Chapters from the later part of the French translation of Pinto's book
mainly focused on (Saint) Francis Xavier.


 

Les voyages adventureux de Fernand Mendez-Pinto fidèlement traduits de portugais en français par le sieur Bernard Figuier Gentil-homme Portugais Dediez a Monseigneur le Cardinal de Richelieu A Paris  [chez Mathurin Henault 1628]  [Arnould Cotinet, rue de Carmes proche la Mazure et Jean Roger, rue des Amandiers devant les Grassins a la vérité royale 1645]

 

CHAPITRE CCII.

 

Comme de cette ville de Fucheo nous passasmes au port de Hiamangoo, et de ce qui nous y arriua.

 

Apres que cette reuolte eut pris fin auec la mort de tant de gens de l’vn et de l’autre party, nous autres Portugais qui estions restez en peu de nombre, pource qu’aussitost que le temps nous le permist nous retournasmes gaigner le port de la ville, voyants tout le pays desolé, les marchands en fuitte, et le Roy en resolution de sortir de la ville, perdismes toutes nos espérances de pouuoir vendre nos marchandises, et mesme d’estre en seureté en ce havre, ce qui fut cause que nous nous mismes à la voile, et nous rendismes à nonante lieuës de là à vn autre port appellé Hyamongoo qui est en la Baye de Canguexuffiaa. Là nous seiournasmes deux mois et demy sans y pouuoir vendre chose quelconque, pourceque le pays estoit si plein de marchandises de la Chine qu’il s’y en perdoit plus de deux parts à cause qu’il n’y auoit ny port ny anse en toute cette Isle du Iappon où ne fussent à l’ancre plus de trente et quarante Iuncos, et en quelques endroits plus de cent, comme à Minatoo, Tanoraa, Fiunguaa, Facqtaa, Angunée, Ubra, et Canguexumaa, de maniere que cette mesme année il y eut de la Chine au Iappon plus de deux mille nauires marchands. Or toute cette marchandise consistoit en soye qui s’y donnoit à si bon marché que le pico de soye qui en ce temps là valoit cent taeis à la Chine, ne se vendoit au Iappon que vingt huict, et trente au plus, et le tout auec bien de la peine, joint que le prix de toutes les marchandises éstoit fort bas, si bien que nous croyans tout à faict ruinez, nous ne sçauions ny quelle resolution, ny quel conseil prendre.

Mais comme nostre Seigneur a de coustume d’ordonner des choses du monde doucement, par des moyens qui surpassent nos esprits, et qui sont autant d’effects de ses iugemens secrets, il permist pour des raisons que luy seul entend, qu’en la nouuelle Lune de Decembre, qui fut le cinquiesme iour du mois, il survinst vne si furieuse tempeste de vents et de pluye, qu’il n’y eust pas vn de tous ces vaisseaux qui ne perist; de maniere que la perte qui fut causée par cette tourmente, fut estimée se monter à mille neuf cent septante-deux Iuncos, entre lesquels il y en auoit vingt-six de Portugais, où il en mourut cinq cent deux, sans y comprendre mille Chrestiens d’autres nations, et huict cent mille ducats d’emploitte de la Chine qui se perdirent. Pour le regard des vaisseaux Chinois l’on tient qu’il y en eust mille neuf cent et trente-six de perdus; ensemble plus de deux millions d’or, et cent soixante mille personnes.

Or d’vn si miserable naufrage ne se sauuerent que dix ou douze Nauires, du nombre desquels fut celuy où ie m’estois embarqué; ce qui arriua comme par miracle, si bien que ceux-cy vendirent depuis leurs marchandises à tel prix qu’ils voulurent. Pour nous, apres auoir faict nostre emploitte, et nous estre preparez à partir, nous voulusmes nous mettre à la voile vn iour des Roys au matin, et bien quë nous fussions tous assez contens, a cause que nous en retournions tous riches pour le grand profit que nous auions faict, nous ne laissions pas neantmoins d’estre assez tristes de voir telles choses aduenuës aux despens de tant de vies et de richesses de ceux de nostre nation et des estrangers. Mais comme nous eusmes leué les ancres et appresté les trinquets pour continuer nostre route, les eustages de la maistresse voile rompirent incontinent; ce qui fist cheoir la grande vergue, qui tombant sur les vibords du Nauire se rompit en quatre; tellement que nous fusmes contraincts par cet accident de regaigner le port, et d’enuoyer vne chalouppe à terre pour nous aller chercher vne antenne, et des charpentiers qui nous l’apprestassent. Pour cet effect nous enuoyasmes vn present au Capitaine du lieu afin qu’en fort peu de temps il nous donnast le secours necessaire. Aussi nous le donna-t’il si à propos, que ce mesme iour le Nauire fut remis en son premier estat, et meilleur qu’auparauant.

Neantmoins comme nous eusmes de rechef leué l’ancre pour nous remettre à la voile, le chable de cette mesme ancre se rompit; et parce que nous n’en auions qu’vn autre en nostre Nauire, il nous fut force de trauailler au possible pour la r’auoir à cause du grand besoin que nous en auions. Pour en venir à bout, nous enuoyasmes chercher à terre des plongeurs, qui moyennant dix ducats que nous leur donnasmes, se plongerent incontinent dans l’eau, et y treuuerent nostre ancre à vingt-six brasses de fonds; tellement que par le moyen d’vn calabret qu’ils luy attacherent nous la guindasmes en haut, bien qn’auec assez de trauail; à quoy nous nous employasmes tous, et y passasmes la meilleure partie de la nuict.

Si tost qu’il fust iour nous dressasmes la vergue en intention de partir; mais il suruint tout à coup vn si grand vent, que le courant de l’eau qui estoit fort impetueux, nous ietta miserablement contre vn rocher, où nous nous vismes sur le point d’estre perdus, sans que tout nostre trauail nous eust de rien profité. Ce qui fist que nous treuuans reduicts à de si grandes extremitez nous eusmes recours à la meilleure assistance et au remede plus asseuré, qui fut d’inuoquer la Vierge, par le moyen de laquelle nous nous reschappasmes de ce danger. Or comme nous estions tous occupez en ce trauail, nous vismes descendre à la haste du haut du rocher, deux hommes de cheual qui nous firent signe auec une seruiette, et crierent que nous eussions à les prendre. Comme la nouueauté de ce faict fist naistre en nous vn desir de sçauoir ce que c’estoit, nous enuoyasmes incontinent à terre vne Manchua fort bien équippée. Et d’autant que cette mesme nuict vn mien garçon s’en estoit fuy auec trois autres, m’imaginant que c’estoit quelqu’vn qui m’en apportoit des nouuelles, ie priay George Aluarez qu’il me permist de me mettre dans la Manchua; ce qu’il m’accorda tout aussi-tost, si bien que i’y entray moy troisiesme. Alors comme nous fusmes à la rade, l’vn des deux hommes de cheual qui sembloit estre le plus honorable, s’addressant à moy, «Seigneur, me dist-il, pource que ie suis pressé du temps, et que i’apprehende d’estre ioint par ceux qui me suivent, ie te supplie par la bonté de ton Dieu, que sans apprehender qu’il t’en arriue aucun mal tu me prennes auec toy».

Il faut que i’aduouë que ie me treuuay d’abord si embarassé par ces paroles, que ie ne sceu me resoudre à ce qu’il me falloit faire. Neantmoins me ressouuenant d’auoir ueu par deux fois à Hiamangoo en la compagnie de quel ques marchands, ce mesme homme qui parloit à moy, cela m’esmeut à le prendre et son compagnon aussi. Mais ie les eus mis à peine dans la Manchua, que ie vis paroistre quatorze hommes de cheual qui venoient apres, lesquels abordant la rade auec de grands cris, «Donne-nous ces traistres, disoient-ils, ou bien tu és mort.» Ensuitte de ceux-cy il en vint incontinent autres neuf, si bien qu’ils se treuuerent vingt-trois de nombre, sans qu’il y eust aucun homme de pied. Cependant l’apprehension que i’eus, fist que ie m’esloignay de la mer de la portée d’vne arbaleste, et que ie demanday à ces hommes ce qu’ils vouloient; sur quoy vn d’eux prenant la parole, «Si tu amenes ce lapponois, me dit-il, sans parler de celuy qui l’accompagne, sçache que mille testes comme la tienne porteront la peine de ce que tu fais.» A ces paroles ie ne leur voulus point faire de response, et me voyant auec eux à bord de nostre vaisseau, ie les y fis monter dedans, bien qu’auec assez de peine; de sorte que tous deux furent assez bien pourueus, tant par le Capitaine, que par le Portugais, de toutes les choses qui leur estoient necessaires pour un si long voyage. Ie ne m’amuseray point icy maintenant à déduire par le menu les particularitez de cette affaire; ensemble quels furent les succés de ces trauaux, pource que i’espere d’en traicter cy-apres, afin de faire voir clairement de quels moyens Dieu se sert pour estre loué, et sa saincte foy exaltée, comme nous verrons par les choses que ie diray de cet homme du Iappon, qui s’appelloit Engiroo.

 

CHAPITRE CCIII. D’vne grosse année que le Roy d’Achem enuoyâ en ce temps-là sur la forteresse de Malaca, et des grandes choses que fist en cette occasion le Reuerend Pere Maistre François Xauier, Recteur de la Compagnie de lesus en ces contrées des Indes.

 

Comme nous fusmes partis de cette riuiere de Hiamangoo, et de l’ense de Canguexumaa, le sixiesme iour de Ianuier de l’année 1547. il plût à nostre Seigneur qu’en 14 iours de bon vent nous arriuasmes à Chincheo, qui est vn des plus celebres et riches ports du Royaume de la Chine. Là nous easmes nouuelles qu’à l’entrée de cette riuiere il y auoit alors vn fameux Corsaire appellé Chepocheca, auec quatre cent grosses voiles et soixante Vancons de rames, en laquelle flotte il auoit soixante mille hommes, à sçauoir vingt mille de seruice pour les vaisseaux, et tous les autres hommes de combat que ce Pyrate entretenoit du butin qu’il faisoit sur mer. L’apprehension que nous eusmes d’entreprendre d’entrer dans cette riuiere, à cause que ces Corsaires la tenoient assiegée de toutes parts, fist que nous allasmes iusques à Lamau où nous fismes prouision de quelques viures, et en eusmes à suffisance iusques à nostre arriuée à Malaca.

Là nous treuuasmes le Reuerend Pere Maistre François Xauier, Recteur vniuersel de la Compagnie de Iesus en ces contrées des Indes, qui depuis peu de iours estoit arriué des Molucques, auec vne grande reputation de sainct homme, tiltre que tous les peuples luy donnoient pour les grands miracles qu’on luy voyoit faire. Si tost que ce sainct personnage eust sceu que nous auions ce Iapponnois auec nous, il nous fut chercher George Aluarez et moy dans la maison d’vn certain Cosme Rodriguez qui estoit là marié. Apres qu’il eust passé vne partie du iour auec nous à nous faire plusieurs demandes fort curieuses, toutes fondées sur l’ardent zele qu’il auoit de l’honneur de Dieu, et que nous eusmes satisfaict à son desir, nous luy dismes sans sçauoir des nouuelles d’vne chose dont il auoit desia connoissance, que nous auions auec nous deux hommes du Iappon, l’vn desquels qui paroissoit estre de qualité, estoit fort discret, et grandement bien versé aux loix et aux coustumes de tout le pays; adjoustant à cela que sa Reuerence seroit fort aise de l’ouyr. Alors il nous tesmoigna qu’il s’en resiouyssoit, si bien que nous nous en allasmes incontinent à nostre Nauire, et amenasmes cet homme du Iappon au Pere, qui n’auoit point d’autre logis que l’Hospital. L’ayant veu d’abord il le prist auec luy, et le mena aux Indes où pour lors il estoit prest de s’en aller. Comme il fust arriué à Goa il le fist Chrestien, et luy donna le nom de Paul de Saincte-Foy. Là en bien peu de temps il apprist à lire et à escrire, ensemble toute la doctrine Chrestienne conformément à l’intention de ce bien-heureux Pere, qui estoit, qu’aussi-tost que la saison d’Auril seroit venue, il s’en iroit en cette Isle du Iappon prescher à ces infideles, Iesus-Christ Fils de Dieu viuant attaché en Croix pour les pecheurs; paroles qu’il auoit ordinairement à la bouche.

Par mesme moyen il faisoit dessein de mener auec luy cet estranger pour s’en seruir d’Interprete en ce pays-là. Comme en effect il l’y mena depuis, ensemble son compagnon que le Pere fist encore Chrestien, et luy donna le nom de Iean. Depuis ils luy furent grandement fideles et fort obeyssans en ce qui touchoit le seruice de Dieu, pour l’amour duquel Paul de Saincte-Foy fut banny à la Chine, et mis à mort par des voleurs, comme i’espere declarer cy-apres quand ie parleray de cet exil. Ce sainct Personnage estant donc party de Malaca pour s’en aller en l’Inde afin d’y moyenner auec le Gouuerneur ce sien voyage du Iappon, Simon de Mello, qui comme i’ay desia dict, estoit alors Capitaine de la forte resse, escriuit à sa faueur ce qu’il auoit desia fait en ces contrées des Molucques pour l’augmentation de nostre saincte foy, et les grandes merueilles que nostre Seigneur auoit operées par ce grand seruiteur. Or entre les principales choses dont ce Capitaine rendit compte au Gouuerneur Dom Iean de Castre, il l’asseura d’auoir esté tesmoin oculaire de ce que ce S. Pere auoit dit par vn esprit prophetique, touchant le miracle que ceux du pays appelloient ordinairement des Achems, en preschant dans l’Eglise Cathedrale de Malaca. Or d’autant que c’est vne chose qui jest grandement remarquable, il me semble à propos de la rapporter icy de la mesme façon qu’elle se se passa.

Vn Mercredy 9. d’Octobre de l’année 1547. à deux heures apres minuict, il arriua au port où nos Nauires estoient à l’ancre vne grosse armée du Roy d’Achem, composée de septante Lanchares, Fustes, et Galiottes de rames, dans lesquelles estoient embarquez cinq mille hommes de combat, sans y comprendre les gens de rames. Comme la pluspart de ces ennemis se furent iettez à terre en intention d’attaquer la tranchée à la faueur de la nuict qui estoit fort obscure, ils se voulurent ayder à cet effect de quantité d’eschelles qu’ils auoient portées. Mais il plût à Dieu d’en destourner l’effect; cependant ceux de leurs gens qui restoient s’en allerent en l’Isle où estoient les Nauires, où ils mirent le feu à six ou sept grands vaisseaux qui estoient au port, entre lesquels il y en auoit vn fort grand appartenant au Roy de Portugal nostre souuerain Seigneur, le quel vaisseau depuis cinq iours seulement estoit arriué de Banda, chargé de noix muscades et de massis, dont ils se saisirent entierement. Durant que cela se passoit, la reuolte et les cris estoient desia si grands dans la forteresse, qu’on ne pouuoit ny s’ouyr l’vn l’autre, ny prendre vne resolution là-dessus. Car comme ces ennemis estoient soudainement arriuez sans qu’on s’en fust apperceu, la nuict obscure et fort pluuieuse, et les grands cris de toutes parts, semerent si fort le desordre et la confusion parmy les nostres, qu’ils ne sçauoient à quoy se resoudre.

