Expédition de Corée


Henri Zuber


(Extrait du Cahier de Jeanne Frey - pages 189 et suivantes)

 

Tché-Fou 12 Septembre 1866

 

Au moment de commencer notre expédition en Corée il faut te dire les raisons de cette campagne.

Neuf missionnaires français ont été assassinés en Corée dans les circonstances suivantes: Les Russes qui, comme on le sait trop peu en Europe, tendent à un envahissement complet de l'Orient, avaient envoyé un ambassadeur auprès de l'Ernpereur de Corée pour conclure un traité d'amitié et de commerce. L' Empereur, avant de répondre, eut l'idée de consulter les missionnaires catholiques dont il soupçonna la présence dans ses états; à force de promesses, il les fit sortir de leur retraite ignorée et les fit venir à sa cour.

Les missionnaires conseillèrent de refuser le traité et de s'adresser, en cas de difficultés, à la France et à l'Angleterre, qu'ils représentèrent comme les puissances les plus désintéressées du monde entier. L'Ernpereur soupçonna une ruse, et après avoir renvoyé les Russes en leur promettant de consulter l'Empereur de la Chine, son suzerain, il fit décapiter les neuf missionnaires. Il en restait un dixième en Corée, le Père Ridel, qui parvint, grâce au dévouement de néophytes coréens, à gagner Tché-Fou; de là il se rendit à Pékin et fit son rapport au Ministre de France. Le Ministre écrivit à l'Amiral pour lui dire qu'une expédition en Corée serait très opportune et entrerait dans les vues du Gouvernement Français. On se souvient en effet que l'Empereur (Napoléon Ill), à l'époque de l'occupation de la Cochinchine, regrettait de ne pouvoir s'emparer d'un point de la Corée. Après quelques hésitations l' Amiral Roze jugea la chose possible, et c'est alors que nous fûmes appelés à Tché-Fou.

Il est, hélàs! trop facile de voir que la valeur morale de cette expédition est purement négative; c'est encore un de ces actes de spoliation, trop fréquents aujourd'hui. En effect, nous n'avons aucun traité avec la Corée qui, jusqu'à ce jour, est restée en dehors du mouvement. La religion chrétienne y est abhorrée; par conséquent les missionnaires qui se risquent dans ce pays peuvent prévoir le sort qui les y attend; la politique n'a rien à voir dans leurs affaires.

Malheureusement bien des gens considèrent le missionnaire comme une sorte d'agent diplomatique, et dénaturent ainsi le caractère de l'institution apostolique. Les passions sont mises en jeu des deux parts et l'idée chrétienne fait place à cette détestable politique d’envahissement qui caractérise l'Européen dans I'Extrême-Orient.

 

Les force destinées à l'expédition se composent de

- 7 bâtiments, 66 canons

- 725 hommes, avec les officiers environ 800 hommes, pour les forces de débarquement.

Quant à moi, je commande une section de la batterie de montagne.

 

On a l'intention d'attaquer immédiatement Séoul, la capitale. On dit cette ville peu éloignée de la mer, mais on ne peut à 70 lieues près, préciser sa position. Le P. Ridel n'ayant vécu que de nuit en Corée, n'a pu fournir que des renseignements très vagues; on n'a pas de carte des côtes qui sont les plus dangereuses, ce qui revient à dire que les bâtiments seront souvent en péril. Le dernier projet consiste à envoyer le "Primauguet" portant le pavillon Amiral, en reconnaissance sur la côte. Quand il aura trouvé la rivière qui conduit à Séoul, les autres navires se présenteront et l'attaque aura lieu. Nos préparatifs sont faits: tout à bord est disposé en vue d'un échouage probable et dans trois jours nous prendrons la mer. Il paraîtrait que la maison Jardine de Hong-Kong ayant envoyé plusieurs navires de commerce en Corée, aurait fait faire une carte assez bonne qu'elle aurait promise à l'Amiral sous la condition du secret, mais ce sont des on-dit.

L'expédition qui va s'ouvrir nous étonne pour deux raisons: elle se fait sans le concours des Anglais et qui plus est, officiellement à leur insu, ce qui me paraft contraire au mode de procéder adopté par les deux puissances en Extrême-Orient. L'Amiral Roze engage les armes françaises sans l'avis de son Gouvernement, au moment où la paix européenne est si troublée. Qu'adviendrait-il si nous allions être engagés dans une guerre avec la Russie ou l’Angleterre? Nous serions pris comme dans une souricière, car les Russes et les Anglais ont dans l'Extrême-Orient des forces bien supérieures aux nôtres. Enfin il est un autre ordre de considération qui aurait dû influer sur les décisions à prendre. On sait que le climat de la Corée est très rigoureux, que le mois d'Octobre y est déjà froid et que la température du mois de Décembre est en moyenne de moins 12°. Que deviendront dans cette Sibérie des hommes accoutumés au soleil de la Chine?

 

27 Septembre 1866 : Au mouillage dans la rivière de Séoul.

 

Le 18 Septembre : Le "Primauguet", portant pavillon de contre-amiral, et traînant à sa remorque le "Tardif" et le "Déroulède" sortait de la rade de Tché-Fou. Rien de nouveau jusqu'au 19 à midi. Nous aperçûmes alors un groupe d'îles marquées sur la carte française sous le nom d'Iles Ferrières (I'Amiral Guérin, pendant sa campagne de la "Virginie", a navigué sur la côte de Corée et a laissé quelques essais de carte qui nous ont été d'une certaine utilité). Après les Ferrières vinrent les "Iles du Prince Impérial", mais ici la carte est beaucoup moins explicite et il fallut envoyer en éclaireur les deux bâtiments que nous avions remorqués jusqu'alors. On mouilla à 10 heures du soir après bien des tours et des détours.

