La
Revue Bleue Tome LII No. 2 le 8 juillet
1893 pages
47 - 52 Les Mœurs de la Corée
Le
royaume de Corée, au nord de la Chine, et dont le
véritable nom est Tjyo-Syen,
de tout temps hermétiquement clos à nos investigations,
nous est fort peu connu
sous le rapport des mœurs. M. Hong-Tjyong-Ou, lettré
coréen, le premier de sa
nation qui ait mis le pied sur la terre d'Europe, a bien
voulu nous fournir des
renseignements. Dès
l'abord, il nous apparut un Mongol robuste, de haute
taille, plutôt bronzé que
jaune, la figure douce et grave. Le costume coréen lui
seyait, l'ample paletot évasé
à fermeture biaise, l'antique coiffure de Khoung- Tseu
(Confucius) disparue de
Chine ensuite de l'inva- sion tartare. Pendant le séjour
de M. Hong-Tjyong-Ou en
Chine, ce costume, dans sa belle simplicité, faisait
pleurer les savants
chinois au souvenir des grandeurs de la dynastie
autochtone tombée sous
l'assaut des Mandchous vers 1650. «
Je m'étais arrêté, dit le voyageur, dans une cour où se
trouvait la statue d'un
philosophe. Un lettré sort de la maison, me regarde et
se met à pleurer. Je
l'interroge par gestes; il indiqueque je suis vêtu comme
la statue; puis il me
prend par la main, me fait entrer chez lui, assemble ses
amis qui tous pleurent
d'enthousiasme et de tristesse en retrouvant chez moi
l'image de Khoung-Tseu et
des grands philosophes. Je suis resté plusieurs jours
auprès d'eux, en fête
perpétuelle, échangeant de nombreux écrits. » Nous
cherchions un petit roman chinois inédit; M.
Hong-Tjyong-Ou nous offrit un
roman coréen. La fortune était rare, l'entreprise
difficile; pourtant M.
Hong-Tjyong-Ou apporta tant d'ardeur et de complaisance
que nous pûmes donner
au public français le premier roman coréen paru dans
notre langue. Dans
sa petite chambre d'hôtel du quai des Grands-Augustins,
M. Hong-Tjyong-Ou nous
chanta cette délicieuse histoire de Tchoun-Hyang (car le
coréen se lit sur dix notes),
et un charme extraordinaire se dégageait du chant et de
sa traduction, le rêve
d'une autre race, un rêve qui aurait comme ce chant une
immense douceur, avec
des notes fausses pour nos oreilles d'Occident et si
plaintivement, si
singulièrement originales que nos sympathies pour lui
semblaient des sympathies
parallèles plutôt que des sympathies par fusion, ainsi
que furent parallèles à
travers les âges, si peu réciproquement pénétrantes, les
deux civilisations
jaune et blanche. Avec
le temps, nos relations plus intimes, le lettré Coréen
transforma l'impression,
et nous sûmes alors qu'il viendra un temps, ou qu'il
peut venir un temps, d'union
entre l'Arya et le Mongol, une heure où ils échangeront
des facultés
précieuses. Et
puis n'est-ce rien que de trouver l'exilé triste d'une
nuit sans sommeil et qui
vous conte sa peine? Tandis qu'il parle, voilà la cloche
de Notre-Dame pour on ne
sait quel fête, et le jaune pleure ! «
Ah: la cloche de Séoul (Capitale de la Corée. Le vrai
nom est Han-Yang), si
grande que deux hommes étendant les bras n'en font pas
le diamètre... Elle
sonne par des nuits de brouillard et de lune... Quand
j'entends la cloche de
Notre-Dame, j'y pense, je souffre et, de dépit, je ferme
la fenêtre. » Ou
bien il nous conte l'histoire de la cigogne emportée
avec lui au Japon. Une
nuit froide, claire sous la lune comme le plein jour, il
rêve qu'il est rentré près
des siens. Dehors, la cigogne frileuse bat de l'aile,
chante lugubrement. Il
s'éveille, il ouvre la fenêtre, il parle à l'oiseau
chéri : «
Va, rentre chez les miens... Dis-leur que je reviendrai
un peu plus tard, quand
j'aurai fini ma tache. » Pleurant,
il donne la liberté à sa cigogne. Elle s'élève, elle
tourne, il la perd de vue.
