Au
jour le jour Un
assassinat politique Ceci
semble un conte oriental ; dans la réalité,
c'est un drame mystérieux qui a eu Paris pour genèse
et Shanghaï pour
dénouement. J'en vais conter l'histoire telle que je
la tiens d'un de nos
confrères qui s'y trouve mêlé par un de ces chocs
incohérents du hasard comme
il s'en produit tant sur ce qu'un académicien appelait
récemment le billard
de l'infini. Il
y a trois ans environ, un Coréen à robe lamée et à
queue pendante dans le dos, débarquait à Marseille
avec un passeport de son
gouvernement, et se recommandait de Mgr Mutel,
protonotaire apostolique des
missions de Corée. Les
Marseillais, qui en voient de toutes les
couleurs, l'ayant trouvé encombrant, l'envoyèrent à
Paris, aux Missions de la
rue du Bac, où il fut accueilli fort convenablement,
quoique sans enthousiasme. Il
portait, nous l'avons dit à cette époque, le nom
de Hong-Tjyong-Ou. Quelqu'un
des siens avait trempé dans une
conspiration tendant à ouvrir la Corée aux étrangers,
et il s'était sauvé, lui,
par simple respect pour la justice chinoise qu'il
craignait d'induire en
erreur, ne la sachant que trop portée à imiter
certains dentistes qui extirpent
volontiers trois dents suspectes pour être sûrs
d'avoir la bonne, ou plutôt la
mauvaise. Notre
Coréen s'étiolait aux Missions. Par bonheur, il
fit la connaissance de M. Félix Régamey, l'artiste
bien connu chez qui son
caractère décoratif lui valut la plus large
hospitalité. Ce filon épuisé,
Hong-Tjyong-Ou rentra chez les missionnaires qui
essayèrent de le placer sans
grand succès. C'est
ici qu'apparait le providentiel confrère dont
j'ai parlé plus haut. Il s'intéressa au Coréen, le
présenta aux siens, l'admit
à sa table, caressant même l’idée d'en faire son
suisse d'antichambre.
Mélancolique, jaune et solennel, il eut facilement
éconduit les gêneurs. Mais
le Chinois avait la nostalgie de l'Orient. Il
rêvait une place au musée Guimet. Notre confrère le
recommanda à M. Guimet, et
comme à Paris, il suffit d'être étranger pour voir
toutes les portes s'ouvrir
devant vous, Hong-Jong-Ou fut admis d'emblée. On lui
confia le soin de
cataloguer les collections rapportées de Corée par
l'explorateur Varel, mort il
y a quelque temps. Ces fonctions, d'ailleurs, étaient
toutes provisoires, en
raison de leur caractère même. Il
ne tarda pas à se retrouver sur le pavé de Paris,
très dur aux pauvres Chinois de son espèce. Il alla
cacher sa détresse dans un
hôtel meublé de la rue Serpente. Chez notre confrère
toutefois son attitude
restait d'une indicible distinction. La maitresse de
la maison lui tendait-elle
la main, il y appuyait respectueusement ses lèvres, en
talon-rouge consommé.
Aux enfants, il apportait, les jours de grande fête,
des dragées ou des
gâteaux. N'était-il pas le Chinois de la maison ? Quelquefois,
aux heures de tristesse, il posait à
notre confrère des questions terribles, toutes
vibrantes d'au-delà : -
Que pensez-vous de la civilisation, du progrès ? Et
comme celui-ci n'en pense tout juste que ce qu'en
pensait Edgar Poe, qui leur a appliqué ce joli mot : «
Une abomination
rectangulaire », il ne répondait rien de peur d'être
obligé d'abord d'enseigner
à son Chinois les éléments de la géométrie. Cela
ne pouvait pas durer, Hong-Tjyong-Ou le comprit
le premier. Il fut éloquent, déclara qu’il voudrait
bien s'enaller, retourner
au Japon où il attendrait que les portes de la patrie
lui fussent rouvertes. Notre
confrère alors connut une existence
épouvantable. Il s'était mis en tête de faire
rapatrier ce malheureux, dût-il
mourir à la peine. Successivement il courut tous les
ministères, toutes les
légations orientales. Il en rapporta deux cents
francs. C'était mille qu'il eut
fallu. Il ne perdit pas courage. Comme aux temps
héroïques où il existait une Oeuvre des petits
Chinois, un tronc fut
installé chez lui, où les amis, les visiteurs de
marque durent déposer leur
obole. C'était vouloir emplir une cuve avec les pluies
parcimonieuses d'été. Heureusement,
les hautes relations de cet étrange
païen, M. F. Régamey , M. Guimet, le Père Hyacinthe
(1), secondèrent notre
confrère. Un gros négociant de la rue de I ‘Échiquier,
qui avait des
échantillons à envoyer au Japon, parfit la somme.
