Printemps
Parfumé
Roman Coréen Traduction de J.-H. Rosny ---- Illustrations de Marold et Mittis
"
Petite Collection Guillaume " Paris : E. Dentu, Éditeur 3, Place de
Valois, 3 M DCCC XCII (1892)
Préface Tchoun-Hyang est le premier roman coréen qui soit
traduit en français, et même, nous croyons pouvoir
l'affirrner, le premier qui soit traduit dans une langue
d'Europe. La
presqu'ile de Corée tient à la Chine et à la Sibérie et
s'approche du Japon. Les Chinois, les Japonais en ont à
diverses reprises tenté la conquête. La Corée est restée
indépendante. C'est un royaume. Le roi gouverne avec la
noblesse. Les fonctions publiques sont conférées aux
jeunes nobles, après un examen portant sur la
linguistique, la philosophie, la littérature et
l'histoire. L'arithmétique est aussi dédaignée qu'elle
pouvait l'être par nos barons féodaux. La langue de
l'enseignement est le chinois, c'est la langue
officielle écrite ; mais comme la langue chinoise écrite
ne se parle pas, même en Chine, il existe à côté de la
langue officielle écrite en Corée une langue
alphabétique, syllabique, dont le génie ne diffère pas
essentiellement du génie de nos langues occidentales. On
conçoit que cette langue vivante donne plus
d'originalité à un récit que la langue morte et
conventionnelle des écoles. Nous nous félicitons donc de
pouvoir présenter aux lecteurs une traduction faite sur
un texte coréen, avec l'aide du seul lettré de ce pays
qui soit jamais venu en France [M. Hong-Tjyong-Ou, noble coréen, dont nous
avons pu apprécier, au cours de ce travail,
l'intelligente bonté.] Les aventures d' I-Toreng et de
Tchoun-Hyang sont offertes comme authentiques : des
descendants d'I-Toreng existent encore à Séoul, capitale
de la péninsule. Ce récit, si populaire en Corée, est
anonyme, et presque tous les romans coréens le sont,
parce qu'ils renferment des critiques contre le
gouvernement. Beaucoup de romanciers coréens sont des
bâtards. La fidélité de la femme est exaltée à ce point
que la veuve n'a pas droit à se remarier; les enfants
qu'elle conçoit après la mort de son mari sont
illégitimes. Quand la femme est noble, elle instruit ses
bâtards, mais ne pouvant aspirer aux fonctions
publiques, ils s'aigrissent, se retirent dans la
montagne, y vivent de la vie des anachorètes, écrivent
des œuvres plus ou moins bien inspirées, mais toujours
amères contre l'état social. Autrefois boudhistes, les Coréens suivent
aujourd'hui, pour la plupart, les préceptes de
Confucius. La famille est la base de l'Etat. L'enfant
reste toute sa vie soumis à ses parents. Déjà marié, le
fils s'incline encore avec respect, rend compte de ses
actes. Il n'oserait s'asseoir devant son père qu'il n'en
ait reçu l'ordre; il n'oserait fumer. D'ailleurs, il vit
avec sa femme et ses enfants sous le toit paternel. Les
liens de parenté sont retenus avec le plus grand soin.
Le premier livre d'histoire du jeune Coréen, ce sont les
annales de la famille, annales qui remontent à 3,000,
4,000 ans, et même davantage. Le traducteur de ce récit
fait remonter son origine, avec la plus entière
certitude, à l'établissement en Corée de Hong le Savant,
lettré Chinois, envoyé auprès du roi de Corée par
l'empereur de la Chine, il y a 3,500 ans. La règle est de ne jamais laisser sans
secours un parent pauvre, même très éloigné. On se doit,
dans l'ordre coréen, à ses parents, à son maître, à ses
amis et à ses consanguins. L'amitié est sacrée; elle
dure autant que la vie, ou du moins faut-il des motifs
graves pour la rompre. A vrai dire, les Coréens sont des Chinois
très purs [C'est-à-dire qu'ils ont conservé les
vieilles mœurs chinoises.] Toutefois, même au point de vue de la race,
les Coréens sont des Chinois du nord, un type assez
compliqué, haut de taille, vigoureux et vaillant. N'ayant pas subi, grâce à leurs montagnes,
la dernière invasion des Mandchous, ils ne portent pas
le chapeau abat-jour et la longue queue imposés par les
Tartares en signe de vassalité ; ils portent la vieille
coiffure de Confucius, d'un grand caractère; ils ont les
cheveux mi-longs, relevés sur la tête et noués d'un fil
de soie. Tchoun-Hyang est à plusieurs égards une
œuvre d'opposition; non seulement les chants des
cultivateurs et des écoliers, la poésie remise par
I-Toreng au mandarin de Oun-Pong protestent contre
l'arbitraire gouvernemental, mais le mariage même d'un
fils de mandarin avec une pauvre fille du peuple est un
acte de haut courage en lutte contre les coutumes. Toute l'idylle respire la bonté; l'héroïne
est parfaite. Elle aime de l'amour le plus dévoué, mais
elle trouve la force de maintenir I-Toreng dans le
devoir. « En songeant tout le temps à notre amour,
vous n'étudierez pas, - dit-elle, - vous ne serez pas
assez instruit, vous rendrez le peuple malheureux, vos
parents seront attristés et, de plus, vos visites trop
fréquentes auprès de moi affaibliront votre corps. » Les
premières années du mariage coréen s'écoulent très
souvent dans la chasteté. Le jeune mari conquiert sa
femme en même temps que ses grades, et son amour sert
ses études. Car, le mari étant encore étudiant, les
voluptés fondraient son énergie. La femme l'écarte par
de tendres paroles: « Crois-tu que je n'en souffre pas autant
que toi ; mais il faut que tu deviennes un homme. » Une femme, qui agirait autrement, serait
blâmée et le mari, qui se fâcherait, encourrait la
terrible colère paternelle. D'ailleurs, le mariage est
une affaire sérieuse qui se règle entre les parents. L' Histoire de Tchoun-Hyang rompt la
coutume d'unir des gens qui ne se connaissent pas. Ici,
la jeune fille se donne à celui qu'elle aime, et
I-Toreng n'hésite pas à s'engager avec Tchoun-Hyang, à
l'insu de ses parents. Il est à noter que nul ne périt dans cette
histoire, pas même le méchant mandarin; l'auteur n'a pas
voulu de sang sur les figures suaves de ses héros:
I-Toreng et TchounHyang gardent jusqu'au bout leur
exquise bonté, leur noblesse, si haute que nous ne
pouvons rien leur opposer de plus grand dans notre
orgueilleuse Europe. Cette même jeune fille, qui a
rejeté tout vain scrupule de pudeur pour se donner à son
amant, sera d'une inébranlable fidélité ; aucune action
vile, aucune parole envenimée par le soupçon ne lui
viendra dans l'infortune. Dès qu'I-Toreng est parti,
elle se vêt pauvrement, elle met dans un coffre ses
parures, ces mêmes parures qu'elle fera vendre plus tard
pour secourir son ami. Après une longue absence,
I-Toreng se montre à la lucarne de la prison et elle le
regarde : « Oh ! - s'écrie-t-elle, éclatant en
sanglots, - il y a si longtemps! si longtemps ! » Et elle passe fiévreusement sa main par la
lucarne, elle y passe aussi la tête qu'elle livre aux
baisers de l'amant. Et l'amant n'est plus qu'un vagabond
sordide! Pour sobres, les traits de mœurs sont bien
saisis : le domestique avide et artificieux, la vieille
entremetteuse plaintive, l'aveugle nécromancien qui
refuse énergiquement de la main droite tandis que sa
gauche s'avance pour accepter .... Les quelques
descriptions renseignent avec clarté : c'est le
tremblement des ombres sur le sol, les oiseaux qui ne
peuvent dormir dans le bruit des bambous entrechoqués,
les poissons qui sommeillent à l'ombre des branches ...
La lune tient la place d'honneur en poésie: Tchoun-Hyang
apparaît « comme la lune entre deux nuages », et
Tchoun-Hyang, regardant I-Toreng, pense que sa « figure
est belle comme la lune se levant à l'Orient des
montagnes », La fleur n'est pas moins importante : la
bouche de la jeune fille est « comme la fleur du
nénuphar entre-close sur les eaux », la neige parfumée
des fleurs du pêcher vole « comme des papillons au cœur
froid », Tout cela possède un grand charme de candeur,
mais l'accent monte, lorsque I-Toreng déclare que « les
pleurs des beaux cierges de fête sont les larmes de tout
un peuple affligé », que « les chants des courtisanes ne
s'élèvent pas plus haut que les gémissements et les cris
de reproche de tout un peuple qu'on pressure odieusement
». Nous avons la conviction que cette courte
idylle renseignera mieux sur la Corée, sur l'esprit et
le sentiment mongols que de plus longues histoires. Elle
nous apprendra ce que nous avons besoin d'apprendre
toujours : la beauté et la bonté des races rivales; elle
nous inspirera une sympathie tout humaine pour ces
frères au teint bronzé, pour ces lentes civilisations
jaunes qui peuvent nous apprendre des secrets de durée
et de conservation, et peut-être aidera-t-elle que notre
rencontre avec eux ne soit point destructive, comme le
fut notre rencontre avec le rouge; peut-être
aiderat-elle à quelque bel accord pacifique où nous
féconderons leur trop prudente analyse, où ils
féconderont notre trop prompte synthèse. J.-H. ROSNY. PRINTEMPS PARFUMÉ Autrefois vivait dans la province de
Tjyen-lato, dans la ville de Nam-Hyong, un mandarin
nommé I-Teung qui avait un fils, I-Toreng [I-Toreng, Le nom transmis par le père est
I. Tous les fils de I-Teung se seraient appelés I-Toreng
s'il en avait eu plusieurs, et, en ce cas, pour les
distinguer, il eût fallu un troisième nom ; par exemple
l'un d'eux aurait pu se nommer I-Toreng-Ou.] âgé de seize ans. I-Toreng était parmi les
plus habiles lettrés de son pays et il grandissait tous
les jours dans l'étude. Un matin, par un beau temps clair, le
soleil brillait, le vent chuchotait doucement dans les
arbres, agitant les feuilles dont les ombres tremblaient
sur le sol, les oiseaux volaient à travers les ramures,
s'appelaient les uns les autres et chantaient en chœur
sur les branches ; les branches des saules trempaient
dans l'eau comme pour y pêcher, les papillons allaient
de fleur en fleur, et I-Toreng, qui regardait ces
choses, appela son domestique : « Voyez cette admirable nature, - dit-il, -
le cœur me manque pour travailler quand je la vois si
belle, et que je songe que celui-là même qui vivrait
jusqu'aux limites de la vie, qui vivrait un siècle, ne
vivrait que trente-six mille jours, voués à la
tristesse, à la pauvreté ou à la maladie. Ah ! ne
serait-il préférable de vivre au moins quelques jours
parfaitement heureux. Pourquoi toujours travailler,
toujours étudier ! Il fait si beau, je veux me promener.
Indiquez-moi donc un endroit à visiter dans cette ville.
» Le domestique lui dit d'aller a
Couang-hoa-lou, [Couang-hoa-lou : grande maison bâtie sur
un pont à Nam-Hyong. Elle appartient au gouvernement. On
s'y promène sur les terrasses comme nous nous promenons
dans les jardins publics.] qui est situé sur un pont, et d'où l'on
voit le panorama des montagnes et de la rivière. « Je veux voir cela, - répondit I-Toreng ;
- conduisez-moi donc. » Alors le domestique [Ce domestique est attaché à la résidence
du mandarin. Il connait par consèquent très bien la
ville.] l'accompagna.