Hong-Tjyong-Ou
est parti de chez lui tourmenté de notre tapage. Il a
voulu voir civilisation.
On en parlait sans cesse. Déjà le palais du roi
s'éclairait à l'électricité. Le
royaume, fermé à travers les siècles et qui ne laissait
pas plus sortir ses
indigènes qu'il ne laissait entrer l'étranger, tout à
coup s'inquiète. Des
Japonais vêtus à l'européenne prêchent le règne des
mœurs nouvelles, blancs
trafiquent sur les côtes. Hong-Tjyong-Ou résume les
préoccupations des siens : « Civilisation?
Qu'est-ce que c'est, civilisation? Bon, mauvais? Il
faudrait savoir, il
faudrait voir. » Là-dessus,
départ pour le Japon. Deux ans s'écoulent. Le Japon n'a
plus'de mystère. Le jeune
Coréen sait à fond les mœurs, l'organisation, la langue
du pays. Il n'est pas
satisfait : «
Les Japonais civilisés, comment? par Européens; donc
nécessaire voir Européens.
» Il
n'hésite pas. Son adresse à tracer des sentences
chinoises, que les Japonais
suspendent aux cloisons de leurs chambres comme des
amulettes et qu'ils payent fort
cher, lui met en main un pécule. Déjà à Han-Yang (Séoul)
il songeait à la
France; le voilà en route pour la France. Deux mois de
voyage, il débarque à
Marseille, il atteint Paris et il pousse un cri
d'admiration. La grande ville
de pierre le transporte. Ne croyez pas cependant que ses
préoccupations soient
toutes matérielles. I1 espère que la civilisation n'est
pas moins haute en
beautés morales qu'en merveilles scientifiques. Dès
qu'il a mis le pied sur le
sol de France, les grands chevaux (le cheval est très
petit en Corée) dociles,
menés avec douceur, l'ont frappé : «
Voilà civilisation ! Les chevaux sont grands et les
cœurs aussi ! » Il
a fallu en rabattre dans l’enfcr des
chevaux; mais, en somme, Paris lui a été
hospitalier. Après des vicissitudes,
il y rencontra quelques personnes qui non seulement lui
furent utiles, mais lui
témoignèrent de la sympathie. Sur son séjour au Japon et
en France, Hong-Tjyong-Ou
a écrit des mémoires pleins d'observations curieuses et
de réflexions
philosophiques comparatives sur nos usages et les usages
de Corée. Nous regrettons
vivement que ces mémoires n'aient pu être traduits. Ils
serviront aux Coréens,
ils auraient pu servir également aux lettres, aux arts,
à la philosophie françaises.
*
* * La
presqu'île de Corée, ainsi que toutes les péninsules, a
été de bonne heure
visitée par la civilisation. Les Coréens indépendants se
trouvent dans
l'histoire bien des siècles avant Jésus-Christ; ils
paraissent avoir atteint
leur apogée vers le xiiie siècle de notre ère, et ils
sont aujourd'hui en décadence.
Après les époques barbares, acquis à la sagesse de
Khoung-Tseu, ils subirent
ensuite le grand courant bouddhiste et ne revinrent à
Khoung-Tseu qu'il y a
cinq cents ans. La
langue écrite, officielle du royaume, est le chinois. La
langue parlée,
populaire, est une langue alphabétique, dont le génie se
rapproche sensiblement
du génie de nos langues occidentales et qui semblerait
même avoir de curieux
rapports avec certains dialectes de l'Inde. Cette
langue, outre qu'elle se
parle, s'écrit fort bien, mais un lettré ne l'emploie
pas volontiers; il la dédaigne
comme nos latinistes dédaignaient le vieux français. En
revanche, les femmes
écrivent le coréen et l'enseignent à leurs enfants.
