Voyage en Corée

 

par

Charles Varat

 

Explorateur chargé de mission ethnographique par le ministère de l'Instruction publique

1888-1889 — texte et dessins inédits

 

Le Tour du Monde LXIII, 1892 Premier Semestre. Paris : Librairie Hachette et Cie.

Pages 289-368

 

    Section I.   [Click here for the other sections: Section II,   Section III,   Section IV,   Section V.]  Gravures (toutes)
           
[Click here for the English translation: Section One; Section Two; Section Three; Section Four; Section Five.]  Engravings (all)

 

La Corée ouverte. – Tchéfou. – Visite au consul. – Le départ. – Comment je rencontrai un prince coréen et ce qui en advint.—Tchémoulpo. – En route. – Arrivée à Séoul. – Un hôtel japonais. – A la légation de France. – Ma vie séoulienne. – Organisation administrative et sociale de la Corée. – Topographie de la capitale et de ses environs. – Ses monuments. – Télégraphie lumineuse, postes. etc. – Nos représentants

 

 

Ce récit de voyage n'est qu'un fragment du volume que M. Charles Varat doit publier prochainement sur la Corée. Ce volume sera divisé en trois parties: la première résumera les travaux dont ce pays, si peu connu, a jusqu'ici été l'objet; la seconde contiendra le récit même du voyage, que nous donnons aujourd'hui; dans la troisième, enfin, l'auteur se propose de déterminer, tant d'après ses observations personnelles que d'après les travaux de ses devanciers, la personnalité ethnique du peuple coréen. C'est donc seulement la partie anecdotique que nous détachons à l'avance du travail de M. Varat; elle fera, certainement, pressentir tout l'intérêt du reste.

 

La Corée était naguère si absolument fermée au reste du monde, qu’en dehors des ambassades chinoises annuelles, sévèrerement contrôlées à la frontière du Canard-Vert, nul ne pouvait y pénétrer sous peine de mort. Les Pères missionnaires bravèrent les premiers cette interdiction barbare et parvinrent à franchir, durant la nuit, le fleuve qui forme la frontière, que de nombreux douaniers gardaient avec un soin féroce. On dut bientôt renoncer à ce passage; le gouvernement coréen, informé de la violation de son territoire, avait dressé des chiens à la poursuite des étrangers. Ce fut dès lors sur des jonques, montées par des chrétiens chinois, que les Pères, abrités par les îles de la côte, purent accoster les barques de leurs futures ouailles, qui, au péril de leur vie, introduisaient les missionnaires dans le pays. On les dérobait à tous les regards au moyen du costume d’orphelin coréen dont l’immense chapeau voile entièrement le visage, et dispense, vu les rites du grand deuil, de toute question indiscrète. Aujourd’hui, grâce aux traités conclus, un simple passeport nous suffit pour pénétrer en Corée: par terre, en franchissant à la frontière chinoise le Ya-lou-kiang, en coréen Apnok-hang, ou à la frontière russe, le Mi-kiang, en coréen le Touman-hang : par mer en se rendant de Nagasaki à Fousan, Gensan et Vladivostok, ou réciproquement; enfin du golfe de Pe-tchi-li en s’embarquant à Tchéfou pour Tchémoulpo. Je choisis cette dernière route: elle mène plus directement à la capitale, point de départ, mieux encore centre des études ethnographiques que je voulais faire.

Je quittai donc la grande ligne des Messageries maritimes allant de Marseille à Yokohama, pour prendre à Chang-haï un des steamers qui mènent à Pékin, par Tien-tsin, en faisant à mi-route escale à la charmante ville chinoise de Tchéfou. Si j’étais chargé d’ajouter un qualificatif à son nom, je l’appellerais Tchéfou-les-Bains. C’est en effet le Dieppe chinois, où chaque année, durant la belle saison, tous les Européens, anémiés par un long séjour en Chine, se rendent en foule de tous les ports ouverts. Ils y retrouvent, grâce à l’air salin qu’on y respire, non seulement la santé, mais de nouvelles forces pour résister au climat débilitant de l’Extreme-Orient. Aussi à côté de la ville chinoise s’élève un véritable sanatorium où l’on jouit de l’aimable vie de nos plages les plus élégantes, grâce aux nombreux hôtels qui y sont établis, donnant à tour de rôle fêtes, bals, concerts, etc., et à de délicieuses excursions en mer, ou dans les montagnes et vallées environnantes.

A peine arrivé à Tchéfou je me rends chez M. Fergusson, consul de Belgique et vice-consul de France et de Russie, pour lui demander quelques renseignements pratiques sur mon voyage. Il me dit que le moment est mal choisi, car on a dû récemment débarquer les fusiliers marins des flottes européennes pour protéger les consulats pendant les dernières émeutes qui ont troublé Séoul. «Mais tout cela est heureusement terminé. Puis-je donc raisonnablement avoir fait plus de la moitié du tour du monde et m’en retourner par l’autre côté sans avoir pénétré en Corée, but principal de mon voyage?

—Réflexion faite, vous pouvez aller jusqu’à Séoul; quant à traverser la Corée pour vous rendre à Fousan, voyage que nul Européen n’a encore fait, renoncez-y.

—Il faut cependant que quelqu’un commence et je désirerais que ce fût moi, étant venu absolument pour cela.

—C’est impossible dans l’état actuel des choses, réplique mon interlocuteur: la famine commence à se faire sentir sur la côte est, vous tomberez inévitablement entre les mains des bandits. Ils viennent de s’organiser en troupes, attaquent les villages, pillent les maisons, violent les femmes et massacrent tout ce qui s’offre à eux ..., même les voyageurs, ajouta-t-il en souriant.

—Vos informations me réjouissent médiocrement, mais ne peuvent changer ma résolution.

—Vous la modifierez à Séoul».

Je rappelle au consul la fable des bâtons flottants, le remercie de son aimable accueil, et me prépare à partir par le premier bateau se rendant en Corée.

J’attends plusieurs jours, ayant manqué la correspondance bi-mensuelle; mais, accueilli de la façon la plus gracieuse par l’aimable colonie anglaise, le temps passe rapidement et c’est avec un véritable sentiment de tristesse qu’un soir de bal-concert je dois brusquement me rendre au bateau de Tchémoulpo. Le steamer ne fait que toucher à Tchéfou, car à peine mon sampan l’a-t-il rejoint au large que nous partons, par une nuit noire, humide et glaciale. Personne sur le pont; je pénètre au salon, il est désert; me voyant seul, je rentre dans ma cabine et regrette d’autant plus vivement l’aimable réunion de femmes brillamment parées que je viens de quitter. Je les évoque par la pensée et les revois bientôt glisser souriantes autour de moi, qui n’ose rouvrir les yeux, craignant de voir s’évanouir leurs fugitives et charmantes images. Je m’endors ainsi, doucement bercé par la mer.