Hong-Tjyong-Ou était sauvé.
Il partit et on ne le revit plus. Cependant,
comme le nouvel an tombait peu après,
notre confrère reçut de lui une lettre reconnaissante
et affectueuse datée de
Nangasaki, et où il disait en substance : « J'attends
toujours et me traine sur les routes
de l'exil, mais tout de même j'espère bientôt revoir
mon pays et tous ceux qui
me sont chers... Je trouverai bien tôt ou tard un
moyen de rentrer en grâce. » Dénouement
: Il
tient tout entier pans une laconique dépêche coloniale
publiée hier par les agences. La voici : « On
nous annonce de Shanghaï que Kim-ok-Kium,
le promoteur et chef de la célèbre conspiration
chinoise de 1884, vient d'être
assassiné à coups de revolver dans un hôtel japonais
du quartier de Hong-Kew.
Le meurtrier est un nommé Hong-Tjyong-Ou, Coréen exilé
lui-même, qui a fait
récemment un séjour de deux ans à Paris où il avait su
se ménager d'assez
belles relations. On a trouvé sur lui des lettres très
chaleureuses du Père
Hyacinthe, ainsi que des lettres d'introduction pour
divers personnages consulaires.
Remis entre les mains des autorités chinoises,
l'assassin a prétendu avoir agi par ordre du roi
de Corée ! » Hong-Tjyong-Ou
l'avait donc enfin trouvé, son moyen
de « rentrer en grâce ». Dans le temps qu'il
avait mis à aller de l'hôtel
parisien de la rue Serpente à l’hôtel japonais de
Shanghaï, ce Chinois tendre
et nostalgique était devenu un assassin. Cette
histoire évidemment comporte deux morales :
l'une à l'usage du meurtrier : « Tout vient à point à
qui sait attendre. »
L’autre, à l’usage de notre trop charitable confrère :
« Se défier des
âmes frustes, aux yeux obliques et à la peau
jaunâtre. » Jules
Hoche Le
Figaro - May 19, 1894 Day
by day A
Political assassination This
seems an
oriental tale; In reality, it is a mysterious drama
that had Paris for genesis
and Shanghai for denouement. I am going to tell the
story as I have it from one
of our colleagues who found himself involved in it by
one of these incoherent
shocks of chance as happen so often on what an
academician recently called the billiards-table
of the infinite. About
three
years ago, a Korean with a tight-fitting dress and a
pigtail dangling down his
back disembarked in Marseilles with a passport from
his government, and claiming
to have been recommended by Bishop Mutel, the
apostolic protonotary of the
Korean missions. The
Marseillais,
who see all kinds of people, found him cumbersome, and
sent him to Paris, to
the Missions of the Rue du Bac, where he was received
very well, though without
enthusiasm. He
bore, as we
said at the time, the name of Hong-Tjyong-Ou. Some
of his fellows
had conspired to open up Korea to foreigners, and he
had saved himself from
mere respect for Chinese justice, which he was afraid
of misleading, knowing it
to be only too ready to imitate certain dentists who
willingly extirpate three
suspicious teeth to be sure of having the right, or
rather the bad one. Our
Korean was withering
away in the Missions. Fortunately, he made the
acquaintance of M. Felix
Regamey, the well-known artist, whose decorative
character gave him the widest
hospitality. This vein exhausted, Hong-Tjyong-Ou
returned to the missionaries
who tried to place him without much success. It
is here that
the providential colleague of who I spoke above
appears. He took an interest in
the Korean, introduced him to his family, admitted him
to his table, even
caressing the idea of making him his doorkeeper.