Ils arrivèrent bientôt sur le pont, entrèrent dans le
palais de Couang-hoa-lou et I-Toreng, se promenant sur
les terrasses, admira beaucoup le paysage. Longtemps il
se rafraîchit le cœur à la vue des montagnes, des pics
coiffés de nuages et des vallées où dormait la brume.
Enfin il remercia son domestique de lui avoir indiqué de
si belles choses, et celui-ci, tout content, plaisanta,
dit qu'il ferait bon vivre là pour un anachorète. « C'est vrai, - fit I-Toreng, - il fait
beau ; aussi pourquoi ne pas m'avoir mené plus tôt en
cette charmante place afin que je m'y repose de mon dur
labeur ? « Je craignais votre père, »
répondit le domestique. I-Toreng lui imposa silence et le renvoya :
« Assez, assez, laissez-moi seul, allez
vous amuser un peu plus loin ; mon père ne vous grondera
pas pour m'avoir procuré une distraction. » Mais, comme il regardait vers la montagne,
il vit une jeune fille qui se balançait aux branches
d'un arbre. [Le cinquième jour du cinquième mois de
l'année coréenne est un jour saint où les jeunes filles
et les enfants attachent des balançoires aux arbres et
se balancent longuement.] Il
rappela son domestique : « Qu'est-ce que cela, » fit-il en indiquant
la jeune fille. Le domestique, effrayé et fâché de
l'aventure, fit mine de ne rien voir. «Comment vos yeux
n'aperçoivent rien là-bas? - dit I-Toreng avec colère. - C'est une dame qui se balance, - répondit
alors le domestique. - Pourquoi ne me l'avoir pas dit tout de
suite? - demanda I-Toreng. - Si vous m'aviez demandé d'abord si
c'était une dame, je vous aurais répondu que c'était une
dame. Vous ne m'avez pas demandé cela et j'ai cru que
vous aperceviez autre chose. Mais si votre père apprend
que je vous ai mené ici et que vous vous êtes amusé à
regarder ces choses, il sera fâché contre moi. - Pourquoi mon père vous gronderait-il pour
m'avoir mené à la promenade un seul jour parmi tant de
jours de travail? D'ailleurs ne parlons plus de mon
père, et dites-moi si la personne qui se balance là-bas
est une dame ou une demoiselle. - C'est une demoiselle,- répondit le
domestique. - Est-ce une fille noble ou une fille du
peuple?» demanda I-Toreng. Le domestique répondit que c'était une
fille du peuple, nommée TchounHyang [Printemps parfumé.] « Voulez-vous, - reprit I-Toreng, - prier
cette jeune fille de venir ici? » Le domestique objecta que la chose offrait
la plus grande difficulté. I-T oreng s'étonna de son
opposition, persuadé que rien n'était au contraire plus
simple que de faire venir auprès de lui une jeune fille
du peuple. Alors le domestique fit l'éloge de la
chasteté, de la haute vertu de cette jeune fille, disant
qu'il ne serait pas facile de la convaincre de venir
trouver un jeune homme. « Comment donc ferais-je - s'écria
I-Toreng, - pour avoir le plaisir de causer quelques
minutes avec elle? - Si vous tenez tant à cette
entrevue, - dit le domestique, - je puis vous découvrir
un bon moyen. - Comment ferez-vous ?- fit I-Toreng avec
empressement. - Je demanderai la permission à votre père,
- répondit le domestique. - A mon père ! [En Corée, comme en Chine, le respect
filial est la base de la société; Un fils, à n'importe
quel âge, est soumis à son père.] - s'exclama I-Toreng avec terreur, - que
dites-vous là ? Ne vous mettez pas contre moi, je vous
prie, et ne parlez pas de cela à mon père. Vous me
feriez grand tort. Je veux arranger cette affaire avec
vous. - Pourquoi ne pas avoir recours à votre
père? - répliqua le domestique; - rien ne lui serait
plus facile que d'appeler cette jeune fille auprès de
lui, tandis que, malgré toute ma bonne volonté, je ne
puis vous satisfaire. - Trouvez quelque autre moyen, - dit
I-Toreng; - je désire que mon père ne soit pas mêlé à
tout ceci. - Fort bien ; mais pour employer un autre
moyen il vous faudra dépenser beaucoup d'argent. - Je dépenserai tout ce qu il faudra. - Cependant, - objecta le domestique
artificieux, - si vous avez l'esprit occupé de cette
jeune fille vous penserez moins à vos études, et si
votre père apprend que je vous ai détourné du travail,
en vous menant à cette promenade, il usera de ses
pouvoirs de mandarin et me fera mettre en jugement. » A
ces paroles, I-Toreng se désespéra: « Hélas ! - dit-il, - que faire? » Il
réfléchit quelques minutes, puis: « Enfin je vous
donnerai beaucoup d'argent, mais il faut que tout se
fasse à l'insu de mon pére, - Pourquoi donc n'iriez-vous pas vous
promener près de l'endroit où se balance cette jeune
fille ? - suggéra le domestique. -Je veux le faire,» s'écria I-Toreng. Ils
allèrent tous deux. Arrivé près de la balançoire,
I-Toreng regarda attentivement la jeune fille. Elle
était très belle ; derrière les bandeaux de ses cheveux
noirs que le vent ramenait sur sa face, elle
apparaissait au jeune homme comme la lune entre deux
nuages. « Qu'elle est belle ! » pensait I- Toreng.
Un
sourire ouvrit les lèvres de la joueuse, sa bouche fut
pareille la fleur du nénuphar entre-close sur les eaux,
et, toujours se balançant, elle allait par l'espace
comme une hirondelle qui vole. Du bout de son pied
capricieux elle repoussait les branches, faisait tomber
une pluie de feuilles. Ses mains blanches, aux jolis
doigts longs, s'accrochaient aux cordes. Sa taille mince
et souple s'inclinait comme le saule au vent. I-Toreng, éperdu d'admiration, ébloui à ce
spectacle, se prosterna dans une profonde désespérance.
Le domestique effrayé le releva : « Que faites-vous là? - s'écria-t-il. - Si
vous agissez ainsi dès l'abord, j'aurai tout à craindre
de votre père et il me punira certainement. Calmez-vous,
s'il vous plaît, rentrez chez vous et nous aviserons
ensuite à quelque moyen de vous satisfaire; mais ne vous
abandonnez pas dès le premier jour. - Vous avez raison, - répondit I-Toreng, -
mais songez que la vie est instable, que nous sommes
heureux aujour-d'hui, malheureux demain; qui sait si je
ne serai pas mort demain, et alors pourquoi ne
profiterais-je pas de l'occasion qui m'est offerte de
parler à cette jeune fille? - Si vous pensez ainsi, faites ce qu'il
vous plaira, » dit le domestique. Mais, à ce moment même, la jeune fille,
effarouchée d'être regardée, descendit de sa balançoire,
troussa ses robes et s'en fut, joueuse, vers sa demeure.
Ses petits pieds n'allaient guère plus vite que la
tortue sur le sable, et elle s'attardait encore, elle
ramassait des pierres qu'elle jetait aux arbres pour
faire envoler les oiseaux. I-Toreng la regardait et s'émouvait
davantage, désespéré de la voir partir. Le domestique
l'engagea alors à rentrer, disant qu'il valait mieux
s'en tenir là, afin que son père ne sût rien; mais qu'il
trouverait moyen de lui ménager une entrevue pour un
autre jour. « C'est vrai, impossible de rester,»
balbutia I-Toreng. Et il rentra chez lui comme un homme ivre.
Il alla tout de suite voir ses parents et mangea avec
eux. Ils lui demandèrent s'il s'était bien amusé. «
Oui, mon père, j'ai vu une chose ravissante, - s'écria
I-Toreng, - oh! l'exquise Tchoun-Hyang. [Rappelons, pour expliquer le qui-proquo,
que Tchoun-Hyang signifie printemps parfumé.] - Que parlez-vous de Tchoun-Hyang ? » fit
le père. I-Toreng, effrayé de sa distraction,
répondit: « Je veux dire, mon père, que les fleurs
embaumaient délicieusement le printemps. » Le repas s'acheva en silence et I-Toreng
rentra dans sa chambre, alluma une bougie et ouvrit un
livre; mais les mots se brouillaient devant ses yeux et
ils voyaient partout le nom de Tchoun-Hyang, ou sa chère
image sur la balançoire et dans les différentes
attitudes où il l'avait aperçue. Ne pouvant parvenir à
s'abstraire, il appela son domestique. « Eh bien ! - dit-il - avez-vous découvert
quelque moyen ? - J'y penserai toute la nuit, - répondit le
domestique, - et je vous dirai demain matin ce que
j'aurai trouvé. Mais, je vous prie, tenez votre esprit
en repos, continuez à étudier ce soir ou couchez-vous et
dormez paisiblement. -Je vous remercie, - fit I-Toreng, -et,
avec l'espoir que vous me donnez, j'aurai l'esprit
tranquille et je dormirai bien. » Cependant le domestique se retira, après
avoir souhaité le bonsoir, et se dit : «Voilà une bonne occasion de gagner de
l'argent! Mais ce sera difficile. » Il resta quelque temps pensif, perplexe,
puis tout à coup : «Oh! oh! - fit-il,- j'ai trouvé. Je paierai
une vieille femme pour qu'elle aille prier Tchoun-Hyang
de se promener avec elle dans un endroit convenu, puis
je dirai à I-Toreng de se vêtir en femme et je le
mènerai au même endroit ; ainsi il pourra causer avec la
jeune fille. Maintenant, en voilà assez, dormons! » Le domestique parti, I-Toreng, ne pouvant
dormir, plein du souvenir de la belle jeune fille,
ouvrit la fenêtre et regarda dehors. La lune était
claire et les étoiles rares. Les corbeaux [Le corbeau est très respecté en Corée, il
symbolise l'amour filial.] volaient vers le sud. Le vent soufflait
dans les bambous, les faisait s'entrechoquer: les
oiseaux se réveillaient, ne pouvaient se rendormir dans
le bruit et s'envolaient au loin. Les poissons dormaient
à l'ombre des branches sur l'étang. La vue de ces
choses, émouvant I-Toreng, le faisait penser davantage à
l'aimée. « Impossible de supporter cela plus
longtemps, - fit-il, - je veux fermer la fenêtre et
dormir. » Il se coucha sur son lit ; mais il
s'agitait sans cesse, se retournait sur l'un et l'autre
côté, ne pouvant décidément clore les yeux. Enfin, après
une longue veille, il s'assoupit et rêva qu'il se
promenait dans Couang-hoa-lou, qu'il retrouvait
Tchoun-Hyang se balançant aux arbres, qu'il allait la
voir et qu'elle rentrait chez elle, joueuse et
capricieuse; mais il la suivait, il lui disait des
choses très douces et elle ne lui répondait. pas. « Ah !
a-t-elle donc le cœur aussi dur que la pierre et le fer?
- pensait-il, - comment arriverai-je à la toucher. »
Attiré cependant davantage encore par ce silence, il la
suppliait de lui dire quelque parole, rien que pour
entendre le son de sa voix. Elle lui répondit que l'usage voulait que
les hommes fussent séparés des femmes et, qu'en entrant
ainsi chez elle, il commettait une impolitesse, et que
c'était pour cela qu'elle ne lui répondait pas. I-Toreng, - tout honteux, - ne trouvait pas
de mots, et dans son angoisse, il s'éveilla : « Mon domestique a dit la vérité, -
pensa-t-il ; - cette jeune fille est très vertueuse et
il sera difficile de l'approcher. Mais heureux celui qui
l'épousera, elle lui sera fidèle. Si je pouvais en faire
ma femme, quel bonheur! » Et la nuit lui parut interminable dans
l'attente. L'aube vint. I-Toreng appela son domestique :
« Eh bien, - dit-il, - avez-vous cherché
quelque moyen ? - Oui, j'ai cherché et, bien que ce soit
très difficile, j'ai trouvé. Je veux découvrir dans ce
quartier une vieille femme et l'envoyer à Tchoun-Hyang
pour la prier de se promener dans Couang-hoa-lou. - Et ensuite ? - demanda I-Toreng. - Ensuite, - fit le domestique, - vous
revêtirez des robes de femme et vous rencontrerez la
jeune fille à Couang-hoa-lou. - Fort bien, - dit I-Toreng, - je veux vous
obéir. - Mais, - suggéra le domestique, - il faut
que je donne de l'argent à la vieille femme. - Certainement, - fit I-Toreng, je
dépenserai tout ce qu'il faudra. Combien voulez-vous?