Après une nuit d’une heureuse navigation, je monte le matin sur le pont. Le navire suit la côte chinoise; elle se déroule sous nos yeux avec ses nombreux sommets onduleux et déboisés, qui se fondent mélancoliquement dans un ciel de nuages gris. Le capitaine du Suruga Maru et son second se montrent d’une rare amabilité pour moi, ainsi qu’un Anglais se rendant par mer à Fousan. Les autres voyageurs sont japonais ou chinois; l’un de ceux-ci parle admirablement le français et me sert d’interprète auprès de ses concitoyens. Pendant le déjeuner, le capitaine me demande si j’ai déjà rencontré des Coréens. Je raconte qu’au Japon, à bord du vapeur qui devait me conduire de Kobée à Nagasaki, je vis, quelques instants avant le départ, se diriger vers nous deux grandes barques remplies de fonctionnaires japonais et d’un groupe d’hommes étrangement costumés. On me dit que c’était un prince coréen avec sa suite. A l’inspection rapide des traits de leurs visages, et de leurs vêtements absolument nouveaux pour moi, je sentis de suite qu’un riche domaine ethnographique m’est ouvert en Corée: je ne les quittai plus des yeux.

Les fonctionnaires japonais, après avoir installé cérémonieusement à bord le prince coréen, lui souhaitent un bon voyage et se retirent au moment où nous levons l’ancre. A peine sommes nous en marche, que le prince, jeune homme d’environ vingt cinq ans et d’une rare distinction native, frappé de la curiosité avec laquelle je l’examine de loin, ainsi que ses compagnons, s’avance vers moi en souriant. Je me lève aussitôt, je vais audevant de lui: nous nous rejoignons, et, faute d’une langue commune pour nous entendre, nous exprimons nos sentiments réciproques par une pantomime sympathique aussi vive qu’anirnée. Je lui tends des cigares, il m’offre des cigarettes, prend amicalement ma montre dans ma poche et me fait examiner celle qu’il vient d’acheter. Puis vient le tour de nos lorgnettes, de nos vêtements, enfin de tout ce qui peut être le sujet d’une mutuelle curiosité. Tout cela est accompagné de rires, de poignées de main, de mots anglais, japonais, coréens et français que certainement nous ne comprenons pas tous deux. Les trois vieillards, conseillers du prince, et ses nombreux serviteurs groupés autour de nous se lèvent à notre exemple, quand notre curiosité est satisfaite, et nous nous retirons dans nos cabines en nous faisant mutuellement mille politesses, au grand étonnement d’un groupe d' Anglais et de jeunes Anglaises qui se regardent souriant et ne s’expliquent pas cette sympathie inattendue.

Le lendemain matin, j’étais assis sur le pont, non loin des charmantes misses dont j’ai parlé, quand apparaît brusquement le prince, non plus dans son costume de soie rose recouvert de gaze, mais revêtu seulement d’un large pantalon bouffant en soie blanche et d’un court veston bleu ciel.

Le prince s’élance vers moi, sa figure exprime une grande anxiété, mêlée à un vif sentiment de confiance. Il me le témoigne aussitôt en relevant sa large manche jusqu’aux épaules, pour me montrer avec inquiétude les mille piqûres qui mouchettent sa peau d’une rare blancheur. Je lui fais comprendre par signes qu’il a été probablement victime des moustiques. Il m’indique de la tête que c’est beaucoup plus grave, et, brusquement, me tournant le dos. il relève son veston, abaisse son pantalon et me montre les premiers quartiers d’un astre que je m’empresse d’éclipser en le recouvrant, au bruit des rires et des cris d’indignation des jeunes misses qui assistent à cette consultation extra-médicale. Pour mettre y fin, je prends le prince par la main, le conduis gravement à la salle de bains et l’invite à y prendre place. Il comprend, me remercie, et voilà comment, avant d’aller en Corée, j’ai vu sur toutes ses faces un prince coréen. Cette histoire amusa beaucoup l’indulgent capitaine du Suruga Maru, ainsi que mes très aimables compagnons: c’est ce qui me décide à la raconter ici.

Le lendemain matin, réveillé par le brusque arrêt du bruit d la machine, je monte sur le pont et suis ravi par l’admirable situation de la baie de Tchémoulpo. C’est une des plus belles que j’aie vues de ma vie. Des montagnes pittoresquement dentelées s’élèvent partout sur la côte et sur les îles qui forment le port; elles l’abritent de la façon la plus complète et la plus charmante dans un véritable nid de verdure qu’illuminent en ce moment les premiers rayons du soleil levant.

Sans perdre un instant, je laisse à bord mon bagage, que je ne sais où remiser à terre, et me précipite dans un sampan. Un quart d’heure après, je foule enfin le sol de la Corée, jouissant une fois de plus de l’étrange impression de me trouver brusquement seul au milieu d’une population dont je ne connais ni la langue, ni les mœurs, ni les costumes. Des centaines de terrassiers coréens, les jambes demi-nues, sont là en train de disposer les terres qui doivent former le quai de débarquement. De nombreux portefaix, revêtus d’une culotte et d’un veston en coton blanc, apportent des matériaux au moyen d’un crochet en bois grossièrement équarri, analogue au nôtre et, maintenu en équilibre sur le dos par une corde qui s’appuie sur le front. Leurs cheveux forment une tresse qui se dresse comme une corne au sommet de la tête. Tous sont nu-pieds ou portent des chaussures de paille, où le pouce n’est pas séparé des autres doigts comme chez les Japonais; le Coréen, du reste, les dépasse de beaucoup comme taille, et son visage a un tout autre caractère.

Çà et là, des femmes apportent à leurs maris leur nourriture. Elles sont fort laides et disgracieuses, se rasent les sourcils en ligne étroite afin de décrire un arc parfaitement net. Leurs cheveux huilés, épais, noirs et à reflet roux, forment, par je ne sais quel artifice, une énorme coiffure qui charge lourdement leur tête. Toutes ont l’air plutôt empaquetées qu’habillées, et je suis étrangement surpris de voir la plupart d’entre elles laisser sortir complètement leurs seins de leurs vêtements, ouvert horizontalement sur la poitrine. Plus loin jouent, en poussant de grands cris, quelques jeunes gens; si je n’avais vu leurs mères, je les prendrais pour des femmes, tant mon regard est trompé par la grâce de leurs traits, leurs longues tresses flottantes et leur singulier pantalon bouffant qui ressemble à une jupe. Je quitte le port et entre dans la ville coréenne, si l’on peut donner ce nom au rassemblement de quelques centaines de toits de chaume, qui s’élèvent de trois à quatre pieds au-dessus du sol, formant de véritables tanières où l’on ne pénètre que courbé à demi.