Ainsi, il reste vivace. D'ailleurs,
la littérature nationale, roman, légende, généralement
créée par des bâtards,
des déclassés, adopte la langue populaire, parce qu'elle
adresse au peuple ses
critiques contre le gouvernement. La
poésie est une des grandes occupations de la noblesse et
même du peuple. Deux
amis coréens, en promenade le soir (Promenade dans un
jardin ou dans la
campagne, car les hommes ne peuvent sortir à Séoul de
nuit; la nuit est
réservée aux femmes), au clair de lune (la lune est la
grande inspiratrice), ne
manqueront pas de s'exciter mutuellement à la
description de tel joli coin de
paysage, avec d'ingénieuses allusions à l'amitié. L'eau,
les arbres, quelque
brume flottante, un nuage sur la lune font presque
toujours les frais. Souvent,
après un banquet, l'hôte, à l'affût d'un plaisir pour
ses convives, avisant les
rayons humides de la lune sur les arbres de son jardin,
éteindra brusquement
les lumières, et ce sera pour tous une joie vive de
chercher, dans le spectacle
ainsi offert, les éléments d'un doux et cordial poème. Tout
est sujet à symbolisme, et même dans les lettres
familières il faut qu'une
image ingénieuse relève le ton. Une femme écrivait à son
mari, alors au Japon :
«
Les deux saules que tu as plantés dans notre jardin
avant ton départ croissent
tous les jours en beauté, et leurs branches pleurent
vers l'Orient. » Les
deux saules sont les deux petites filles du voyageur, et
l'Orient c'est le
Japon. Cette
tendance à la poésie indique assurément des mœurs
douces. M. Hong-Tjyong-Ou
nous affirme la soumission à l'autorité royale, et,
d'ailleurs, les règles de
vie enseignée par Khoung-Tseu portent à la tendresse, à
la politesse, au
respect des parents et des vieillards. Il n'en fut pas
toujours ainsi,
paraît-il, et une légende explique la transformation des
mœurs. C'était
vers l'an 1061 avant Jésus-Christ. Le législateur-roi,
Ki-Tja, se plaignait
avec amertume de l'esprit turbulent de son peuple. Après
des tentatives vaines pour
faire triompher la politesse et la douceur dans les
relations, il eut recours à
l'artifice. Il rendit obligatoire dans la rue (Les
Coréens expliquent ainsi
leurs vastes chapeaux actuels et l'obligation où ils se
trouvent de les mettre
pour sortir et de les garder durant leurs visites) le
port de vastes chapeaux
en porcelaine, d'un mètre de diamètre environ, puis il
maudit ceux qui, sous un
prétexte quelconque, briseraient ces chapeaux, les
menaça de peines sévères.
Effet merveilleux : la peur de briser sa porcelaine fit
de chaque Coréen un modèle
de prudence. Plus de querelles, on acquit une politesse
extérieure bientôt
transformée en habitude et en besoin. La
légende symbolise délicieusement la forte discipline de
la race basée sur des
habitudes, des rites bien matériels, surtout elle montre
la turbulence, la légèreté
du jaune se préservant d'elle-même, s'imposant le joug,
se forçant à la
sagesse. Chapeau de porcelaine, les pénibles études, les
interminables formules
de politesse qui ont créé en Corée une langue dans la
langue; chapeau de
porcelaine, les lois austères du mariage, les solides et
indiscutables
hiérarchies, et enfin cette langue chinoise, héritage
écrasant des siècles qui
va élargissant tous les jours son arsenal de mots,
formidable appareil où la
pensée s'éreinte comme un cheval sous des harnais trop
lourds. On
sait les règles de l'étude. A genoux devant le maître,
le jeune Coréen écoute
avec respect ou récite la leçon. S'il rentre chez lui,
il travaille encore sous
la sévère autorité paternelle. Commencées à six ans, les
études roulent
d'examen en examen jusque vingt-deux ou vingt-trois ans.
A genoux devant le
maître (A genoux, sans image. Un fils parle à son père
ou à sa mère à genoux.
Jamais il ne fume devant eux), l'homme sera toute sa vie
à genoux devant ses parents.
Il aura pour eux le respect le plus absolu, une
politesse exquise et raffinée.