A la fin apres que ce tumulte eust duré vn assez long-temps, l’on vid arriuer les trois Balons que Simon de Mello auoit enuoyez, qui rapporterent que c’ estoit asseurement des Achems arriuez la nuict. Cependant comme le iour commençoit à paroistre, l’on descouurit de la forteresse vue grande quantité de voiles et de rames, auec plusieurs estendarts et bannieres de soye. Alors le Capitaine les voulant espouuanter, commanda qu’on eust à tirer contr’eux quelques pieces d’artillerie assez grosses; ce qui fut cause que se tenant resserrez auparauant en vn peloton, ils firent re traicte vers la pointe de l’Isle de Vpe, qui pouuoit estre à trois quarts de lieuë de là, où ils attendirent la rame à la main iusques enuiron le soir, faisans d’aussi hauts cris et autant d’acclamations, que s’ils eussent desia gaigné quelque bien grande victoire. Alors pource qu’il arriua par malheur qu’vn de nos Paraos estoit à la pesche, auec sept hommes du pays qui y auoient leurs femmes et leurs enfans, si tost que les ennemis les decouurirent ils enuoyerent contre eux quelques balons qu’ils auoient en bon equippage, lesquels en bien peu de temps prirent la barque des nostres et l’amenerent auec eux: cela fait aux vns ils couperent les oreilles, et les narines, et aux autres les doigts des pieds comme par vne maniere de mespris. En ce triste equippage ils les renvoyerent tous sept auec vne lettre escrite de leur propre sang par leur Capitaine, où ces paroles estaient contenues: «Biyayaa Soora fils du Seribiyayaa Pracamaa de Raja qui pour son honneur tient de reserue dans des boiiettes d’or le riz du grand Sultan Alaradin, cassolette d’où s’exhalent les parfums de la saincte maison de la Mecque, Roy d’Achem et du pays des deux mers, ie te fais sçauoir, afin que tu en aduertisses ton Roy, qu’en dépit de luy ie veux pescher autant de temps qu’il me plaira en cette sienne mer où ie me repose, et où par mes cris i’espouuante cette sienne forteresse, dequoy ie prens à tesmoing la terre et ceux qui l’habitent, ensemble tous les autres elemens iusques au Ciel de la Lune; car ie les asseure par ces paroles proferées de ma bouche, que ton Roy demeurera vaincu et sans honneur, et ses bannières abbatuës, sans se pouuoir iamais plus releuer, si ce n’est par la permission de celuy qui en aura la victoire: c’est pourquoy qu’il mette la teste soubs les pieds de mon Roy, comme sous celuy qui subjugue tout le monde, et qu’il demeure desormais son esclaue. Mais afin que ie te fasse aduouer cette verité, ie te deffie de ce lieu où me voicy maintenant, s’il est ainsi que de la part de luy-mesme, tu sois si hardy de t’opposer à mon dessein.»

Voyla quelle estoit cette lettre que les Capitaines de la flotte auoient tous signée comme une chose faicte par leur commun consentement. Ainsi les sept pauures miserables estant arriués à la ville sans narines et sans oreilles, furent incontinent menez en la forteresse vers le Capitaine, tous sanglans et tous défigurez qu’ils estoient: à leur arriuée ils luy rendirent la lettre, qui fut aussitost leuë publiquement deuant tous; surquoy les Capitaines et quelques-vns de ses fauoris se mirent à railler et à dire le mot pour rire, comme c’est la coustume des Courtisans: pendant que ces choses se passoient voyla suruenir le reuerend Pere Xauier qui venoit de dire la Messe de Nostre Dame du Mont, comme c’estoit sa coustume, le Capitaine le voyant se leua sur pied, et le fut receuoir à deux ou trois pas du lieu où il estoit assis; puis s’estant mis à sousrir comme pour monstrer le peu d’estat de la lettre qu’il venoit de receuoir: «Mon pere, luy dit-il, quel conseil me donnera vostre Reuerence sur ce grand deffy que les ennemis viennent de me faire?» C’est mon opinion, luy respondit le Pere, puisque vostre grandeur me demande ce qu’il m’en semble, que cette affaire ne doit pas estre tellement tournée en risée, qu’il ne faille penser à faire quelque maniere d’armée s’il est possible, qui du moins abbaye contre nos ennemis sur nos costes, afin que ces Mahometans ne nous croient pas tellement despourueus de forces que nous ne les puissions incommoder s’ils nous retournent voir desormais. »

« Asseurément, luy repartit le Capitaine, cet aduis me semblerait fort bon si on le pouuoit faire reussir en quelque façon: mais vostre Reuerence voit fort bien le pauure estat où nous sommes tous reduits, et comme nous n’auons plus que 4 meschantes fustes toutes pourries et si mal equippées que c’est pitié, tellement que si nous voulions nous mettre apres à les calfustrer, nous y perdrions plus de temps que si nous en faisions de neufues ».

«S’il ne tient, repartit le Pere, qu’à raccommoder ces vaisseaux, i’en veux prendre la charge sur moy pour l’honneur de Dieu et du Roy nostre souuerain Seigneur; mesme s’il en est besoing ie m’offre à m’en aller combattre ces ennemis de la Croix en la compagnie de ces seruiteurs de Iesus-Christ et de ces miens freres.» Ces paroles estant ouyes par vn assez bon nombre de gens tous qualifiez qui estoient là presens, ils respondirent ensemble au Pere: «Sans mentir celuy qui se donneroit le nom de Chrestien meriteroit bien plustost d’estre appellé Iuif, si soubs vue si bonne conduite que la vostre il refusoit de s’en aller à vne si saincte iournée.»

Ce discours et autres semblables firent naistre dans les courages de tous ceux qui estoient là presens vne ardeur si saincte et si zelée au seruice de Dieu, qu’il n’y eut pas vn d’eux qui ne prist cela pour vne chose surnaturelle: alors le Capitaine qui estoit assis à la porte de la forteresse venant à se leuer grandement satisfaict de voir le sainct zele et la genereuse resolution des siens, prist le Pere par la main et descendit auec luy en bas. N’ayant treuué sur le port que six fustes des siennes et vn petit catur, il enuoya tout incontinent appeller le facteur Duard Barreto, auquel il commanda qu’il fist toute sorte de diligences afin que les vaisseaux fussent calfustrez; à quoy le facteur fit responce que dans le magazin il ny auoit pas vn seul clou, ny du broy, ny des estoupes, ny vn empan de toile pour les voiles, ny rien de tout ce qu’il estoit besoin de faire, et que sa grandeur luy commandoit; chose qui attrista fort le Capitaine et ceux qui estoient auec luy: alors le Pere haussant les yeux au Ciel, et auec vn visage ioyeux inuitant tous ceux d’alentour à s’attendre à luy: «Or sus, leur dit-il, mes freres et Seigneurs ne vous attristez point ie vous prie; car ie vous asseure que Dieu est auec nous, de la part duquel ie vous coniure que pas vn de vous ne refuse de s’en aller à cette saincte iournée, car son bon plaisir est que nous le fassions ainsi: pour le regard des choses dont le facteur dit que nous auons faute, et qui sont necessaires à nostre flotte, cela ne doit pas estre capable de nous faire tant soit peu reculer de nostre saincte entreprise.» Ce disant il ietta les yeux sur sept de ceux d’alentour qui estoient tous Capitaines de leur nauire, hommes riches et honorables, puis nommant chacun d’eux par son nom: «Mes amis, leur dit-il en les embrassant, et auec vne mine riante, il est necessaire pour l’honneur de nostre Seigneur Iesus-Christ, que vous preniez tout le soing de ces nauires, et pourtant vous comme son seruiteur ayez celle- cy soubs vostre charge, vous celle-là, et ainsi des autres, monstrant à chacun la sienne, le tout le plus promptement qu’il sera possible, à cause que telle chose est grandement importante au seruice de Dieu: quant au salaire que vous receurez de vostre peine, ie vous responds qu’il sera de cent pour vn.»

Ce disant il les parcourut tous sept, recommandant à chacun de prendre le soing de sa fuste, ce qu’ils accepterent tous auec vue ardeur et vn zele si grand qu’on recognut clairement alors que telle chose estoit plustost vne œuure de Dieu que des hommes. Ainsi chacun d’eux prist soubs sa charge la fuste que le pere luy ordonna, et à l’heure mesme sans vser de delay, ils commencerent tous à mettre la main à l’œuure, poussez d’vne telle ardeur et d’vne enuie si saincte, qu’ils faisoient tous à l’enuy à qui s’acquitteroit mieux de son deuoir, et qui vseroît d’vne diligence plus grande, de maniere que ce qu’on eust crû impossible d’estre faict en vn mois, quand mesme ils eussent eu pour cet effect tout ce qui leur estoit necessaire, fut acheué dans cinq iours seulement, pource que plus de cent hommes trauailloient à chacune de ces fustes. Tandis qu’on faisoit les preparatifs de cette armée, Simon de Mello Capitaine de la forteresse declara pour general de cette flotte Dom Francisco Deeça son beau-frere, et le reverend pere Xauier se resolut de ne manquer point à cette iournée. Mais comme les freres de la misericorde en eurent aduis, ils s’assemblerent auec tout au tant d’hommes mariez qu’il y en auoit dans la forteresse, et soubs la conduitte du mesme Dom Francisco Deeça, ils s’en allerent en corps treuuer le Pere qu’ils prierent par vne requeste, de la part de Dieu, que puisque maintenant la forteresse estoit toute seule il ne voulust point l’abandonner ny s’absenter d’elle, ou que s’il le faisoit ils protestoient tous de s’y en aller auec luy.

Cette requeste mit vn peu en peine le Pere, pource que sa grande charité le tenoit en bransle entre ces deux extremitez de leur accorder ce qu’ils demandoient, ou d’accompagner les gens de guerre. Là dessus le Conseil s’estant assemblé de part et d’autre il y eut diuers aduis, et plusieurs raisons: A la fin le General Dom Francisco Deeça ayant cognu la necessité de cette affaire requist de rechef le Pere de satisfaire à la volonté de ce peuple, veu le bon zele auec lequel cette priere luy estoit faite; ce que le Pere luy accorda. Ainsi apres s’estre resolu de ne bouger de terre il les consola tous auec vne harangue spirituelle qu’il leur fit succinctement, par laquelle il leur remonstra la grande raison qu’auoient les vns et les autres d’exposer leurs vies pour vn si bon Dieu qui pour les rachepter, comme nous le confessions tous et le tenions pour vn des principaux articles de nostre foy, auoit voulu estre mocqué, flagellé, couronné d’espines, et finalement attaché en l’arbre de la Croix pour nous crucifier nous-mesmes en la douceur de son amour, et empourprer nos ames de son sang pretieux, dont il iustifioit nostre peu de merite deuant son Pere Eternel. A ces choses il en adjousta plusieurs autres suiuant son ardeur et sa deuotion ordinaire, auec quoy il fit vne si grande impression dans l’esprit de tous, que dés lors les soldats qui s’en alloient à l’armée, protesterent tous d’vn commun consentement et en vrays Chrestiens, de mourir fermes pour la foy de nostre Seigneur Iesus-Christ.

 

[204, 205, 206, 207 omitted]

 

Chapitre 208

 

Comme le bien-heureux Pere Maistre François Xauier fist voile de Malaca au Iappon, et des choses qui luy arrivèrent en ce voyage.

 

Après que cette glorieuse bataille fut donnée, en laquelle il plût à nostre Seigneur fauoriser ce sien bien-heureux seruiteur, tant en ce qu’il fist premierement en l’armée, qu’en ce qu’il en dist depuis pour la confusion et la repentance des mesdisans, par le moyen desquels l’ennemy d’enfer prist tant de peine à le mettre hors de credit: au mois suiuant de Decembre en la mesme année il partist de cette ville de Malaca pour s’en aller aux Indes. En quoy son intention fut de mettre en execution l’extréme desir qu’il auoit de faire voile au Iappon. Pour cet effect il emmena auec luy ce mesme Angiroo dont i’ay dict cy-deuant, qu’il fût fait Chrestien par ce seruiteur de Dieu, et appellé Paul de Saincte-Foy. Toutesfois son dessein ne pût reussir cette année là, à cause de ce à quoy l’obligeoit sa charge de Recteur vniuersel des Colleges de la Compagnie de Iesus qui sont aux Indes. A quoy luy fut encore vn obstacle la mort du Vice-Roy Dom Ioan de Castro, aduenuë à Goa au mois de Iuin suiuant en l’année 1658. Neantmoins Garcia de Saa qui luy succeda au Gouuernement, donna ses despesches au Pere au mois d’Auril de l’année suiuante 1549. Par mesme moyen il luy bailla des patentes à rendre à Dom Pedro de Sylua, qui pour lors estoit Capitaine de Malaca, par les quelles il luy enchargeoit de luy faire équipper vn nauire pour s’en aller où il plairoit à Dieu de le conduire. Auec ces dépeches le Pere se rendit à Malaca le dernier iour de May en la mesme année 1549. et fut contraint de seiourner là quelque temps pour le mauuais équippage qu’on luy donna. Mais enfin apres auoir souffert à Malaca beaucoup de trauaux, le iour de la S. Iean qui fut en la mesme année, enuiron Soleil couché il s’embarqua dans vn petit Iunco d’vn Corsaire Chinois appellé Necoda; puis le lendemain matin il se mit à la voile et partist.

En ce voyage il souffrit encore plusieurs trauaux,’dont ie m’ex cuse de parler icy, pource qu’il ne me semble point autrement necessaire de rapporter ces cho ses par le menu; c’est pourquoy ie ne feray que toucher succinctement celles qui seront les plus importantes à mon dessein, m’accommodant le mieux que ie pourray à la foiblesse de mon es prit. Le iour de l’Assomption de nostre Dame, qui est le quinziesme du mois d’Aoust, le Pere arriua au port de Canquexumaa au Iappon, pais d’où estoit natif Paul de saincte-Foy. Là il fut tres-bien receu de tout le peuple, et encore mieux du Roy qui luy fist vn fort bon accueil, auquel furent joincts plusieurs grands honneurs, luy tesmoignant d’agreer infiniment le bon dessein auec lequel il entroit dans son Royaume.

Aussi durant tout le temps que le Pere y demeura, qui fût vn an tout entier, le Roy le fauorisa beau coup; dequoy s’offenserent grandement les Bonzes, qui sont leurs Prestres; mesme cette affaire alla si auant qu’ils luy reprocherent plusieurs fois le tort qu’il se faisoit de permettre que dans son pais il se preschast vne loy si contraire aux leurs. Ce qui fut cause qu’vn iour le Roy s’ennuyant de tous ces langages, « Si sa loy, leur respondit-il, est contraire aux vostres; que ne contredisez-vous la sienne, à condition que ie sois iuge en cette cause? car ie ne permettray iamais que pour satisfaire à vostre animosité, vous luy fassiez des affronts, pource qu’estant estranger il s’est fié sur ma verité »; paroles dont les Bonzes furent grandement scandalisez. Mais pour-ce que la principale intention de ce bien-heureux Pere estoit d’accroistre le sainct nom de Iesus-Christ parmy la noblesse de ce païs, à cause qu’il y auoit apparence que le menu peuple en seroit conuerty plus facilement, il se resolut de passer de là dans quelques iours au Royaume de Firando, qui du costé du Nord estoit plus auant de cent lieues; ce qu’il fist aussi quand la saison luy en sembla propre; mais auparauant que partir il y laissa en la compagnie de huict cent ames que sa doctrine auoit conuerties, Paul de saincte Foy, lequel continua de les instruire par l’espace de plus de cinq mois qu’il fût là de seiour auec elles.

Mais enfin voyant les grandes persecutions que les Bonzes luy faisoient, il fit voile à la Chine, où il fût mis à mort dans le Royaume de Iiampoo, par des voleurs qui faisoient mestier d’assassiner les passans. Quant aux huict cent Chrestiens qu’il auoit laissez au Iappon, combien qu’ils n’y eussent aucun Pere spirituel pour les instruire, neantmoins nostre Seigneur permist qu’ils se conseruerent tous si bien dans les termes de la foy, par le moyen de la saincte doctrine que le Pere Xauier leur auoit laissée par escrit, qu’en sept ans de temps qu’ils demeurerent là tous seuls sans estre visitez de personne, pas vn d’eux ne se rebutta de sa saincte resolution.