Une rue et quelques étroites ruelles constituent ce grand village coréen, né d’hier par suite de l’ouverture du port de Tchémoulpo aux Européens. Il est dominé par le vaste yamen du gouverneur, dont l’énorme toiture, légèrement relevée, rappelle les constructions du même ordre en Chine, mais avec de notables différences. En effet, cet immense bâtiment paraît de loin n’avoir que des fenêtres; cela tient à ce que l’édifice, surélevé de quelques pieds au-dessus du sol, s’étend sur un vaste plancher où chaque fenêtre forme une véritable porte permettant de circuler sous l’espèce de véranda formée autour de l’édifice par la toiture débordante. On jouit de là d’une magnifique vue de la baie. Elle semble absolument fermée par les îles, qui forment un immense amphithéâtre maritime de l’effet le plus imposant. Au centre s’élève un petit îlot couvert de verdure, et sur la droite, la rivière de Séoul, coulant en capricieux méandres, étincelle sous les rayons du soleil. Je me dirige de ce côté, et passe par la concession japonaise. Je me crois de nouveau transporté au Nippon.

Quel contraste avec la misère du hameau coréen que cette ville propre, gaie, affairée, où les Japonais ont apporté avec eux leurs mœurs, leurs coutumes, leurs usages! Aussi ont-ils absorbé ici la plus grande partie du commerce, et leurs établissements prennent chaque jour plus d’importance, n’ayant guère pour concurrents que quelques maisons chinoises. Je remonte la large rue bordée de coquettes maisons qui traverse le milieu de ce quartier, et arrive à la concession européenne, occupée seulement par deux ou trois négociants. J’y fais la connaissance du très aimable M. Schœnike, commissaire des douanes, et de son second, un gai Français, M. Laporte, qui me conduisent chez le jeune et charmant consul d’Angleterre, où nous sommes reçus le plus gracieusement du monde. Ces visites faites, je m’installe dans un petit hôtel européen tenu par un Triestin. Celui-ci m’engage à aller chercher au plus vite mon bagage au bateau si je ne veux pas le faire porter à dos d’homme, car, la marée étant ici de 26 à 30 pieds, la mer va bientôt se retirer à plusieurs kilomètres. En effet un petit navire ancré à l’avant de notre vapeur est déjà à sec et maintenu debout par d’énormes poutres: il a l’air de loin d’une immense araignée. Je me hâte donc et suis de retour avec ma barque avant que la vaste baie soit transformée en une immense plaine de sable qui permet de se rendre à pied à l’île verdoyante dont j’ai parlé. Ce brusque changement se produit deux fois par jour et modifie du tout au tout l’aspect général et le ton du paysage, qui passe successivement d’un fond vert de mer à un jaune sablonneux.

Durant cette journée la petite colonie européenne me fait grande fête et m’engage fort à aller à Séoul par un petit service journalier de bateaux à vapeur qui vient d’être organisé. Mais, le bateau n’étant pas arrivé le lendemain, je prends, sans plus attendre, congé de mes nouveaux amis, les remercie chaleureusement et pars. Ma petite caravane est composée de deux chevaux pour mes bagages et mes instruments, d’un troisième pour moi, enfin des trois palefreniers propriétaires des montures. Ces hommes, vêtus comme les terrassiers ont une longue pipe d’environ 1m. 20, qu’ils placent, quand ils ne fument pas, entre leur dos et leur veston. L’extrémité du tuyau où l’on aspire ressort derrière le col, tandis que le fourneau en métal se présente beaucoup plus bas, ce qui offre un aspect des plus bizarres lorsqu’ils marchent ainsi, les bras ballants. Nous traversons à grands pas plaines, vallées, coteaux, tantôt au milieu des champs cultivés, tantôt à travers de hautes herbes. Partout des chevaux ou plutôt de petits poneys, ou de superbes taureaux, quelquefois attelés à une charrette rudimentaire. Je ne reverrai plus ces charrettes, dans mon voyage, car elles font uniquement le trajet de Tchémoulpo à Séoul, un des rares parcours en Corée où l’on trouve sur une certaine longueur un semblant de route.

Nous arrivons au pied d’un contrefort, le Pel-ko-kai; il est si raide que pour ménager mon cheval je le franchis à pied; puis je continue à suivre la vallée, fort intrigué par les arrêts successifs de mes hommes dans de petites chaumières coréennes au-dessus du toit desquelles une longue perche tient suspendu en l’air un petit panier oblong en osier. Je poursuis donc seul ma route à travers la campagne, rattrapé de temps à autre par les palefreniers. Bientôt, à leur marche titubante, je ne tarde pas à connaitre la cause de leurs fréquentes disparitions; elle m’est absolument confirmée, quand l’un d’eux vient à tomber sur le dos d’une si fâcheuse manière qu’il en casse sa longue pipe.

J’aurai eu jusque là d’assez tristes compagnons de voyage si la boisson les eût rendus méchants; mais ils restent dans la période du grand attendrissement, m’offrant des fruits qu’ils ont achetés je ne sais où, et insistant avec véhémence pour me faire fumer leurs grandes pipes. Je parviens à les maintenir dans ces aimables dispositions et à les empêcher de s’éloigner désormais des chevaux, en leur faisant comprendre par gestes que si je suis content d’eux, ils auront un bon pourboire à Séoul. C’est ainsi qu’après avoir passé Sadari-chou-mak, nous arrivons au petit bourg de d’Ori-kol-chou-mak, où nous devons nous arrêter pour le repos et la nourriture des chevaux. Je refuse d’entrer dans la soi-disant auberge, dont un seul regard m’a révélé la parfaite malpropreté, et reste dehors, assis sur mes malles. Ma présence excite une vive curiosité chez les habitants, qui m’entourent respectueusement. Ils se montrent vivement intrigués de mon costume, particulièrement de mes gants, de mes guêtres de cuir, et me demandent très poliment à les toucher. Après une halte d’environ deux heures nous repartons enfin, à la suite d’un Chinois admirablement monté. Il prend la tête de la caravane, à ma grande satisfaction, car nous marchons maintenant beaucoup plus vite, car j’ai excité à le suivre mes palefreniers, de plus en plus émus. Nous parcourons un pays beaucoup plus plat et atteignons bientôt un bras du Hang-kang, que nous traversons à gué; alors nous nous trouvons dans une immense plaine de sable, probablement couverte par les eaux à la mauvaise saison. Par places les cailloux s’accumulent dans ce véritable petit Sahara, où les chevaux et les hommes, qui se sont déchaussés, avancent avec peine, leurs pieds s’enfonçant à demi dans le sol sablonneux. Enfin, nous voyons au loin le fleuve, que nous rejoignons pour le passer en barque, et arriver ainsi à Mapou, véritable port de la capitale, dont il est pourtant éloigné d’une dizaine de kilomètres. La petite ville est bâtie sur un plateau quelque peu élevé au-dessus du fleuve. Les maisons, composées d’un rez-de-chaussée surélevé, ne ressemblent en rien aux tanières de Tchémoulpo. Elles regorgent de marchandises, qui indiquent l’importance commerciale de la cité, que nous traversons pour regagner la route de Séoul.