Lui-même déjà vieux, il persévère à les mener à leur
chambre, il aide à les mettre
au lit, il veille à ce que la température de leur salle
soit bonne, à ce que
rien ne leur manque. L'instruction
de la femme est plus simple. On lui enseigne surtout
l'art de plaire et l'art
de se soumettre. L'idéal est qu'elle soit chaste, douce
et poétique. La
femme est une fleur. Elle
se pare donc, se tient propre et coquette, se parfume
décemment, et, se rinçant
la bouche avec une légère solution d'encre de Chine au
musc, elle a l'haleine
fraîche et les dents d'une teinte bleue délicate. Dès
l'âge de sept ans, elle
est séparée de ses frères, elle entre au gynécée dont
elle ne doit plus sortir
que pour le mariage. Mariée, elle ne voit aucun homme
étranger. Ni avant ni
après le mariage elle ne connaît personne qu'elle
pourrait aimer d'un amour non
incestueux. Le
peuple, éternelle marmite où mijote le grand Hasard,
fabricateur des nouvelles
formes sociales, le peuple ne peut songer à pratiquer
aussi étroitement la séparation
des sexes. Il en est de même pour la classe esclave qui
sert les nobles et les
riches. Le
mariage est décidé par les parents. Les futurs époux
savent le soir des noces
si le choix de leurs parents est aussi le leur. Mais
l'amour triomphe des plus terribles
obstacles. C'est le sujet des romans coréens (Écrits par
des révoltés). Le
jeune homme aperçoit une adorable jeune fille se
balançant aux arbres d'un
jardin. Le visage s'élève au-dessus de la muraille,
disparaît pour revenir
encore. Ils s'aiment. L'amant veut une amoureuse et
emploie toutes les ruses
pour l'obtenir. En dehors du roman, dans la pratique, le
jeune homme compte sur
sa mère, il la supplie de lui choisir une belle et douce
fiancée. La jeune
fille, curieuse de son côté, charge une esclave du soin
de connaître le futur
seigneur. Ces mœurs sévères ont leur justification dans
l'importance accordée au
mariage. Un jeune homme doit se marier et se marier
jeune. On compte d'autant
plus sur la sagesse de la mère pour découvrir une femme
aimable que l'épouse n'apporte
pas de dot. En général, l'homme aime sa femme. La
cérémonie du mariage a lieu dans la demeure de la jeune
fille, devant un autel
tendu de rouge où une oie entre deux cierges signifie la
fidélité conjugale.
Les deux époux s'offre mutuellement à boire, puis le
jeune homme mène sa femme
chez lui. Après une cour polie, il obtient de la
déshabiller; elle-même
déshabille son mari et elle se livre volontairement. Ce
détail se trouve dans
le roman du Printemps
parfumè où il
pourrait se prendre pour une fantaisie amoureuse, alors
qu'il répond aux
usages. L'acte de mariage qu'on a remis à la jeune femme
est entouré d'un fil,
et l'on a piqué une aiguille sur le papier, afin de
symboliser la puissance du
mariage dans l'union de deux choses aussi
indispensablement unies que le fil et
l'aiguille. Le
ménage est organisé hiérarchiquement. La bru habite chez
ses beaux-parents.
L'autorité suit l'échelle de l'âge. La femme ne peut se
remarier et les enfants
conçus dans son veuvage sont bâtards. Les enfants
légitimes sont héritiers du
père, mais celui-ci peut disposer de sa fortune par
testament. Si l'autorité du
père est absolue, en revanche il travaille pour les
siens, et sa responsabilité
morale est considérable. A tout âge un fils s'offre à
recevoir les châtiments
légaux encourus par son père, et dès l'âge de
soixante-dix ans, le vieillard ne
saurait être passible d'aucune peine criminelle. En
principe, ce que le père est dans la maison, le mandarin
l'est pour la ville ou
le village, le gouverneur pour la province, le roi pour
le royaume. Le roi gouverne
avec des ministres et délègue le pouvoir civil aux
gouverneurs et aux
mandarins, le pouvoir militaire aux généraux. Les grades
sont nombreux. Les mandarins
supérieurs civils portent un rational avec deux
cigognes; les mandarins
inférieurs, un rational noir avec une cigogne. Cet
emblème est remplacé pour
les mandarins militaires par deux ou un tigre. Les
gouverneurs sont des
mandarins au plus haut grade. Il y a également des
émissaires royaux, nommés
alors directement par le roi, qui parcourent le pays
sous des déguisements.