Or apres que plus de vingt iours furent passez depuis l’arriuée du Pere Xauier au Royaume de Firando, il luy sembla à propos de sonder ces peuples Gentils pour voir lequel de tous ces pays seroit le plus conuenable à son intention. Il auoit alors auec luy le Père Cosme de Torrez, Castillan de nation, qui estant soldat, par la route de Panama estoit rendu aux Molucques en vne flotte que le Vice- Roy de la nouuelle Espagne luy auoit enuoyée en l’an mil cinq cent quarante-quatre. Ce Cosme de Torrez estant à Goa s’y Est de la Compagnie de Iesus, par le conseil du bien-heureux Pere Xauier, qui l’emmena depuis auec luy à Goa pour compagnon de ses trauaux, ensemble vn autre Frere Castillan aussi, et natif de Cordoùe, appellé Iean Fernandez, homme que son eminente vertu et sa grande humilité rendirent fort recommandable. Ce fut donc ce Pere Cosme de Torrez que le reuerend Pere Xauier laissa en ce Royaume, et en cette ville de Firando, et accompagné de cet autre Pere Iean Fernandez il partit pour s’en aller à la ville de Miaco, qui est en l’Isle la plus orientale de tout le Iappon; à quoy il fut incité principalement pource qu’il apprist que leur Cubumcamaa, qui est comme leur souuerain Pontife, estoit là resident auec trois autres qui portent le tiltre de Roys et de souuerains, chacun desquels vacque à son tour au gouuernement de la guerre, de la iustice et au bien de la republique. En ce voyage il eut plusieurs grandes trauerses.et y endura beaucoup, tant pour la rigueur des montagnes, que de la saison en laquelle il s’y en alla, qui estoit l’hyuer, joint à ce que ce climat est à 4°- degrez, tellement que les froidures y sont comme insupportables: à quoy i’adjouste qu’il eut vne grande disette de toutes les choses qui luy estoient necessaires, tant pour se gaiantir des incommoditez susdites, que pour l’entretien de la vie; auec cela comme il y auoit certaines aduenuës et destroits par où les estrangers ne pouuoient passer sans y payer vn certain tribut, luy-mesme n’ayant aucunes commoditez estoit contraint de passer pour vallet du premier homme de qualité qu’il rencontroit le long du chemin, si bien que pour cet effect, afin de s’exempter de danger, il luy estoit necessaire de courir apres le cheual de celuy qui le suiuoit, en luy seruant de laquay.

A la fin estant arriué à la grande ville de Miaco, capitale de toute cette Monarchie du Iappon, il ne pût aborder comme il l’eust desiré le Cubune Camaa, à cause qu’on luy demandoit pour cela la somme de cent mille Caixas, qui valent six cent ducats de nostre monnoye; et sans mentir il fut extremement fasché de ne les pas auoir pour s’en seruir à effectuer ce qu’il desiroit auec tant de passion. Par ainsi il luy fut impossible de faire aucun fruict en tout ce pays, tant pour les dissensions et les guerres que les peuples auoient en ce temps-là les vns contre les autres, chose qui leur est ordinaire, que pour beaucoup d’autres semblables inconveniens qu’il seroit trop long de raconter; par où l’on peut voir clairement combien de desplaisir receuoit l’ennemy de la Croix de ce que le seruiteur de Dieu pretendoit faire en ce pays.

Alors le Pere voyant le peu de profit qu’il y faisoit, pour ne perdre le temps en vain, passa de cette ville de Miaco à Sicay, qui estoit à dixhuict lieues de là; et ce fut là mesme qu’il s’embarqua de rechef pour faire voile au Royaume de Firando, où il auoit laissé le Pere Cosme de Torrez. En ce lieu il s’arresta encore quelques iours; lesquels neantmoins il n’employa point à se reposer des trauaux passez, mais bien à en souffrir de nouueaux. A la fin de ce temps-là il passa au Royaume de Omanguché, où il conuertit plus de trois mille ames en moins d’vn an qu’il arriua en cette ville, qui fut le quinziesme de Septembre en l’année mil cinq cent cinquante et vn.

Ensuitte de cela ayant eu nouuelles qu’au Royaume de Bungo estoit arriué vn nauire Portugais, il y enuoya aussitost par terre où il y pouuoit auoir soixante lieues de chemin, vn certain Chrestien nommé Matthieu, auec vne lettre addressée au Capitaine et aux marchands de ce vaisseau, où ces paroles estoient contenues: « L’amour et la grace de Iesus-Christ nostre vray Dieu et Seigneur, fassent vne continuelle demeure en vos ames par sa saincte misericorde, Amen. Par quelques lettres d’aduis que les marchands de cette ville ont eues, on les adsuertis de vostre bonne arriuée en ce pais. Mais d’autant que cette nouuelle ne m’a point semblé si veritable que ie le desire en mon ame, i’ay treuué à propos de m’en asseurer au vray par ce Chrestien que ie vous enuoye; c’est pourquoy ie vous prie tres instamment de me faire sçauoir par luy-mesme d’où vous venez maintenant, ensemble de quel port vous estes partis, et en quel temps vous faictes état de vous en retourner à la Chine: car ie voudrois bien, si le bon plaisir de Dieu estoit tel, trauailler de tout mon possible pour passer cette année icy aux Indes. Vous m’obligerez aussi grandement, s’il vous plaist me faire sçauoir vos noms et par mesme moyen celuy de vostre nauire, et du Capitaine qui y commande, me donnant des nouuelles asseurées si dans Malaca on y est en paix et en tranquillité. Pour conclusion ie vous prie de desrober quelque peu de temps à vos affaires pour penser à l’examen de vos consciences, pource qu’en cette marchandise il y a plus de gain qu’en toutes les soyes de la Chine, de quelque façon qu’on y puisse doubler son argent: car ie fais estat, si le bon plaisir de Dieu estoit, de partir d’icy, pour vous aller treuuer où vous estes, si tost que i’auray appris de vos nouuelles par le messager que ie vous enuoye, lesus Christ nous tienne tous en sa garde et nous conserue en cette vie par grace en son sainct seruice. Ainsi soit-il. De cette ville d’Omanguché le premier de Septembre mil cinq cent cinquante et vn. Vostre frere en Iesus-Christ, François ».

Auec cette lettre ce messager arriua où nous estions, et y fut grandement bien receu de nous, comme il estoit raisonnable: alors, tant le Capitaine du nauire que les marchands, luy respondirent par six ou sept voyes, dans lesquelles ils luy dirent plusieurs nouuelles des Indes et de Malaca, y adioustant, que dans vn mois ils se promettoient de faire voile à la Chine dans leur nauire; qu’au reste ils en auoient trois de charge qui au prochain mois de Ianuier deuoient prendre la route de Goa; en l’une desquelles estoit Diego Pereyra son intime amy, auec qui sa Reuerence pourroit partir selon son desir. Voyla le contenu des lettres qu’ils donnerent à ce Chrestien, qui se mit incontinent en chemin et fut infiniment content, tant de ce qu’ils luy auoient donné, que du bon traittement qu’ils luy auoient faict durant son seiour prez d’eux. En ce retour il fut cinq iours en chemin, à la fin desquels il arriua à la ville de Omanguche, et rendit les lettres au Pere, à qui des nouuelles si bonnes et si asseurées apporterent vn merueilleux contentement, de maniere que trois iours apres il partit pour s’en aller à la ville de Fuchee, capitale du Royaume de Bungo. Là mesme dans le nauire dont i’ay parlé cy-deuant, qui appartenoit à Duart de Gama, nous estions alors trente Portugais auec nos marchandises. Le Samedy suiuant nous vismes arriuer à nous trois hommes du Iappon, Chrestiens, qui estoient en la compagnie du Pere, et que le Pere auoit enuoyez deuant par ceux-cy. Le Capitaine Duart de Gama apprist que ce seruiteur de Dieu estoit à deux lieues de là, en vn lieu appellé Pimlaxau, où il auoit vne douleur de teste et les pieds enflez à cause de soixante lieues de chemin qu’il auoit faictes; adioustant à cela, que puisqu’il se treuuoit ainsi indisposé, il lui estoit necessaire de ne bouger de là, qu’il ne fust guery, ou bien que pour luy faire acheuer le reste du chemin on luy menast vn cheual s’il le vouloit accepter.

 

 

CHAPITRE CCIX. De l’arriuée du bien-heureux Pere Xauier au port de Fingeo où estoit nostre nauire, et des choses qui se passerent comme nous f us,nes voir le Roy de Bungo en la ville de Fucheo.

 

Dvart de Gama Capitaine du nauire estant aduerty que le Pere Xauier s’estoit arresté au village de Pimlaxau, pource qu’il s’y treuuoit indisposé comme les trois Iapponnois luy auoient dict, enuoya tout aussi tost vn messager aux Portugais, qui estoient de seiour à la ville pour y vendre leur marchandise à vne lieuë du Port où le vaisseau estoit à l’ancre. A ces nouuelles ils accoururent incontinent auec vne grande ressiouyssance, puis ayant consulté entr’eux touchant ce qu’il leur falloit faire là-dessus, il fut resolu de l’aller chercher au mesme lieu où il estoit demeuré malade, ce que l’on executa tout incontinent. Nous estant donc mis en chemin comme nous eusmes faict vn peu plus d’vn quart de lieuë, nous le rencontrasmes qui s’en venoit en la compagnie de deux Chrestiens, que depuis vn mois il auoit conuertis à la foy, hommes des plus qualifiez du Royaume; ce qui fut cause que le Roy de Omanguche se seruant de leur conuersion comme d’vn specieux pretexte, leur confis qua deux mille taeys qu’ils auoient de rente, qui valent trois mille ducats. Or d’autant que nous estions tous vestus en habits de festes, et montez sur de bons cheuaux, nous demeurasmes tous confus de le rencontrer en vn si triste equippage: car auec ce qu’il estoit à pied, il portoit sur ses espaules un fardeau où estoient toutes les choses necessaires à dire la Messe; il est vray que les deux Chrestiens qui le suiuoient, le soulagoient de temps en temps, et luy aydoient à le porter, chose qui pour en dire le vray nous estonna fort et nous attrista. Or pource qu’il ne voulut iamais accepter aucun de nos cheuaux, nous fusmes contraints de l’accompagner à pied, bien que ce fust contre sa volonté, ce qui seruit d’vn grand exemple aux deux Chrestiens nouuellement conuertis.

Comme nous fusmes arriuez en la riuierc de Fingé, où le nauire estoit à l’ancre, il y fut receu auec toutes les demonstrations d’allegresse qu’il nous fut possible de luy rendre, si bien que par quatre diuerses fois on tira toute l’artillerie, qui consistoit en soixante-trois Berches, Fau conneaux, et autres pieces, tellement que le bruit qui s’en ensilant fut fort grand à cause des concauitez des rochers qui estoient aux enuirons. Cependant le Roy qui en ce temps-là estoit à la ville, estonné d’vne chose si extraordinaire et d’ouyr ainsi tirer, s’imaginant que nous combat tions encore contre quelques flottes de Corsaires, suiuant le bruit qu’on faisoit desia courir dans la ville qu’il y en auoit quelques-vns en ces costes, enuoya tout incontinent en grande diligence vn homme de qualité pour sçauoir de nous ce que c’estoit; tellement que cettuy-cy s’estant addressé à Duart de Gama, luy fist son message de la part du Roy auec quelques offres conuenables au temps present. Mais le Capitaine luy respondist en termes pleins de courtoisie, et pour remerciaient de ces offres, que nous nous resiouyssions à l’arriuée du Pere François, à cause qu’il estoit homme sainct, et à qui le Roy de Portugal nostre Maistre portoit beaucoup de respect. Ce Gentil homme n’estant pas moins estonné de ces paroles que de ce qu’il auoit veu, «Il faut que ie vous aduouë, repliqua-t-il à Duart de Gama, que ie m’en retourne tout confus, et sans sçauoir que respondre au Roy; car nos Bonzes l’ont asseuré que cet homme dont vous me parlez, n’est pas un sainct comme vous dictes; mais qu’il est bien vray que quelquesfois ils l’ont veu parler aux démons auec qui il a de secrettes intelligences; qu’au reste il faict par sortilege quelques merueilles, dont les ignorans s’estonnent, et qu’il est si miserable et si pauure, que les poux mesmes dont il est couuert ont pitié de luy, et ne veulent point mordre à sa chair; tellement que i’ay belle peur qu’ils ne perdent tout le credit qu’ils ont pres du Roy quand il saura le contraire, et qu’il ne les vueille iamais plus voir ny ouyr; car il y a bien de l’apparence qu’un homme que vous prisez si fort, et que vous receuez auec tant de resiouyssance et d’honneur, est veritablement tel que vous dictes, et non pas tel que les Bonzes l’ont dépeint au Roy.»

Les Portugais l’esclaircirent là-dessus de la verité de cette affaire, dequoy il fût grandement estonné, et s’en retourna droict à la ville. Y estant arriué, il y rendit compte au Roy de toute cette affaire, et de la façon qu’elle se passoit, l’asseurant que nous auions tiré toute nostre artillerie, pour tesmoigner la resiouïssance que nous apportoit l’arriuée du Pere, qui nous rendoit aussi contents que si nous auions nos vaisseaux tous chargez de lingots d’argent. Ce qui tesmoignoit assez que tout ce que les Bonzes auoient dict de luy n’estoit que mensonge; qu’au reste il asséuroit sa Majesté que c’estoit un homme d’vn visage si graue et si aimable, qu’il n’estoit pas possible de le voir sans le respecter grandement. A ces paroles le Roy dist pour response, « Ils ont raison de faire ce qu’ils font, et tu en as beaucoup aussi d’en auoir si bonne opinion. » Là-dessus il enuoya visiter le Pere par vn ieune gentilhomme son parent, à qui il donna vne lettre pour la luy donner, où ces paroles estoient escrites « Pere Bonze de Chemahicogim (c’est ainsi qu’ils nomment le Portugal) ta bonne arriuée en ce pays soit aussi agreable à ton Dieu, que la louange que ses saincts luy donnent. Quamsio Nafama que i’ay enuoyé vers le Nauire de ceux de ta nation, ne m’a pas plustost asseuré de ton arriuée d’Oman guche à Fingeo, que i’en ay receu vn contentement incroyable comme tous les miens te diront. C’est pourquoy ie te prie tres-instamment, puisque Dieu ne me fait point digne de te pouuoir commander, que pour satisfaire à l’extréme desir auec lequel mon ame te cherit, deuant que le matin se fasse voir tu t’en viennes frapper à la porte de mon Palais, ou bien que tu m’enuoyes dire que ie te suis importun, afin que prosterné à terre et mis à genoux ie demande cette faueur à ton Dieu, que ie confesse estre le Dieu de tous les Dieux, et le meilleur des meilleurs qui viuent aux Cieux, et que par le gemissement de ta doctrine il soit rendu manifeste aux superbes du temps, combien luy est agreable ta saincte vie accompagnée de pauureté, pour faire par ce moyen que l’aueuglement des enfans de nostre chair ne s’abuse point par les fausses promesses du monde. Ie te prie aussi de me donner aduis de ta santé, afin que ie puisse dormir cette nuict auec contentement, iusqu’à ce que le coq m’esueille, et qu’il me dise que tu és en chemin pour me venir voir. »

Le ieune Gentilhomme qui apporta cette lettre vint dans vne Funce de rame, de la grandeur d’vne bonne Galiotte, accompagné de 30 autres ieunes Gentilshommes, ausquels seruoit de Gouuerneur un homme fort vieil appelé Pomindonu, frere naturel du Roy de Miuato. Apres que ce Vieillard eust fait son message, il prist congé du Pere, et de nous autres Portugais qui estions alors auec luy; puis comme il se fust embarqué dans la mesme Funce où il estoit venu, nous luy fismes vne salue dans nostre Nauire de 15 coups de canon; dequoy le ieune Gentilhomme qui nous auoit rendu la lettre fut grandement satisfaict; de maniere que regardant son Gouuerneur, « Asseurément, luy dit-il, le Dieu de ces gens-là doit estre fort grand, et ses secrets nous doiuent aussi estre grandement cachez, puis qu’il permet qu’vn homme si pauure que celuy-cy, comme les Bonzes l’ont affirmé au Roy, soit en si grande reputation parmy ceux de son pays, que les vaisseaux des plus riches luy obeyssent, et que leur artillerie manifeste auec vn grand bruict, que le Seigneur de toutes choses se tient pour satisfaict d’vne marchandise si pauure et de si peu de valeur, en l’opinion de ceux qui viuent sur la terre, que la seule pensée que l’on employe à cela, semble passer pour vne offense tres-grande. »