Nous voici maintenant au milieu de superbes jardins maraîchers, où l’on cultive divers légumes, particulièrement des choux gigantesques; de-ci de-là sont des arbres à fruit; enfin autour de nous s’étagent des collines boisées. Cette magnifique végétation contraste agréablement avec le petit désert que nous venons de traverser. Plus loin, nous rencontrons une superbe allée de saules géants que j’ai fort envie de suivre. Je dois y renoncer, ce n’est pas le chemin, et la nuit arrive, amenant avec elle la fermeture des portes de Séoul.

Après avoir gravi le Mountoro-tsintari, nous pressons donc nos montures. qui n’ont pu suivre notre Chinois, et je commence à désespérer d’arriver à temps, quand nous voyons brusquement dans la brume une porte monumentale surmontée d’un pavillon genre chinois, et de longues murailles profilant leurs créneaux dans le rouge du soleil couchant, Bientôt nous passons sous l’immense porche, les portes se referment sur nous: nous sommes dans la ville.

Une rue large comme l’avenue des Champs-Élysées s’ouvre devant nous: elle est bordée de masures recouvertes de chaume derrière lesquelles se dresse une plaine de toitures en tuile: il me semble entrer dans un immense village. Je marche au milieu d’une foule affairée, je suis à demi aveuglé par la fumée, et pourtant je ne vois aucune cheminée. C’est que les maisons coréennes sont construites sur de petites voûtes en pierre s’élevant d’environ trois pieds au-dessus du sol; le feu se met à l’une des extrémités, et la fumée, s’échappant de l’autre, asphyxie les passants, mais réchauffe à son passage tout l’intérieur de la maison. Les maisons sont bâties en moellons, toujours sans étage et avec cette particularité que, sur la face extérieure des murs, chaque pierre se trouve comme sertie dans une corde qui en fait le tour. Cependant les lanternes s’allument dans les boutiques. Celles-ci, comme au Japon. n’ont ni devantures, ni sièges, ni tables. On s’y assied par terre, à moins que, vu l’exiguïté du local encombré, on ne fasse du dehors ses acquisitions. Ajoutons que tous ces magasins sont très mal tenus.

Bientôt nous quittons la grande rue pour prendre d’étroites ruelles, où sur mon petit cheval je domine de la tête et des épaules le bord des toitures. Partout des ruisseaux puants et profonds qu’il faut éviter. On les traverse souvent sur les petits ponts, formés d’une étroite pierre, où ma monture glisse à tout instant. La nuit, de plus en plus sombre, voile à demi le triste spectacle qui m’environne, quand nous arrivons enfin à l’hôtel japonais. Des chants, des cris, des rires qui partent de l’intérieur, m’annoncent qu’un grand nombre de voyageurs y sont déjà installés. A peine suis-je entré, qu’une charmante mousmé se met à mes pieds, touche du front la terre et m’offre, le plus gracieusement du monde, une minuscule tasse de thé; je la prends en lui disant de faire préparer ma chambre. Elle me répond qu’il n’y a plus de place; j’insiste, elle me prend par la main et me fait parcourir toutes les chambres en faisant glisser successivement dans leurs rainures les châssis en bois recouvert de papier qui les séparent, sans qu’aucun des locataires paraisse prêter la moindre attention à notre présence inattendue. Hélas! l’hôtel est plein. Que faire, sinon m’adresser à notre consul? Mais comment trouver sa demeure dans une ville de plus de 200 000 habitants? Heureusement la petite mousmé qui m’a si bien accueilli est aussi intelligente qu’ avenante, et grâce à un vocabulaire anglo-franco-japonais, elle me comprend et indique l’adresse désirée aux palefreniers.

Je suis si content que j’embrasserais la gentille mousmé; avouons la vérité, je le fais, et elle en est si peu fâchée qu’elle ne veut accepter aucune gratification pour son aimable accueil, et m’aide même à monter à cheval, accompagnant mon départ d’un brillant éclat de rire argentin, tant tout cela lui semble amusant, le baiser étant absolument inconnu au Japon. Nous reprenons notre marche dans la nuit, et pendant près de trois quart d’heures nous parcourons de nouveau cette ville immense. Enfin, après avoir suivi un large canal presque à sec et peu profond, nous le traversons sur un pont admirablement dallé, mais sans parapets, et arrivons à la légation de France. Des soldats coréens m’entourent, je donne ma carte, et bientôt je suis reçu de la façon la plus charmante par notre éminent représentant M. Collin de Plancy.

J’avais eu l’honncur de le voir à Paris la veille de son départ, qui précéda le mien de deux mois, et il m’accueille ici comme un vieil ami, m’offrant la plus complète hospitalité. Il me prouve, en compagnie de son aimable chancelier, M. Guérin, que je suis attendu depuis longtemps avec impatience, en m’installant de suite dans la chambre qu’on a préparée pour moi. Quelques instants après, nous nous mettons à table. Oh! la charmante, l’exquise, la bonne soirée! et qu’il est doux aux antipodes de Paris de parler de la France et des amis communs qu’on y a laissés! Nous sommes si heureux d’être ainsi réunis et d’évoquer par la pensée tout ce que nous aimons, que la nuit est fort avancée, quand, par un énergique effort de notre volonté, nous pouvons enfin nous séparer. Tel est le début de mon voyage en Corée, beaucoup plus simple que je ne l’avais pensé et se terminant sous le toit hospitalier d’excellents amis.

Voici comment est organisé chaque jour l’emploi de mon temps à Séoul. M. Collin de Plancy a fait répandre le bruit qu’un voyageur français achète des échantillons de toutes les productions du pays, et se tient à la légation tous les matins à la dispositions des négociants. Aussi ceux-ci arrivent-ils de très bonne heure et en grand nombre, munis de leurs marchandises, que j’examine avec le plus grand soin au point de vue de ma collection ethnographique coréenne, rejetant impitoyablement tout ce qui vient de l’étranger. M. Collin de Plancy est assez aimable pour mettre à ma disposition quelques indigènes lettrés, ses secrétaires, auxquels il apprend chaque jour le français. Ceux-ci me donnent de nombreuses explications sur tous les objets dont j’ignore l’usage. Ils rectifient les prix, parfois ultra-fantaisistes, des vendeurs, qui acceptent ou refusent nos offres, sans que je perde mon temps en marchandage et manque aucun achat, le commerçant me rapportant le lendemain ce qu’il a refusé de céder la veille.

Notre déjeuner est agrémenté souvent de la présence de quelques grands dignitaires, ministres ou mandarins coréens, que je m’empresse de photographier, à leur grande satisfaction, au moment de leur départ. Il a lieu fort cérémonieusement, car, suivant les rites, nous les accompagnons jusqu’à leurs palanquins, composés d’une espèce de fauteuil sur lequel est jetée une peau de léopard; ce siège est posé sur deux longues perches qu’on soulève avec des bâtons transversaux; au moment même où le mandarin s’assied les nombreux porteurs poussent un cri guttural et prolongé. Ils le renouvellent à la sortie et durant tout le trajet, pour écarter les passants sur le parcours du cortège, et à l’arrivée au yamen, pour en faire ouvrir les portes, comme cela avait lieu à la légation, prévenue ainsi à l’avance de la venue des dignitaires coréens.