20 Septembre :

Le "Déroulède" était chargé par l' Amiral de chercher l'entrée de la rivière de Séoul. Mission difficile assurément, puisqu'il s'agissait de choisir entre huit ou dix embouchures, mais bien facilitée par la présence à bord du P. Ridel et d'un chrétien coréen qui avait accompagné le missionnaire lors de sa fuite. Pendant l'absence du "Déroulède" nous fîmes l'hydrographie de notre mouillage et des environs. Cette besogne nous conduisait dans plusieurs charmantes îles complètement désertes. Les plus jolies fleurs, églantines rouges, jasmins, etc. y croissaient en liberté, tandis que les plages étaient couvertes d'huitres et d'autres cocquillages fort bons à avaler. Il va sans dire que notre travail ne nous empêcha pas de cueillir d'énormes bouquets et de nous régaler au mieux.

Le 21 au soir

Le "Déroulède" était de retour après avoir accompli sa mission avec un rare bonheur. La chance lui avait fait découvrir dès l'abord l'objet de ses recherches. Il fut résolu que dès le lendemain les trois bâtiments remonteraient la rivière le plus haut possible.

Le 22 au matin

nous appareillâmes et notre petite escorte éclairant la marche, nous nous engageâmes dans les innombrables passes qui menaient à Séoul. En nous voyant lutter victorieusement contre le courant qu'aucune jonque n'aurait pu remonter et pénétrer ainsi dans l'intérieur de leur pays, les Coréens aux robes blanches se réunirent en groupes au haut des collines et contemplèrent sans doute avec un mélange de crainte et d'admiration ces machines à feu d'une puissance si grande et d'un aspect si nouveau pour eux.

Cepadant tout marchait au gré des chefs et déjà nous étions à 4 ou 5 lieues de la mer quand les habitants du "Primauguet" éprouvèrent une forte secousse, immédiatement suivie d'une grande inclinaison sur babord. Le pauvre navire venait de toucher sur une roche et sa fausse quille, brisée par le choc, montait lamentablement à la surface de l'eau. Heureusement la mer montait: une demi heure suffit pour remettre la corvette à flot, mais la prudence commandait de s'arrêter là; on mouilla un peu plus bas et il fut décidé que le "Primauguet" attendrait pour aller plus en avant que les canonnières eussent sondé la rivière avec soin.

Le 23 Septembre

L' Amiral mit son pavillon sur le "Déroulède" et accompagné du Commandant Bochet, il partit pour le haut de la rivière, tandis que nous allions prendre un mouillage qui paraissait excellent. Notre ancre tomba par un fonds de 15 mètres à mer haute, et chacun songeait au repos, quand vers 8 heures et demie du soir on ne trouva plus que 7 mètres d'eau (nous en calons 6!) Cela devenait inquiétant. Immédiatement on prit toutes les dispositions d'appareillage, mais avant que la machine eût de la pression nous étions échoués et il ne s'agissait plus que de soutenir le bâtiment. Les vergues furent vivement mises en béquilles, on dépassa les mats hauts et on attendit; à 9 heures il n'y avait plus que 4 mètres le long du bord et l'on pouvait voir la plus grande partie du cuivre. Mais c'était fini: l'eau remontait. Ainsi la mer était descendue de 11 mètres: c'était véritablement effrayant! Il est juste de dire que nous étions à l'équinoxe à une syzigie et près d'une éclipse de lune, toutes circonstances qui déterminent les grandes marées; néanmoins les plus fortes marées de Brest, qui passent pour considérables, sont de 7 mètres.

Le "Primauguet" heureusement n'avait aucun mal; il n'avait rencontré que de la vase et il revint facilement à flot; il fut conduit à un endroit dont le choix fut déterminé par l'expérience acquise.

Le 24 Septembre

Un haut fonctionnaire Coréen se présenta le long du bord dans une jonque d'apparence misérable; il était escorté de satellites de mauvaises mines en nombre considérable. On fit prendre les armes à une partie de l'équipage, on plaça des factionnaires partout, puis on fit monter le mandarin et son escorte. Après quelques salutations il se mit à examiner curieusement les canons, les fusils, les compas, etc. puis il fit présent à Monsieur Laguerre, commandant par intérim, d'un éventail assez pauvre accompagné d'un bout de papier couvert d'écriture chinoise. Un cuisinier chinois au service de l'Etat Major, servit d'interprète et nous traduisit en français chinoisé le sens des caractères tracés par notre visiteur. Cela voulait dire :

"Pourquoi êtes-vous ici? Que venez-vous faire en Corée? Combien avez-vous à bord d'hommes armés? Avez-vous faire besoin de vivres?

"Il faut vous en aller!"

La réponse ne se fit pas attendre. Voici ce que le chinois écrivit de sa plus belle main :

"Nous sommes ici pour notre agrément personnel.

"Nous venons observer l'éclipse de lune qui aura lieu ce soir. Nous avons à bord 200 hommes armés et 12 canons qui tirent avec une précision remarquable.

"Nous n'avons pas besoin de vivres. Nous nous en irons quand nous le jugerons opportun, mais tant qu'on nous enjoindra de partir, nous resterons."