Le Vieillard luy respondit, «Il se peut faire que cette pauureté dont il fait marchandise est si agreable au Dieu qu’il sert, qu’en la suiuant pour l’amour de luy il est plus riche que tous les riches du monde, bien que nos Bonzes veuillent effrontément faire croire tout le contraire de cecy à ceux qui les en oyent parler.» Si tost que ce ieune Gentilhomme fut arriué à la ville, il s’en alla treuuer le Roy, et comme il estoit fort content à cause du grand honneur qu’on luy auoit rendu pour le respect du Pere, il luy dist, Sans doute il est bien rai sonnable que vostre Altesse ne parle point à cet homme de la façon que les Bonzes luy ont dict; car ie l’asseure que ce seroit un tres-grand peché: il ne faut pas aussi vous imaginer qu’il soit pauure, attendu que le Capitaine et tous les marchands du vaisseau m’ont dit, que s’il vouloit leur Nauire auec tout ce qu’il y a dedans, ils le luy donneroient aussi tost.» «Asseurément ie suis confus de ce que tu me dis, luy respondit le Roy, et encore plus de ce que les Bonzes m’en ont rapporté, mais ie te promets qu’à l’aduenir ie les tiendray en l’estime qu’ils meritent que l’on fasse d’eux. »

Le lendemain si tost qu’il fust iour, le Capitaine Duart de Gama, ensemble tous les marchands et les autres Portugais qui estoient dans le Nauire, se mirent à consulter de quelle façon il se falloit comporter en cette premiere communication que le Pere deuoit auoir auec le Roy. Sur quoy il fust resolu du commun consentement de tous, que pour l’honneur de Dieu cette entre-veuë se deuoit faire auec le plus d’appareil qu’on pourroit, à cause que par ce moyen les Bonzes seroient conuaincus de mensonge en ce qu’ils auoient dit de luy, pource qu’il paroissoit euidemment que de la façon qu’ils les verroient traictez, on en feroit de l’estime; adjoustant à cela qu’il importoit grandement de se gouuerner ainsy parmy des gens qui n’auoient aucune cognoissance de Dieu. Or bien que cette resolution fut en partie contre l’aduis du Pere, neantmoins il fut contrainct d’y condescendre, parce que tous opinerent ainsi.

Cette affaire resolue, chacun de nous se tint prest le mieux qu’il luy fût possible; tellement qu’alors nous nous embarquasmes dans la chalouppe du vaisseau, et en deux Manchuas qui auoient leurs estendarts et leurs bannieres de soye, où il y auoit encore des trompettes et des hauts-bois qui iouaient alternatiuement, nouueauté qui sembla si grande à ceux du pays, et qui les e»tonna si fort, que lorsque nous arriuasmes sur le quay, nous eusmes bien de la peine à mettre pied à terre, pour le grand nombre des gens qui y estoient accourus à la foule. Là se rendit le Quamsyandono Capitaine de Canafama, par l’exprés commandement du Roy il fist porter apres luy vne littiere où il voulut faire mettre le Pere. Mais luy ne la voulust point accepter pour le respect qu’il nous portoit, et de là il s’en alla droict au Palais accompagné de quantité de Noblesse et de trente Portugais. Il y auoit bien aussi de nos garçons en pareil nombre, tous fort bien vestus, et portant des chaisnes d’or au col. Quant au Pere il auoit vne soutane de camelot noir tout plein, vn surpelis par-dessus, et vne estole de veloux verd auec son bord de brocat. Apres luy marchoit nostre Capitaine auec vn baston de Maistre-d’Hostel en main, comme Capitaine de la porte. II auoit à sa suitte cinq des marchands les plus honorables et les plus riches, lesquels comme s’ils eussent esté ses seruiteurs, portoient par ceremonies certaines pieces en main, comme par exemple l’vn portoit vn liure dans vn sac de satin blanc, l’autre des pantouffles de veloux noir qui se treuuerent fortuitement parmy nous, l’autre vne canne de Bengala auec vne enchassûre d’or; l’vn vne image de Nostre Dame enueloppée d’une escharpe de damas violet, et l’autre vn petit parasol propre pour aller à pied; tellement qu’auec cet ordre et cet appareil nous passasmes par les neuf principales rues de la ville, où il y auoit vn si grand nombre de gens, que tout en estoit plein iusques aux toicts des maisons.

 

CHAPITRE CCX. Des honneurs que le Roy de Bungo fist au Reuerend Pere Xauier â cette premiere entre-veue.

 

Avec l’ordre dont ie viens de parler, nous arriuasmes à la premiere Cour du Palais du Roy, où estoit le Fingeandono Capitaine de ses gardes, auec six cent hommes armez de dards, de lances et de cymeterres richement garnis; ce qui nous fist iuger d’abord que les Estats de ce Prince estoient grands. Comme nous eusmes passé par le milieu de toutes ces gardes nous entrasmes en vne galerie fort longue, où les cinq marchands dont i’ay parlé cy-deuant, qui par ceremonie portoient les pieces susdites, s’estant mis à genoux les presenterent au Pere; de quoy les Seigneurs qui estoient là presents furent si fort estonnez, qu’ils dirent les vns aux autres, «Que nos Bonzes s’aillent pendre maintenant, et qu’ils ne se monstrent iamais plus deuant le monde, puisqu’il paroist euidemment que cet homme icy n’est pas tel qu’ils l’ont faict accroire au Roy; mais bien vne personne venue de la part de Dieu pour la confusion des enuieux.»

Ayant trauersé cette galerie nous entrasmes en vne grande salle où il y auoit quantité de Gentils hommes, vestus de satin, de damas de differentes liurées, auec leur coutelas au costé tout couuert de plaques d’or. Là mesme nous apperceusmes vn enfant de six à sept ans qu’vn vieil lard menoit par la main, qui s’estant approché du Pere, a Ton arriuée, luy dit-il, en cette maison du Roy mon souuerain Seigneur, puisse estre aussi agreable à toy et à luy comme l’eau que Dieu enuoye du Ciel, quand les labourages de nos riz en ont besoin. Entre en asseurance ioyeusement, car ie te iure par la loy de la verité, que les gens de bien t’affectionnent tous; comme au contraire les meschans s’attristent de ton abord comme si ce leur estoit vne nuict grandement obscure et pluuieuse. » Apres que le Pere luy eust respondu là-dessus en termes pleins de semblable courtoisie, l’enfant s’imposa silence iusqu’à ce qu’ayant ouy tout ce que le Pere luy dist, «Asseurément, reprist-il, il faut souhaitte aussi que cette tienne arriuée luy apporte autant de contentement, et à toy autant d’honneur que tu en pretens pour l’accomplissement de tes desirs.»

Alors l’enfant qui conduisoit le Pere le mist entre les mains du Fucarandono, et se tira vn peu à l’escart; ce qui nous fut vue nouuelle maniere de compliment qui nous sembla de bonne grace. De cette salle nous entrasmes dans vne autre chambre, où il y auoit vn grand nombre de Seigneurs du Royaume, qui rendirent beaucoup d’honneur au Pere; là il demeura debout quelque temps s’entretenant auec le frere du Roy, iusques à ce que d’vne autre chambre on s’en vinst luy dire qu’il entrast: ce qu’ayant faict aussitost, accompagné de la pluspart des Seigneurs, il se treuuva dans vne chambre fort riche où le Roy l’attendoit debout, qui le voyant le vint receuoir à cinq ou six pas du lieu où il estoit assis.

Le Pere voulut incontinent se prosterner à ses pieds, mais le Roy ne le voulut iamais permettre, au contraire luy ayant aidé luy-mesme à se leuer, il luy fist par trois fois les gromenares, qui est le compliment dont i’ay parlé cy-deuant; de quoy tous les Seigneurs qui estoient là presens furent grandement estonnez, et nous le fusmes encore bien dauantage: après cela l’ayant pris par la main, le frere du Roy qui auoit là conduit le Pere, se tira vn peu à l’escart, et s’assist sur le marche pied du Throsne du Roy, qui voulut que le Pere fust assis à ses costez, et les Portugais prez des Seigneurs de son Royaume qui s’y treuuerent; ils se firent là-dessus plusieurs complimens de part et d’autre, qui furent autant de demonstrations de la bonne volonté qu’auoit le Roy pour le Pere: mais luy de son costé tascha de luy rendre le semblable en termes si courtois et si pleins de submission, que le Roy regardant son frere et tous les autres Seigneurs qui estoient dans la chambre, se mit à dire tout haut, afin qu’vn chacun l’ouyst: « O que nous serions heureux, si nous pouuions sçauoir de Dieu à quoy tend tout cecy, ou d’où vient qu’il y a tant d’aueuglement en nous, et que cet homme est si clairvoyant: car nos yeux sont maintenant tesmoins des choses qui se disent de luy generalement, et qu’il preuue ce qu’il dit en termes si esloignez de contradiction, et si conuenables à toute raison naturelle, qu’il n’y a celuy qui ne demeure confus dans la consideration de cette merueille, et qui ne confesse cette verité, s’il a le iugement sain. D’vn autre costé nous voyons que nos Bonzes se treuuent si embarassez en des choses si vrayes, et si égarez en leurs de mandes, qu’ils disent auiourd’huy vue chose et demain l’autre; de maniere que toute leur doctrine n’est qu’vne confusion à des hommes qui ont l’esprit bien faict, et ne sert qu’à les faire douter de leur salut.»

Cependant que le Roy parloit ainsi il se treuua là fortuitement vn Bonze qui tout honteux de ces langages lui respondit: «Ces choses, Seigneur, ne sont pas des matieres dont vostre Altesse se puisse esclaircir si soudainement, pour n’auoir estudié en l’Uniuersité de Fiancima: que si elle a quelque doute qu’elle me la propose, et ie m’asseure que ie l’en esclairciray si bien qu’elle verra la verité de ce que nous preschons, et que ce qu’on nous donne pour cela est fort bien employé.» «Fay-le moy donc entendre, luy respondit le Roy, puisque tu le sçais comme tu dis, et ie ne diray plus mot.» Alors le Fixiandono, ainsi se nommoit ce Bonze, se mit à proposer ses raisons au Roy, dont la premiere fût: «Qu’on ne pouuoit mettre en doute que les Bonzes ne fussent saincts, puis qu’ils passoient toute leur vie dans vne religion agreable à Dieu, et qu’ils employoient la pluspart de la nuict à prier pour ceux qui leur laissoient leurs biens.» A ces paroles il adiousta: «qu’ils gardoient vne perpetuelle chasteté, s’abstenoient de manger du poisson fraiz, guerissoient les malades, instruisoient la ieunesse aux bonnes mœurs, pacifioient les differens des Royaumes pour maintenir la tranquillité publique; et donnoient des cuchimiacos, ou des lettres de change pour aller droit au Ciel, par le moyen desquelles les morts estaient enrichis pour iamais; qu’au reste eux-mémes sustentoient de nuict auec leurs aumosnes les pauures ames qui pleurants leur demandoient conseil à leurs afflictions et aux trauaux qu’elles enduroient pour estre pauures.» Pour conclusion il disoit: «qu’ils se passoient graduez dans le College de Bandou, confirmé par les Gubucamas et les Groxos ou Docteurs de Miaco, mais sur tout qu’ils estoient grands amis du Soleil, des estoiles, et des saincts du Ciel, auec qui ils communiquoient ordinairement de nuict, et mesmes les tenoient souuent entre leurs bras.»

Voila les sottises que dist ce Docteur de leur loy, quij furent suiuies de plusieurs autres extrauagances qu’il profera quelques-fois auec tant de cholere en parlant au Roy, qu’il l’appela par quatre fois foxidehusa, c’est à dire, pecheur, aueugle, et sans yeux, de maniere que le Roy demeura si honteux de cette hardiesse et extrauagance du Bonze, que regardant son frere deux ou trois fois, il luy fist signe de luy imposer silence, ce que le Fucarandono fit aussitost, et commanda au Bonze de se leuer du lieu où il estoit assis. Alors le Roy s’adressant à luy: «Ie te veux bien aduoùer, luy dit-il, que ce que nous auons ouy en la preuue et iustification que tu nous as voulu donner de ta saincteté, est vne chose que nous sommes d’auis de t’accorder, mais il faut que ie te confesse aussi, que l’orgueil qui se remarque en tes paroles débordées, nous a si fort scandalisez, que i’oseray bien iurer sans faire tort à mon salut, que l’enfer a plus de part en toy que tu n’en as là haut au Ciel, où est la demeure de Dieu,» Le Bonze luy respondit à cela: «Il viendra vn temps auquel ie me soucieray si peu des hommes, pour me seruir d’eux, que ny eux ny tous les Roys qui gouuernent maintenant la terre ne seront pas dignes de me toucher.»

A ces paroles le Roy s’estant mis à soubsrire de la superbe du Bonze, regarda le Pere comme s’il luy eust voulu dire: «Que vous en semble? » et alors le Pere le voulant vn peu appaiser, «Que votre Altesse, luy respondit-il, remette cecy à vn autre iour auquel le Bonze ne sera pas si en cholere.» «Tu as raison, luy respondit le Roy, en ce que tu me dis, et moy i’en ay bien peu de l’ouyr.» Alors ayant commandé au Bonze de se leuer: «Quand tu voudras parler de Dieu, luy dit-il ne te iustifie iamais enuers luy, ou tu pescheras grandement, mais auec patience, et pour l’amour de luy purge-toy de la cholere que tu nous tesmoignes auoir, et pour lors nous t’escouterons.» Le Bonze bien fasché d’auoir receu cet affront, se tourna tout aussitost vers ceux qui estoient là presens, et leur dist ces paroles: hiacataa passiram figiancor passinau, qui signifient, puisse arriuer que le feu du Ciel embrase vn Roy qui parle de cette sorte. Cela dit, sans faire autre compliment il gaigna la porte bien viste en murmurant, ce qui esmeut tous les Seigneurs à se mocquer et à dire le mot pour rire, comme c’est la coustume des Courtisans, ce qui fut cause que le Roy changea sa cholere en raillerie, six ou sept fois; ces choses s’estant ainsi passées, pource que l’heure de disner s’approchoit, l’on apporta à manger au Roy qui demanda au Pere s’il luy vouloit tenir compagnie et se mettre à table auec luy, dequoy il s’excusa par trois fois en termes fort pleins de courtoisie, disant qu’il n’en auoit aucun besoin. A quoy le Roy fit responce: «Ie sçay tres-bien que tu ne dois point auoir faim puisque tu le dis ainsi; mais ie veux aduiser par là qu’entre nous autres peuples du Iappon cette offre que font les Roys à quelqu’vn de manger auec luy est la plus grande demonstration d’amitié qu’ils luy puissent faire, c’est pourquoy te mettant au rang de mes amis ie me tiens pour grandement honoré de t’auoir ainsi conuié.»