Dans l’après-midi nous parcourons Séoul, en compagnie de mes aimables hôtes et de quelques secrétaires lettrés, entrant avec eux chez les commerçants pour y acheter tout ce qui nous paraît offrir quelque intérêt ethnographique. Nous faisons aussi visite à de grands personnages officiels, européens ou indigènes. Ceux-ci nous accueillent d’une façon charmante dans de coquettes petites maisons sans étage, réduction du yamen que j’ai décrit à Tchémoulpo. En avant sont les pièces destinées aux réceptions, en arrière les chambres des femmes, où nul ne pénètre que le mari, enfin les communs sont disséminées dans un jardin assez bien entretenu. On y pénètre après avoir passé dans une petite cour d’entrée où se tiennent les satellites, qui se font largement payer l’introduction des quémandeurs et des marchands ayant quelque affaire à proposer.

Dans les maisons ordinaires, les pièces de réception sont directement sur la rue, d’où l’on aperçoit ce qui se passe dans l’intérieur, les portes étant généralement ouvertes pendant la belle saison.

Nous sommes également reçus à cœur ouvert par Mgr Blanc, évêque de Corée, le Père Cotte et ses collègues. Ils me font même don de divers objets trouvés dans les fouilles qu’on exécutait en ce moment pour la construction de l’église catholique. Le terrassement en est déjà fait sur une éminence, où la cathédrale dominera bientôt superbement la capitale. Je visite aussi les bonnes sœurs arrivées par le bateau qui a précédé le nôtre. Elles ont déjà ouvert une école et recueilli une centaine de petits enfants des deux sexes, qu’elles instruisent maternellement et qui paraissent beaucoup les aimer. Comment en serait-il autrement avec ces saintes femmes? L’une à consacré plus de vingt-cinq ans de sa vie aux Missions sénégalaises, et l’autre, charmante jeune fille d’une rare beauté, vient de renoncer à toutes les joies du monde pour embrasser son héroïque carrière. Elles sont aidées par une jeune sœur chinoise, qui lutte avec elles de sacrifices et de tendresse. Nous complétons souvent notre journée en visitant quelques monuments, puis nous rentrons pour le dîner, où, grâce à mes aimablcs hôtes et à quelques attachés de légations européennes invités, nous passons des soirées que je compte parmi les plus charmantes de ma vie.

Ai-je besoin de dire qu’on parlait souvent de l’organisation, de la vie et des mœurs de la capitale? C’est ainsi que Séoul est à la Corée ce que Paris est à la France, car la centralisation y est identique et domine, ici comme chez nous, tout le pays. Ce fut seulement dans les premiers temps de la dynastie des Ming en Chine que le roi de Kaoli, Litan, quitta Khaï-Tcheu et s’établit à Séoul, séduit par sa magnifique situation. En effet, au nord, la montagne de Hoa-chan entoure la ville comme une formidable armure; à l’est s’étend une chaîne dont chaque passage était jadis gardé, tandis qu’au loin, à l’ouest, se dessine le contour sinueux des côtes baignées par la mer, et qu’au sud le Han-kang forme comme une ceinture. Depuis cette époque Séoul est demeurée la capitale du royaume. C’est de là que le roi gouverne d’une façon absolue ses seize à dix-huit millions de sujets, car il porte la triple couronne: grand-prêtre, il officie pour son peuple; père de la nation, il l’administre comme sa propre famille; enfin, gardien de la sécurité de tous, il décide de la paix ou de la guerre, et nul ne pourrait toucher, même involontairement, à sa personne trois fois sainte sans mériter la mort. Une telle vénération mêlée à tant d’autorité amena bientôt les souverains à demeurer absolument renfermés dans leur palais, au milieu de femmes, de concubines et d’eunuques; ce sérail abusa souvent de l’isolement royal pour pressurer le peuple qui n’en adorait pas moins son roi, le sachant complètement innocent de ses malheurs. Cet état de choses se maintint jusqu’à et durant toute la minorité du roi actuel. Le régent, homme aux antiques préjugés, détestant tout ce qui est étranger: ordonna à cette époque de sanglantes persécutions contre les chrétiens du royaume. Il amena ainsi, par représailles, diverses expéditions militaires de la Russie, de la France et des États Unis. La situation extérieure s’assombrissait chaque jour davantage pour la Corée, lorsque arriva la majorité du roi actuel. Celui-ci, l’esprit largement ouvert aux idées du progrès moderne, comprit à quels dangers était exposé son pays, et permit enfin l’accès de la Corée aux étrangers, en contractant avec eux de nombreux traités d’amitié, de paix et de commerce.

Si la politique extérieure de la Corée était changée du tout au tout, l’organisation générale du pays demeura absolument la même; le roi supprima seulement son sérail et commença la réorganisation de son armée à la façon européenne. Mais l’admirable conseiller, le conseiller de gauche et celui de droite, qui surveillent et rendent compte au roi de l’ensemble de l’administration, furent conservés. Il en fut de même de toute l’organisation publique, ainsi subdivisée: le ministère ou tribunal des rites, établi pour le maintien des us et coutumes du royaume; le ministère des offices et emplois, qui nomme à tous les postes les hommes qui ont passé les examens nécessaires; le tribunal des finances, chargé du dénombrement du peuple et des impôts; le ministère de la guerre qui s’occupe de l’armée; le tribunal des crimes, qui a la surveillance des prétoires et veille à l’observation des lois criminelles; enfin le ministère des travaux publics, qui s’occupe, outre sa spécialité, de tout cc qui regarde le commerce et l’ organisation des cérémonies officielles. Voici maintenant le fonctionnement pratique de cette administration: en tête de chaque province est le gouverneur; à sa suite viennent les chefs de districts, dont le nombre s’élève à trois cent trente-deux, chiffre correspondant aux jours de l’année coréenne, puis viennent les mandarins à la tête des villes importantes, et, après eux, les maires des petites cités, villages ou bourgades. Autour de chacun de ces dignitaires se groupe un certain nombre d’employés, nobles, vétérans, satellites, gardiens de palais, de temples et de monuments publics, espions, etc., qui à des degrés divers, font partie de ce que nous appelons la classe administrative. Parallèlement à cette classe, la noblesse se subdivise de la façon suivante: d’abord les nobles alliés à la famille royale, puis les enfants de ceux qui ont aidé à fonder la dynastie ou qui se sont illustrés dans les fonctions publiques. Ils occupent eux-mêmes différents degrés, suivant le rapprochement familial avec le roi, ou les services qu’ils ont rendus à l’État. Mille privilèges leur furent assurés, et le peuple, opprimé, se constitua en corps de métiers pour pouvoir lutter contre eux et même parfois contre les mandarins, comme nous le verrons plus tard. Les chefs élus de ces corporations jouirent bientôt d’une réelle influence; aussi cette organisation fut-elle adoptée par toutes les classes sociales, dont voici l’ordre hiérarchique: lettrés, bonzes, moines, cultivateurs, artisans, marchands, portefaix, sorciers, musiciens, danseuses, comédiens, mendiants, esclaves; puis la classe, abjecte pour les Coréens, des tueurs de bœufs et des tanneurs.