Parlez, je vous le donnerai... Voici quarante mille
poun, [Le Poun, monnaie de cuivre valant environ
un centime et demi.] transportez-les chez vous : vous en userez
comme il vous plaira et vous noterez vos dépenses. » Le domestique acquiesça, rentra chez lui
très content, et s'occupa tout de suite de trouver une
vieille femme. Dès qu'il l'eut découverte, il lui dit :
« J'ai besoin de vous pour ménager une
entrevue entre I-Toreng et Tchoun-Hyang. » Cette femme répondit : « Je veux bien, mais Tchoun-Hyang est une
vierge, et si ses parents apprennent que j'ai détourné
leur fille, je crains leur vengeance. - Ne craignez rien, - dit le domestique, -
nous tiendrons affaire secrète et les parents n'en
sauront jamais rien. - Je suis prête à vous servir, mais comment
? - Je vais vous l'indiquer. Vous irez chez
Tchoun-Hyang, et vous la prierez de se promener avec
vous à Couang-hoa-lou. - Et comment alors I-Toreng lui
parlera-t-il? - J'ai pensé qu'I-Toreng mettrait des
vêtements de femme, qu'il irait ainsi à Couang-hoa-lou,
et rejoindrait Tchoun-Hyang. Quant à vous, pour leur
laisser un moment d'entretien particulier, vous feindrez
de vous intéresser à autre chose et vous vous éloignerez
un peu. - Soit,- dit la vieille femme, - mais
combien me donnerez-vous pour cela? - Autant que vous voudrez. -
C'est que, - reprit-elle, - si les parents apprennent
jamais la chose, je serai mise en jugement et cela me
paraît valoir une bonne somme. - Oui, je sais, - dit le domestique; - mais
si vous êtes jugée, ce sera par le père de I-Toreng et,
par conséquent, la peine ne sera pas forte. - Si c'est comme cela, je veux essayer;
mais il faut encore que la jeune fille accepte de se
promener avec moi et je vais le lui demander. » Elle partit là-dessus trouver Tchoun-Hyang
qui étudiait. La jeune fille l'accueillit poliment, lui
tendant la mam. « Vous étudiez donc toujours ? - dit la
vieille femme. - Oui, - répondit Tchoun-Hyang, - J'étudie
beaucoup ; que ferais-]e ? Je ne puis sortir toute seule
; par conséquent je suis obligée de travailler pour me
distraire. - Trouvez-vous ce livre bien intéressant ?
- demanda la vieille femme. - Oui, je le trouve fort intéressant, et je
l'aime beaucoup. - Quel en est le titre ? - C'est le livre du philosophe Confucius, »
répondit
Tchoun-Hyang. La vieille femme réfléchissait que cette
jeune fille, qui aimait tant la philosophie de
Confucius, devait être très vertueuse, donc difficile à
détourner, car la philosophie enseigne la crainte de
tout plaisir. « Il faudra donc que je ruse pour obtenir
d'elle qu'elle m'accompagne à la promenade, -
pensait-elle. Et s'adressant à Tchoun-Hyang - Oh !
j'aime aussi beaucoup le livre de Confucius, et j'aime
aussi beaucoup l'étude; mais toujours étudier, c'est une
grande fatigue; aussi, souvent, pour me reposer, je
prends mon livre et je vais me promener dans les bois.
Aujourd'hui, il faisait beau, je suis sortie dans la
campagne. et j'ai composé une poésie que j'écrirai pour
vous, la voici : « Je me promenais dans un chemin près de la
montagne; Tchoun-Hyang écouta, rêveuse, et tout à
coup ferma son livre. « C'est vrai, - dit-elle, - ce que vous
dites dans cette poésie. Malheureusement, je ne puis
sortir seule ; cependant je me sens bien lasse:
voulez-vous venir me chercher demain ? Je vous
accompagnerai à la promenade. » La vieille accepta avec empressement et
demanda à quelle heure elle devait venir. « Venez demain à une heure et demie dans
l'après-midi, je serai libre. - Je viendrai,- fit la vieille femme. - Au revoir. Elle partit, alla trouver le domestique et
lui dit : « La chose est décidée, je me promènerai
demain avec Tchoun-Hyang. - Trés bien, je suis content de vous, - fit
le domestique; - n'oubliez pas que c'est à
Couang-hoa-lou que vous devez vous rendre. - Je n'y manquerai pas. » Ils se quittèrent là-dessus et la vieille
femme rentra chez elle. Le lendemain, le domestique
courut chez I-Toreng et lui dit : « Tout est arrangé. Vous échangerez vos
vêtements contre des vêtements de femme et, cette
après-midi, vous vous promènerez dans Couang-hoa-lou.
Mais prenez garde à ce que vous ferez, car la jeune
fille est très vertueuse et ne permettrait pas un geste
malhonnête. - Je sais, je sais, » fit I-Toreng. Le domestique prit alors congé de son
maître en lui souhaitant une bonne promenade. I-Toreng
alla, sans tarder, rendre visite à ses parents et
demanda l'autorisation de se promener dans
Couang-hoa-lou. Ils accordèrent facilement cette
permission, et ils lui dirent de bien s'amuser. I-Toreng
les salua et partit. Tout heureux, il transporta ses vêtements
de femme jusqu'auprès de Couang-hoa-lou. Là, dans un
hôtel, il se déguisa, et quand ce fut fait il se regarda
dans un miroir ; il se trouva très bien, jugeant que nul
ne le reconnaîtrait. Puis il pensa qu'il ne serait pas
bon d'entrer tout de suite dans Couang-hoa-lou, qu'il
pourrait effaroucher Tchoun-Hyang, mais qu'il vaudrait
mieux se rendre d'abord dans la montagne, y cueillir des
fleurs, y attraper des papillons, s'amuser enfin
jusqu'au moment où il jugerait convenable d'entrer au
palais. Il s'examina une dernière fois dans le miroir
et, satisfait, marcha vers la montagne où il passa
quelque temps, comme il avait dit, à cueillir des
fleurs, à chasser des papillons, et à dépouiller des
branches de saule de leurs feuilles qu'il éparpillait
ensuite sur l'eau, pour faire venir les poissons. Si
bien que Tchoun-Hyang fut attirée par ces jeux. Elle
appela la vieille femme et lui demanda : « Cette jeune fille qui joue là-bas, la
connaissez-vous ? - Où? - fit la vieille femme, feignant
l'ignorance. - Comment vous ne voyez pas ? - Ah! oui, je vois, mais c'est un peu loin,
je ne puis distinguer. - Il est vrai qu'à votre âge vous ne pouvez
y voir aussi loin que moi, cette jeune fille a une
charmante figure ; elle est vêtue si magnifiquement
qu'il est impossible qu'elle soit d'ici où nous sommes
tous de pauvres gens. - Est-elle vraiment si belle? approchons
nous un peu pour que moi aussi je puisse voir. » Elles descendirent sur le pont, et la
vieille femme pria Tchoun-Hyang de l'attendre; « J'irai, - dit-elle, - tout auprès de
cette jeune fille, je l'observerai bien et je viendrai
vous raconter ce que j’aurai vu. - Faites cela, s'il vous plaît, - dit
Tchoun-Hyang, - car je suis fort curieuse. » La vieille femme s'éloigna, s'approcha
d'I-Toreng et revint bientôt: « Oh! c'est vrai, comme
vous le disiez, cette jeune fille n'est pas d'ici. Je
crois que c'est la fille du mandarin.» Tchoun-Hyang regarda I-Toreng, et déclara
qu'en effet la jeune fille jouait avec une grâce pleine
de noblesse : «
Sa figure est belle comme la lune se levant à l'orient
des montagnes, - pensa Tchoun-Hyang. - Hélas! si ç'avait
été un jeune homme, combien j'aurais aimé l'avoir pour
fiancé. » Puis s'adressant à la vieille femme : « Elle
doit bien s'ennuyer de jouer ainsi toute seule, elle qui
est ètrangère. - Quel bon cœur vous avez, - fit la vieille
femme. - Voulez-vous que nous l'appelions; si elle vient
tant mieux, et, si elle refuse, nous n’y pourrons rien.
- Il ne serait pas poli, - dit
Tchoun-Hyang, - d'appeler auprès de nous une étrangère,
surtout une étrangère noble et qui ne nous connait pas.
Allons donc la trouver nous-mêmes. » La vieille femme, toute heureuse du succès
de la ruse, approuva la politesse. Elles allèrent donc auprès d'I-Toreng.
Celui-ci, qui vit tout à coup la vieille femme et la
jeune fille si proches, parut surpris et les salua
poliment. « Nous étions à Couang-hoa-lou à nous
amuser, - dit la vieille femme, - lorsque nous vous
avons aperçue, jouant ici toute seule ; nous avons pensé
qu'il nous serait très agréable de pouvoir vous tenir
compagnie.» I-Toreng était au comble de la joie. Ils
remontèrent tous ensemble à Couang-hoa-lou. Là, le jeune
homme regarda bien attentivement Tchoun-Hyang et pensa
combien elle était jolie ! Elle, de son côté, songeait
que sa compagne était d'une merveilleuse beauté. Combien
les filles de l'aristocratie étaient différentes des
filles du peuple par la distinction de leurs manières! Les deux jeunes gens causèrent quelques
minutes, tout en observant le paysage et en se désignant
les plus beaux sites. « Ah!- dit Tchoun-Hyang, - je regrette que
nous ne nous soyons pas connues plus tôt, nous aurions
pu souvent nous promener ensemble comme aujourd'hui. » Cependant la vieille femme s'éloignait
petit à petit, les laissant en tête à tête. Alors I-Toreng, dit à TchounHyang: « Je veux vous réciter une poésie que j'ai
faite. Et voyant Tchoun-Hyang attentive: « La vie
est comme un fleuve qui s'écoule, et c'est pourquoi la
vue de l'eau suscite ma mélancolie ; mais le salut des
saules que le vent incline me console. » Tchoun-Hyang, en entendant ces choses, fut
triste et répondit tout en marchant : « Le monde est comme un rêve de printemps,
et nous ne pouvons être jeunes qu'une fois. Ne jamais
s'amuser, ne jamais sortir c'est bien triste, et,
puisque nous ne pouvons être jeunes qu'une fois, il faut
égayer notre jeunesse. » Ici, elle rappela la vieille femme : «
Pourquoi ne restez-vous pas auprès de moi, - lui
demanda-t-elle. - Ne vous éloignez donc pas ainsi. La vieille femme répondit : - Hélas ! je suis vieille, et les vieilles
personnes sont des êtres inutiles. - Pourquoi dites-vous cela ? - reprit
Tchoun-Hyang. - J'ai connu votre âge, - gémit la vieille
femme, - et je me sens vieille et inutile parmi vos jeux
et vos causeries, c'est pourquoi je me suis éloignée. »
I-Toreng et Tchoun-Hyang se rendirent à la
justesse de cet argument ,mais ils la consolèrent tout
de même de bon cœur. Alors, elle les assura qu'elle ne
prenait que du plaisir en leur compagnie, et qu'elle
avait parlé de sa vieillesse sans amertume. « C'est par hasard que nous avons fait
connaissance aujourd'hui, - dit I-Toreng à Tchoun-Hyang;
- Dieu a voulu notre amitié, il a fait nos âmes l'une
pour l'autre. - C'est vrai, - répondit Tchoun-Hyang, -
notre rencontre s'est faite par hasard. » Mais elle restait pensive, trouvant
qu'I-Toreng ne parlait pas comme une femme, qu'il n'en
avait point les manières ; cette singularité la frappa
et elle conçut quelque soupçon de la vérité. « Vos parents vivent-ils encore? - demanda
I-Toreng. - Non, mon père est mort, je vis avec ma
mère. Et vous? - Moi, j'ai mon père et ma mère, - fit
I-Toreng. - Vous êtes plus heureuse que moi. Mais si
vous rentrez trop tard vos parents ne vous
gronderont-ils pas ? - Oui, si cela arrivait souvent ; mais une fois,
n'est rien. - Les parents grondent toujours lorsqu'on
rentre tard ; aussi, pour éviter les reproches de ma
mère, il faut que je vous quitte. » I-Toreng, mécontent à l'idée de la
séparation, balbutia : « Quand pourrez-vous vous promener encore
avec moi ? - Je ne sors pas souvent, - répondit-elle,
- voulez-vous venir chez moi? - Très volontiers, - fit I-Toreng. Mais
votre mère ne grondera-t-elle pas? - Oh ! non, elle sera très heureuse au
contraire de me voir étudier et jouer avec une amie. » Ce disant, Tchoun-Hyang rappela la vieille
femme : « Il se fait tard, - lui dit-elle, - s'il
vous plaît, nous partirons ensemble. -
Oui, - fit la vieille femme. I-Toreng les accompagna
jusque sur le pont, et là il leur dit adieu.
