Une
Légende
Coréenne J.-H.
Rosny jeune From:
La toile
d'araignée (1911) pages 109 –
116 An
expanded revision of a text originally
published in Journal des Débats
Politiques et Littéraires, 28 novembre 1896. Dans
sa
sécheresse robuste, le Coréen s'assit auprès du feu
avec une sorte de toux de
digestion qui rappelait les profonds larynx des bœufs.
L'intelligence ou, plus
encore, l'amour de l'intelligence, allumait sa figure
bronzée; il traçait des gestes
qui allaient au rebours des gestes de nos races
blanches, montrant le dos de sa
jolie main, les doigts ployés en dehors. Longtemps il
tâtonna à travers mille
barbarismes, mille quiproquos, et je l'écoutais,
patient à suivre sa pensée, à
la recoudre lentement en moi-même. C'était comme un
rêve, à cause do sa langue
de rêve, ouvrant sans cesse de fausses voies à
l’imagination. Et peut-être en
ai-je trop joui de son histoire, car j'ai de la peine
aujourd'hui à la
reconstituer entière. C'est pourquoi j'ai résolu de la
rendre un peu fluide
comme elle est en moi. Ainsi se raconte un rêve,
lorsqu'on dit : « Je ne sais
pourquoi » et : « Il y avait là tout à coup » ou
encore : « J'ai oublié ceci,
mais je me rappelle... » Ou-Mou-Sou-Ri
était
muette. Elle avait l'âge indécis qui fait que les
jeunes filles sont encore
des enfants. Elle vivait dans le silence auprès de son
père. Or, en ce
temps-là, un prêtre bouddhiste coulait une nouvelle
cloche pour la ville de
Kyeng-San. Neuf fois déjà il avait échoué et tout le
monde à Kyeng-San s'en désolait.
Quand, pour la dixième fois, le bouddhiste soumit son
métal au feu, à l'heure
où la fonte s'opérait, Ou-Mou-Sou-Ri recouvra
subitement la parole et se mit à
dire : —
Je
mourrai dans quelques heures. Cependant,
le
fondeur surveillait son métal parmi le rouge éclat du
feu. Il sentait autour
de lui une diablerie confuse, la malveillance des
éléments, et, comme il se
préparait à couler la cloche, il s'aperçut qu'il n'y
avait pas assez de métal.
Il sortit dans la nuit pour en demander au père de
Ou-Mou-Sou-Ri, et celui-ci,
mû par un sentiment mystérieux, offrit sa fille au
bouddhiste. La petite se
para comme pour une fête et suivit docilement le
prêtre à travers la nuit.
Bientôt tous deux se trouvèrent près du métal en
fusion. Mais la diablerie
persista; les éléments demeurèrent hostiles; le
fondeur, las, s'endormit.
Durant son sommeil, il eut un rêve où il lui était
enjoint de précipiter Ou-Mou-Sou-Ri
dans le métal. 11 hésita quelque temps parmi le rouge
éclat du feu, puis, se décidant,
courut vers la pauvre petite fille. Elle était
raisonnable et douce, dans
l'obéissance des enfants jaunes, et toute soumise au
destin. La diablerie
confuse entourait le groupe, exigeait avec obstination
le sacrifice. Le
bouddhiste activa le feu, puis jeta la fille muette
dans la cuve ardente; elle
y fut dévorée comme une poignée de pétales de diverses
couleurs. Alors le métal
s'accrut assez pour remplir le moule, la diablerie
confuse s'orienta vers la
bienveillance, et le fondeur, saisi dans la passion de
sa cloche, oublia l'holocauste.
Au
milieu
de la joie publique, on apprit que la cloche était
coulée, qu'elle paraissait
en tous points admirable. On la transporta sur la
grand'place de Kyeng-San pour
la suspendre à une traverse, ainsi qu'on a fait pour
la cloche de Sye-Oul. Mais
les câbles se rompirent chaque fois. Plus de cent
tentatives échouèrent. Or,
dans
un coin lointain de la ville habitait un petit garçon
qui était, lui aussi,
muet. A un moment de ce jour où l'on s'efforçait à
suspendre la cloche, il
parla, comme avait parlé Ou-Mou-Sou-Ri. Il dit : —
Laissez-moi sortir. J'indiquerai l'endroit où je veux
aller. Son
père
l'accompagna et tous deux arrivèrent sur la
grand'place. L'enfant muet, sage et
doux ainsi que celle qui fut dévorée par le métal,
conseilla d'attacher la
cloche à la traverse, mais de ne point essayer de la
soulever; de creuser seulement
par-dessous de façon qu'elle demeurât suspendue. On le
fit; domptée par
l'adresse du muet, la cloche connut le frisson des
cloches flottantes. Cependant,
c'était
soir, le peuple attendait le coup de marteau. L'enfant
muet avait
défendu que personne autre que lui donnât ce premier
coup. Il s'avança enfin,
il frappa le bronze; et tandis que la cloche criait
son âme, l'enfant tomba
mort. Or, la cloche disait dans son violent murmure :
«
Ou-Mou-Sou-Ri
! Ou-Mou-Sou-Ri ! OuMou-Sou-Ri ! » Maintenant
que
j'ai raconté la légende avec quelque simplicité, afin
de ne point faire jeu
du respect des traditions, on me pardonnera la
tentative de l'illustrer des
propres images que le verbe hésitant et tâtonnant du
Coréen éveilla dans ma
tête. Et
tout
d'abord le Coréen lui-même, dans une attitude hautaine
et sage et une figure de
conviction, fumant sa cigarette, la peau luisante à
gros grains, les paupières
grasses, les yeux bruns semblables à ceux de nos yeux
bruns qui sont plus
spécialement des yeux d'intimité et d'intelligence,
des yeux qui ne tirent
point une beauté du dehors, qui n'éclatent pas ainsi
que des bijoux clairs ou
de noires étincelles, mais qui ont, dans l'iris, une
lumière soumise depuis des
siècles à des lois sociales, à une discipline de mots
et de pensées. Cela ne va
point sans un peu de férocité, si raisonnable
soit-elle, et, à l'occasion, le
morigénateur consciencieux, le moraliste à la
Confucius saura accomplir le meurtre
avec une résolution digne de Patrocle ou d'Ulysse.