Tout homme, à l’exception de ceux des dernières classes, peut, en Corée, se présenter aux concours qui ouvrent seuls l’accès aux fonctions publiques. Les examens supérieurs sont basés sur la connaissance de la langue et des caractères chinois, la philosophie, la poésie, l’histoire. En somme ils sont identiques comme matières aux concours qu’on passe en Chine, mais inférieurs comme valeur réelle. Ils se divisent en trois degrés, donnant des titres littraires correspondant chez nous à bachelier, licencié, docteur. Malheureusement, à l’inverse du Céleste Empire, on n’obtient des fonctions publiques qu’en rapport avec sa position sociale, sans qu’on puisse, pour ainsi dire, s’élever au-dessus; aussi, les plus hautes fonctions étant remplies uniquement par la noblesse, la plupart des gens de la classe moyenne préfèrent-ils passer les examens militaires, délaissés par l’aristocratie et qui n’exigent que les connaissances relatives à l’armée et une simple composition littéraire, ou les concours scientifiques spéciaux, qui permettent d’entrer soit à l’école des langues, d’où l’on sort interprète, drogman, etc., soit àux écoles de droit, des chartes, de médecine, de calcul, dit de l’Horloge, de dessin et de musique, qui ouvrent particulièrement des portes dans la Maison du roi. Donc on peut dire qu’en Corée l’instruction mène seule aux honneurs, et qu’elle est reconnue d’une telle nécessité par l’État qu’une loi formelle déclare que tout gentilhomme qui n’a pas lui-même, et dont l’aïeul et le père n’ont pas occupé de fonctions publiques faute d’avoir pu passer les examens est absolument déchu de sa noblesse; c’est un heureux correctif à la loi qui empêche d’occuper des fonctions supérieures à la classe à laquelle on appartient; telle est I’ organisation sociale et administrative de la vie en Corée.

Avant de parler du Séoul monumental, disons quelques mots de ses environs. Vers la porte du Sud se trouve l’emplacement du lieu des exécutions. On y voit épars les ossements des criminels, et quelquefois leurs corps décapités, non loin desquels se trouve la tête. Ils sont laissés là comme exemple au peuple durant trois jours, au bout desquels les parents ont le droit de les inhumer.

Plus loin, perdus dans la campagne et protégés par le fleuve Han-niang, se trouvent quelques tombeaux royaux placés dans des sites remarquables, enfin de-ci de-là sont de nombreux greniers d’abondance destinés à empêcher la disette en cas de mauvaise récolte ou de guerre d’envahissement. Au nord, vers l’emplacement de l’ancienne capitale, se trouve, chose rare en Corée, un pont de pierre de vingt et un piliers, recouvert d’un tablier en marbre. Près de là une pagode en pierre rappelle d’importants événements historiques, et une stèle porte en caractères chinois sur sa face nord et en caractères mandchoux sur sa face sud, une inscription immortalisant l’établissement par l’empereur de Chine du roi qui a élevé cet édicule, sur une gigantesque tortue de granit de 12 pieds de long, sur 7 de large et 3 de hauteur. Enfin quatre forts situés à quelques kilomètres de Séoul, à Hang-hoa, Kais-yeng, Koang-tiyou et Syou-ouen, défendent les approches de la campagne suburbaine, qui est admirablement cultivée malgré son sol montagncux.

Jetons maintenant un coup d’ œil panoramique sur la capitale de la Corée. Si nous montons sur quelque éminence centrale, nous jouirons de la magnifique vue des montagnes coniques couvertes de verdure qui l’environnent; les plus élevés sont situées au nord et au sud. En maints endroits on voit se profiler les murailles crénelées qui entourent Séoul dans leur immense circonférence. Elles suivent, comme en Chine, les sinuosités des collines et sont percées de-ci de-là d’un grand nombre de portes monumentales. Les deux plus importantes ont un double étage à la façon chinoise et sont d’un grand caractère architectural: l’une, par laquelle je suis entré, est située à l’ouest, l’autre est à l’est et précédée d’une enceinte quadrilatère crénelée, ayant une petite entrée sur le nord. De ce côté de la ville s’étend, à travers les montagnes, une deuxième enceinte fortifiée, pouvant servir de camp retranché.

Séoul est traversé de l’ouest à l’est par un large canal principal portant au fleuve l’eau de toutes les petites rivières qui descendent des montagnes et forment une multitude de petits cours d’eau perpendiculaires au Canal Central. Parallèlement à celui-ci s’étend une large voie, ainsi que trois autres plus étroites: toutes quatre sont coupées à angle droit par un grand nombre de rues, dont les principales se dirigent vers les anciens palais royaux et le temple de Confucius au nord de la ville. Enfin une autre rue fort importante part de la porte du Sud-Est et rejoint la voie centrale en formant un arc régulier. Le reste de la ville est composé d’un dédale énorme de ruelles et d’impasses de toute sorte, qui communiquent entre elles, soit directement, soit par de nombreux ponts en dos d’âne et sans parapet, traversant ruisseaux, rivières et canaux torrentueux ou à sec suivant les saisons.

Les grandes voies, comme à Pékin, sont obstruées par une multitude d’échoppes, la plupart en bois recouvert de chaume, où de nombreux marchands font leur trafic presque en plein air. Quand le roi sort, toutes ces constructions sont démolies, comme en Chine pour le passage de l’empereur. La voie, redevenue large de plus de 60 mètres et bordée par des maisons construites en pierre, reprend alors son caractère d’artère principale.

La capitale se subdivise en plusieurs quartiers, parmi lesquels les anciens et le nouveau palais royal, complètement entourés de murs, forment avec leurs portes monumentales comme des villes dans la ville. Le quartier des nobles se distingue par ses maisons élégantes recouvertes de tuiles et ses beaux jardins clos de murs très bas: aussi est-il défendu, de par la loi, sous les peines les plus graves, de regarder chez ses voisins; on doit même les prévenir pour les réparations à faire aux toitures. Ce règlement de police s’applique à toute la ville. Les industriels et les commerçants se réunissent généralement par profession: c’est ainsi qu’on trouve la rue des Tissus, des Meubles, de la Poterie, le quai du Fer, du Cuivre, de la Peausserie, la place du Poisson, de la Boucherie, etc. Enfin les Japonais ont aussi leur centre dont ils font seuls la police; il en est de même pour les Chinois, près desquels se sont groupées presque toutes les légations européennes, résidant, pour la plupart, dans d’élégantes constructions coréennes, aménagées à nos usages. Quant au quartier suburbain, ses constructions rappellent les misérables chaumières de Tchémoulpo.