Cette réponse si claire, si nette, ne parut pas cependant satisfaire le mandarin; il hocha la tête d'un air mécontent et toute la complaisance que nous mîmes à lui montrer les curiosités du bâtiment, ne parvint pas à éclairer ses traits assombris. Il partait enfin, très peu rassuré sur la pureté de nos intentions. L'éclipse de lune ne lui semblait pas une raison suffisante.

Malgré cela, le lendemain on nous envoya des présents, un taureau, des poules, des oeufs, du poisson salé, des fruits, enfin une douzaine d'éventails: décidément la réponse avait fait son effet. Les jours suivants nos relations avec les Coréens continuèrent sur le même pied. Au moment même où j'écris il y en a une centaine à bord, on leur laisse visiter le pont du navire sans leur permettre de descendre.

( Ici une description des costumes et des moeurs en Corée).

30 Septembre 1866

Il y a des nouvelles. Nous étions ces jours derniers trés inquiets des canonnières dont l’absence prolongée semblait de mauvaise augure. Elles devaient être de retour le 26 au plus tard et le 29 nous attendions encore. L' Amiral n'avait laissé aucune instruction. Nos rapports avec les indigènes commençaient à se tendre; ils nous ordonnaient de partir; raison de plus pour rester, mais leur insolence ne nous permettait plus de les recevoir à bord et nos canons étaient prêts à vomir la mitraille. Il était décidé que le premier Octobre nous remonterions la rivière à tous risques, quand ce matin l'on aperçut de la fumée dans le nord, c'étaient les canonnières! Voici ce que j'appris de leur expédition:

Tout alla bien jusqu'au matin du 25, la population semblait tranquille et c'est à peine si quelques mandarins se permettaient des observatrions: on les renvoyait poliment et les choses en restaient là. Mais au moment dit, à environ 4 milles de Séoul, on trouva la rivière barrée par des jonques serrées les unes contre les autres. On enjoingnit à ces jonques de laisser le passage libre, leur donnant une heure pour manoeuvrer; cet ordre était appuyé d'une menace qui dut être exécutée. A 11 heures le feu commença. Quelques obus de 30 furent lancés sur les jonques qui coupèrent aussitôt leurs cables et s'enfuirent.

Cependant les indigènes assemblés sur les 2 rives envoyaient force projectiles dont la plupart allaient se perdre on ne sait où; quelques uns cependant tombèrent près des canonnières sans toutefois occasionner des dégâts; on répondit par une grêle de balles et d'obus qui ne tarda pas à disperser nos ennemis. On continua alors de remonter la rivière jusque devant Séoul. Là un mandarin s'intitulant "l'ami du peuple" vint supplier l'Amiral de discontinuer le feu, assurant que nos balles avaient causé de grands malheurs et qu'on ne chercherait plus à entraver notre marche. On promit de ne plus tirer tant qu'on ne serait pas attaqué et l'on commença à redescendre la rivière, assez lentement pour pouvoir en relever le plan. Arrivées à la hauteur d'une ville nommée Kangoa, les canonnières furent accueillies par un feu assez vif mais peu meurtrier; on riposta tout en continuant à marcher, mais un funeste accident affligea le "Déroulède": deux hommes furent grièvement blessés par la détonation intempestive d'une pièce. L'un de ces malheureux fut même jeté à l'eau, par la violence du choc, mais on put le repêcher. Ces derniers évènements se passaient le 30 à 9 heures du matin. A 11 heures le "Tardif" et le "Déroulède" étaient mouillés à côté de nous.

Las résultats maritimes obtenus par les canonniéres étaient superbes; la possibilité de remonter jusqu'à Séoul est constatée, du moins pour les petits bâtiments; sans doute le "Tardif" et le "Déroulède" se sont échoués plusieurs fois, mais ces accidents n'avaient rien d'étonnant dans un voyage d'exploration et la rivière n'en reste pas moins fort navigable.

 

En partant l' Amiral avait publié l'ordre du jour suivant

"Officiers et Equipages !

"Un grand crime a été commis en Corée: plusieurs missionnaires nos compatriotes, ont été odieusement massacrés par les ordres du Gouvernement de ce Pays. Il nous appartient à nous, qui avons reçu la noble mission de faire rayonner en tous lieux le drapeau de la patrie, de frapper ceux qui ont commis un semblable forfait, et de montrer à un Gouvernement barbare que le sang innocent des enfants de la France est à jamais sacré. Je vous conduis donc sur les rivages de la Corée. Nous ferons nos efforts pour arriver au coeur de ce pays et venger les hommes de bien qui ont été mis à mort par ceux auxquels ils venaient enseigner la charité et la verité. Je n'ai pas besoin de faire appel à votre courage et à votre dévouement: je les connais; mais dans notre juste vengeance nous ne confondrons pas ceux qui ont ordonné le meurtre de nos compatriotes avec les habitants paisibles qui ne demandent qu'à nous tendre la main. Nous saurons nous montrer dignes de la France et de notre grand Souverain dont le coeur magnanime veille sur ses enfants partout où ils se trouvent et en nous inspirant du souvenir de la Patrie nous marcherons au cri mille fois répétés de: Vive l'Empereur !"

 

En revenant l' Amiral publia un second ordre du jour :

 

"Le Contre-Amiral, Commandant en Chef, s'empresse de témoigner sa satisfaction aux Commandants, Officiers et Equipages du "Primauguet", "du "Tardif", et du "Déroulède" ainsi qu'aux Officiers de la Majorité Générale qui l'ont accompagné.