Tchoun-Hyang s'éloigna avec la vieille femme. I-Toreng
rentra chez lui, rendit immédiatement visite à ses
parents, mangea avec eux et leur raconta sa promenade.
Après le repas, il se retira dans sa chambre, appela son
domestique, et lui dit : « Je suis très satisfait de vous; je me
suis promené avec Tchoun-Hyang et j'ai causé avec elle.
La vieille femme s'est donné beaucoup de mal, donc il
faudra lui remettre de l'argent. - Bien, - reprit le domestique, je m'en
vais la faire venir et je lui donnerai sa récompense. »
Là-dessus, il partit et rentra chez lui. De son côté Tchoun-Hyang, de retour chez
elle avec la vieille femme, la remerciait vivement de
tout le mal qu'elle s'était donné. « C'est la moindre des choses, » répondit
la vieille femme, en lui disant au revoir. Tchoun-Hyang alors alla trouver sa mère et
lui fit le récit de sa journée, et surtout combien
heureuse elle avait été de rencontrer la fille du
mandarin avec laquelle elle s'était promenée et avait
causé. « Une jeune fille bien instruite et intelligente
qui viendra souvent étudier ici avec moi. - Oh ! quel bonheur, chère fille! »
répondit la mère. Le domestique s'était rendu chez la vieille
femme aussitôt qu'il avait quitté I-Toreng, et il la
remercia, lui disant que son maitre avait témoigné la
plus grande satisfaction et lui faisait remettre un
cadeau. La vieille femme, heureuse, reçut l'argent et le
serra. Tchoun-Hyang, lasse, s'étant retirée dans
sa chambre, se coucha, s'endormit et rêva qu'un dragon
venait s 'enrouler autour de son corps. Elle eut très
peur et se leva. « Quel singulier rêve ! » s’ecria- t-elle.
Cependant, elle se remit au lit, mais, ne
pouvant plus dormir, elle prit un livre. La nuit se
passa ainsi. Au matin elle courut auprès de sa mère. « Je n'ai pu dormir de frayeur, - lui
dit-elle; - j'ai rêvé qu'un dragon s'enroulait tout
autour de mon corps. - C'est un cauchemar qui vous vient d'avoir
eu hier l'esprit et le corps fatigués de votre
promenade, de vos causeries et de vos jeux ; ne vous en
préoccupez pas. » Tchoun-Hyang alors retourna dans sa
chambre. Cependant I-Toreng n'avait pu, lui non
plus, étudier ni dormir parce qu'il pensait toujours à
la jeune fille. Il résolut, dès le matin, de lui écrire
une lettre, annonçant sa visite pour le soir même. Il
fit appeler la vieille femme et la chargea de cette
lettre. La vieille prit la lettre et la porta tout
de suite à Tchoun-Hyang. La jeune fille ouvrit la
missive, la lut, dans une surprise joyeuse, et se hâta
d'y répondre : « Je serai ravie de vous voir. Je pense
continuellement à vous, depuis que nous nous sommes
quittées à Couang-hoa-lou. Aussi combien votre lettre
m'a fait plaisir ! Je vous attends avec impatience. » La vieille temme alla remettre cette
réponse à I-Toreng qui fut transporté de joie. La
journée lui parut lente, au gré de son désir. Enfin
l'heure du diner vint. Il mangea, retourna dans sa
chambre, s'habilla en jeune fille, se glissa dehors,
alla trouver la vieille femme et lui demanda de le
conduire auprès de Tchoun-Hyang. Il fut fait ainsi. Ils arrivèrent bientôt à la demeure de la
jeune fille. Là I-Toreng pria la vieille femme de le
laisser, et il entra seul. Tchoun-Hyang l'accueillit avec
empressement, rernerçiant la prétendue amie de la peine
qu'elle avait daigné prendre. Puis elle la conduisit
auprès de sa mère et la présenta comme l'amie dont elle
avait parlé. Ensuite elle ramena I-Toreng dans sa
chambre. « Ah ! quelle magnifique lune, -dit la
jeune fille, - voulez-vous que nous nous promenions
quelques moments dans le jardin? - Avec joie, » fit I-Toreng. Ils sortirent et se promenèrent jusqu'à
l'endroit où I-Toreng avait vu Tchoun-Hyang se balançer,
le premier jour de leur rencontre. « Ah ! une balançoire - s'exclamat-il , -
voulez-vous que nous nous balançions ? » Tchoun-Hyang accepta avec plaisir. Ils se balancèrent donc et I-Toreng dit : « Je regrette beaucoup que vous ne soyez
pas un jeune homme, car, si vous l'étiez, je vous
aimerais infiniment et nous nous épouserions. - Je pense comme vous, - répondit
Tchoun-Hyang ; - moi aussi, je souhaiterais que vous
soyez un jeune homme pour vous épouser. - Oh! je ne puis vous croire, - reprit
I-Toreng. - Pourquoi donc, - demanda Tchoun-Hyang. - Parce que je crois que votre pensée ne
peut-être comme la mienne et que vous me trompez. »
Tchoun-Hyang répondit: « Je sais, je sais, Confucius a dit : « Un
cœur soupçonneux soupçonne toujours les autres. » C'est
pourquoi vous ne me croyez pas. C'est vous qui me
trompez, j'en suis sûre. - Oh ! - fit I-Toreng en riant,je veux bien
admettre que je vous trompe ! Ainsi vous pensez vraiment
comme moi. - Certainement, je n'ai point l'habitude de
douter des autres, et je parle tout droit comme je
pense. - Alors, - reprit I-Toreng, - si vous
parlez vrai, je veux vous demander quelque chose. - Et quoi donc ? - Eh! bien, - dit-il, - j'ai confiance en
votre parole, et nous admettrons que, si j'étais un
jeune homme, vous m'épouseriez, que, si j'étais une
jeune fille, nous serions comme des sœurs ; mais je
désire que nous mettions cela par écrit. - Très volontiers, - dit-elle. - Cessons donc de nous balancer, -
reprit-il, - et écrivons : - Soit. » Ils descendirent de la balançoire et
I-Toreng écrivit la promesse : « Signez, maintenant ;» dit-il, lorsqu'il
eut fini. Elle signa. I-Toreng mit le papier en
poche. Alors Tchoun-Hyang, plaisantant: « Pourquoi tout cela ... Est-ce donc que
vous êtes un garçon ? - Oui, vraiment, je suis un garçon, »
répondit I-Toreng. Tchoun-Hyang, surprise, s'écria : « Je ne
vous crois pas, car pourquoi, si vous êtes un jeune
homme, mettre des vêtements de femme ? - Vous avez raison, cela doit vous paraître
fort singulier ; mais comme je pensais toujours à vous
depuis que je vous avais vue, et que je ne pouvais pas
vous approcher sous mes habits d'homme, j'ai mis des
vêtements de femme. » Tchoun-Hyang, convaincue que c'était une
simple plaisanterie, fit encore: « Vous dites cela, mais je ne vous crois
pas. - Vraiment, vous ne me croyez pas? Je suis
I-Toreng, le fils du mandarin, et, sous ces vêtements de
femme, je porte mes habits d'homme. - Oh ! ne plaisantez plus je vous prie;
vous pensez bien que je ne puis vous croire. - C'est très sérieux, pourtant, - reprit
I-Toreng, - et, si vous doutez, je vais enlever mes
vêtements de femme et me montrer à vous en jeune homme.
» Mais Tchoun-Hyang, voulant pousser à bout
la plaisanterie et confondre son amie: « Eh ! bien, je vous crois, faites voir. »
Il ôta ses vêtements et apparut
magnifiquement habillé en jeune homme. « Oh! » dit alors Tchoun-Hyang, tout à coup
effrayée et attristée. Il s'efforça de la consoler, et lui mettant
doucement la main sur l'épaule « Pourquoi être triste, vous ne m'aimez
donc pas? J'avais bien raison tout à l'heure de dire que
vous me trompiez, et j'ai bien fait de vous faire signer
vos paroles. - Je ne pensais pas que vous pussiez être
un garçon, et je vous ai parlé librement comme à une
sœur ; j'ai plaisanté, mais si vous parlez sérieusement
alors j'ai commis une grande faute, et, pire, je l'ai
signée. - Oui, - dit-il, - et si vous refusez de
remplir la convention, si vous ne ne m'aimez pas, je
rentrerai chez moi et, muni de mon papier, je vous ferai
condamner. - Condamner ! - dit Tchoun-Hyang, -
pourquoi? - Parce que vous avez signé la promesse de
m'accepter pour époux, et que vous devez faire honneur à
votre signature. - J'ai signé par pure
plaisanterie,dit-elle, - et si j'avais su que la chose
était sérieuse, je ne l'aurais certainement pas signée.
» Alors I-Toreng essaya de la convaincre: « Nous ne serons jeunes qu'une fois, -
dit-il, - et pourquoi n'en profiterions-nous pas pour
nous aimer tendrement ? » Tchoun-Hyang resta longtemps pensive, et
songea qu'elle ne pourrait pas se dédire puisque c'était
signé ! « Eh ! bien, - dit-elle, - j'accepte le
traité, mais nous ajouterons que, une fois mariés, nous
ne nous quitterons jamais. - Une fois mariés, - fit I-Toreng, - nous
ne nous quitterons plus ; il n'est pas besoin de traité
pour cela. -
Si j'étais une fille noble, - répliqua-t-elle, -. je ne
vous demanderais aucun traité, mais les mariages ne se
faisant pas entre le peuple et l'aristocratie, il est
honnête que je prenne cette précaution. Si vous me
refusez cela, rendez-moi le papier. - Quoi, vous me soupçonnez ? - fit-il. - Je vous soupçonne beaucoup, dit-elle. -
Déjà vous m'avez fait commettre une faute, en me
trompant; je ne puis donc avoir confiance en vous. - Soit, - reprit-il, - je ferai tout ce que
vous exigerez. » Et, très satisfait, il écrivit le second
engagement, le signa et le remit à la jeune fille. Elle
le prit, mutine, et le plaisantant à son tour en lui
montrant le papier : « Prenez garde, maintenant, si vous me
quittez jamais, j'irai trouver votre père et je vous
ferai condamner. - Quel malheur ! - fit ironiquement
I-Toreng, - en jetant ses bras autour du cou de
Tchoun-Hyang et la pressant contre lui. -Jamais je
ne vous quitterai, croyez-le bien. - Voilà la nuit qui s'avance, - dit
Tchoun-Hyang, - rentrons chez moi. » Ils rentrèrent donc, enlacés doucement,
s'embrassant et se disant des choses tendres. Et elle,
lui pinçant la joue, comme on fait aux enfants: « Oh !
le malin, - fit-elle ravie, - comme il m'a trompée! » Ils entrèrent dans la chambre de
Tchoun-Hyang. I-Toreng enleva les vêtements de la jeune
fille, tandis qu'elle faisait de même pour lui, puis ils
se mirent au lit et passèrent la nuit à s'aimer, comme
les couples d'oies sur les étangs. [Les oies en Corée symbolisent le mariage.