Outre ce dont nous venons de parler, la capitale possède des écoles spéciales pour les langues étrangères, les beaux-arts, l’astronomie, la médecine, enfin un hôpital et un grand nombre d’autres établissements publics, organisés d’une façon tout à fait primitive.

Quelques casernes sont bâties non loin des murailles intérieures. Au centre de la ville, dans le jardin d’une maison particulière, se dresse une pagode en pierre de 25 pieds de hauteur, formée seulement de deux masses de granit blanc auquel le temps a enlevé sa couleur. Elle est divisée sculpturalement en huit étages, qui typifient le ciel bouddhique en représentant les âges successifs par lesquels l’âme doit passer pour arriver à sa purification complète. Le délaissement du bouddhisme explique seul l’enfouissement de ce joli échantillon d’architecture indochine-coréenne. C’est que le confucianisme est véritablement la doctrine religieuse dominante, aussi a-t-on élevé au grand philosophe chinois un magnifique temple situé au nord-est de Séoul. Il est abrité de tous côtés par les montagnes et protégé par deux rivières qui l’entourent en se rejoignant vers le sud. Cet immense établissement religieux possède, outre le sanctuaire de pur style chinois dédié à Confucius et aux ancêtres, une vingtaine de bâtiments, dont quelques-uns fort spacieux servent à abriter de nombreux lettrés coréens, qui viennent y poursuivre le cours de hautes études philosophiques. On sent que c’est le point où gît la véritable force intellectuelle du pays et d’où elle se répand pour diriger l’administration, la famille, les mœurs de la Corée. Pour terminer l’énumération des édifices religieux, il ne nous reste plus qu’à parler des divers temples élevés dans les montagnes voisines de Séoul. La plupart de ceux-ci, comme aussi les palais royaux, yamen et autres endroits où réside une haute autorité, sont précédés d’un portique en bois dont la hauteur est de 30 à 40 pieds et la largeur de 20 au plus. Il se compose de deux poutres perpendiculaires et réunies à leur sommet par deux traverses parallèles en bois, sur lesquelles sont clouées à angle droit de nombreuses flèches rouges, la pointe dirigée vers le ciel. On donne le nom de Hong Sal-Moun [Hongsalmun], c’est-à-dire, «porte aux flèches rouges», à cet étrange et svelte édifice que je crois d’origine tartare et non japonaise. Après avoir franchi l’élégant portique, nous trouvons au milieu d’un jardin la pagode bouddhiste. Elle est construite dans le goût chinois. mais d’un style assagi par une certaine lourdeur dans les lignes d’architecture générale et une plus grande sobriété dans les détails. Nous pénétrons dans le temple et nous y trouvons des Bouddhas en pierre, en bronze, en bois, etc. Ils se distinguent de ceux des autres pays par une tresse de cheveux ramenée au sommet de la tête, où elle se dresse comme une petite corne; nous en expliquerons plus tard l’origine. Je me suis procuré plusieurs de ces Bouddhas et j’ai trouvé, dans l’intérieur de chacun d’eux, une petite boîte en cuivre qui contenait cinq pierres plus ou moins précieuses, figurant les viscères du Dieu. Il y avait aussi des parfums, diverses graines, de nombreuses prières bouddhiques en caractères chinois, coréens, tibétains, etc., imprimées sur des feuilles volantes; parfois même des ouvrages entiers. J’en citerai particulièrement un de 40 centimètres sur 25, en papier noir avec caractères et dessins en or d’une rare finesse d’exécution. Enfin j’y ai lu, écrit à la main, le nom de l’artiste, des donateurs et du temple auquel il avait été offert. Les inscriptions qui décorent les édifices bouddhiques sont presque toujours en caractères chinois, peints sur des panneaux de bois ou sur des kakémonos en papier, en soie, etc., toujours en couleurs et quelquefois dorés. On y admire parfois de grands panneaux décoratifs, de plusieurs mètres carrés, recouverts d’admirables peintures, représentant des scènes bouddhiques d’une étrange et brillante exécution, souvent très artistique comme dessin et coloris.

Les plus beaux spécimens architecturaux de Séoul sont certainement les palais royaux. Je n’ai pu visiter celui qu’habite le roi, par suite du deuil où il était plongé au moment de mon séjour, mais j’en ai vu deux autres beaucoup plus anciens et peut-être plus intéressants, quoiqu’ils aient été détruits en partie pendant les dernières émeutes qui ensanglantèrent la capitale. C’est en compagnie de Mgr Blanc, des Pères et de M. Guérin, qui ne les avaient pas encore visités, que nous faisons cette intéressante promenade. M. Collin de Plancy, qui nous a obtenu la permission, se trouve, malheureusement pour nous, retenu ce jour-là par les affaires de la Légation. L’entrée des palais est précédée d’une porte monumentale. Elle rappelle comme architecture l’immense arc de triomphe en pierre, à trois ouvertures et à plein cintre, surmonté d’une double toiture, légèrement recourbée, du tombeau des Mings, aux environs de Pékin. Sur de hauts piédestaux deux lions de pierre la gardent extérieurement.

Nous pénétrons dans une immense cour d’honneur, à l’extrémité de laquelle se dresse le grand palais de réception. C’est un vaste édifice tout en bois, construit sur une double plateforme en maçonnerie qui le surélève. On arrive, par un escalier de quelques marches en marbre blanc, au vaste péristyle qu’abrite une double toiture aux tuiles diversement émaillées. Elles sont soutenues par des poutres en saillie, terminées par des têtes de dragons coloriés; l’ensemble est d’un aspect grandiose. Le centre du monument forme une vaste salle que soutiennent d’énormes colonnes, troncs d’arbres plusieurs fois séculaires, sur lesquels repose toute la charpente. Le fond de cette pièce est orné à l’intérieur de peintures murales dans le goût japonais, mais beaucoup plus violent de couleurs et d’une intéressante naïveté d’exécution. Elles représentent des paysages montagneux qu’éclaire le soleil, représenté par un cercle blanc entouré d’une double circonférence rouge, ou la lune, figurée de la même façon par les mêmes couleurs contrastantes. Au milieu de cette curieuse décoration, qui ne manque pas de grandeur, s’élève l’estrade du roi, que domine, suspendu dans l’air, un énorme phénix en bois doré, aux pieds duquel se développe un superbe paravent en bois à jours, merveilleusement sculpté. Du haut de ce trône le roi apercevait, toute la façade de l’édifice étant ouverte à cet effet, la cour d’honneur où se tenait la foule des mandarins, des nobles, etc., qui forment les huit castes de la société coréenne. Les représentants de chacune d’elles, en costume spécial, se plaçaient, selon leur rang, en face du trône, en s’alignant aux seize bornes de marbre blanc qui séparaient les diverses classes sociales. Tel était le cérémonial des audiences solennelles.