"Dans l'exploration difficile que nous venons d'accomplir, chacun de nous a déployé ce zèle, cette intelligence et ces sentiments élevés du devoir qui sont les meilleures garanties pour réussir. Grâce à vous, la Corée est désormais ouverte et vous pouvez être fiers du succès que vous avez obtenu.

"Le présent ordre sera lu aux Equipages et affiché au pied du grand mat.

Signé Roze

 

Tché-Fou 3 Octobre

Dans la journée de son retour l' Amiral, après quelques hésitations, décida que l'on irait chercher le reste de l'escadre à Tché-Fou avant de commencer une attaque sérieuse.

Nous venons d'apprendre par deux chrétiens Coréens que l'équipage d'une goëlette américaine, naufragé sur les côtes de Corée, a été impitoyablement massacré. Ce récit m'a réconcilié avec notre expédition, dont le motif officiel ne me paraît d'ailleurs pas moins inique.

 

13 Octobre - Mouillage de l 'Ile Boisée

C'est demain que commencent nos opérations militaires contre la Corée par l'attaque des forts de Kangoa. Avant de me lancer dans de nouvelles avantures je vais te rendre compte de ce qui est arrivé depuis que je ne t'ai écrit.

Le 10 Octobre, veille de notre départ, l'Amiral voulut passer une dernière revue du corps expéditionnaire. En conséquence, à 6 heures du matin, les compagnies de débarquement, munies de tout leur matériel, furent mises à terre à l'Ile de Kung-Tung. La veille au soir un bâtiment anglais, portant pavillon de Contre-Amiral, avait mouillé en rade: Nous ne fûmes donc pas étonnés de voir l'Amiral King débarquer sur la même plage que nous. L' Amiral Roze s'empressa d'offrir à son collégue Anglais de passer la revue des marins déjà fornés en bataille. La présence du Duc d'Alençon qui navigue en amateur à bord des navires anglais, prêtait à cette visite un intérêt particulier. Ce jeune prince, petit-fils d'un Souverain français, dut éprouver d'étranges émotions à la vue de ces rangs dont il était à jamais exclu. Parmi les Officiers Supérieurs de l'escadre plusieurs avaient connu son père dont le nom sera toujours bien accueilli dans la Marine Française, et n'eût été le devoir, je ne sais s'ils auraient résisté au désir de donner un témoignage de sympathie à l'innocent exilé.

 

Le 11 au matin toute l'escadre appareilla et le 12 au soir on mouilla près de l'ile Eugénie, Ce matin nous avons franchi les quelques lieues qui nous séparaient de l'Ile Boisée et nous faisons en ce moment nos derniers préparatifs peur l'affaire de demain. Les quatre petits bâtiments, "Tardif", "Déroulède", “Kien-Chan" et "Le Breton" remonteront à Kangoa dans l'ordre que j'ai indiqué. Le premier doit protéger la marche des deux suivants qui remorqueront les embarcationa de "La Guerrière", du "Primauguet" et du "Laplace". "Le Breton" a pour mission de protéger nos derrières. Une fois devant Kangoa, les embarcations largueront les remorques et se dirigeront à force de rames vers la terre pour y jeter les compagnies de débarquement. On ne peut se dissimuler que le plan est extrêmement hardi, beaucoup trop hardi si nous avions à faire à un ennemi sérieux, car nous devons passer sous le feu de dix forts avant d'arriver à destination; mais avec des gens aussi maladroits que les Coréens, c'est selon moi, de beaucoup le meilleur.

Le 14 Octobre,

à 6 heures du matin, tout étant prêt, nos quatre petits bâtiments s'avancèrent suivant le plan arrêté. Ils étaient en branle-bas de combat, tout disposés à couvrir de mitraille les deux rives du fleuve au premier coup de feu de l'ennemi. Quant à moi, je commandais une des embarcations remorquée par le "Déroulède". Nous nous attendions à entendre siffler au-dessus de nos têtes une grêle de balles et de boulets. Juge de notre surprise en trouvant tous les forts silencieux! L'ennemi était pris au dépouirvu, il avait été dupe de notre prétendue fuite. On voyait bien des hommes vêtus de blanc courir affairés sur le rivage, mais aucune balle, aucune flèche ne traversaient les airs. Nous arrivâmes ainsi sans encombre devant Kangoa; là quelques braves essayèrent de pointer les canons d'un fort sur nous, mais le nombre des assaillants leur inspira une terreur salutaire et ils abandonnèrent leur sanglant projet pour trouver dans la fuite un salut plus assuré.

Il ne resta bientôt plus sur la rive qu'un mandarin qui par force salamalecs et prostrations essayait de nous attendrir et de conjurer ainsi l'orage qui allait fondre sur sa patrie. Ses supplications furent vaines. Les 600 hommes du corps expéditionnaire foulèrent bientôt le sol de l'ile de Kangoa et s'emparèrent sans coup férir des positions qu'un ennemi plus vigilant eût pu défendre pendant longtemps. On s'établit immédiatement sur les collines fortifiées aux pieds desquelles s'étend le village qui sert de port à la ville.

(Ici description du cantonnement pris à terre par les troupes).