Les couples d'oies sont en effet très unis. Pendant la
cérémonie coréenne du mariage, un couple d'oies est
placé sur la table, entre deux cierges, parmi la fumée
de l'encens. Les prières se font autour de cet autel.] « Vous ne me quitterez jamais, n'est-ce
pas? - disait Tchoun-Hyang, serrée étroitement contre
son amant ... - Sinon, gare au papier ! - Ne parlez pas ainsi, - répondait
I-Toreng, - je ne vous quitterai jamais, et si vous
deviez mourir avant moi, je mourrais de même, comme
l'oie mâle privée de sa femelle. » Ils s'épousèrent, et Tchoun-Hyang parlant
symboliquement à I-Toreng: « La mer du printemps est
endormie dans le calme, mais le flux fera partir
rapidement le mât du navire. »
Lui répondit en son extase, la contemplant et la
voyant rougir si bien qu’elle était pareille à
la cerise mi-mûre : « J'aime la fleur rouge de la montagne. Je
veux en jouir longuement et descendre vers la plaine, le
plus tard possible. » La nuit coula, le matin fut... Ils se
levèrent. Tchoun-Hyang conseilla à I-Toreng de retourner
chez lui. Il demanda pourquoi elle le pressait. Elle dit
qu'elle ne le pressait point, mais qu'elle lui
conseillait de retourner par crainte de son père: « Si votre père apprenait nos amours, vous
ne pourriez plus sortir et je serais bien malheureuse. - Mon père, - dit en riant I-Toreng, - a
été jeune aussi. Pourquoi me gronderait-il ? - Si vous ne m'écoutez pas, - fit-elle,
grave, - il est probable qu'il m'arrivera malheur. - Oh! - répondit I-Toreng, - que dites-vous
là? De quel malheur parlez-vous? - Je répète, - dit-elle, - que votre père
n'admettra jamais que vous veniez passer ainsi la nuit
auprès de moi et sa défense me rendrait triste. - C'est vrai, - reconnut-il, - il vaut
mieux que je rentre tout de suite chez moi. » Il partit donc immédiatement et visita ses
parents. Ensuite, il se retira dans sa chambre. Il prit
un livre et s'efforça d'étudier ; mais le souvenir de
Tchoun-Hyang, de la joie qu'elle lui avait donnée, de sa
jolie figure rose de plaisir, tout cela papillotait
devant ses yeux et il ne parvenait pas à lire. Il
attendit impatiemment tout le jour, aspirant à la nuit.
Elle arriva enfin et il put se rendre auprès de sa
maîtresse. Restée seule, elle avait ètudié tout le
long du jour jusqu'au soir. Alors elle s'était mise à
songer à I-Toreng et, se promenant au jardin, elle avait
senti une grande tristesse : « Je suis bien heureuse d'être mariée à
I-Toreng; mais, s'il retourne dans son pays natal, il
m'abandonnera! » Au milieu de ces réflexions mélancoliques,
I-Toreng entra. Elle courut vers lui, et ils se
saluèrent, se caressèrent doucement. Alors, lui,
examinant la figure de l'aimée, s'aperçut qu'elle était
triste. Il pensa que sa mère l'avait grondée : « Pourquoi êtes-vous mélancolique? -
interrogea-t-il cordialement. - Serait-ce que vous vous
repentez de vous être unie à moi ? ou bien votre mère
vous a-t-elle grondée ? - Non - fit-elle - ne dites jamais de ces
choses-là. - Alors pourquoi êtes-vous triste? -
demanda I-Toreng. - Quand je vous vois, ainsi mon cœur
est comme la neige à la chaleur. Confiez-moi donc toutes
vos peines. - Non, ami, je ne suis pas triste pour les
raisons que vous imaginez. Je pense seulement que,
lorsque vous retournerez dans votre pays natal, vous
m'abandonnerez ici et que je serai la plus malheureuse
des femmes. » I-Toreng la consola : « Chère amie, ne dites pas cela. Nous avons
fait un traité qui durera autant que la pierre. Ne vous
tourmentez donc pas sur cette question. - Vous parlez selon votre cœur, - dit-elle,
- mais votre père et votre mère ne peuvent avoir les
mêmes sentiments que vous ; et je crois qu'il sera bien
difficile de m'emmener avec vous dans votre pays. -
Oh! - fit I-Toreng, - pourquoi cela? - Parce que je suis une simple fille du
peuple et vous un noble. - Qu'importe, nos cœurs ne changeront
jamais, nous serons toujours l'un à l'autre. » Et lui mettant la main sur l'épaule: « N'y
pensez plus, - dit-il, - je vous en prie. » Rassérénés tous deux, ils allèrent à la
chambre de Tchoun-Hyang, et s'aimèrent comme la nuit
précédente. Mais de bonne heure I-Toreng dit: « Il faut que je rentre à la maison. -
Pourquoi cet empressement à me quitter? - fit
Tchoun-Hyang, inquiète. - Oh! je ne suis pas pressé de vous
quitter, - dit-il, -au contraire. - Mais oui que vous
êtes pressé, - répliqua-t-elle. - L'autre nuit vous ne
pensiez pas ainsi à m'abandonner. - C'est que, - répondit-il, - à cette
heure, mon père et ma mère ne sont pas encore endormis.
Je veux donc aller leur souhaiter le bonsoir et puis
revenir ici. - Bien comme cela, mais alors il sera
préfèrable que vous restiez chez vous et ne reveniez que
demain. - Oh! quelle rusée vous êtes. Tout à
l'heure vous me reprochiez de vouloir partir et,
maintenant, c'est vous qui me chassez. - Oh! non, je ne vous chasse pas, -
dit-elle ; - seulement, si vous me revenez tard dans la
nuit, comme l'air est froid dans la montagne, vous
pourriez être malade et j'en serais très triste. Il vaut
donc mieux remettre à demain la joie de nous revoir. -- Que vous êtes aimable, » dit I-Toreng.
Et il la quitta ainsi qu'elle le désirait. Dès qu'il fut rentré, il alla chez ses
parents qui lui donnèrent l'ordre de se coucher de bonne
heure. Mais, dans sa chambre, il se remit à songer à
Tchoun-Hyang, inquiet d'elle, ne pouvant dormir,
s'agitant sans cesse. N'y tenant plus, il s'habilla et
courut vers la demeure de sa maîtresse. Restée seule, elle s'était mise au lit et
tout-à-coup elle entendit la voix d'I-Toreng. Elle se
leva, ravie du courage, de la passion de son amant, et
vite elle lui ouvrit la porte, l'introduisit. « Pourquoi, êtes-vous revenu ? -
gronda-t-elle, - je vous avais dit de ne revenir que
demain, et vous aviez accepté. Comment donc aurais-je
confiance en votre parole, si vous manquez ainsi à vos
engagements ; vous faites renaître tous mes doutes pour
le futur. - Pardon, amie, je reconnais ma faute;
mais, seul dans mon lit, je vous revoyais sans cesse, je
ne pouvais dormir, et c'est pourquoi je suis venu. - Je vous sais grâce d'avoir pensé à moi, -
dit-elle ; - seulement, si vous faites ainsi tous les
jours, vous ne pourrez étudier, votre corps souffrira,
et voilà pourquoi je me sens ennuyée. - Rien n'est plus vrai, - dit I-Toreng; -
mais accordez-moi encore cette nuit ! - Impossible, - se récria-t-elle,
mutinement, - je ne puis accepter que vous manquiez à
tous vos traités. A demain donc. - Que vous êtes
méchante ! - répliqua-t-il. - Je ne suis pas méchante du tout.
Ecoutez-moi. En songeant tout le temps à notre amour,
vous n'étudierez pas, vous ne serez pas instruit et vous
rendrez le peuple malheureux; vos parents seront
attristés, et, de plus, vos visites trop fréquentes
auprès de moi affaibliront votre corps. Je juge donc
qu'il est préférable que je n'accorde pas ce que vous me
demandez. I-Toreng insista - Cette nuit seulement, -pria-t-il, - et je
vous promets que, dès demain , je me mettrai au travail.
- Non, - dit-elle encore, très ferme. - Oh ! méchante !
- fit-il. - Pourquoi m'appeler méchante? Je ne le
suis pas. - Oui vous l'êtes, car si vous ne
m'accordez pas cette nuit, je serai malade tout de même
de chagrin. Votre cruauté est donc inutile. » Elle resta pensive, attristée qu'il pût
être malade par elle, et reconnaissant d'ailleurs la
justesse de ses paroles: « Il m'aime tant, je ne puis le faire
tellement souffrir. » Et s'adressant à lui: « Enfin, jurez-moi
que si je vous accorde cette nuit, vous tiendrez
invariablement votre promesse de travailler dès demain .
- Je vous jure que je ne me dédirai pas. »
Alors, elle lui caressa doucement la figure et le baisa,
disant qu'elle l'aimait bien, qu'elle était ravie de lui
: « Mais soyez raisonnable, ne venez pas si souvent les
autres jours, travaillez, je vous en prie. » Dans la plus grande joie, il promit de
travailler de tout cœur, puis ils se mirent au lit. La
nuit passa. Ils se levèrent à l'aube. I-Toreng rentra
chez lui, rendit visite à ses parents, puis, une fois
dans sa chambre, il prit ses livres, et, suivant le
désir de Tchoun-Hyang, il étudia avec ferveur. Deux
jours passèrent. Le troisième jour, le domestique lui
apporta une lettre. Quand I-Toreng eut lu cette lettre
il fut désespéré : elle lui annonçait que son père était
appelé à de hautes fonctions auprès du roi. « Hélas ! hélas ! que faire ? » murmurait
le jeune homme. A ce moment, son père le fit appeler et
lui dit : « Vous allez partir en avant avec votre
mère. - Pourquoi ne partirions-nous pas tous
ensemble? - balbutia I-Toreng. - Parce qu'il faut que je mette le nouveau
mandarin au courant des affaires ; il est donc
impossible que nous partions ensemble. - Alors, je partirai, » fit I-Toreng,
docile. Mais il alla trouver sa mère : « Mon père désire que nous partions avant
lui, cela vous convient-il? - Certainement, - dit-elle,
- je ferai comme il voudra. » I-Toreng se hâta de faire ses malles où il
entassa ses objets préférés ; puis il revint à sa
chambre, et, là, le cœur lui faillit, il pleura et se
désespéra. «
Que faire ! que faire ! Si je pars en avant, il me sera
bien difficile d'emmener Tchoun-Hyang. » Il alla donc trouver sa maitresse à la
nuit, et, tout le long du chemin, il se lamentait. Il
s'essuya pourtant bien les yeux avant d'entrer chez elle
et composa son visage. Elle l'embrassa tendrement: « Comme il y a longtemps que je ne vous ai
vu, » lui dit-elle. I-Toreng, triste, ne répondit pas. Elle lui dit alors que probablement son
père, ayant appris ses amours, l'avait grondé, et que
c'était pourquoi il n'était pas venu ces jours demiers.