Sur la fin de ces paroles le Pere s’estant mis en estat de luy baiser le coutelas qu’il auoit à la ceinture, pour vne marque de remerciement, comme ils ont accoustumé de faire entr’eux: «Nostre Seigneur, luy dit-il, pour l’amour du quel vous me faictes tant de grace, vous communique la sienne d’enhaut, afin que par elle vous meritiez de faire profession de sa loy comme son vray seruiteur, et de le posseder à la fin de vos iours. A ces dernieres paroles le Roy lui repartit: «Ie le prie que ce que tu demandes pour moy puisse arriuer, afin que nos deux nous entretenions ensemble des choses dont nous parlons maintenant.» Là-dessus auec vn visage riant luy offrant vn plat de riz qu’il auoit deuant luy, il le pria d’en manger; ce que le Pere fit aussi- tost, et alors nostre Capitaine, et tout autant de Portugais que nous estions là mismes les genoux à terre pour remercier le Roy d’vn si grand honneur qu’il faisoit au Pere publiquement, en despit des Bonzes, et nonobstant les médisances et les calomnies qu’ils auoient dites de luy.

 

CHAPITRE CCXI. Comme le Pere Xauier ayant voulu prendre congé du Roy pour s’embarquer et faire voile à la Chine, fut retenu pour quelques iours, et des disputes qu’il eust auec les Bonzes.

 

Il y auoit desia quarante-six iours que ce bien heureux Pere estoit en la ville de Fucheo, capitale, comme i’ay desia dit, du Royaume de Bungo, en l’Isle du Iappon, durant lequel temps il ne pensa à autre chose qu’à la conuersion des ames; tellement que c’estoit merueille, si quel-qu’vn de nos autres Portugais pouuoit auoir vne seule heure de son loisir, si ce n’estoit de nuict aux conferences spirituelles, et du matin aux confessions, ce qui estant treuué estrange par quelques vns de ceux qui auoient de plus grandes familiaritez avec luy, disant qu’il estoit trop retiré, il leur respondit vn iour: «Mes freres en Iesus Christ ie vous supplie de ne m’attendre iamais à disner, et de ne me point tenir pour vn homme viuant en matiere de me vouloir traiter: car ie vous iure en toute verité, que cela me desplairoit grandement, pource que le festin qui m’agrée dauantage, et auquel ie trouue le plus de goust, c’est de voir une ame se rendre à celuy qui l’a racheptée, et faire la mesme confession qu’a fait auiourd’huy Saquay Gyran, principal Bonze de Canafama, qui apres estre demeuré d’accord de ce qu’il nioit auparauant, s’est mis à genoux au milieu de la place qui estoit toute pleine de gens, et auec les larmes aux yeux il a fait cette confession publique: O Eternel Iesus-Christ Fils de Dieu, c’est à toy que mon ame se rend maintenant, et à toy-mesme que ie confesse de bouche ce qui demeure ferme dans mon cœur; suiuant quoy ie prie tres-instamment les personnes qui m’escoutent, de dire desormais à tous ceux ausquels elles parleront, qu’ils aient à me pardonner si par le passé ie leur ay presché plusieurs fois pour des veritez des choses que ie voy maintenant n’estre que faussetez. Asseurez vous aussi, mes freres, que cette saincte confession de ces nouueaux senateurs de Dieu, et de ce frere Chrestien, a produit vn si grand effect parmy tous ces peuples, que si ie le voulois il se baptiseroit auiourd’huy plus de 500. personnes; mais il se faut comporter en cecy auec beaucoup de prudence, et ne le faire si à la volée à cause des Bonzes, car ils sont si malicieux qu’ils leur conseillent, que puis qu’ils se veulent perdre en se faisant Chrestiens, ils ayent à me demander de l’argent pour cela, et le tout parce qu’ils sauent bien que ie ne leur en sçaurois donner, faisant profession de pauureté comme ie fais, afin que ce par ce moyen ils me lassent perdre le credit que mes paroles se peuuent donner entiers ceux qui les escoutent. Mais i’espere que le Seigneur mettra ordre à cet obstacle que l’ennemy de la Croix leur suscite.»

Cependant par l’espace de tout ce temps que le Pere fut là de seiour, il conuersa si particulierement auec le Roy, qu’aucun Bonze n’eut iamais entrée dans sa chambre, au contraire le Prince honteux des abominations où ses faux Prophetes l’auoient plongé soubs pretexte de vertu, renonça à plusieurs vices ausquels il estoit subjet, et chassa loing de luy vn ieune garçon son fauory auec qui il commettoit l’horrible peché de Sodomie: dauantage estant auparauant grandement auare enuers les pauures par l’instruction que luy en donnoient ces Bonzes du diable, il vsa depuis de si grandes liberalitez à l’endroit de tous les indigens, qu’elles sembloient tenir de la prodigalité. En suitte de cela il commanda qu’aucune femme enceinte n’eust à l’aduenir à tuer son enfant, soubs peine d’estre grandement chastiée, ce que la pluspart d’entr’ elles faisoient auparauant, par la persuasion des Bonzes. Par mesme moyen il deffendit 3. ou 4. autres choses semblables, ayant accoustumé de dire aux siens en public, que dans le visage du Pere comme dans un clair mirouër il y voyoit des vertus qui le rendoient honteux et confus pour auoir suiuy iusques à lors le conseil des Bonzes, ce qui nous fist tousiours croire par les grandes apparences que nous en voyons, qu’il eust falu peu de chose pour faire conuertir ce Prince à la foy, et que cela fust arriué si ce bien-heureux Pere eust conuersé plus long-temps auec luy.

Neantmoins comme l’intention du Roy se fondoit sur des raisons fort differentes de cette facilité où nostre iugement s’embarasse plusieurs fois, cette conuersion a esté sans effect iusques auiourd’huy, et Dieu seulement en sçait le secret, pource que les hommes n’en peuuent approcher. Durant ces choses, le temps auquel nous auions resolu de nous embarquer estant arriué, et nous desia prests à partir, le Capitaine Duart de Gama, et tous nous autres Portugais auec luy en la compagnie du Pere nous en allasmes vn matin treuuer le Roy en intention de prendre congé de luy, et le remercier du bon traitement qu’il nous auoit faict dans son païs, sur quoy ce Prince nous ayant faict vn fort bon accueil. «Il faut que ie vous aduoùe, nous dit-il, que i’ay vn certain regret dans mon ame de ce que ie ne puis estre ce qu’est vn chacun de vous, pour l’enuie que ie vous porte à cause de la personne que vous amenez auec vous. Ce qui faict qu’il m’ennuye desia si fort d’en estre orphelin que i’en pleure en mon ame pour l’extreme apprehension que i’ay de ne l’auoir iamais plus en ce païs ».

Le Pere l’ayant infiniment remercié de la bonne volonté qu’il luy tesmoignoit, lui respondit, que si Dieu luy prestoit vie il s’en viendroit bien tost reuoir sa Majesté, de quoy le Prince luy sceut fort bon gré. En cette communication le Pere luy remit de rechef en memoire quelques poincts importans à son salut, dont il luy auoit desia touché quelque chose, et le pria tres instamment de se ressouuenir de combien peu de durée estoient les iours de l’homme, et combien certaine la mort que nous auions tousiours sur les bras; en suitte de-quoy il l’asseura que tous ceux qui ne mouroient point Chrestiens seroient condamnez à iamais; comme au contraire ceux qui l’estoient, et qui se maintiendroient veritablement en grace se roient sauuez, estans vrayement repentans, et iustifiez par le prix infiny du sang pretieux de Iesus-Christ Fils de Dieu deuant le Pere Eternel. Ainsi il se mit à l’entretenir sur cette matiere en ce qui touchoit son salut; dont il luy dit des choses si effroyables à les ouyr que les larmes en vindrent aux yeux du Roy par deux fois, ce qui nous estonna grandement, et qui fut trouué estrange par ceux qui estoient à l’entour de luy.

Or comme ces Bonzes estoient les vrays Ministres du diable, voyant qu’aux conferences precedentes que le Pere auoit eues auec eux, ils estoient demeurez confus par la force de ses raisons, ausquelles ils n’auoient sceu respondre; à cause dequoy le peuple commençoit desia de les baffouer plus qu’auparauant; ce mespris qu’on faisoit d’eux leur fut si sensible, qu’ils en vindrent aux injures contre se seruiteur de Dieu, l’appellant Inocoseem, c’est à dire, chien, puant, plus gueux que tous les gueux, pouilleux, mangeur de punaises, et qui se nourrissoit de la chair des morts qu’il desenterroit de nuict. A quoy ils adjoustoient contre luy, que les paroles dont il les embarassoit procedoient plustost de sorcellerie et de l’art du diable, que de la force d’aucun sçauoir qui fût en luy; «qu’au reste pour la faueur et le trop grand honneur que le Roy lui faisoit il seroit bruslé, et qu’il perdroit son Royaume; chose qui auoit desia esté ainsi conclue là haut par les quatre Fatoquis ou Dieux de creance, Xaca, Amida, Gizom et Canom.» En suitte de ces maledictions ils en donnoient plusieurs autres au Roy et au peuple, pource qu’il souffroit le Pere dans leur païs, tellement qu’on ne pouuoit les ouyr sans en auoir peur.

Comme en effect nous autres Portugais en estions tous fort espouuantez; aussi nous seruit-il de beaucoup d’auoir tousiours le Roy pour nostre support, lequel apres Dieu fut cause que les Bonzes n’osoient executer ce qu’ils auoient brassé contre nous, qui estoit, à ce que nous en sceusmes depuis, de nous faire vne querelle à plaisir, en laquelle ils deuoient faire vn massacre du Pere et de nous. Mais comme ils virent qu’ils ne pouuoient de ce costé-là executer leur pernicieuse entreprise, s’imaginant que cela se pourroit par voye de dispute, et que ce seroit le vray moyen de faire perdre au Pere tout son credit, ils se resolurent de se seruir d’vn grand Bonze qu’ils auoient parmy eux, qui estoit le comble et l’abregé de tout leur sçauoir.

Ce Bonze se tenoit à douze lieues de là, dans vn Temple appellé Miay Gimaa, dont il estoit comme superieur: ils le furent donc prier tres instamment qu’il accourust à ce besoin, et s’en vinst combattre pour l’bonneur de leurs Dieux. Alors luy s’imaginant qu’il se mettroit en grand credit et en vne haute reputation s’il pouuoit vaincre qui en auoit tant vaincu, s’en vinst in continent accompagné de six ou sept autres tels que luy dont il se voulut seruir. Estant arriué à la ville au mesme temps que le Pere (comme i’ay desia dict) prenoit congé du Roy dans son palais, en la compagnie du Capitaine et de nous autres Portugais, qui deuions faire voile le lendemain, l’extréme desir qu’il eust d’abord de ne point laisser eschapper d’entre ses mains vne proye qu’il croyoit desia tenir, fist que s’asseurant sur son grand sçauoir, comme Gradué qu’il estoit des Colleges de Fiancima, où l’on tient qu’il auoit esté Lecteur trente ans, en vne Faculté qu’ils tiennent entr’eux pour la plus haute, et telle sans comparaison que peut estre entre nous la sacrée Theologie, fist qu’il enuoya dire au Roy par un des Bonzes qui estoient venus auec luy, que le Fucarandono estoit là, car ainsi s’appelloit ce Maistre Docteur. Cette nouuelle donna d’abord de l’apprehension au Roy, et le rendit un peu triste; de peur qu’ils eust que ce Bonze par le moyen de son grand sçauoir n’embarassast le Pere, et qu’ainsi il ne perdist tout l’honneur qu’il auoit gaigné auec les autres.

Mais le Pere qui recognût alors à peu pres cette apprehension du Roy, le pria de luy faire tant de faueur que de luy commander qu’il entrast; ce que le Roy permist à la fin, bien qu’à contre-cœur. Apres que le Bonze fust entré, et qu’il eust fait le compliment auquel le deuoir l’obligeoit, le Roy luy demanda ce qu’il vouloit? A quoy le Bonze respondit, Qu’il s’en venoit voir le Pere de Chenchico pour prendre congé de luy deuant qu’il partist, ce qu’il dist auec tant de presomption et tant de superbe, qu’on iugeoit bien à le voir qu’il estoit un vray Ministre de celuy qui l’enuoyoit. Comme il se fust approché du Pere qui luy fist vn fort bon accueil, il le traicta d’abord en termes de compliment, dont tous ceux de ce pays ont accoustumé d’vser as sez liberalement. Apres cela il demanda au Pere s’il le cognoissoit? Nenny, luy respondit le Pere, car ie ne vous ay iamais veu. Alors le Bonze tournant à raillerie cette response, dist aux six qui l’accompagnoient. A ce que ie vois il n’y a pas beaucoup de chose à desmesler auec celuy-cy, puis qu’apres auoir eu tant de commerce auec moy, que nous auons vendu et acheté de la marchandise ensemble 90. ou cent fois, il dit neant-moins que ie luy suis incognû; ce qui me fait croire qu’il ne respondra gueres à propos à toutes les autres demandes que ie luy feray. Alors attaquant derechef le Pere, «As-tu encore, luy dit il, de cette mesme marchandise que tu me vendis à Frenojama? Ce n’est pas ma coustume, luy repartit le Pere d’vser de replique en vne chose que ie n’entens pas. Explique toy donc et alors ie te respondray à propos, bien asseuré que ie suis de n’auoir iamais esté marchand, et que ie ne sçay non plus où est Frenojama; joint que si ie n’ay iamais parlé à toy, comment te puis-je auoir vendu de la marchandise?» «C’est que tu ne t’en souuiens point, luy repartit le Bonze, et par ainsi il me semble que tu as la memoire fort courte.» «Puis qu’il ne m’en souuient point, adjousta le Pere, et que tu as meilleure memoire que moy, dis-le toy-mesme, et prens garde que tu es deuant le Roy.»

Là-dessus le Bonze plein de presomption et le regardant auec vne mine altiere, «Asseurément, luy dit-il, il y a maintenant 1500. ans que tu me vendis cent picos de soye, où ie gaignay bien de l’argent.» A ces mots le Pere re gardant le Roy auec vn visage serein, luy demanda permission de respondre; ce que le Roy luy accorda tres-volontiers; et à l’heure mesme luy ayant fait vne profonde reuerence il se tourna du costé du Bonze, et luy demanda quel aage il auoit? Le Bonze luy ayant reparty qu’il estoit aagé de cinquante-deux ans, «Si tu n’és pas plus vieil que cela, luy repliqua le Pere, comme est-il possible qu’il y ait mille et cinq cent ans que tu es marchand, et que ie t’ay vendu de la marchandise? ou bien s’il est vray qu’il n’y ait que six cent ans que le Iappon est peuplé comme vous le preschez publiquement, comment se peut-il faire que tu ayes exercé le commerce à Frenojama depuis quinze cent ans, puis qu’il est à croire qu’en ce temps-là tout le pays estoit désert?» «Ie te le diray, reprist le Bonze, et tu apprendras par là que nous sçauons plus des choses passées que tu ne sçais des presentes; ie t’apprens puis que tu l’ignores, que le monde n’a iamais eu de commencement, et que les hommes qui y sont nais ne pourront auoir aucune fin; mais que seulement au dernier souffle la Nature fera de nouueau passer ces corps en d’autres meilleurs; comme cela se void bien clairement lors que nous venons à renaistre de nos meres, ores masles et tantost femelles, selon la conjonction de la Lune où elles nous enfantent. Or depuis que nous sommes nais au monde, nous faisons par des succés differens ces changemens ausquels la mort nous assubjettit à cause de la foible nature dont nous sommes composez; tellement que ceux qui ont la memoire bonne se souuiennent tousiours fort bien de ce qu’ils ont fait durant tous les autres temps de leur premiere vie.»

Le Pere s’estant mis à respondre à ce faux argument du Bonze, le refuta par trois fois auec des paroles si claires, des raisons si euidentes, et des comparaisons si propres et si naturelles, que le Bonze en demeura fort confus, desquelles raisons ie ne parleray point icy pour éuiter la prolixité, et encore plus parce que i’aduouë que mon esprit n’est pas capable de les comprendre. Mais pour tout cela le Bonze ne se rebutta point de sa fausse opinion, s’imaginant que s’il le faisoit on l’en estimeroit moins, et qu’il perdroit beaucoup de la bonne opinion qu’vn chacun auoit de luy. Au contraire passant outre en ses argumens, pour montrer au Roy et aux assistans combien docte il estoit aux matieres de sa Loy, et soustenant en faueur des Bonzes ce à quoy le Pere s’opposoit, il luy demanda, comme si cela luy eust semblé vne grande chose, «Pourquoy il deffendoit à ceux du Iappon de s’accoupler auec des garçons?»