Mais j'allais oublier une aventure caractéristique: au plus fort de la pluie, un palanquin escorté d'une dizaine de satellites, coiffés d'énormes cônes de papier huilé, se présente à notre grand'garde. On conduisit aussitôt le palanquin et son entourage auprès du Commandant Bochet qui ne put retenir un grand éclat de rire à la vue du singulier costume dont le croquis ci-joint essayera de te donner, une idée. Les Coréens ne se déconcertèrent pas; ils déposèrent avec précaution leur fardeau et il en sortit un vieillard qui se mit de suite à gesticuler en articulant quelques sons rauques. Impossible de comprendre ce mandarin, aussi le fit-on conduire à l'Amiral qui, grâce au P. Ridel, fut plus heureux que nous. Le vieillard en question dit à notre chef de telles choses et raisonna si serré sur les causes de notre expédition, qu'on ne trouva bientôt plus de réponse à lui faire. L' Amiral alors se fâcha et menaça le mandarin, mais ce dernier, gardant toujours son sang froid, répliqua qu'il connaissait assez bien les lois européennes, pour savoir qu'un parlementaire est toujours respecté. Il se retira librement.

Le lendemain, le soleil en se levant dans un ciel d'opale, me trouva perché au sommet de la colline. J'attendais avec impatience le moment où les frais rayons du matin illumineraient le paysage qui s'étendait à mes pieds ....

Il y avait près de moi une forêt de pins qui ressemble tellement à celle de Ferrette que les larmes m'en vinrent aux yeux. J'allais m'y asseoir et j'employai une heure à rappeler des souvenirs qui datent de deux ans au moins.

Dans la journée, la troisième colonne fit une reconnaissance vers le sud, elle découvrit une immense poudrière et des magasins d'armes considérables, mais point d'ennemis. La première colonne fut envoyée vers Kangoa; elle fut reçue près des murs par un feu assez vif, et n'ayant pas l'ordre d'attaquer, se replia vers le cantonnement que la deuxième colonne avait gardé en l'absence des autres.

Le 16 Octobre

tout le corps, à l'exception de deux pelotons, se dirigea vers Kangoa qui fut pris sans résistance sérieuse. Quelques habitants, plus braves que les autres, se firent tuer en essayant de défendre une porte qui fut enfoncée et livra passage aux trois colonnes. La ville était completement déserte; en voyant venir un aussi grand nombre d'ennemis, les Coréens, qui connaissent déjà le redoutable effet de nos armes, avaient pris la fuite, emportant ce qu'ils avaient de plus précieux et fermant les portes de leurs maisons. La deuxiéme colonne occupa une grande habitation de mandarin, située sur une éminence au sud de la ville. La troisième colonne fut placée au centre de Kangoa, enfin la première s'établit dans le quartier officiel. Comme l'Amiral n'avait pris aucune mesure en vue d'empêcher le pillage, l'indiscipline se mit bientôt partout... Je me souvins alors d'un mot allemand : "Welch eine Bestie liegt doch in uns" et je le trouvai singulièrement vrai.

(Description de la ville de Kangoa).

L'appartement des femmes est toujours soigné, on y voit des chiffons de soie, des nattes de cheveux, des pots de fards et de pommades et mille petits objets qui prouvant que la coquetterie féminine s'exerce en Corée comme ailleurs. Certains indices particuliers, tels que la forme des vêtements, celle des chaussures, sembleraient même accuser une grande science de l'art de plaire; pour ma part, j'ai été frappé du charme de ces chambrettes qui, sans étre luxueuses, dénotent des habitudes élégantes.

Il va sans dire que les habitations mandarines ne laissent pas beaucoup à désirer sous le rapport du confort. D'abord elles sont construites en pierre. A la façon japonaise, les planches sont recouvertes de nattes fines et les murs tapissés de papiers peints. De légères cloisons en bois ou en papier séparent les appartements les uns des autres. Ceux-ci sont richement meublés. On y trouve des laques, des bronzes, de la porcelaine et de la soie à foison.

22 Octobre

J'ai été obligé d'interrompre ma lettre par un travail hydrographique que je viens de terminer. Nous avons reçu ce soir des nouvelles de Kangoa par le "Kien-Chan" qui vient chercher notre compagnie de débarquement. Il paraïtrait qu'au moment de notre départ de Kangoa le 18, un haut mandarin militaire venant de Séoul, aurait demandé à voir l'Amiral. L'entrevue n'aurait pas été très pacifique et le mandarin aurait menacé d'envoyer contre nous une armée de 13,000 hommes. On l'attend de pied ferme, cela va sans dire et il est probable que les 13,000 Coréens n'auront pas beau jeu avec nous. . ..

23 Octobre

Au lieu de partir pour mon expédition hydrographique, je retourne à Kangoa avec ma section. J'aime mieux cela et je me promets d'envoyer de jolies boites de mitraille aux 13,000 Coréens qui viennent sur nous.

20 Novembre 1866 Au mouillage sous l 'Ile Fernande

Je ne suis ni mort, ni blessé, quoique j'aie reçu le baptême du feu de manière à m'en souvenir toute ma vie, comme la suite de mon récit te le prouvera. Quant aux émotions si souvent décrites qui doivent vous envahir à cette occasion, j'avoue que je ne les ai pas ressenties. Au moment où, à 30 pas de moi, j'ai vu les fusils ennemis se diriger contre ma personne, mon coeur s'est serré, il est vrai en t'adressant un adieu mental, mais sitôt le premier coup parti, le plus entier sang-froid m'est revenu et j'ai joui d'une parfaite liberté d'esprit pendant les 5 ou 6 minutes que je suis resté seul en butte aux coups d'une centaine d'ennemis. Grâce à l'admirable précision de tir de Messieurs les Coréens, pas une des 2 ou 300 balles qui m'ont été adressées n'a atteint son but.