I-Toreng répondit en pleurant: « Non, amie, ce n'est pas cela. Je vais
retourner dans mon pays. » Tchoun-Hyang, à cette
nouvelle, laissa tomber ses bras, la poitrine affaissée.
« Que dites-vous là – s’écria-t-elle. - Est-ce votre père qui vous
renvoie dans votre pays parce qu'il a su notre amour? - Oh! non, - fit I-Toreng, - mais mon père
est appelé auprès du roi comme ministre. Je suis donc
obligé de partir. » Il pleurait en disant ces choses. Elle le consola, et, pensant qu'il lui
serait difficile de l'emmener avec lui : « Ne pleurez
pas ainsi. Si vous partez avant moi, j'attendrai que
vous puissiez venir me chercher. - Vous avez raison ; mais je ne puis
souffrir de vous laisser une heure, un quart d'heure
seule ici, tandis que je m'éloignerai; je vous
regretterai trop : cela est au-dessus de mes forces. » Elle lui jeta ses deux bras autour du cou,
et dans une caresse très douce, mais un peu ironique,
elle mit sa joue contre la sienne : « Vous allez partir, ami, dites-moi quand
vous reviendrez me chercher ?» Et montrant un tableau à
la muraille où se trouvait dessinée une cigogne: « Quand cet oiseau-là chantera et volera,
quand la montagne sera la plaine, vous reviendrez,
n'est-ce pas, ami ? Quand la mer prendra la place de la
terre et que la terre prendra la place de la mer, alors,
n'est-ce pas, vous viendrez me chercher? Si vous voulez
me tuer auparavant et partir ensuite, c'est bien; mais
me laisser seule ici cela n'est pas possible. » Entendant ces paroles, I-Toreng s’écna: « Comment faire? » Ils causaient lorsque le domestique arriva.
Il prit I-Toreng à l'écart : « Votre père vous mande à l'instant : allez
vite. » I-Toreng laissa Tchoun-Hyang en lui disant
: « Au revoir, à tout à l'heure. » Il rentra avec le domestique, et alla
visiter son père, qui lui dit : « Pourquoi n'êtes-vous pas encore parti? il
faut partir tout de suite. » I-Toreng répondit : « Oui, mon père, j'y vais. » Il dit adieu à son père et courut trouver
sa mère. « Partez en avant, je vous joindrai au plus
tôt. J'ai ici quelques amis à qui je veux faire mes
adieux. - Soit, - dit la mère. - Allez donc tout de
suite auprès de vos amis, et rejoignez-moi. - Oui, maman, dit-il, - tout à l'heure. » Sa
mère partie, il revint auprès de Tchoun-Hyang. « Je pars,à l'instant, - lui dit-il. -
Partir ! partir ! partir ! .... Je pars ! Je dois vous
laisser ici. Comment faire ?» Elle s'affola : « Partir, - fit-elle, désespérée, -
maintenant, tout de suite ! Comme je vais être
malheureuse ! » Elle l'accompagna (1) [L'habitude coréenne est d'accompagner
ainsi le voyageur aussi loin que possible avant de le
quitter.] jusque sur le pont où se trouvait
Couang-hoa-lou. Il tenait serrée dans sa main la main de
sa maîtresse, ne pouvant se résoudre à la lâcher et
pleurant. Le domestique, qui surveillait I-Toreng,
accourut alors et lui dit : « Allons, allons, il faut partir, votre
mère vous attend. » I-Toreng, fâché, s'écria : « Si vous étiez à ma place, que feriez-vous
donc? Laisseriez-vous Tchoun-Hyang seule ici et
partiriez-vous sans hésiter? - Si j'étais à votre place, - répondit le
domestique - je ne pleurerais pas ainsi. Vos parents
seraient morts que vous ne gémiriez pas davantage. - Coquin! coquin! - se récria I-Toreng
furieux. - Quoi, vous m'injuriez, - dit le
domestique, - je vais de ce pas tout raconter à votre
mère. » Le pauvre I-Toreng le calma, le supplia de
n'en rien faire. « Nous allons nous quitter, - lui dit-Il, -
pourquoi me joueriez-vous ce mauvais tour ? - Si vous partez avec moi, tout de suite,
je ne dirai rien, » répondit le domestique. Tchoun-Hyang dit alors: « Il est impossible que je vous accompagne
plus loin ; nous allons nous séparer ici. » Et l'embrassant étroitement, le caressant,
elle dit encore : « Ne vous tourmentez pas trop pour moi, ami
; mais étudiez bien afin qu'un jour vous deveniez
mandarin à Nam-Hyong et que vous puissiez m'épouser. - Oh! oui, - s'écria I-Toreng, - Je
travaillerai beaucoup en pensant à vous et je passerai
mes examens pour vous conquérir. - Je doute encore de vos paroles, -
dit-elle; - une fois dans votre pays, vous aimerez
quelque autre jeune fille et vous m'oublierez. - Comment pouvez-vous me dire une pareille
chose? - dit I-Toreng; - c'est donc que vous songez à
prendre un nouvel amant. » Ils s'embrassèrent là-dessus. Elle lui
souhaita bon voyage et bon courage. Alors, il dit, à son
tour : « Ne vous désespérez pas! Je reviendrai
vous prendre le plus tôt possible. » Ils échangèrent leurs anneaux, et il
s'éloigna. Affaissée sur le parapet du pont, elle
suivait des yeux son ami, et elle pleurait. Lui, se
tournait sans cesse. Elle agita son mouchoir. Il fit de
même. Arrivé au détour de la montagne il s'arrêta une
dernière fois et il ne pouvait se lasser de lui envoyer
des signaux amoureux. Le domestique le pressait, très ennuyé.
I-Toreng le suppliait d'attendre encore. Cela menaçait
de s'éterniser et le domestique grommelait, regardant
Tchoun-Hyang agiter son mouchoir ; enfin n'y tenant
plus, il prit le bras d'l-Toreng et l'entraîna derrière
le coteau d'où il ne pouvait plus voir la jeune fille. « Hélas, hélas ! - s'écria alors
Tchoun-Hyang, - voilà mon amant parti ; je ne le vois
plus. Ah ! la maudite montagne qui me dérobe l'adoré;
quand je vivrais un siècle, je garderais encore rancune
à cette montagne. » Elle rentra chez elle, elle entassa dans
une malle ses plus belles robes, ses .parfums, ses
bijoux, en signe de deuil, et resta vêtue de pauvres
vêtements. Cependant, et comme le domestique [Rappelons que ce domestique est attaché à
la fonction, et non pas à l'homme.] s'apprêtait à le quitter, I-Toreng lui dit
: « Voici de l'argent pour vous, et voici une
somme que vous porterez à Tchoun-Hyang. » Le domestique, rentré en ville, alla
trouver Tchoun-Hyang, et lui donna l'argent. Le nouveau mandarin de NamHyong arriva
bientôt. Dès l'abord il dit à son domestique : « Indiquez-moi, s'il vous plaît, une jeune
fille de cette ville nommée Tchoun-Hyang. - Bien, monsieur. - Faites-la venir auprès de moi. - C'est difficile, - répondit le
domestique, - car la jeune fille est mariée à I-Toreng,
le fils du précédent mandarin. » Le mandarin à cette nouvelle entra dans une
grande colère. « Ne dites pas cela, et appelez-la
immédiatement ici. » Le domestique s'inclina, et courut remplir
sa mission. Tchoun-Hyang était là. Il la fit demander :
« Pourquoi me demandez-vous? fit la jeune
fille, en apparaissant. - Le nouveau mandarin désire vous voir.
Venez tout de suite. » Dans l'impossibilité de se soustraire à cet
ordre elle l'accompagna. Le nouveau mandarin la regarda
attentivement. « Elle est superbe, - pensa-t-il, malgré
ses affreux vêtements. - J'ai beaucoup entendu parler de vous à
Séoul dans la capitale, et je le comprends aujourd'hui
en vous voyant si belle. Voulez-vous m'épouser? » Elle ne répondait pas. Le mandarin insista
: « Pourquoi ne me répondez-vous pas ? »
dit-il. Il répéta deux ou trois fois cette
interrogation, sans que Tchoun-Hyang répondît davantage.
Plein de colère, alors, il reprit : « Pourquoi ne répondez-vous pas? - Je suis
mariée avec I-Toreng. - dit-elle enfin; - c'est pourquoi
je ne vous répondais pas. D'ailleurs, - continua-t-elle,
s'exaspérant, - si le roi de Corée vous a envoyé à
Nam-Hyong, c'est pour vous occuper des besoins du
peuple. Le travail ne vous manquera pas. Certes au cas
où le roi vous aurait envoyé ici uniquement pour
m'épouser, j'obéirais à cet ordre, sinon, vous ferez
mieux de remplir les devoirs de votre charge et
d'appliquer en justice les lois du pays. » La rage du mandarin fut sans bornes. Il
appela ses serviteurs et leur ordonna de conduire
Tchoun-Hyang en prison. Mais elle dit encore: « Pourquoi me faire mettre en prison? Je
n'ai jamais commis aucune faute. Une femme mariée doit
rester fidèle à son mari. Si le roi de Corée était
remplacé par un usurpateur, le trahiriez-vous pour
servir le nouveau monarque?» Cette fois le mandarin bondit de fureur. « En prison, en prison tout de suite, »
ordonna-t-il, - Les serviteurs se précipitèrent sur elle
et la menèrent en prison. Elle y passa de longs jours
dans une profonde tristesse, sans presque prendre de
nourriture, pensant toujours à I-Toreng. Cependant, I-Toreng était arrivé dans la
capitale. Il travaillait énormément dans l'espoir de
passer vite ses examens et d'aller retrouver sa chère
Tchoun-Hyang. Un jour, enfin, il apprit que le roi de
Corée avait fixé les examens pour le surlendemain.
I-Toreng passa brillamment en tête de tous, et le roi,
qui aimait beaucoup le jeune homme, le questionna après
l'avoir félicité: « Que désirez-vous de moi ? Je vous
accorderai tout ce que vous voudrez. Voulez-vous être
mandarin, gouverneur? - Je souhaite d'être nommé Émissaire
royal [L'Émissaire royal est muni de pleins
pouvoirs. Il porte le sceau royal. Il surveille d'une
manière occulte l'administration des mandarins et les
punit s'il les juge coupables. »], dit I-Toreng. Le roi, alors, lui donna le sceau et les
riches vêtements afférents à son emploi, et I-Toreng se
mit en route, après avoir été saluer ses parents. Il
travestit ses domestiques et se travestit lui-même, en
mendiants. Il explora ainsi le pays, interrogeant
partout le peuple pour connaître ses besoins et pour
contrôler l'administration des mandarins. Il arriva
bientôt aux environs de Nam-Hyong. Il se logea dans un
petit village de cultivateurs, où les gens travaillaient
ensemble à leurs cultures et chantaient des chants
patriotiques. I-Toreng les écouta chanter, ils disaient
: « Le riz que nous faisons pousser à grand
peine, sous la brûlure du soleil, que nous arrosons de
nos sueurs, il en faut d'abord donner une part pour le
tribut du roi, ensuite une part pour les amis pauvres,
puis une part pour les voyageurs, consacrer encore
quelque argent à la fête des ancêtres. Et cela serait
bien, si le mandarin ne nous pressurait de telle sorte
qu'il nous reste à peine de quoi manger. » « Chut, - cria ici un jeune homme. - Ne
chantons pas ces chansons-là, car j'ai entendu parler
d'un émissaire royal qui se trouve dans les environs de
Nam-Hyong, et si jamais il nous entend chanter ainsi, il
reprochera au mandarin sa mauvaise conduite et celui-ci
se vengera sur nous. » Intéressé, I-Toreng s'approcha et dit : « Je veux vous demander quelque chose. - Quoi donc? - firent-ils. - J'ai entendu dire que le mandarin de
Nam-Hyong est marié avec Tchoun-Hyang et qu'il est très
heureux par elle. » Le
jeune homme et tout le peuple se récrièrent. « Comment osez-vous dire cela ?