Oui, une âme d'enfant guidée
par des conseils de vieillard, telle est l'âme du
Coréen, telle est peut-être
l'âme de tous les Jaunes. Ils ont encore la violence
des temps héroïques côte à
côte avec le joug des préceptes et des sentences. Ils
offrent de grandes
ressemblances avec les anciens Chamites et avec les
anciens Grecs; mais la
contradiction est plus marquée entre leur trop haute
philosophie et leur naïve férocité.
L'Égyptien, comme le Grec antique, prêchait au moins
la beauté d'être
impitoyable. Me
voilà à
la suite de cet homme dans son pays. Les gens y
échangent des préceptes poétiques
qui servent de monnaie. L'habitude de les prendre et
de les passer à d'autres
fait qu'on ne les examine plus. Ils ont cours. On se
bat pour conserver une
sentence comme on se battrait pour conserver son
argent. Leurs âmes sont
derrière ces préceptes; elles vont, elles viennent
comme des fauves derrière un
grillage. Dès lors, que ce soit aux temps bouddhiques
ou quand la sagesse de
Koung-Tseu avait déjà repris le gouvernement, le
fondeur de cloche se trouve
installé quelque part dans du noir, en une baraque
compliquée, son feu empourprant
le sol. Les diables ne s'inquiètent point de
Koung-Tseu, ni de Meng-Tseu, et
cabriolent dans la tête de l'artiste. Il est convaincu
de la méchanceté des
éléments, et son épouvante est à la fois pleine
d'ardeur, au fond de l'être, et
pleine de résignation à cause de la discipline des
préceptes. Sa colère égale
sa douleur; mais le diable, en tous lieux, n'est que
la maladresse, et la
maladresse augmente dans la colère. Il faut à cet
homme le calmant du
sortilège. Et le fondeur de cloches se lève dans sa
baraque noire, marche à
travers la ville comme un enfant hypocritement sage,
comme un malade imaginaire
qui exalte ses maux en se rendant chez le médecin. Il
trouve le père
d'Ou-Mou-Sou-Ri. Leurs deux hystéries se comprennent à
travers le voile des
mots. Le prêtre bouddhique court de son pas de prêtre
auprès du creuset. Une minute
d'épouvante extrême coule dans le noir de la baraque.
Le Jaune est très près de
la matière; il la sépare à peine de l'homme. Tout vit.
La cloche vivra. Mais ne
vivrait-elle mieux encore, si l'on y versait une
goutte de vraie vie ! Et
te
voilà, Ou-Mou-Sou-Ri, éternelle sacrifiée qu'on va
revêtir de ses plus beaux
vêtements. Ta faiblesse résistera peu aux préceptes et
aux sentences. Et
combien la chose te sera rendue plus facile parce que
tu peux te parer, envelopper
ta grâce, noyer ton visage dans la divine quiétude des
belles toilettes. A son
tour, elle traverse la nuit derrière l'ouvrier du
métal, le prêtre bourru. Les
voilà dans la baraque de ténèbres et de pourpre.
Est-ce que l'histoire a dit
l'horreur? Comment donc l'a-t-il saisie, pure et
frêle, soumise et résistante à
la fois ? A-t-elle crié, la douloureuse petite? Le
métal s'est-il ouvert tout
de suite? Mais n'est-ce pas l'histoire de toutes les
filles, si sensibles à la
douleur et si aptes au sanglant sacrifice, si éprises
de leur bourreau? Enfin,
à cette petite âme de cloche il fallait un fiancé;
ainsi paraît dans l'histoire
le second muet. Il meurt, il épouse la cloche qu'il a
fait vivre. Et ne faut-il
point voir en tout cela les symboles de la cloche et
du battant? En tout cas,
Ou-Mou-Sou-Ri est une onomatopée qui rend fort bien le
murmure du bronze. |