Notre expédition est terminée et tristement terminée. En ce moment les bâtiments de la station sont encore réunis mais dès que le mauvais temps qui les retient depuis deux jours au mouillage sera passé, ils se disperseront pour regagner leurs anciennes stations. Je vais te copier textuellement le journal que j'ai tenu depuis le 23 Octobre.

 

23 Octobre

Nous remontons la rivière sans encombre. En arrivant au port de Kangoa la compagnie de débarquement du "Primauguet" reprend son ancien cantonnement, mais la section d'artillerie qui l'accompagne et à laquelle je suis attaché reste à la plage. Mon camarade Chevalier et moi, nous nous installons tant bien qui mal dans une chambre sale qui ne promet rien de bon au premier abord.

24 Octobre

La iournée se passe à faire le nettoyage complet de notre case et à nous procurer une table, des sièges, des nattes et du papier pour tendre les murailles noircies par la fumée.

25 Octobre

Dans une pagode déjà dévastée par les marins nous avons trouvé une grande peinture qui représente un bouddha entouré de figures allégoriques d'une laideur incroyable, mais parmi ces visages tourmentés il en est de si drôles que nous n'hesitons pas à décorer un pan de muraille avec notre butin. Les Orientaux abusent en vérité de leur facilité à rendre l'expression: ils y sacrifient tout et de l’Art sont tombés dans la caricature.

Leurs Dieux seuls, par un privilège dont on devine facilement la portée, possèdent dans les traits une immobilité invariable.

On ne voit rien encore de l'armée ennemie qui ne tardera pas, je pense à se montrer. Nous l'attendons de pied ferme, mais il n'est plus question de prendre l'offensive et c'est raison. Ce n'est pas avec 500 hommes, (le "Laplace" a enlevé 100 hommes à notre effectif) que l'on fait la conquête de 8 à 10 millions d'habitants. Après la prise de Kangoa, l'ennemi étant surpris, un coup de main sur Séoul, quoique excessivement hardi, n'avait rien de trop risqué. L'Amiral a manqué une occasion qui ne reviendra plus jamais. Il faut le déplorer, car il n'y a plus dorénavant de résultat sérieux à espérer. En y réfléchissant, nous sommes même dans une situation qui laisse beaucoup à désirer. Un éclair d'intelligence de la part des Coréens peut nous perdre. Que par exemple ils barrent la rivière en coulant quelques jonques et jettent une armée dans l'ile de Kangoa, chose très facile puisque nos moyens ne nous permettent pas de surveiller une grande étendue de pays, et nous subirions un désastre inévitable.

26 Octobre ...

Triste journée. Ce matin, au moment où je termirnais ma toilette, une vive fusillade m'attira sur la plage. Trois de nos canots transportant une division de 60 hommes, qui devaient faire une reconnaissance sur l'autre rive, essuyaient le feu d'environ 200 Coréens embusqués derrière une porte fortifiée et quelques maisons environnantes. En un instant cinq hommes dont trois mortellement frappés, s'affaisèrent au fond de la chaloupe. Cependant le grand canot avait abordé. Les hommes qu'il contenait s'élancèrent à terre et chargèrent à la baïonnette: bientôt une vingtaine d'ennemi furent couchés sans vie sur le terrain, les autres prirent la fuite dans toutes les directions en abandonnant leurs armes. On les poursuivit en vain, ils coururent comme des lièvres. La reconnaissance poursuivit son chemin et revint au cantonnemont après avour incendié le théâtre de la lutte. Je ne saurai pas rendre l'émotion qui s'empara de moi en voyant débarquer les morts et les blessés, Je me souviendrai toute ma vie de ce spectacle navrant pour maudire la guerre et ses horreurs.

Nous venions de remporter un succès mais un succès inutile, fatal même, car vingt Coréens tués n'étaient pas au point de vue militaire une compensation suffisante à nos pertes. On a du moins reconnu que les Coréens ne sont pas si inoffensifs qu'on le pensait. Les soldats de l'armée régulière ont montré une grande bravoure et se sont presque tous fait tuer à leur poste.

Vers 3 heures du soir une forte colonne d'ennemis, commandée par un mandarin à cheval, s'est avancée en bon ordre du fonds d'une gorge vers la plage qui nous fait vis-à-vis. Mes canons ont été aussitôt mis en batterie et toutes les dispositions prises pour recevoir convenablement ces ennemis pleins de candeur qui venaient d'eux-mêmes se placer à notre portée. On les a laissé venir jusqu'à 1000 mètres puis une jolie canonnade a jeté la terreur dans leurs rangs. Ils ont pris la fuite, mais non sans laisser plusieurs des leurs sur le terrain. Mon dernier obus a été assez heureux pour atteindre la mandarin qui a piteusement dégringolé de son cheval.

27 Octobre

L'on a enterré ce matin les trois victimes de l'engagement d'hier. La triste cérémonie a causé une émotion générale.

Dans l'après-midi on a fait sauter une immense poudrière située au sud de Kangoa. Rien de plus imposant que cette explosion qui a fait trembler le sol à plus de quatre lieues à la ronde. . ..

Une avant-garde Coréenne d'environ 150 hommes se montrait depuis le matin de l'autre côté de la rivière à une lieue de nous. Un obus du "Tardif" a été éclater au beau milieu de ces pauvres gens qui ne se doutaient certainement pas qu'à pareille distance ils fussent encore à notre portée.