Tchoun-Hyang est très fidèle et très pure, et c'est très
mal à vous de parler ainsi d'elle et du mèchant mandarin
qui l'opprime ... Non, le fils du précédent mandarin a
séduit la pauvre fille et l'a abandonnée sans plus
jamais revenir la voir. C'est un fils de chien, un fils
de veuve [Le fils de la veuve, gàté par sa mère,
tourne souvent mal ; appeler quelqu'un « fils de veuve
» est une injure grossière en Corée, un fils de porc!]
-Assez, assez! - fit I-Toreng, - ne parlez
pas ainsi, ayez plus de respect, craignez de vous
montrer injustes. » Mais il pensa en lui-même qu ïl avait
commis une faute et s'éloigna pour pleurer. Il s'arrêta dans un autre endroit où des
écoliers jouaient. Curieux de les voir de près et de les
entendre, il s'approcha. En jouant, l'un deux, déjà un
grand jeune homme, disait à ses amis : « Aujourd'hui nous sommes gais ; il fait
beau temps, voulez-vous que nous fassions une poésie? Un autre fit: - Mais sur quel sujet, cette poésie ? - Le sujet sera : « La vie du peuple. » I-Toreng pensa que c'était fort intéressant
et, couché dans l'herbe, il tendit l'oreille. Le jeune homme chanta : « Sur le brillant et doux soleil un méchant
nuage s'est glissé. Tout est triste sur la terre. Ce
nuage est pareil à un hameçon qui pêche le pauvre
peuple. » Un autre jeune homme s'exclama: « Ah !
quelle tristesse ! J'ai entendu dire qu'une jeune fille
nommée Tchoun-Hyang serait exécutée dans deux ou trois
jours par le bourreau du mandarin. - Pourquoi le mandarin veut-il tuer
Tchoun-Hyang? » demanda le premier jeune homme. Un autre répondit : « Oh ! ce mandarin, qui ne travaille guère,
ne pense qu'à Tchoun-Hyang ; mais elle est comme le
sapin et le bambou qui ne changent jamais, elle reste
fidèle à son mari. - Que c'est donc malheureux d'avoir eu,
après le bon mandarin d'autrefois, ce méchant au cœur
dur, qui est pareil à un hameçon crochant le pauvre
peuple. - Cette Tchoun-Hyang a donc été mariée? -
dit le premier jeune homme. - Oui, elle a été mariée au fils du
précédent mandarin. Quel cochon que ce fils ! Une fois
marié il a abandonné la pauvre jeune fille, il a été
plus féroce qu'un tigre. » I-Toreng, entendant cela, fut fort ennuyé
et, apparaissant tout-à-coup, il demanda aux écoliers
lequel d'entre eux avait chanté la poésie : « C'est moi, - dit le premier jeune homme.
- Voulez-vous me donner votre nom ? -
demanda I-T oreng. - Je suis Tchong-Wan-Jong. » Là-dessus,
I-Toreng s'éloigna rapidement vers Nam-Hyong, et il
pleurait en songeant à sa pauvre Tchoun-Hyang. Entre-temps, Tchoun-Hyartg, toujours en
prison, restait fidèle au souvenir d'I-Toreng et,
mangeant à peine, elle était tout amaigrie, toute
faible, toute malade. Un jour qu'elle dormait, elle eut
un rêve. Elle vit sa maison, et, dans le jardin, les
fleurs, qu'elle avait plantées et qu'elle ai-mait tant,
se flétrissaient et s'effeuillaient. Son miroir dans sa
chambre était brisé. Ses souliers étaient suspendus au
linteau de la porte. Effrayée, elle s'éveilla : « Quel affreux cauchemar ! - pensa-t-elle.
- Je vais sans doute bientôt mourir. Je ne regrette pas
la vie, mais je suis triste de ne pas avoir vu I-Toreng
auparavant. » Elle arrêta un aveugle [Les aveugles, en Corée, exercent le métier
d'astrologue, chiromancien, déchiffreur de songes.] qui passait en ce moment dans la rue et lui
demanda la signification de son rêve. Il songea quelques
minutes: « Oh! - dit-il enfin, - quel heureux rêve !
- Comment pouvez-vous me dire cela, - fit-elle,
angoissée, - alors que je suis en pnson et que je serai
bientôt condamnée à mort. Vous me trompez ! - Pourquoi
dites-vous cela? - répliqua l'aveugle ; -. vous êtes en
effet maintenant en prison, mais vous ne mourrez pas et.
plus tard vous serez heureuse ! - Mais, - dit Tchoun-Hyang, - ces fleurs
qui se fanent, ce miroir brisé, ces souliers suspendus à
la porte, tout cela est bien étrange et de mauvais
augure. - Ecoutez-bien, je vais vous dire ce que
cela signifie : ces fleurs qui se fanent fructifieront,
le bruit de ce miroir brisé sera entendu de tout le
monde, les souliers sur la porte indiquent la foule
venue pour vous féliciter de votre prochain bonheur. - Je vous remercie, - dit Tchoun-Hyang, -
quelle joie pour moi si tout cela arrive ! Et elle offrit de l'argent à l'aveugle, qui
refusa énergiquement de la main droite, tandis que sa
main gauche s'avançait pour recevoir la récompe. Le nouveau mandarin, ce même jour, appela
son domestique et lui dit: « Dans trois jours, je célébrerai une
grande fête, où j'inviterai tous les mandarins des
environs. Ce jour-là je ferai exécuter Tchoun-Hyang.
Voici de l'argent pour faire les préparatifs
nécessaires. - Bien, » fit le domestique, s'inclinant. Il prit l'argent et s'occupa de préparer
tout pour la fête. I-Toreng, sur ces entrefaites, arriva dans
la ville et alla vers la maison de Tchoun-Hyang. Tout y
était abandonné, en désordre, en ruine. Il appela la mère de la jeune fille. Elle
ne le reconnut pas [Il est sous-entendu, à cause du respect
pour les parents, que la mère connaissait le mariage
secret de Tchoun-Hyang avec I-Toreng.], le prit pour un mendiant. « Hélas ! - dit-elle, - je ne puis rien
vous donner. Ma fille est en prison depuis longtemps ;
dans trois jours elle sera exécutée et j'ai eu beaucoup
de dépenses à faire. » I-Toreng, entendant cela, fut affreusement
triste : « Venez auprès de moi, » fit-il à la mère.
Elle s'approcha et le considéra
attentivement. « Je ne vous connais pas, - dit-elle. -
Votre figure me rappelle celle d'I-Toreng, mais vos
habits sont ceux d'un mendiant. - Je suis I-Toreng, » fit-il. Elle laissa tomber ses bras de surprise et
gémit : « Ah ! tous les jours je vous attendais et
ma pauvre fille vous attendait aussi. Vous voilà
maintenant ; mais, hélas ! dans deux ou trois jours,
Tchoun-Hyang sera morte. - Ecoutez-moi, - répondit I-Toreng; -
quoique je sois un misérable mendiant, j'aime encore
TchounHyang et je voudrais la revoir. - Oh! - s'écria la mère, - voilà qui est
fort étrange. Vous, mendiant, vous aimez encore
Tchoun-Hyang. Eh ! bien je vais vous conduire, nous
allons essayer de la voir. » Elle marcha devant et I-Toreng la suivit
contrefaisant le malheureux. Ils arrivèrent à la prison. Elle frappa à
la porte et appela Tchoun-Hyang. Celle-ci, triste et
fatiguée, dormait. Elle s'entendit appeler. « Qui donc peut m'appeler? - fit-elle. - Ma
mère probablement, car qui d'autre ai-je sur la terre?»
Elle regarda par la lucarne et aperçut sa mère. « Oh ! mère, - dit-elle, - pourquoi
m'appeler d'une manière si pressante ? Hélas! j'attends
toujours mon cher I-Toreng; est-ce qu'il est arrivé des
nouvelles? Dites, dites-moi pourquoi vous êtes ainsi
troublée? - Hélas! - fit la mère en pleurant, - oui,
nous attendions toujours I-Toreng, et voilà qu'un
mendiant est venu chez moi ! - Eh ! bien, quoi, ce mendiant? - Mais c'est I-Toreng qui est devenu un
mendiant, et, tenez, le voici.» Tchoun-Hyang, incrédule
devant cette absurdité, dit alors : « Comment I-Toreng mendiant, je ne crois
pas cela, ce n'est pas possible! - Le voilà, le voilà, fit la mère en
colère, fâchée au fond de la fidélité de sa fille à cet
I-Toreng qui leur revenait mendiant. I-Toreng parut à la fenêtre. Tchoun-Hyang
le regarda. « Oh! s'écria-t-elle, éclatant en sanglots,
- il y a si longtemps, si longtemps ! » Elle passa fiévreusement sa main par la
lucarne, puis elle y passa sa tête la livrant aux
baisers de son amant. Mais la mère intervint, ironique : « Voilà
qui est fort, - dit-elle, - vous allez bientôt mourir,
vous allez fermer pour toujours vos yeux à la lumière,
et vous embrassez ainsi un misérable mendiant ! - Si je suis un mendiant par l'habit, -
répliqua I-Toreng courroucé, - je n'en ai ni la figure
ni le cœur ! Comment osez-vous m'insulter ainsi. - Oh ! maman, - dit TchounHyang, - pourquoi
dire des paroles peu polies à un homme comme I-Toreng?
Oubliez-vous que, souvent, les héros d'autrefois
traversaient de dures épreuves et tombaient dans le
malheur? Irais-je renier mon doux, mon seul I-Toreng
parce qu'il est humilié? Mais soyez-en sûre, si nous
sommes misérables aujourd'hui, nous retrouverons la
félicité ! ... Non, non, mère, oh ! je vous prie,
écoutez-moi: retournez à la maison, voici les clefs de
ma malle, prenez tous mes bijoux, toutes les choses
précieuses qui s'y trouvent et vendez-les ; vous
achèterez avec l'argent tout ce qu'il faut à I-Toreng et
vous arrangerez bien ma chambre, afin de l'y loger. - Bien, - fit la vieille mère, ricanant un
peu, - je ferai cela; mais je n'ai aucune confiance tout
de même dans votre I-Toreng. -. Cher ami, - dit Tchoun-Hyang,
s'adressant au jeune homme, - rentrez à la maison avec
ma mère, reposez-vous bien et réconfortez-vous. Ne
pensez pas trop à moi ; mais comme il faut que je meure
demain pendant la fête que donne le mandarin, je désire
avant ma mort que vous veniez à ma lucarne afin que je
voie encore une fois votre cher visage. -
A demain donc, - répondit I-Toreng, - je reviendrai
certainement. » Et il partit en compagnie de la mère
mécontente, qui grommelait en marchant vite. « Comment, encore donner de l'argent à ce
vagabond; quelle sottise ! ma fille mérite tous ses
malheurs. » I-Toreng, contrefaisant toujours le
misérable flageolant sur ses jambes, monologuait tout
bas : « Aujourd'hui vous êtes fâchée contre moi ;
mais demain nous verrons votre figure. » Ils entrèrent donc dans la maison, et la
mère, obéissant au vœu de Tchoun-Hyang, courut chercher
les bijoux; mais I-Toreng l'arrêta. « Inutile de vendre cela aujourd'hui; nous
avons le temps d'attendre jusque demain ou après-demain.
