a préparé mon souper; je le trouve servi sur une petite table coréenne. Je m’assieds sur une valise qui, avec le reste de mes bagages, une natte pour coucher et un oreiller en bois, compose tout l’ameublement de ma petite chambre. Elle est nue, les murs sont blancs; le plafond poutrelé, et le parquet, recouvert de papier huilé, empêche la fumée d’y pénétrer. Cette inspection faite, je commence à manger. Ma soupe prise, je demande du pain à mon cuisinier chinois. Il me regarde ahuri. Il ne sait pas le français, mais il doit connaître l’anglais, d’après ce qu’on m’a dit; essayons: «Give me some bread», il reste abasourdi; «Geben Sie mir Brod», son effarement augmente; «Datemi pane», il s’enfuit éperdu. M’a-t-il enfin compris? Il revient bientôt, non pas avec du pain, mais avec mon interprète. «Ah çà, dis-je à Ni, ce gaillard-là, qui prétend connaître toutes les langues européennes, n’en sait décidément aucune. Je viens de lui demander du pain en français, en anglais, en allemand, en italien, et il ne m’a pas compris; parlez-lui donc coréen. – Mais il ignore notre langue. – Causez en chinois alors. – Monsieur, je le prononce trop mal.-

Me voilà bien monté. – Je vais vous donner du pain», me répond Ni, et il m’en remet un morceau en disant: «Voilà tout ce qui reste » Diablc, pensai-je, comment apprendre maintenant à mon cuisinier à en faire et à le cuire dans la boîte à pétrole? J’étais assez perplexe, quand une idée me vint: «Puisque vous êtes lettré, dis-je à Ni, si vous ne parlez pas chinois vous devez du moins en écrire les caractères? – Oui, me dit-il. – Faites donc venir Six (c’est le numéro d’ordre de mon cuisinier), et demandez-lui au pinceau s’il connaît les signes». Celui-ci, ayant lu, répond à son tour qu’il comprend parfaitement. C’est ainsi désormais que je communique avec lui. Je commande à mon interprète, il écrit, le cuisinier lit et je suis servi. Mon dîner achevé, je clos ma fenêtre en bois et papier, ferme ma porte au moyen d’une corde que j’enroule à un clou disposé à cet effet, et passe une excellente nuit sur mon lit de camp, dressé par mes deux soldats devenus mes ordonnances.