Beaucoup d'hommes récoltent leur riz mais on n'a encore aperçu aucune femme. Il faut se méfier de ces paysans à la mine plus ou moins fausse; l'un d'eux a tenté de mettre le feu à nos cantonnements: il a été fusillé, cela va sans dire, mais l'exemple ne sera peut-être pas suffisant.

28 Octobre

Nous continuons à faire sauter les poudrières et à incendier les domaines de l'Etat; un sinistre nuage de fumée s'est établi au-dessus de nous et les détonations se succèdent sans relâche.

5000 Coréens campent dans une ville située à 7 ou 8 km de la rivière.

Les chrétiens du pays nous annoncent qu'on prépare à Séoul 200 brûlots et une grande quantité de jonques destinées à jeter des troupes dans notre île. Ces rapports, d'une exactitude problématique, méritent cependant d'être pris en considération. . ..

En attendant du nouveau, le "Tardif" et "Le Breton" ont été envoyés plus haut pour intercepter tout mouvernint de jonques.

29 Octobre

Ce soir nos ennemis ont imaginé une petite chinoiserie destinée sans doute à nous remplir de terreur; la rive qui nous fait face s'est tout à coup illuminée sur une longueur de 2 ou 300 mètres. Ce spectacle nous a beaucoup divertis et n'a pas rempli, je pense, la mission qui lui avait été confiée.

30 Octobre

Les distractions ne sont pas nombreuses et se reduisent à la chasse et au tir de l'arc. j'ai fait en chassant de fort jolies promenades. . .

j'ai recueilli quelques observations sur le genre de vie des habitants. Le peuple Coréen me semble exclusivement agriculteur. ...

(Ici, considérations sur la Corée).

Ce qui prouve le mieux l'état primitif de la Corée, c'est que dans une ville de 20 à 30.000 habitants il n'y a pas un seul magasin ou du moins pas un seul étalage. Ce fait, combiné avec l'uniformité des habitations et des costumes (tous les Coréens qui ne sont pas nobles, ni mandarins, portent un vêtement blanc uniforme), diminue singulièrement l'intérêt d'un pays, d'ailleurs très joli. L'instruction semble assez répandue, car il est rare de trouver une case dépourvue de livres.

 

6 Novembre

Depuis plusisurs jours il fait ici un temps qui me rappelle beaucoup l'automme de ma chère patrie. La température est radoucie par un grand vent du sud qui chasse violemment dans le ciel de gros nuages ronds et emporte au loin les dernières feuilles. . . .

Si les Coréens ne nous considèrent pas comme vaincus, ils sont en vérité bien modestes. Depuis l'affaire du 26 Octobre on n'a pas mis les pieds sur l'autre rive, on a laissé impunément construire des ouvrages de défense à quelques kilomètres de nous. Il est maintenant à peu près décidé que nous partions après l'arrivée du "Laplace" qui aura lieu le 15 ou le 16. Nous quitterons tous avec des sentiments très mélangés ce sol que nous avons été les premiers Européens a fouler, et auquel nous ne laisserons que de mauvais souvenirs.

10 Novembre

Le 8 au soir on nous signala 300 soldats Coréens venus du continent et retranchés dans une forte position à 5 lieues dans le sud de Kangoa. On décida qu'une colonne irait dès le lendemain attaquer cet ennemi. La compagnie de débarquement du "Primauguet" et une division de la troisième colonne furent désignées et firent leurs préparatifs en conséquence.

Placé sous les ordres de Monsieur de Lassalle, enseigne de vaisseau, je dus accompagner l'expédition en qualité d'officier du train, l'artillerie ne devant pas marcher ce jour-là. L'on partait au nombre de 150 avec peu de munition. Le 9 à midi nous nous trouvâmes en face de l'endroit désigné. On ne voyait personne derrière les murs et les portes étaient ouvertes; on aurait donc pu croire à une absence complète des ennemis, si l'affaire du 26 Octobre n'avait pas été là pour faire soupçonner une ruse. La position consiste en un massif dont la hauteur moyenne est de 400 mètres surmonté de quatre sommets reliés entre eux par des murailles crénelées d'environ 3 mètres. Un peu défendue, cette position qui est une véritable forteresse, devenait inexpugnable pour une aussi faible troupe que la nôtre, sans artillerie surtout. On mit le train à l'abri dans une case, on fit monter Mr. de Lassalle et moi avec une section, contre un bastion situé à l'un des sommets, et on engagea le reste de la colonne dans un ravin en pente en face de la porte. Je m'avançai donc avec Mr de Lassalle, suivi d'assez loin par notre section. Nous marchions silencieusement. A trente pas du bastion un de nos hommes nous cria: "Prenez garde Messieurs, on vous ajuste". Nous levâmes la tête et nous vîmes une vingtaine de fusils braqués sur nous. Nous avions à peine eu le temps de nous effacer que les détonations retentirent et les balles sifflèrent autour de nous. En même temps les murailles se couvrirent de monde et une épouvantable fusillade les entoura d'un cordon de fumée blanche. Nous battîmes en retraite et redescendîmes la colline sous une grêle de balles et de boulets qui produisaient dans les airs un sifflement peu harmonieux et faisaient voler la terre autour de nous. Mon pauvre chef reçut quatre blessures dont deux très graves; quant à moi, je ne fus même pas touché dans mes vêtements. Ayant rejoint ma section, je fis riposter mais c'était perdre des cartouches et nous exposer inutilement, car que faire contre un ennemi dix fois plus nombreux et abrité par d'épaisses murailles? Je le compris bientôt et je continuai à battre en retraite, en protégeant le train que j 'avais fait rallier, je rejoignis ainsi la colonne qui, s'étant avancée jusqu'à 50 pas de la porte, sans voir personne, avait été tout d'un coup horriblement mitraillée et battait comme nous en retraite, reculant lentement toutefois et donnant feu pour feu.