A cette seconde proposition le Pere luy respondit encore en termes si clairs et si manifestes, que ie ne suis non plus capable de rapporter icy, que le Roy en demeura fort satisfaict, et le Bonze aussi confus qu’auparauant; mais si opiniastre et si endurcy en sa brutalité, qu’il ne voulust iamais entendre vne seule raison quelque claire qu’elle pût estre; ce que voyant les Seigneurs qui estoient là presens, ils luy dirent, «Si tu viens icy pour combattre, va-t’en au Royaume de Omanguche où il y a guerre à present; là tu treuueras auec qui te casser la teste. Car pour ce qui est de nostre particulier nous louons Dieu de ce que nous sommes icy tous en bonne paix. Mais s’il est vray aussi que tu y viennes pour argumenter, ou pour soustenir, ou refuter, fais-le en termes paisibles et doux comme tu vois que faict ce Bonze estranger, qui ne te respond qu’à ce dequoy tu luy permets de parler. Que si tu te gouuernes de cette sorte, sa Majesté t’escoutera, sinon elle se mettra à table pour disner, car il en est desia temps.» De ces langages que dist vn de ces Seigneurs qui estoient là presents, le Bonze luy respondit en termes si extrauagans et si sots, que le Roy luy fist l’affront de luy commander qu’il se leuast, et le fist mettre à la porte, iurant que s’il n’eust esté Bonze il luy eust enuoyé trancher la teste.

 

CHAPITRE CCXII.

 

Des choses qui se passerent entre ce bien-heureux Pere et les Portugais touchant leur embarquement: et de sa seconde dispute auec le Bonze Fucarandono.

 

Cette iuste seuerité auec laquelle le Roy auoit traicté le Fucarandono, fut cause que tous les Bonzes se mutinerent contre luy, et contre tous les Seigneurs du Royaume; alleguant qu’ils auoient fait ces choses par vn mespris de leurs loix; à cause de quoy ils fermerent tous les Temples de la ville, sans vouloir administrer au peuple aucun sacrifice, ny mesme receuoir aucunes aumosnes; de sorte qu’il fût necessaire au Roy de passer cela auec beaucoup de prudence, pour appaiser la ligue et l’esmotion du menu peuple qui commençoit desia de se mutiner sans auoir respect ny honte. Cependant nous autres Portugais craignans que cette esmotion ne nous mist en peine, ce que nous auions touiours apprehendé, nous embarquasmes le lendemain vn peu plus viste qu’il n’en estoit de besoin, et priasmes le Pere de nous suiure puis qu’il n’auoit plus rien à faire. Mais luy s’en excusa tout aussi-tost, tellement que tous ceux du nauire ne sçachant quelle resolution prendre sur cette excuse, il fut conclu que le Capitaine mesme Duart de Gama s’en iroit en personne le chercher à terre auparauant qu’il arriuast quelque malheur; ce qui fut incontinent mis en execution.

Comme le Capitaine fust arriué en vue pauure cabane où le Pere s’estoit retiré auec 8. Chrestiens, il luy fist son message de la part de tous les Portugais, et luy representa par plusieurs raisons l’extréme besoin qu’il auoit de s’embarquer sans autre delay, deuant qu’il luy arriuast quelque desastre, comme il estoit bien éuident que cela seroit s’il ne le faisoit. « Mon frere, lui respondit le Pere, que celuy-là seroit heureux de pouuoir meriter enuers Dieu de souffrir le desastre dont vous parlez; mais pour moy ie sçay trop bien que ie suis indigne d’vne si grande faueur; quant à ce que vous me dictes de la part de ces autres Messieurs qui me demandent que i’aye à m’embarquer si à la haste, vous m’excuserez s’il vous plaist, si pour le present ie ne puis ensuiure ce conseil que vous me donnez; car si ie le faisois ce seroit vn scandale fort grand à ces nouueaux conuertis à la foy; joint que mon mauuais exemple leur seroit vne occasion de se seruir de ce que le diable leur procure par ses adherans. Puis donc que ie vous ay dit veritablement ce qui est de mon intention, vous pouuez vous en aller à la bonne heure auec tous ceux qui sont dans vostre Nauire, pour vous acquitter de l’argent que vous auez receu de leur passage. Mais pour moy ie suis bien obligé d’vne autre sorte à ce Dieu si misericordieux, qui pour me sauuer a voulu mourir attaché en vne Croix ».

Auec cet esclaircissement le Capitaine s’en retourna en son Nauire, si confus et si estonné d’auoir ouy dire à ce bien heureux Pere ces paroles accompagnées de quelques larmes, qu’après auoir raconté aux Portugais ce qui se passoit, il leur dist, que pour l’obligation qu’il leur auoit de l’argent qu’il auoit desia receu d’eux pour les remettre dans le port de Canton d’où ils estoient partis, il liuroit en leur pouuoir son Nauire auec toute la marchandise qui estoit dedans pour en faire à leur volonté, et que pour luy il protestoit de s’en retourner à terre, et de n’abandonner iamais le Pere, quoy qu’il en dûst arriuer. Cette saincte resolution du Capitaine fust appreuuée de tous les marchands, qui luy accorderent tout le temps qui pour cela lui estoit necessaire; de maniere que tous auec un sainct zele s’y estans accordez, le Nauire fut remis au mesme lieu où il estoit auparauant; de quoy le Pere fut grandement consolé et satisfaict, joint que les nouueaux Chrestiens en furent encouragez, et les Bonzes confus; car il leur desplaisoit infiniment de voir que la pauureté dont le Pere faisoit profession, et qu’ils calomnioient si fort, procedoit d’vn pur zele au seruice de Dieu, et non d’aucune disette comme ils disoient. Et d’autant qu’ils sçauoient tres-bien que le Roy estoit desia fort certain de cette verité, et le Pere resolu d’attendre tous les inconveniens qui luy pouuoient arriuer de ce qu’il leur disoit et leur preschoit, ils conclurent de rechef entr’eux, que le Fucarandono renouuelleroit la dispute qu’il auoit faite auparauant auec le Pere; de quoy ayant faict l’ouuerture au Roy, il leur en donna la permission sur certaines conditions bien contraires à celles qu’ils proposoient.

La premiere fut, «Qu’on ne se querelleroit point en parlant trop haut, ny en termes de discourtoisie.» La seconde, «Qu’ils accorderoient ce qui seroit iugé raisonnable par les assistans.» La troisiesme, «Que sur la fin de la dispute la resolution se prendrait par le plus de voix.» La quatriesme, «Que ny par eux mesmes, ny par autry, ils ne destourneroient point la volonté de ceux qui se voudraient faire Chrestiens.» La cinquiesme, «Qu’en tous les argumens qui seraient proposez quand on voudrait nier, il y aurait des Iuges qui en resoudraient. » Et la sixiesme, « Qu’ils aduoueroient les choses qui par raison naturelle seraient prouuées et sousmises au iugement des hommes.» Mais pour le regard de ce dernier poinct ils s’y opposerent tous, disant, qu’il y alloit de leur honneur de s’assujettir au iugement des arbitres s’ils n’estoient Bonzes comme eux. Le Roy neantmoins insista là-dessus, et voulut qu’ils en passassent par là, pource que telle chose luy sembloit raisonnable, si bien que voyant qu’ils ne pouuoient faire autrement, ils furent contraints d’y consentir.

Voila donc que le lendemain le Fucarandono Superieur de Miay Gimaa ne manqua point de se rendre au Palais, accompagné de plus de trois mille Bonzes, qui s’estoient assemblez pour assister à cette dispute: mais le Roy ne voulut pas qu’il y en entrast plus de quatre, disant, que ce qu’il en faisoit estoit pour éuiter le desordre et la mutinerie, joint que ce leur se rait vn deshonneur d’estre trois mille contre vn seul. Alors ayant enuoyé querir le Pere, à qui il auoit desia donné aduis de cela, le Capitaine et les Portugais l’accompagnerent tous auec vn appareil beaucoup plus grand que ne fut celuy de leur premiere entre-veuë auec le Roy: car les plus honorables et les plus riches luy seruirent comme de valets auec un fort grand respect, ayant tous les genoux à terre, et tenans tousiours en main leurs toques garnies de perles, sans y comprendre les chaisnes d’or qu’ils auoient.

Alors le Fucarandono et tous les autres Bonzes tindrent pour vn grand affront de voir tant de richesses, tant d’honneur et tant d’appareil, ce qui ne leur apportait pas moins de desplaisir que d’estonnement; comme au contraire le Roy et tous les Seigneurs qui estoient dans sa chambre tesmoignoient d’en estre fort contens, et disoient les vns aux autres par maniere de raillerie contre les Bonzes: «Nous voudrions que nos enfans fussent aussi riches que cettuicy, et qu’on dist d’eux ce que l’on voudroit: car, pour en dire le vray, il n’y a pas vn de nous qui n’ait deux yeux, et le mensonge de ceux qui disent le contraire rend un assez bon tesmoignage qu’ils n’en par lent que par enuie.» Le Roy leur oyant dire ces paroles auxquelles il prestoit l’oreille, leur respondit en soubsriant: «Quand les Bonzes me parloient de ce Pere, ils me iuroient qu’aussi tost que ie le verrois i’en aurois mal au cœur, ce que ie voulu croire d’abord, veu l’auctorité de ceux qui me le disoient. Mais ie voudrois à l’aduenir que leurs veritez pussent estre semblables à celle-cy.» Cependant le Fucarandono et ces autres Bonzes qui estoient auec luy se sentirent si affrontez de ces paroles et autres semblables que le Roy dist tout baut, et deuant tous en se gaussant auec ses Seigneurs qui estoient là presents, que de honte qu’ils en auoient il n’osoient point leuer les yeux, de quoy ils furent si ialoux et si desplaisans que le Fucarandono se tournant vers celuy des quatre Bonzes qui estoit là plus proche, luy dict tout bas: «A ce que mes yeux ont veu maintenant, et mes oreilles ouy, i’ay belle peur que nous partirons d’icy auec le mesme honneur que nous y receusmes la derniere fois, et possible y receurons-nous encore vn plus grand affront.»

Apres que le Pere fut entré de la façon que i’ay dict en la chambre où estoit le Roy, accompagné de plusieurs Seigneurs, il le receut prez de luy auec vn fort bon accueil, luy faisant des honneurs auec aduantage par dessus tous les autres, et qui estoient presque esgaux à ceux qu’il rendoit à son frere; puis comme il se fust vn peu entretenu auec luy, et qu’il eust faict imposer silence de toutes parts, il dit au Fucarandono, qu’il alleguast de la part des autres Bonzes, quelle raison ils auoient d’empescher qu’on ne receust dans le lappon cette nouuelle loy que ce Pere estranger venoit prescher aux habitans de ce pays. Le Bonze vn peu plus doux et moins altier qu’auparauant, et s’accommodant à la basse extraction du lieu dont on disoit qu’il estoit sorty, respondit au Roy: «Que cette loy estoit tout à faict contraire aux leurs, et qu’elle tournoit au deshonneur des seruiteurs de Dieu; qu’au reste pour eux ils auoient faict vœu d’une religion en laquelle ils sernoient auec netteté de vie; mais que pour luy par de nouueaux preceptes il defendoit ce que les Cubucamas du vieux temps leur auoient permis; asseurant publiquement en toutes les assemblées où il se treuuoit, qu’en cela seulement qu’il leur preschoit consistoit le salut des hommes et non en aucune autre chose; et que ces saincts Fatoquins, Xaca, Amida, Gizon, et Canom, estoient en vne peine perpetuelle en la profonde fosse de la maison de fumée, liurez par droict de la iustice diuine au serpent glouton du manoir de la nuict, à cause de quoy il sembloit que pour raison d’vn sainct zele ils estoient tous obligez à euiter ce mal d’où en procedoient tant d’autres.»

Alors le Roy prenant la parole dit au Pere, qu’il eust à respondre à cette plainte qui estoit vniuerselle, tant du costé de celuycy que des autres: sur quoy le Pere dressant les yeux et les mains au Ciel, pria le Roy de commander à Fucarandono de deduire en particulier les raisons que luy et les autres Bonzes auoient de se plaindre de ce qu’il disoit, et qu’alors il respondroit de poinct en poinct à chacune: qu’au reste ce qu’il plairoit à sa Majesté d’ordonner là-dessus auec tous les autres qui estoient là presents, demeurast pour determiné, sans que les Bonzes ny luy s’y opposassent; le Roy approuua cette proposition, suiuant laquelle il commanda qu’on y procedast de la façon que le Pere le desiroit, tellement qu’ayant de rechef imposé silence aux assistans, le Bonze demanda au Pere: «pour quel suiet il médisoit ainsi de ses Dieux?» Le Pere respondit à cela: «qu’il le faisait pource qu’ils estoient indignes de ce venerable nom de Dieu, que les ignorans leur donnoient, qui par loy de rayson et de verité n’appartenoit qu’au tres-haut Seigneur qui auoit formé le Ciel et la terre, de qui la toute-puissance et les merueilles incomprehensibles estoient des sujects trop hauts pour nos foibles entendemens, tant s’en faut qu’ils fussent capables de les conceuoir, qu’au demeurant par ce peu de choses que nos yeux nous monstroient de luy l’on pouuoit iuger qu’il estoit le vray Dieu, et non pas Xaca, ny Amida, ny Gison, ny Canom, qui n’auoient esté que des hommes fort riches, s’il en faloit croire ce qui en estoit escript dans leurs liures ».

A ces paroles du Pere tous respondirent qu’il sembloit auoir raison en ce qu’il disoit. Là-dessus le Bonze voulant adjouster vne replique à ce qu’il auoit desia mis en auant, le Roy luy dist, qu’il traitast d’vne autre matiere, pour ce que celle-là estoit desia decidée par les aduis des assistans. Le Bonze n’estant pas content de cela, passa outre en son dessein, et demanda au Pere: «Pour quelle raison il deffendoit que les Bonzes donnassent des lettres de change pour aller au Ciel, puisque par ce moyen les Ames estoient enrichies, et sans cela pauures et destituées de toutes commoditez?» La repartie que le Pere fist à cela fut: «Que la richesse de ceux qui alloient au Ciel ne consistoit point en cochumiacos ou lettres de change que les Bonzes leur donnoient tyranniquement, mais aux bonnes œuures qu’ils faisoient en cette vie, et que cette foy qui jointe à la charité rendoit les personnes dignes du Ciel, estoit celle qu’il leur preschoit, qui se nommoit la loy Chrestienne, de qui l’autheur auoit esté Iesus-Christ Fils de Dieu, qui s’estoit faict homme en ce monde, et auoit souffert la mort en Croix pour la redemption de tous les pescheurs, qui estant baptisez obserueroient ses commandemens et persisteroient en sa saincte foy iusques à la fin de leur vie: Qu’au reste cette mesme foy saincte et parfaicte n’estoit point si chiche ny si auare qu’elle fist exception de personne comme ils disoient, car elle ne vouloit point qu’il fust impossible aux femmes de se sauuer pour estre le sexe le plus foible par nature, ny de treuuer un remede à leur salut, comme ils leur donnoient à entendre, quelque peine qu’elles y prissent; par où il estoit manifeste que leurs lois se fondoient plustost sur les interest de ceux qui les publioient, que sur la verité de ce Dieu qui auoit creé le Ciel et la terre, et pourueu au salut, tant des femmes que des hommes; comme il luy auoit pû ouir dire quelquesfois.»