Plus loin, nous entrons par une petite porte élégante dans un jardin où nous admirons un nouveau palais du même style que le premier et où se trouvent les appartements qu’occupait le roi. Ils sont spacieux et présentent dans de moindres dimensions des décorations analogues à celles dont nous venons de parler. La vaste salle centrale est réservée pour les cérémonies funèbres, qui ont lieu à la mort de chaque roi. Le corps du défunt, étendu dans un superbe catafalque, y séjourne sous un large dais jusqu’à entière dissolution, et les produits de la décomposition s’écoulent dans le sol par une ouverture ménagée au-dessous du cadavre.

Nous visitons ensuite le palais de la reine. Il se compose d’une suite de kiosques du goût chinois le plus gracieux. Partout s’élèvent de coquets pavillons aux toitures relevées. Tous sont unis par de légères passerelles élégamment suspendues. L’ensemble est du plus charmant effet. Du salon de la reine, décoré de délicates peintures et admirablement éclairé, on jouit d’une vue superbe sur les pittoresques et montagneux environs de Séoul, tandis qu’au premier plan s’étendent des jardins abandonnés aujourd’hui, mais qui devaient être délicieux d’après les restes des berceaux agrestes, des bancs, vases et jardinières en pierre, où l’on retrouve les marques de toute l’exquise fantaisie qui a présidé à l’érection de ce palais. Les apparternents des dames de la cour avaient été quelque peu sacrifiés aux effets d’architecture extérieure, car ils consistaient en affreuses petites chambres pas aérées, et encore plus mal éclairées. Enfin un vaste bâtiment, consacré à la chambre mortuaire de la reine, est en tout semblable à celui du roi, mais moins grandiose. Nous terminons cette intéressante promenade en passant à travers des cours encombrées de gravats de toutes sortes, de nomhreux chardons bulbeux et de toute une flore sauvage, pour arriver enfin à des bains inachevés en marbre blanc, d’une superbe ordonnance que le roi était en train de se faire construire, quand une révolution le força à abandonner ce splendide palais.

Nous parcourons ensuite les nombreuses dépendances qu’habitaient les soldats de service au château et les demeures des fonctionnaires. Tous occupaient des rez-de-chaussée fort peu intéressants à visiter, à l’exception du petit bâtiment où se trouvait la clepsydre en bronze qui indiquait les heures. Celles-ci sont désignées en Corée par l’occupation habituelle qu’elles représentent, par exemple: l’heure du déjeuner, du dîner, etc. Auprès de l’horloge hydraulique se trouve la petite chambre de l’astronome qui était chargé de l’entretenir et de faire chaque jour des observations sur une petite tour carrée d’environ 6 mètres de hauteur. Elle est envahie en ce moment par nos lettrés coréens; de là-haut, dans leurs blancs vêtements, ils évoquent à mon esprit le souvenir de quelque mystère antique. Quant à nos boys, ils se sont dispersés dans un immense champ de navets et le dévalisent à qui mieux mieux. Nous les rappelons énergiquement aux bienséances, auxquelles ils finissent par se conformer tout en mangeant le fruit de leur larcin.

Nous sortons enfin du palais: la nuit est venue, et une partie de mes très aimables compagnons me quittent pour rentrer chez eux. Cependant, tout autour de nous, sur les montagnes, s’allument de grands feux dont le lumineux signal, se renouvelant de cime en cime, va dire aux extrémités de la Corée que la paix règne dans la capitale, qui apprend par le retour des mêmes courriers que tout le royaume est tranquille.

Nous rentrons à la Légation, où l’on m’explique durant le dîner le code des signaux lumineux en Corée. Quatre feux sont allumés en temps de paix, c’est-à-dire un pour deux provinces. En temps de guerre, le signal est plus compliqué. Un second feu, placé à droite ou à gauche du premier, indique la province menacée. Deux feux quand l’ennemi traverse ou débarque; trois feux quand il est entré dans le pays, et quatre feux quand les combats ont commencé. Outre cette télégraphie lumineuse, le gouvernement coréen emploie tout un service de postes dont les relais sont uniquement consacrés au service de l’État. Peu après la signature des traités, il avait fait exécuter au Japon un très beau matériel pour la fabrication des timbres d’affranchissement, malheureusement ce matériel fut détruit pendant les derniers troubles qui éclatèrent à Séoul, où j’eus la plus grande peine à me procurer quelques types. En revanche le télégraphe relie par plusieurs lignes la Corée à ses voisins, et commence même à étendre son réseau sur le pays. On trouve à Séoul une loterie royale. Les billets, de 20 centimètres carrés, sont imprimés en bleu et recouverts de nombreux cachets multicolores; l’administration livre seulement la moitié à l’acheteur et garde l’autre pour son contrôle. Il existe également un calendrier national, qui eut sa célébrité dans les temps anciens. Il fut même préféré au calendrier chinois par les Japonais. Enfin un journal officiel paraît chaque jour à Séoul. Pendant longtemps il fut imprimé, mais on ne le publie plus maintenant qu’à l’état manuscrit. Je donne ici un extrait des numéros du 5 et 6 octobre 1888.

«L’assistant compositeur de l’académie de la haute littérature Ming-Tchong-Sik, ayant refusé sa charge pour la première fois, le roi lui a donné congé.

- Le directeur du bureau des historiographes Y-Youn-Sing, ayant refusé sa charge pour la troisième fois, le roi lui a changé sa charge.

- Le Ministère des rites a fait un rapport au roi où il est dit:

Quand on adressera des félicitations à la reine lors de l’anniversaire de sa naissance, le 25 de cette lune, nous voulons faire les félicitations comme par le passé. Qu’en pensez-vous? Réponse du roi: Il vaut mieux n’en point faire.

- Au jour susdit le prince héritier félicitera-t-il la reine?

- Décret: Il vaut mieux qu’il ne le fasse pas.

- La haute cour de justice a fait un rapport au roi où il est dit Nous avons arrêté You-Tchin-Pil et Tchong-Ym-Siang.

- Décret: Nommez le sous-secrétaire du bureau chargé des rapports directs avec la cour de Pékin Youn-Kiong-Tchou, comme secrétaire de première classe du bureau des censeurs».

Ainsi chaque soir je complétais mes observations de la journée par une multitude de renseignements que me donnaient mes très aimables hôtes.

C’est que M. Collin de Plancy est bien l’homme le plus aimable et l’ami le plus dévoué que je connaisse, car son cœur a toutes les délicatesses, et son esprit est des plus distingués. C’est certainement, parmi les nombreux diplomates que j’ai eu l’honneur de connaître dans mes voyages, un de nos agents les plus remarquables. J’ai eu l’avantage, durant mon séjour chez lui, d’assister à quelques-uns des incidents politiques qui surgissent souvent dans ces pays neufs, et j’ai toujours trouvé chez notre représentant une justesse de coup d’œil, une rapidité d’exécution, et une sûreté de main qui lui font le plus grand honneur. Nul mieux que lui ne sait asseoir avec plus de gracieuse droiture la partie adverse sur le fagot d’épines, et je dois ajouter qu’il est admirablement secondé par son chancelier, M. Guérin. Telle fut, grâce à ces excellents amis, la charmante organisation de ma vie à Séoul.