» I-Toreng alla dormir là-dessus. Le
lendemain quand la mère frappa à sa porte, pour
l'éveiller, en grondant contre la paresse du jeune
homme, elle ne reçut pas de réponse. Ouvrant la porte,
elle constata qu'I-Toreng était parti. « Oh ! quel diable ! - fit-elle, surprise.
- Hélas! ma fille va encore s'attrister pour son dernier
jour. Où donc est-il? » Mais elle le chercha partout vainement. « Si je le dis à Tchoun-Hyang, -
pensa-t-elle, - elle va affreusement souffrir. Je lui
tairai donc tout ceci. » I-Toreng était parti pour rassembler ses
domestiques, déguisés comme lui en mendiants. Il leur
donna des ordres stricts pour la journée. Ils devaient
se tenir chacun à son poste, autour de la maison du
mandarin. Entre-temps, le mandarin recevait ses hôtes
et présidait au grand diner de gala et aux autres
divertissements. I-Toreng parvint à s'introduire au
palais et même à s'approcher du mandarin. «Je suis un pauvre homme, - dit-il, - et
j'ai faim. Donnez-moi un peu à manger. » Le mandarin, furieux, commanda à ses
domestiques de chasser l'importun. Ceux-ci bousculèrent
I-Toreng et le jetèrent à la porte. «Ah! Ah! - grommela I-Toreng entre ses
dents, - quelle vigoureuse autorité, mais patience !
cette autorité s'abaissera tout à l'heure : je montrerai
ma force. » Le
mandarin, entouré de courtisanes, se livrait à l'orgie
avec ses amis, mangeant, buvant, chantant. I-Toreng,
cependant, rôdait autour de la maison, cherchant quelque
moyen de s'y introduire. Les portes étant gardées, il
résolut de se servir des fenêtres. Appelant alors un de
ses serviteurs, caché près de là, il le pria de l'aider
à gagner une fenêtre ouverte. Le domestique le souleva
jusqu'à l'appui et I-Toreng fut de nouveau dans le
palais. Il se glissa dans l'une des salles où se
tenait la fête. Le mandarin de Oun-Pong, nommé
Yong-Tchang, se trouvant à côté d'I-Toreng, celui-ci
demanda: « J'ai faim, ne pourriez-vous me faire
avoir quelque chose? » Yong-Tchang appela une des courtisanes et
lui dit d'apporter quelque chose pour le mendiant.
I-Toreng mangea donc, puis, s'adressant toujours à
Yong-Tchang: « Je vous remercie beaucoup de la peine que
vous vous êtes donné pour moi, et je veux vous payer
d'une petite poésie, » fit-il, en tendant un papier. Yong-Tchang lut: « Ce beau vin dans des vases d'or, c'est le
sang de mille hommes. « Cette magnifique viande sur ces tables de
marbre riche, c'est la chair et la moelle de dix mille
hommes. « Ces chants retentissants des courtisanes
ne s'élèvent pas plus haut que les gémissements et les
cris de reproche du peuple qu'on pressure odieusement. »
« Oh! - s'écria Yong-Tchang, fort effrayé à
cette lecture, - voilà qui est contre nous. » Et il passa le papier au mandarin de
Nam-Hyong. Celui-ci lut à son tour, puis demanda : « Qui donc a fait cela ? - C'est ce jeune mendiant, » dit
Yong-Tchang, désignant I-Toreng. Mais il s'effraya tout à coup, en pensant
combien il était singulier qu'un mendiant eut fait ces
vers. Il se leva donc et, prétendant des affaires
urgentes, il se retira. Les mandarins, pris de la même terreur,
s'en allèrent tous sous des prétextes divers, et le
mandarin de Nam-Hyong, resté seul et très effrayé lui
aussi, se retira dans sa chambre. Au fur et à mesure que les mandarins
étaient sortis, ils avaient été arrêtés par les
serviteurs d'I-Toreng, selon les ordres qu'il leur avait
donné. « Pourquoi nous arrêtez-vous? »
de-mandèrent les mandarins. Les serviteurs répondirent : « Nous ne le savons pas, nous agissons sur
l' ordre de !'Émissaire royal. - L'Émissaire royal ! Où donc est-il? -
chevrotèrent-ils, blêmes de terreur. - L'Émissaire ? - dirent les serviteurs, -
nous ne le savons pas ; il était avec vous à la fête
tout à l'heure. » Alors les mandarins furent persuadés que
l'émissaire était le mendiant qui avait fait la poésie.
Cependant les serviteurs étant venus
rapporter à I-Toreng ce qu'ils avaient fait, il leur
ordonna de laisser partir les mandarins. « Emparez-vous seulement – dit-il, - du
mandarin de Nam-Hyong. » Ils obéirent et conduisirent le mandarin en
prison. Puis I-Toreng ordonna aux domestiques du palais
de quérir Tchoun-Hyang, afin qu'elle fût jugée. Elle
s'étonna fort de les voir si tôt et leur demanda
pourquoi ils venaient : « C'est l'Émissaire qui nous envoie -
dirent-ils. - Il va vous juger. » Epouvantée, elle
murmura : « Oh ! je vais mourir ! Par pitié, -
dit-elle aux domestiques, - faites appeler ma mère, que
je la voie encore avant de mourir. » Ils se rendirent à ce vœu. La mère
accourut. « Mère, - fit-elle, - voilà l'heure de ma
mort. Où donc est mon ami I-Toreng? - I-Toreng ! - s'écria-t-elle ; - mais je ne sais
pas où il est, il a disparu de la maison ce matin, et
j'ai eu beau le chercher partout, je ne l'ai plus revu.
- Oh! mère, - gémit TchounHyang, - vous
l'aurez maltraité et il sera parti. Vous me rendez bien
misérable ! » Mais les domestiques les séparèrent, disant
que l'Émissaire ne pouvait attendre jusqu'à la fin de
leurs histoires, et ils entraînèrent Tchoun-Hyang. La
mère suivit de loin, anxieuse. L'Émissaire, [L'Émissaire royal (Oza) se tient caché
derrière un rideau pour rendre ses jugements ; il est en
effet essentiel qu'il soit aussi peu connu que possible
puisque sa fonction est de surprendre les fautes des
mandarins.] derrière son rideau, dès que Tchoun-Hyang
fut là, se mit à l'admonester: - Si vous n'aimez pas le mandarin -
conclut-il enfin, - voulez-vous du moins m'épouser, moi,
Émissaire royal ? » . Et, faisant signe à ses serviteurs qui, le
sabre au clair, entourèrent la jeune fille, il ajouta :
« Si vous refusez de m'épouser, je vous
fais trancher la tête immédiatement. Hélas! s'exclama Tchoun-Hyang, - combien
malheureux le pauvre peuple de ce pays. - Comment, - fit l'Émissaire, - qu'est-ce
qu'il y a de si malheureux pour le peuple? - Ce qu'il y a, - dit-elle, - mais d'abord
l'injustice du mandarin et puis que vous, !'Émissaire du
roi, qui devez aide et protection aux malheureux, vous
songiez immédiatement à condamner à mort une pauvre
fille que vous désirez. Voilà ce qui est triste pour le
peuple. Jamais on ne vit chose plus inique. » I-Toreng, s'adressant alors aux courtisanes
qui étaient demeurées dans la salle : « Défaites les cordes qui lient les mains
de Tchoun-Hyang, - dit-il, - coupez-les avec vos dents.
» Elles le firent et Tchoun-Hyang se trouva
libre. « Levez maintenant la tête, - dit
l'Émissaire, - et regardez-moi. - Non, - répondit-elle, - je ne vous
regarderai pas, je ne vous écouterai même pas ;
coupez-moi le corps en morceaux si vous voulez, mais je
ne me marierai pas avec vous. Alors I-Toreng, charmé, enleva son anneau
et ordonna à une courtisane de le porter à Tchoun-Hyang.
Elle regarda l'anneau et le reconnut pour celui qu'elle
avait autrefois remis à I-Toreng. Elle leva les yeux,
reconnut son amant, se dressa toute droite et, soutenue
par les courtisanes, s'approcha, tremblante d'émotion. « Ah ! - s'ècria-t-elle dans sa joyeuse
surprise, - hier mon ami n'était qu'un vil mendiant et
le voilà Émissaire royal. » I-Toreng lui tendit la main, elle se
précipita dans ses bras, et ils restèrent quelques
minutes à sangloter de bonheur. A ce moment, la mère, voyant ce beau
dénouement, accourut en dansant de joie et s'écria : «
Quoi ! l'Émissaire est notre I-Toreng. Je n'ai pas eu de
garçon, - poursuivit-elle, s'adressant aux autres, -
mais ma fille me rapporte plus de joie qu'un garçon. Je
l'ai bien élevée, et elle a été la plus vertueuse, la
plus fidèle des femmes. La voilà mariée à un Émissaire
royal. Quel bonheur ! Je vous souhaite à tous, d'avoir
une fille comme la mienne, plutôt que des garçons. » Proche d'I-Toreng, elle lui demanda pardon
de l'avoir maltraité la veille. « Mais nous vous avions attendu si
longtemps, - dit-elle, - et de vous voir arriver en
mendiant, sans autorité pour sauver ma pauvre fille de
la mort, cela m'avait fâchée contre vous. Mais tout est
bien et je vous prie de m'excuser. - Tchoun-Hyang a plus souffert que vous -
répondit I-Toreng, - m'a attendu avec plus d'impatience
encore, cependant jamais elle ne s'est fâchée contre moi
! - Oh ! - fit la jeune fille, - ma mère est
âgée, et elle était vraiment comme folle de me voir
souffrir ! » I-Toreng, riant, déclara qu'il excusait
tout de bon cœur, qu'il n'était qu'à la joie. Il donna
ensuite aux domestiques et courtisanes l'ordre de s'en
aller et voulut se retirer avec Tchoun-Hyang dans une
chambre où ils pourraient s'aimer à l'aise. Mais la
jeune fille s'opposa à ce projet. « Il faut d'abord, - dit-elle - que vous
fassiez tout votre devoir, que vous rendiez justice aux
malheureux, que vous punissiez les coupables. Ensuite
nous serons heureux ensemble.» I-Toreng, ravi de la sagesse de son amie,
acquiesça à son désir. Il
fit donc venir le mandarin de Nam-Hyong. « Dès que vous avez été nommé mandarin de
Nam-Hyong, — dit l'Emissaire, — vous avez pressuré le
peuple, vous l'avez rendu malheureux; je vous condamne
pour tout cela à être envoyé dans une île. » Ensuite I-Toreng fit comparaître l'écolier
dont il avait surpris la satire. Il lui donna de
l'argent et des gâteaux, l'interrogea sur ses études et
lui recommanda de bien travailler. L'écolier remercia et
affirma ses bonnes résolutions. I-Toreng termina ainsi
toutes les affaires pendantes, dans un grand esprit de
justice. Quand tout fut bien arrangé à la satisfaction
générale, il repartit pour Séoul avec Tchoun-Hyang et sa
mère. Il consigna ses aventures dans un écrit
qu'il remit au roi. Le roi l'ayant lu, surpris et charmé
de la fidélitède Tchoun-Hyang, la nomma
Tchong-Yoll-Pouin (duchesse). Elle fut alors
officiellement présentée aux parents d'l-Toreng et elle
se maria en grande pompe. Ils furent heureux et elle lui
donna trois garçons et deux filles. Le roi dit que la fidélité de Tchoun-Hyang,
fille du peuple, était plus méritoire que celle des
filles nobles ; il souhaita que cette fidélité servît
désormais de modèle aux autres femmes et que les hommes
s'en inspirassent comme d'un symbole de la foi qu'ils
devaient au roi, leur maître. |