Nous en trouvons l'exemple dans Printemps
parfumé. Les
ministres sont vêtus de noir ou de rouge; ils portent
deux cigognes comme les
mandarins. Le roi et la reine sont vêtus de rouge, et le
roi porte le dragon en
or sur la poitrine, le dos et les épaules. Tous
les Coréens sont aujourd'hui vêtus de cotonnade blanche.
Les vêtements de deuil
sont en chanvre jaunâtre non lavé. La mort du père, de
la mère ou du roi impose
un deuil de trois années. Dans la quinzaine qui précède
l'inhumation du roi,
nul ne peut se nourrir de viande. Le même jeûne est
observé à la naissance d'un
prince. Outre
les rapports de famille, il existe des relations
d'amitié qu'on s'efforce de
rendre solides et désintéressées. Le Coréen se charge
d'assurer la nourriture à
la femme de son ami défunt. Il ne rompt avec son ami que
sous des motifs graves
et seulement à la troisième faute. La
voix de Confucius prêche d'ineffables douceurs et des
vertus stoïques : «
Il faut que les enfants aient de la piété filiale dans
la maison paternelle, et
de la déférence fraternelle au dehors. Il faut qu'ils
soient attentifs dans leurs
actions, sincères et vrais dans leurs paroles envers
tous les hommes, qu'ils
doivent aimer de toute la force et l'étendue de leur
affection. Et si après
s'être bien acquittés de leurs devoirs, ils ont encore
des forces de reste, ils
doivent s'appliquer à orner leur esprit par l'étude et à
acquérir des
connaissances et des talents. «
L'homme supérieur ne doit pas un seul instant agir
contrairement aux vertus de
l'humanité. Dans les moments les plus pressés comme les
plus confus, il doit
s'y conformer. «
La doctrine consiste à avoir la droiture du cœur et à
aimer son prochain comme
soi-même. «
Se nourrir d'un peu de riz, boire de l'eau, n'avoir que
son bras courbé pour
reposer sa tête est un état qui a aussi sa satisfaction.
Être riche et honoré
par des moyens iniques, c'est pour moi comme le nuage
flottant qui passe. » Et
Meng-Tseu : «
Je crains la mort, que j'ai en aversion, mais je crains
encore plus l'iniquité;
c'est pourquoi la mort serait là en face de moi que je
ne la fuirais pas pour suivre
l'iniquité. » Ces
règles suffisent à créer une morale supérieure; mais il
est difficile de savoir
le point où elles sont suivies par la population.
L'élément bouddhique, faible,
est plein de mysticisme. Là se trouvent la migration des
âmes, les punitions
infernales et les récompenses célestes, tandis que le
disciple lettré de
Confucius affiche du positivisme. Le peuple fait une
mixture: il vénère
Khoung-Tseu et il croit aux diables. En somme, ici
encore, c'est le chapeau de
porcelaine, car la crédulité est assurément vive, très
vive. Le savant le plus
positif croit encore aux trois hommes nés de la terre
dans l'île de Tjyei-Tjyou
(Quelpaèrt) et qui peuplèrent l'île avec l'aide de trois
femmes survenues dans
un navire. Une pierre recouverte d'inscriptions a
refoulé la mer sur la côte de
Corée; cette pierre existe; il suffirait de la retirer
pour que l'inondation
devînt imminente, Recueillis par impression sur une
feuille de papier, les caractères
vieux-chinois de cette pierre guérissent de toutes
maladies. Mangez d'un plat
où l'épaule de tigre et le cuivre rouge se mêlent à des
plantes rares et vous posséderez
la force de l'éléphant. Le gouvernement interdit ce plat
: les hommes trop
forts menacent la sécurité publique. Il
peut être intéressant de comparer les préjugés coréens
avec ceux d'Europe. Un
miroir brisé signifie le malheur, de même que le chant
du grillon. L'hirondelle
annonce le bonheur quand sa couvée réussit. L'araignée
du soir prévient de la
visite d un ami. La pie jacassant à la porte le malin
est un présage de bonne
nouvelle. Le craquement des meubles ou d'avoir la pointe
d'un couteau (Le
diable fuit devant la pointe d'un couteau. Aussi, dès
qu'il y a un mort dans
une maison, tous les couteaux pendant les repas sont-ils
dirigés vers la
chambre mortuaire afin d'en chasser les diables) dirigée
vers soi sont choses néfastes,
mais rien n'est dangereux comme de se voir coupé dans
son chemin par une femme.