Quand les Coréens virent notre mouvement en arrière bien dessiné, ils grimpèrent sur les parapets et poussèrent un grand cri de triomphe. Les larmes m'en vinrent aux yeux de rage. Et sans réfléchir je contemplai avec colère ces 1500 ennemis si fiers de leur victoire. Ils avaient fait leur devoir cependant et pourquoi leur en vouloir?

Notre agression était-elle donc si juste? La population des environs avait-elle eu tort de se joindre aux 300 soldats pour défendre son bien? Non assurément. Ils tentèrent une sortie. Nous ne demandions que cela pour prendre notre revanche. Mais il n'osèrent pas se mesurer avec nous de si près.

Sitôt que l’on fut hors de portée des balles on fit l'appel. 38 hommes, dont 5 officiers, étaient blessés. Un de ces malheureux avait reçu 11 balles, beaucoup d'entre eux avaient leurs habits criblés, mais nous n'avions aucun mort sur le terrain et pas une arme, sauf un fusil Defaucheux perdu par hasard par le train, ne tombait au pouvoir de l'ennemi. Recommencer l'attaque avec notre troupe affaiblie, il ne fallait pas y songer et de notre côté, regagner Kangoa avec l'obligation de détourner 80 hommes pour porter les blessés, c'était bien-risqué. Il fallut pourtant s'y décider et l'on se mit tristement en marche, ayant à peine 30 hommes pour protéger la retraite, qui heureusement ne fut pas inquiétée.

Nous venions de subir un échec honorable à la vérité, mais désastreux à tous égards. En effet, l'ennemi allait s'enhardir au point de nous inquiéter peut-être sérieusement; puis la population de l'île, voyant que nous n'étions pas invincibles, deviendrait une nonvelle force avec laquelle il faudrat compter; enfin, nos marins se décourageraient un peu.

On ne saurait trop louer la bravours de nos matelots: ils se sont conduits comme de vieux soldats et je pourrais en citer plusieurs qui, grievement blessés, n'en continuaient pas moins à manier leur arme jusqu 'àu complet épuisement de leur force. Pour des marins, peu habitués à la marche, faire dix lieues dans une journée, combattre et porter des blessés pendant cinq heures sans qu'il y ait un seul trainard, c'est beau, et cela témoigne d'une grande énergie.

Le soleil était couché quand nous arrivâmes. Dire l'impression que produisit notre retour serait impossible; on s'attendait à nous retrouver tous ou presque tous en bonne santé et joyeux du succès; au lieu de cela, le quart des hommes et la moitié des officiers revenaient écharpés, les autres étaient pleins de tristesse. Maintenant l'évacuation va commencer sans tarder.

11 Novembre

A 2 heures du matin on a commencé le rembarquement dans le plus profond silence; la nuit était superbe; pas un nuage ne tachait le ciel constellé de myriades d'étoiles, le vent du soir complètement tombé, laissait la surface de l'eau aussi polie qu'un miroir. Un incendie, allumé par hasard sans doute, jetait des lueurs intermittentes sur la plage et donnait à nos mouvements un cachet sinistre répondant à merveille à nos sentiments. A cinq heures et demie il ne restait plus rien à terre, on fit le signal du départ et les quatre bâtiments se mirent en marche au moment où les premières clartés du jour tiraient de l'ombre le village abandonné.

L'ennemi n'avait pas encore pénétré dans les forts les plus rapprochés de Kangoa, mais à deux lieues plus bas les balles et les boulets commençerent leur musique. Cette fois les Coréens n'avaient pas l'avantage; décontenancés par le feu de nos canons et de nos carabines, ils tirèrent assez mal et n'atteignirent personne, la chance y était bien aussi pour quelque chose, car il tombait à bord une grande quantité de projectiles.

13 Novembre

Cette nuit cinq Coréens chrétiens sont venus à bord de "La Guerrière" chercher un refuge contre les poursuites dont ils sont l'objet. Ils ont annoncé que par ordre du Roi Toulipatou XXVII on massacrait impitoyablement tous les Chrétiens, hommes, femmes et enfants. Cette nouvelle no doit pas nous étonner: il fallait s'attendre à cette inévitable conséquence de notre intervention.

Il est triste le résultat de notre entreprise; le voici: mort de 3 braves marins, mutilation d'une vingtaine d'autres, mort d'une soixantaine de Coréens, ruine totale de populations très paisibles avant notre venue, St. Barthélémy coréenne, enfin engagement du pavillon français dans une affaire dont il n'est pas sorti intact.

16 Novembre

Le "Laplace" vient d'arriver et m’apporte trois lettres, quelle joie! Les deux missionnaires que l'on croyait perdus sont à bord. Après des vicissitudes sans nombre ils sont parvenus à s'échapper et à gagner les côtes de Chine.

Nous allons partir demain ou après-demain pour Changhai. Ainsi adieu, terre de Corée: Je ne te regrette pas !