Melancholy, yellow, and
solemn, he could easily have sent away embarrassing
visitors. But
the Chinese
was nostalgic for the East. He dreamed of a place in
the Guimet Museum. Our colleague
recommended him to M. Guimet, and as in Paris, it is
enough to be a stranger to
see all the doors opening before you, Hong-Jong-Ou was
admitted at once. He was
entrusted with the task of cataloging the collections
brought back from Korea
by the explorer Varel, who died some time ago. These
functions, moreover, were
all temporary, on account of their very nature. He
soon found
himself on the pavement of Paris, very hard to the
poor Chinese of his kind. He
went to hide his distress in a furnished hotel in the
rue Serpente. In the home
of our colleague, however, his attitude remained
indescribably refined. If the
mistress of the house held out her hand to him, he
respectfully rested his lips
there, the perfect gentleman. To the children, on the
days of great festival he
brought dragees or cakes. Was not he the Chinese of
the house? Sometimes,
in
times of sadness, he asked our colleague terrible
questions, all vibrant from
beyond: "What
do you think of civilization, of progress? And
as he thinks
very much the same as Edgar Poe, who applied this
pretty word to them: "A
rectangular abomination," he did not answer for fear
of being obliged to
teach first his Chinese the elements of geometry. This
could not
last, Hong-Tjyong-Ou understood it first. He was
eloquent, and declared that he
would go back to Japan, where he would wait until the
gates of his country were
reopened. Our
colleague
then had a terrible time. He had made up his mind to
have the unfortunate
repatriated, even if he should die. Successively he
visited all the ministries,
all the Oriental legations. That brought in two
hundred francs. It was a
thousand that he needed. He did not lose courage. As
in the heroic times when
there was a charity to help “the Chinese vhildren,” a
collecting-box was
installed in his house, where friends and
distinguished visitors had to deposit
their money. It was like wanting to fill a whole vat
with parsimonious summer
rains. Fortunately,
the high relations of this strange pagan, M. F.
Régamey, M. Guimet, and Father
Hyacinthe, seconded our colleague. A merchant of the
Rue de 1'Echiquier, who
had samples to send to Japan, made up the sum.
Hong-Tjyong-Ou was saved. He
left and we did not see him again. However,
as the
New Year fell shortly afterwards, our colleague
received from him a grateful
and affectionate letter from Nangasaki, in which he
said in substance: "I
am still
waiting and dragging myself along the roads of exile,
but all the same, I hope
soon to see my country and all those who are dear to
me ... I will find sooner
or later a way to return to grace. " The
Outcome: It
is contained
in its entirety in a laconic colonial dispatch
published yesterday by the
agencies. Here it is : "We
are told from Shanghai that Kim-ok-Kium, the promoter
and head of the famous
Chinese conspiracy of 1884, has just been assassinated
with a revolver in a
Japanese hotel in the Hong-Kew district. The murderer
is a certain Hong-Tjyong-Ou,
an exiled Korean himself, who recently made a two-year
stay in Paris, where he
managed to make for himself some good relationships.
He was found to be
carrying very warm letters from Father Hyacinthe, as
well as letters of
introduction for various consular figures. Handed over
to the Chinese
authorities, the assassin claimed to have acted by order of the King of Korea!" Hong-Tjyong-Ou
had
finally found his means of "returning to grace." In
the time it
had taken him to go from the Parisian hotel of the Rue
Serpente to the Japanese
hotel in Shanghai, this tender and nostalgic Chinese
had become a murderer. This story
evidently contains two morals: one for the use of the
murderer:
"Everything comes to one who knows how to wait.” The
other, for the use of
our too charitable colleague: "Distrust rough souls,
with oblique eyes and
yellow skin. "
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