Une femme coupant le chemin de soldats en marche
encourrait la peine de mort. Le
miroir brisé, le grillon, les hirondelles, les couteaux,
l'araignée du soir et
du matin, le corbeau et la pie, la femme première sur
notre route au jour de
l'an, nous avons, identiques de sens ou renversées, les
mêmes superstitions.
Ajoutons que pour le Coréen et pour nous, le rêve doit
s'interpréter
contrairement à la réalité. Pour
les bêtes, les préférences du pays vont aux oiseaux. Le
corbeau, vraiment roi
intellectuel, réunit toutes les admirations dans sa
sagesse et sa piété filiale.
La cigogne est adorée pour sa douceur et encore pour sa
piété filiale. L'oie
est l'emblème de l'amour et de la constance. Une légende
parle de livres où des
anachorètes enseignaient l'art de converser avec les
corbeaux et les
hirondelles; un méchant mandarin, par jalousie, aurait
détruit ces livres.
Naturellement le tigre a ses récits héroïques où de
robustes montagnards, la
lance au poing, attaquent la bête. L'ours est dressé aux
confins de la Sibérie;
il y rend de sérieux services. Le chien, méprisé, se
mange. *
* * Au
point de vue artiste, la Corée nous réserve certainement
quelques surprises. Il
doit exister dans la péninsule des porcelaines
curieuses, des bronzes, des dessins
de valeur. Les Coréens ont été les instituteurs du Japon
pour la religion, la
céramique et la littérature. Le bouddhisme qu'ils
importèrent au Japon y fleurit,
tandis qu'il s'étiolait chez eux. Les relations avec le
Japon ne furent pas
toujours pacifiques; les terribles Chinois-Malais de
l'île Niphon attaquèrent à
plusieurs reprises leurs voisins. C'est durant la
dernière guerre (Il y a
quatre ou cinq cents ans) que l'amiral Ishinshin, de
Corée, imagina des navires
sous-marins ayant la forme de tortue dont le col
dépassait le flot pour prendre
l'air. Ils émergeaient brusquement près des vaisseaux
ennemis. Leur carapace
concave, blindée, était garnie de pointes de fer. On ne
pouvait les aborder, et
ils trouaient, brûlaient les navires. L'élan
vers la civilisation est très vif en Corée. L'exemple du
Japon, des Européens
trafiquant sur les côtes, surtout les merveilles
entrevues depuis l'humble allumette
jusqu'à la machine à vapeur et la lumière électrique,
tout cela met une
fermentation dans les jeunes têtes. On rêve le prodige,
la vie facile dans la conquête
des forces extra-humaines. Ce sentiment, généralisé
jusqu'au patriotisme, fait
naître chez les jeunes savants l'espoir d'un
surhaussement de leur pays. Ils
s'effrayent de la pénible conservation chinoise, ils
s'exaltent vers la lumière
éblouissante d'extrême Occident. Puissent-ils ne pas s'y
brûler! Puissent-ils
n'en prendre que des éléments appropriés à leur race et
à leur éducation!