Le Roy repartit à cela: «Ie treuue qu’il a vne grande raison en ce qu’il dict,» et tous les autres furent de ce mesme aduis, de quoy le Fucarandono et les quatre Bonzes demeurerent tous confus et honteux; neantmoins aussi obstinez qu’auparauant en leurs fautes; et bien que i’aye dict autrefois que ceux du Iappon sont plus raisonnables que tous les autres peuples de ces contrées, si est-ce que leurs Bonzes pour estre naturellement altiers, et pour la presomption qu’ils ont d’en sçauoir plus que les autres, tiennent pour vn grand deshonneur de se dédire de ce qu’ils ont vne fois mis en auant, ou de demeurer d’accord des poincts que les autres leur ont disputez, quand mesme ils sçauroient exposer mille fois leur vie pour cela.

 

CHAPITRE CCXIII.

 

Du surplus qui se passa entre les Bonzes et le Pere Xauier iusques à ce qu’il s’embarqua pour s’en aller à la Chine.

 

Pour tout ce que ie viens de dire, les disputes du bien-heureux Pere Xauier auec le Bonze Furacandono ne furent point acheuées: car cet infidele ayant joinct à son party six autres Bonzes, en qui il auoit grande confiance, ils le furent chercher plusieurs fois, luy proposant diuerses questions, dans lesquelles ils auoient tousiours beaucoup de choses à reprendre de nouueau contre la verité que le Pere leur preschoit. Ces disputes durerent plus de cinq iours, et le Roy s’y treuua tousiours en personne, tant pour estre bien aise de les ouyr par maniere de curiosité, comme pour s’acquitter de la parole qu’il donna au Pere la premiere fois qu’il le vid en cette ville de Fuchéo, comme i’ay dit cy-deuant. Pendant ce temps là tous les Bonzes, soit qu’ils le fissent pour l’embarasser, ou pour le mettre hors de credit, luy demanderent des choses que l’entendement humain n’a iamais imaginées, et quel quefois aussi de si extrauagantes et si faciles que les plus ignorans y eussent pû respondre auec peu de trauail; quelquesfois aussi ils traittoient de matieres fort hautes et de grande consequence, où suruenoient plusieurs contradictions de part et d’autre, i’en rapporteray seulement icy trois ou quatre, selon que mon esprit grossier me le pourra permettre, m’ excusant de traitter des autres, à cause que celles-cy me semblent les principales; mais auparauant ie diray que ce bien-heureux Pere nous supplioit plusieurs fois de l’assister de nos prieres, nous asseurant qu’il en auoit grand besoing, tant pour la foiblesse de son esprit, que pour sçauoir que le diable parloit par la bouche de ces Ministres perturbateurs de la loy du Seigneur: ie diray donc qu’apres que les Bonzes luy eurent proposé quelques arguments, ils luy voulurent prouuer par vne philosophie du diable: «Que Dieu estoit entierement ennemy de tous les pauures, alleguant là-dessus, que puisqu’il leur refusoit les biens qu’il donnoit aux riches, c’estoit une marque bien euidente qu’il ne les aymoit point.» Mais le Pere ne se donna pas beaucoup de peine à refuter cette fausse proposition, faisant voir l’absurdité d’icelle par des raisons si claires, si apparentes, et si veritables, qu’encore que les Bonzes y repliquassent deux fois, neantmoins comme la verité ne souffre point de response valable, il leur fut force malgré leur naturelle arrogance et presomption, de fleschir soubs les raisons du Pere; et cettuicy estant abattu il en suruint vn autre à sa place, qui s’approchant du Pere luy dict: «Qu’il n’estoit nullement besoing de venir du bout du monde pour mettre dans la teste des gens, qu’aucun homme ne se pouuoit sauuer que par le moyen de la loy qu’il preschoit, et que hors de celle-là toutes les autres estoient inutiles: car, disoit-il, puisqu’il y a deux Paradis, l’vn au Ciel, et l’autre en la terre, de l’vn des quels seulement il faut iouyr de necessité par le commandement de Dieu, l’vn pour le trauail, et l’autre pour le repos, il est manifeste que la terre est le Paradis de l’homme, veu qu’entre tous ceux qui sont nais ça-bas, chacun en particulier faict gloire de s’y reposer, à sçauoir les Roys par leur puissance, et par l’Empire qu’ils ont sur toute la Monarchie terrestre, les Grands qui viennent apres, tels que sont les Princes, les Capitaines, les riches, et les puissants, en l’iniustice dont ils vsent enuers les plus petits, et le menu peuple dans les delices et les contentemens de la vie, de maniere que chacun pour soy et tous en general sont iuges de cet arrest qui se doit donner contr’eux; joinct que les bestes mesmes et les bœufs pour auoir passé leur vie dans les afflictions et les trauaux, ont autant de droit de posseder le Ciel, que l’homme mesme, qui se porte d’inclination dans les effects du peché.»

A ces objections il en adjousta plusieurs autres semblables, si brutales, et si extrauagantes que le Pere ne trauailla pas beaucoup pour les refuter et pour les confondre. En suitte de cela ils dirent: «Qu’ils ne nioient point que Dieu, comme tout-puissant, n’eust creé pour le seruice de l’homme toutes les choses qui se voyoient en ce bas monde, mais que celles qui s’en estoient depuis ensuiuies auoient eu de si grandes imperfections en leur nature, à cause de la tyrannie du peché, qu’à force d’estre ameres, dures, et sauuages, elles n’auoient aucune substance, de maniere que pour les reduire en la perfection de leur premier estre, il fut necessaire que d’elles nasquist Amida, qu’ils tenoient estre née huict cent fois pour donner vn estre parfait à huict cent especes de choses qu’il y a dans le monde: car si cela n’eust esté, comme il n’en faloit point douter, attendu que leurs liures les en asseuroient, il n’y auroit maintenant personne au monde, ny pas vne de toutes ces choses qui y auoient esté produites, si bien que cela presupposé il sembloit raisonnable que les hommes donnassent autant de louange à Amida pour cette conseruation, qu’à Dieu mesme pour le bienfaict de la creation.»

Le Pere n’allegua pas beaucoup de paroles pour leur rompre cet argument, et cette fausse Philosophie, le subject estant clair de soy, et l’objection de peu de substance; et quant aux raisons qu’allegua le Pere, elles furent telles que le Roy et la compagnie en demeurerent grandement satisfaits. Or pource que la ligue de tous ces sept Bonzes auoit esté menée par l’infernal ennemy, pere de tout discord, il aduint en ce mesme temps qu’ils se desvnirent tellement entr’eux, et en vindrent en vne si grande diuision, que par trois ou quatre fois ils furent sur le poinct de se donner des soufflets en la presence du Roy; de quoy il se fascha grandement, et leur dist, «Que les choses de Dieu ne deuoient point estre disputées à coups de poing; mais auec vne vraye ardeur et auec un zele fondé sur la douceur, pource que Dieu ne se retiroit que dans vn esprit humble et doux pour y dormir un somme paisible.»

Ces choses estant ainsi passées, le Roy se leua auec quelques-vns des Seigneurs qui l’accompagnoient pour s’en aller voir certains ieux qui se faisoient en la chambre de la Royne. Les Bonzes se retirerent aussi chacun à son quartier; et le Pere Xauier, ensemble le Capitaine et les autres Portugais s’en allerent en la maison des Chrestiens où ils passerent cette nuict. Le iour d’apres enuiron le soir, le Roy feignant de passer fortuitement par la ruë enuoya dire au Pere, «Qu’il s’en vinst voir son iardin, où l’on venoit de luy dire qu’il y auoit du gibier qui l’attendoit; et partant qu’il s’armast tres-bien, à cause que ce iour-là il pourroit abattre encore vne couple de Milans des sept qui le iour precedent luy auoient voulu arracher les yeux.» Le Pere entendant fort bien cette metaphore, sortit incontinent à la rue où le Roy l’attendoit à pied, n’ayant auec luy que trois ou quatre de ses fauorits. Alors l’ayant pris par la main, le Portugais se tenant vn peu à l’escart, il le mena auec beaucoup d’honneur par toutes les ruës iusques dedans son Palais, où les Bonzes s’estoient desia rendus auec quantité de Noblesse. Apres que le Roy se fût assis, et qu’à son accoustumée il eust commandé le silence, les Bonzes se mirent à mouuoir plusieurs autres questions sur le sujet du iour precedent, et monstrerent vn grand papier tout plein de responses que le Roy ne voulut point voir, disant, «Ce qu’on a desia iugé ne doit point estre decidé deux fois comme vous voulez; c’est pourquoy passez à d’autres matieres, car ce Pere est desia sur son embarquement, et ce Capitaine ne vous est pas si fort obligé, ny par deuoir de parent ny d’amy, qu’il vueille perdre son voyage pour vostre considération. C’est pourquoy concluez auec luy durant les deux iours qu’il doit demeurer icy, sinon retournez vous-en à Miay Gimaa d’où vous estes venus.»

Les Bonzes luy respondirent à cela, qu’ils estoient tous prests de faire ce que sa Majesté leur commandoit; mais puisqu’ils estoient là tous portez, qu’ils le prioient fort de luy permettre de s’entretenir vn peu auec le Pere sur quelques choses fort bonnes qu’ils desiroient d’apprendre de luy; en quoy il n’y deuoit auoir aucune dispute pource qu’ils estoient desia tous preparez. Le Roy leur en donna la permission tres volontiers, et mesme il les pria de le faire ainsi. Alors s’estans approché du Pere, ils luy requirent tres instamment de leur vouloir pardonner le passé, et lui demanderent plusieurs choses fort curieuses et bonnes que le Roy fust bien aise d’ouyr, l’vne desquelles fut: «Qu’ils s’estonnoient fort de ce que toutes choses estant visibles à Dieu, tant les passées comme les futures à cause de son sçauoir infiny, il ne vid point en la creation des Anges le desordre que Lucifer et les autres deuoient faire en l’offensant, afin qu’il ne fust point necessaire pour raison de sa diuine Iustice de les condamner à vne peine perpétuelle? Que s’il vid cela, adjousterent ils (comme il le faut croire) que veut dire que sa misericorde diuine ne fut point esmeuë à mettre remede à vn mal d’où s’ensuiuirent tant d’autres, et tant d’offenses contre sa diurne Majesté? Que s’il ne les vid point pour en demeurer iustifié, il s’ensuiuoit que ce qu’il publioit sur cette matiere estoit faux?» Le Pere ayant vn peu pensé là-dessus respondit à cette demande des Bonzes, et leur declara fort amplement ce qui estoit de la verité de cecy. A quoy ils contredirent parfois auec des raisons si subtiles, que le Pere se tournant du costé de Duart de Gama qui estoit derriere luy, «Monsieur, luy dit-il, remarquez bien ce que vous oyez, et vous verrez que ce que ceux-cy mettent en auant ne vient point d’eux; mais plustost du diable qui les a instruicts là-dessus; toutesfois la confiance que j’ay en Dieu me faict esperer que ce sera luy qui respondra pour moy.»

Alors apres qu’on eust faict quel ques instances sur ce sujet, pource que les Bonzes ne vouloient point demeurer d’accord des raisons qu’il leur donnoit, le Roy se voulust rendre arbitre de ce different, et leur dist, «A ce que ie puis auoir compris touchant ce sujet dont on a parlé iusques icy, le Pere me semble auoir raison en ce qu’il dict; mais c’est que la foy vous manque à vous autres pour cognoistre cette verité, car si vous l’auiez vous n’en viendriez point aux contradictions. Puis donc que la foy vous manque en cecy, aydez-vous de la raison entant qu’hommes, et n’abbayez point tous les iours comme chiens auec vne obstination si grande et si pleine de cholere, que la baue vous distille des levres comme à des mastins enragez qui mordent les gens.» Ces paroles du Roy furent approuuées des Seigneurs qui se mirent tous à rire; dequoy les sept Bonzes se fascherent fort, et s’adressans au Roy, «Quoy, Sire, luy dirent-ils, vostre Majesté permet-elle bien que tous ceux-cy fassent les Roys deuant elle?» Mais le Pere ayant pris la parole fut comme le mediateur de ce different, si bien que par ses prieres la chose se pacifia comme auparauant.

Les Bonzes recommencerent donc leurs demandes, et durant quatre heures ils en firent de fort hautes, comme gens desquels on ne peut nier qu’ils n’ayent naturellement l’esprit beaucoup meilleur que tous les autres Gentils de ces contrées; par où il semble que la peine seroit beaucoup mieux employée à conuertir ceux-cy à la foy que non pas ceux de Chingala, de Comorim et de Ceilam, non que ie vueille desauoùer pourtant que ce trauail ne fût tres-vtile aux vns et aux autres. Or pource que le Fucarandono, comme plus docte que tous ses compagnons, ne demandoit pas mieux que d’embarasser le Pere par ses demandes, et en tirer son aduantage, voulust sçauoir de luy, «Pour quelle raison il imposoit des noms sales au Createur de toutes choses, et aux saincts qui estoient là haut au Ciel qui luy chantoient des louanges? et pourquoy il le diffamoit l’appellant menteur, puisqu’il n’y auoit celuy qui ne crût qu’il estoit Dieu de toute verité?» Mais pour donner à entendre ce qui l’incitoit à dire cecy, il faut sçauoir que ceux du lappon appellent le mensonge Diusa; et pource que lors que le Pere preschoit, il disoit que la Loy qu’il leur venoit annoncer estoit la vraye Loye de Dieu, à cause qu’ils ne pouuoient prononcer ce mot comme nous pour auoir la langue plus grossiere, au lieu de dire Dieu ils disoient Dius; tellement que ce fût de là que les seruiteurs du diable prirent sujet de faire accroire aux leurs que le Pere estoit vn diable incarné, qui venoit diffamer Dieu du nom de menteur. Mais les assistans furent grandement satisfaits de la response que le Pere donna à cet argument, et dirent tous d’une commune voix, Sitaa, Sitaa, qui signifie, C’est assez, assez; comme s’ils eussent dict, nous demeurons d’accord de ce que tu dis; et afin que l’on sçache encore pourquoy les Bonzes disoient que le Pere donnoit aux saincts des noms sales; cela procedoit de ce qu’ayant acheué la Messe il auoit accoustumé de dire la Letanie auec les autres Chrestiens, en laquelle ils prioient nostre Seigneur pour l’augmentation de la foy Catholique; et en cette mesme Litanie il disoit tousiours, comme c’est la coustume, Sancte Petre ora pro nobis: Sancte Paule ora pro nobis; et ainsi dés autres saincts. Et d’autant qu’en langue du Iappon le mot Sancti est encore sale et infame; ce Bonze voulust inferer par là que le Pere imposoit de vilains noms aux saints. Mais il luy respondit si pertinemment là-dessus, et luy declara si bien la verité de ce qu’il entendoit par cela, que le Roy fût infiniment aise de le sçauoir, et tousiours depuis il recommanda au Pere qu’il ne dist plus Sancte; mais Beate Petre, Béate Paule, et ainsi des autres saincts; pource que les Bonzes comme meschans qu’ils estoient auoient desia rendu ce nom contagieux deuant le Roy.

Par mesme moyen s’estant mis à continuer leurs argumens, non pour aucun zele qu’ils eussent de se conuertir, ny de s’instruire par ces demandes, mais seulement afin de calomnier la Loy de Dieu, et troubler ces siens seruiteurs, ils luy dirent, Si Dieu qui est vne sapience infinie, voyoit que cette œuure qu’il faisoit en creant l’homme deuoit estre cause qu’il se commettroit une grande offense contre luy, pourquoy ne s’en empeschoit-il, comme selon les apparences il sembloit qu’il eust esté beaucoup meilleur, afin d’aller au deuant de ce qui arriua depuis? A cela de mesme qu’au reste le Pere apporta des raisons si claires et si valables, qu’il n’en fallut point dauantage pour les confondre en ce poinct comme en tous les autres. Mais d’autant que la foiblesse de mon esprit ne me permet de rapporter icy toutes ces responses, comme ie l’ay desia confessé plusieurs fois; joint que ce n’est pas à faire à moy à me mesler de telles affaires, ie les passeray sous silence, me contentant de dire que tous ceux qui se treuuerent là presens, et qui les ouyrent en furent fort satisfaicts; ce qui n’empescha pas que les Bonzes n’employassent deux et trois heures en plusieurs repliques qu’ils luy firent.