Puissent-ils ne pas abandonner trop tôt leur tranquille
et honnête Confucius pour
des philosophies mal faites à leur caractère! Surtout
qu'ils s'efforcent de faire beaucoup par eux-mêmes, et
qu'ils recherchent
l'influence d'une nation européenne tolérante,
littéraire et polie comme la
leur. Ce n'est pas sans raison que le Chinois et le
Coréen opposent à notre
orgueil d'inventeurs rapides et d'audacieux explorateurs
leur persévérant
travail de perfectionnement moral, leur «civilisation du
cœur» comme ils
disent, et ce serait un spectacle peu édifiant que la
grossière victoire de
quelque brute des pays d'actif struggle
commercial et industriel sur ce jaune affiné par des
siècles de rites
respectueux, pratiquant des nuances très délicates de
politesse, de vertu, de
poésie. Nous
avons dit ailleurs ce qui légitime à nos yeux les essais
de civilisation
occidentale tentés par les Japonais et les Coréens.
C'est une question de vie
et de mort. Il faut prendre la civilisation par
elle-même ou se la voir
imposer. Les Japonais, résolument engagés, sont le point
de mire des races
mongoles: suivant qu'ils échoueront ou réussiront,
l'extrême Orient s'ouvrira
ou se fermera davantage aux idées européennes. La Chine,
immense et pesante
machine, peut résister longtemps encore par la seule
force d'inertie; mais les
nations plus petites, comme le Japon et la Corée, se
trouvent mal à l'aise dans
le courant de l'activité maritime d'Europe et
d'Amérique, en contact permanent
avec le terrible rival. Ce serait de la part de ces
peuples une admirable
sagesse de ne pas s'en tenir uniquement à l'adoption de
fusils à tir rapides,
de canons, de vêtements à l'européenne, mais de prendre
encore tout ce qu'ils
pourront greffer utilement de notre civilisation sur la
leur, de manière à nous
enlever le prétexte d'une intervention. Les
Coréens ont une société assez semblable, au total, à
notre société de la fin du
moyen âge ; quelques heureuses réformes, facilitées par
un réveil de l'industrie
(analogue alors au réveil de l'industrie des communes),
réduiraient le pouvoir
oligarchique, donneraient un peu de vie aux classes
moyennes et au peuple.
D'autre part, les temples de Confucius devraient ouvrir
à de nouvelles sciences
et conférer petit à petit le droit de cité à la langue
populaire vivante. On sait
que ces temples de Confucius sont des institutions assez
complexes où les
lettres, la morale et la religion ont leur part. Il
existe un temple dans
chaque ville, mais le plus beau, qui se recrute parmi
tous les autres, est le
temple de Han-Yang. Plus de deux mille philosophes y
étaient autrefois réunis
dans de vastes bâtiments. Ils vivaient sépares du monde,
èclaircissant les lois
naturelles, et faisant des prières solennelles au
printemps et en automne dans
le temple proprement dit ou chapelle de Khoung-Tseu. Le
gouvernement trouvait
là des hommes capables pour remplir les emplois publics.
La noblesse, seule
admise d'ailleurs, y passe les examens définitifs.
Quoique déchue de son
ancienne splendeur, cette grande Académie est un ohjet
d'enthousiasme pour les
Coréens; c'est la fleur de leur civilisation, ce qu'ils
ont fait de plus
désintéressé et de plus haut, le récipient de leur
philosophie et de leurs
belles-lettres. Une
armée assez considérable défend les frontières au nord
de la Corée. Elle se
recrute par des engagements volontaires, mais il existe
une sorte de caste militaire
où l'on devient soldat de père en fils. Il paraît que la
turbulence des soldats
est une cause de trouble pour le bourgeois coréen,
bousculé dans la rue et même
frappé. L'autorité militaire est d'ailleurs subordonnée
en Corée, comme en
Chine, à l'autorité civile. Terminons
en disant que la capitale présente un grand aspect
d'animation aux moments de
la journée où les rues sont encombrées par le peuple en
travail, par les
palanquins hermétiquement clos des Coréennes en visite,
par les porteurs de
quelques hauts fonctionnaires, par les marchands
ambulants, les bateleurs, les
enfants. Deux cent mille habitants y mêlent leur
activité au travail, au
plaisir, à l'étude, à l'amour; et pour ne pas avoir
l'amplitude du drame de
Paris ou de Londres, le drame de Séoul n'en est pas
moins un des plus complexes
et des plus hauts que notre pauvre humanité donne chaque
jour aux étoiles.
|