Mais enfin s’accordant à cette derniere contre leur volonté, ils se mirent à demander, «Que vouloit dire qu’Adam ayant esté tenté par le serpent, et Dieu ayant enuoyé son Fils au monde pour rachepter les descendans du mesme Adam, il n’auoit pas vsé en cela de la diligence que requeroit vne si grande necessité?» A quoy il adjousta, «Que si le Pere luy respondoit là dessus, que Dieu l’auoit faict pour monstrer aux hommes la laideur et l’énormité du peché, cette raison ne suffisoit pas pour empescher qu’il ne fust coulpable en la non chalance de ce delay.» A cette derniere objection le Pere luy respondit selon sa coustume, c’est à dire auec des raisons si claires et si pertinentes, qu’il n’estoit pas possible d’y repliquer. Mais pour tout cela ils ne laisserent pas de continuer en leurs extrauagances, et se monstrerent si endurcis contre les raisons que le Pere leur alleguoit, que le Roy ennuyé de la grande opiniastreté auec laquelle il leur voyoit nier les paroles de ce seruiteur de Dieu, se leua de son siege disant, «Ceux qui veulent disputer sur vne Loy telle que celle-cy, qui est si bien fondée sur la raison n’en doiuent pas estre si esloignez que vous estes.» Cela dit, il prist le Pere par la main, accompagné de tous les grands du Royaume qui estoient auec lui, et le mena iusques à la maison des Chrestiens où il se retiroit; de quoy tous les Bonzes furent grandement desplaisans et honteux, si bien qu’ils disoient tout haut et publiquement, «Que le feu du Ciel eust à tomber sur le Roy, puisqu’il se laissoit abuser si facilement par vn sorcier, faineant et sans nom.»

 

CHAPITRE CCXIV.

 

De la grande tourmente que nous eusines passant du Iappon à la Chine, et comme nous en fusmes deliurez par les prieres de ce serviteur de Dieu.

 

Le lendemain matin apres que nostre bien heureux Pere et tout autant de Portugais que nous estions auec luy eusmes pris congé du Roy, qui luy fist tout l’honneur et le bon accueil qu’il auoit tousiours accoustumé de luy faire, nous nous embarquasmes tous ensemble et partismes de cette ville de Fucheo. Nous estant mis à la voile nous continuasmes nostre route à veuë de terre iusques à vne Isle du Roy de Minacoo, et à la faueur des vents de saison nous passasmes outre par l’espace de sept iours, à la fin desquels le mauuais temps nous assaillit du costé du Sud par la conjonction de la nouuelle Lune, et se redoubla de telle sorte, qu’à cause des pluyes et autres telles apparences d’Hyuer nous fusmes contraincts de reuirer, mettant la prouë à rhomb du Nord-nord-oùest par vne mer incognuë où iamais peuple n’auoit nauigé; de maniere que sans sçauoir la route que nous tenions nous abandonnasmes le tout à la mercy de la fortune et du temps; car nous fusmes assaillis d’vne tourmente si impetueuse et si excessiue qui dura cinq iours en tiers, que les hommes n’en ont iamais imaginé de semblable. Durant tout ce temps là nous ne vismes iamais le Soleil, si bien que le Pilote ne pouuoit prendre aucunes hauteurs pour sçauoir où nous estions; tellement que sans compter ny les minutes, ny les degrez; il se laissoit conduire où sa foible opinion le guidoit, à l’endroict des Isles des Papuas, Zelebres et Mindanous, qui estoient à six cent lieues de là.

Au second iour de cette tourmente enuiron le soir la mer s’enfla de telle sorte, et les vagues monterent si haut, que l’impetuosité du Nauire ne les pouuoit rompre; à cause de quoy par l’aduis des officiers du Nauire il fut resolu de rompre toutes les œuures du chapiteau iusqu’au tillac, afin que par ce moyen le Nauire fût plus à son aise, et qu’il pût mieux obeyr au gouuernail. Apres qu’on eust fait cela auec toute la diligence possible, pource qu’il n’y auoit pas vn de nous qui ne s’occupast à ce trauail; l’on mist ordre à s’asseurer du batteau lequel fût attaché au bord du Nauire auec assez de peine; et pource que la nuict suruinst fort obscure deuant qu’on eust acheué ce trauail, ceux qui estoient dans la chalouppe ne purent rentrer dans le Nauire; tellement qu’il leur fût force d’y passer la nuict s’y treuuant 15. de nombre, dont il y en auoit 5. de Portugais, et les autres estoient tous esclaues et Mariniers. En ces trauaux et en toutes ces infortunes ce bien-heureux Pere nous accompagnoit tousiours tant de nuict que de iour, souffrant la mesme fatigue que chacun de nous; et comme d’vn costé il trauailloit de sa personne, de l’autre il nous encourageoit et nous consoloit; de maniere qu’apres Dieu luy seul estoit le Capitaine qui nous animoit, et qui nous faisoit prendre haleine pour ne fleschir sous le trauail, et ne nous abandonner du tout au hazard, comme quelques-vns vouloient faire s’il ne les en eust empeschez. Enuiron la minuit les quinze qui estoient dans la chalouppe, s’escrierent tous ensemble, Seigneur Dieu, misericorde; si bien que tous ceux qui estoient dans le Nauire estans accourus à mesme temps pour sçauoir ce que c’estoit, ils virent sur l’horizon de la mer la chalouppe qui estoit à la driue, pour ce que les deux chables qui la tenoient attachée s’estoient rompus. Ce desastre ayant esmeu le Capitaine, sans considerer aucunement ce qu’il faisoit, il fist aller le Nauire par le sillage du batteau, croyant que par ce moyen il le pourroit plustost sauuer; mais d’autant que le vaisseau ne s’accommodoit point aisément au timon pour le peu de voile qu’il y auoit; cela fût cause que le Nauire demeura costé à trauers entre deux vagues, dont l’vne se desborda sur la pouppe, et couurist tout le tillac d’vne si grande abondance d’eau, que peu s’en fallut qu’elle ne coulast tout à faict à fonds.

Alors ceux qui estoient dans le Nauire firent vn grand cry, et prierent instamment la Vierge qu’il luy plûst les secourir à ce besoin. Le Pere y accourut aussitost, qui lors que cela suruint estoit à genoux, et appuyé survne quaisse dans la chambre du Capitaine. Mais comme il vid le triste équipage où estoit le Nauire, et nous pesle-mesle les vns sur les autres, estourdis des coups que l’on auoit donnés aux poulaillers, alors haussant les mains et les yeux en haut, «O Iesus-Christ, dit-il, amour de mon ame, secourez nous Seigneur, par les cinq playes que vous auez souffertes pour nous en l’arbre de la Croix. » Et en cet instant il aduint miraculeusement que le Nauire gaigna le dessus de la vague ; l’on accourut incontinent en diligence pour preparer la bonde qui estoit mise au trinquet en lieu de papefiq, si bien qu’il plûst à nostre Seigneur qu’elle demeurast droicte, et alors dressant toutes les voiles en pouppe, la chalouppe disparut tout à faict. Sur quoy tous se mirent à pleurer, et à prier pour les ames de ceux qui estoient dedans. En cette triste aduenture nous passasmes tout le reste de la nuict auec beaucoup de trauail. Le lendemain si tost qu’il fust iour, d’aussi loin que l’on pouuoit regarder du haut de la hune par toute cette large estenduë, on n’apperceuoit autre chose que les flots de la mer qui se creuoient en escume blanche.

Il y auoit vn peu plus d’vne demie heure qu’il estoit iour, quand le bien heureux Pere Xauier qui s’estoit retiré dans la chambre du Capitaine, s’en vint au chapiteau où estoit le Maistre du Nauire, le Pilote, et autres six ou sept Portugais; apres leur auoir donné le bon jour à tous auec vn visage ioyeux et serein, il demanda s’ils ne voyoient point paroistre la chalouppe; à quoy il fust respondu, Nenny: il pria là-dessus le Maistre Pilote d’enuoyer vn des Mariniers à la hune, pour voir s’il ne la descouuriroit point. A mesme temps vn de ceux qui estoient là presents prenant la parole, Elle paroistra, dit-il, quand il s’en perdra vne autre. Le Pere luy repartit à cela, O Pedro Velho, ainsi s’appelloit le Marinier, que vous auez bien peu de foy! Quoy? pensez vous qu’il y ait quelque chose d’impossible à nostre Seigneur? pour moy i’ay tant de confiance en luy, et en sa tres-sacrée Mere la Vierge Marie, à qui i’ay promis de dire trois Messes en sa bien-heureuse maison du Mont à Malaca, que i’espere qu’ils empescheront queles ames qui sont dans ce batteau ne perissent. A ces paroles Pedro Velho demeura si confus et si estonné, qu’il ne dist plus vn seul mot.

Cependant le Maistre Pilote pour satisfaire à la priere que le Pere venoit de luy faire, monta en personne à la hune auec vn autre Marinier, où apres auoir guetté de toutes parts bien prés d’vne demie heure ils firent leur rapport, qu’en toute la mer il ne paroissoit aucune chose; sur quoy le Pere leur repliqua, Descendez donc puis qu’il n’y a plus rien à faire; et m’ayant appellé au chapiteau où il estoit alors fort triste, à ce que tous en pouuoient iuger, il me dist que ie l’obligerois de luy faire tiedir vn peu d’eau afin d’en boire, pource qu’il auoit l’estomach fort foible. Mais ie fus si malheureux que mes pechez me priuerent du bien de luy rendre ce bon office; pource que le iour d’auparauant que la tourmente estoit arriuée, l’on auoit ietté le foyer dans la mer pour alleger le tillac. Alors s’estant plaint à moy que la teste luy faisait grand mal, auec des foiblesses qui le saisissoient de fois à autre, ie luy respondis, Il ne se peut faire autrement que vostre Reuerence ne soit ainsi indisposée, puis qu’il y a 3. nuicts qu’elle ne dort point, et qu’elle n’a point mangé possible vn seul morceau; car vn des valets de Duart de Garaa me l’a ainsi rapporté, «Ie vous asseure, repartit le Pere, que ie suis fasché du desplaisir de ce ieune garçon, et de le voir si desconforté, que de toute la nuict passée depuis que le batteau s’est perdu, il n’a cessé de pleurer la perte d’Alonzo Caluo son nepueu qui y est dedans auec ses autres compagnons.» Voyant alors que le Pere baailloit à tous coups, vostre Reuerence, luy dis-je, feroit bien ce me semble de se retirer vn peu dans ma petite chambre; car possible elle y pourroit reposer, offre qu’il accepta, luy disant, que cela soit donc ainsi pour l’amour de Dieu.

Là-dessus il me pria fort d’enuoyer vn garçon Chinois que i’auois, pour fermer la porte sur luy, et de n’en bouger afin qu’il eust à luy ouurir quand il l’appelleroit; ce qu’il me dist enuiron les 6. ou 7. heures. Ainsi s’estant retiré dans ma chambre, il y demeura tout le iour iusques à Soleil couché; et d’autant qu’il m’aduint alors d’appeller mon garçon qui estoit à la porte (comme i’ay dict ) pour luy demander qu’il me donnast un peu d’eau, ie l’enquis par mesme moyen si le Pere dormoit, Il n’a iamais dormy, me respondit-il, et il est encore à genoux sur la couchette où il pleure, ayant le visage panché en bas. Sur quoy ie lui dis qu’il retournast derechef s’asseoir à la porte, et qu’il accourust si tost qu’il l’appelleroit. De cette façon le Pere n’ayant cessé de vacquer à l’oraison iusques à Soleil couché, sortit enfin de la chambre, et s’en vint au chapiteau où tous les Portugais estoient assis à terre à cause des grandes secousses et branslemens du Nauire. Apres les auoir saluez il demanda au Pilote si le batteau paroissoit? A quoy le Pilote luy fist response, que par raison naturelle il estoit impossible qu’il ne fust perdu parmy de si grosses vagues, et que presupposé qu’il plût à Dieu le sauuer miraculeusement, il estoit à plus de cinquante lieues de là. Il le semble ainsi naturellement, luy repartit le Pere, Mais ie serois bien aise puis qu’il n’y a rien de perdu en cela, que pour l’amour de Dieu vous voulussiez retourner à la hune, ou y enuoyer quelque Marinier, qui d’enhaut portast ses yeux par toute l’estendue de la mer. Le Pilote luy ayant dict qu’il s’y en iroit tres volontiers, il monta en haut auec le Contre-Maistre, plus pour satisfaire au desir du Pere, que pour aucune opinion qu’il eust de pouuoir par raison descouurir ce qu’il pretendoit. Ils y furent tous deux vn assez long-temps, et affirmerent enfin qu’ils n’auoient apperceu aucune chose en toute la mer; ce qui attrista fort le Pere au iugement de tous, de maniere qu’appuyant sa teste sur le chapiteau, il fut là quelque temps à sanglotter comme s’il eust voulu pleurer.

Puis ayant pris vn peu d’haleine pour tascher de respirer en la tristesse qu’il sentoit, il haussa les mains au Ciel, et dist les larmes aux yeux, O Iesus-Christ, mon vray Dieu et Seigneur! par les merites de vostre sacrée Mort et Passion ie vous prie d’auoir pitié de nous, et de sauuer les ames des fideles qui sont esgarées dans ce batteau. Cela dict il pencha de rechef la teste sur le chapiteau, où il demeura appuyé par l’espace de deux ou trois Credo comme s’il eust dormy; et alors vn petit garçon qui estoit assis sur les hauts-bancs se mist à crier, Miracle, Miracle, voicy nostre batteau. Tous ceux du Nauire accoururent à cette voix, et à l’heure mesme ils apperceurent le batteau dans la mer, où il n’estoit qu’à la portée d’vne harquebuze, vn peu plus ou moins; tellement que tous estonnez d’vne chose si nouuelle et si extraordinaire, ils se mirent à pleurer pesle-mesle comme des enfans, sans qu’on se pust ouyr l’vn l’autre dans le Nauire pour les grands cris qu’on y faisoit. Tous accoururent alors vers le Pere pour se ietter à ses pieds; mais luy ne le voulant point permettre, se retira en la chambre du Capitaine, et s’y enferma dedans afin qu’aucun ne parlast à luy. Tous ceux qui estoient du batteau furent incontinent recueillis dans le Nauire, auec toute la resiouyssance et tout le contentement qu’on pourroit auoir en semblable cas. Et voila pourquoy ie me desiste maintenant de raconter icy les particularitez de cet accueil, à cause que c’est vne chose qui se peut mieux penser qu’estre escrite. Ainsi apres qu’on eust passé le peu de temps qui restoit, iusqu’à ce qu’il fust nuict close, ce qui arriua vne demie heure apres, le Pere fist appeller le Pilote par vn petit garçon, et luy dist qu’il louast Dieu qui auoit faict ces merueilles, et qu’à l’heure mesme il fist tenir prest le Nauire, à cause que le mauuais temps ne seroit pas de longue durée. L’on satisfist à l’heure mesme au desir du Pere auec toute la diligence possible; et auec cela l’on fist les deuotions qu’il auoit enjointes, d’où il s’ensuiuit qu’auparauant que la grande vergue fust en haut, et que les voiles fussent dressées, la tourmente se calma tout à faict, si bien qu’estant accueillis du vent de Nord nous continuasmes notre route auec beaucoup d’allegresse et de contentement d’vn chacun ; ce miracle que ie viens de dire estant arriué le 17. iour de Decembre l’an 1551.