Le Figaro – 19 mai 1894

Au jour le jour

Un assassinat politique

 

Ceci semble un conte oriental ; dans la réalité, c'est un drame mystérieux qui a eu Paris pour genèse et Shanghaï pour dénouement. J'en vais conter l'histoire telle que je la tiens d'un de nos confrères qui s'y trouve mêlé par un de ces chocs incohérents du hasard comme il s'en produit tant sur ce qu'un académicien appelait récemment le billard de l'infini.

Il y a trois ans environ, un Coréen à robe lamée et à queue pendante dans le dos, débarquait à Marseille avec un passeport de son gouvernement, et se recommandait de Mgr Mutel, protonotaire apostolique des missions de Corée.

Les Marseillais, qui en voient de toutes les couleurs, l'ayant trouvé encombrant, l'envoyèrent à Paris, aux Missions de la rue du Bac, où il fut accueilli fort convenablement, quoique sans enthousiasme.

Il portait, nous l'avons dit à cette époque, le nom de Hong-Tjyong-Ou.

Quelqu'un des siens avait trempé dans une conspiration tendant à ouvrir la Corée aux étrangers, et il s'était sauvé, lui, par simple respect pour la justice chinoise qu'il craignait d'induire en erreur, ne la sachant que trop portée à imiter certains dentistes qui extirpent volontiers trois dents suspectes pour être sûrs d'avoir la bonne, ou plutôt la mauvaise.

Notre Coréen s'étiolait aux Missions. Par bonheur, il fit la connaissance de M. Félix Régamey, l'artiste bien connu chez qui son caractère décoratif lui valut la plus large hospitalité. Ce filon épuisé, Hong-Tjyong-Ou rentra chez les missionnaires qui essayèrent de le placer sans grand succès.

C'est ici qu'apparait le providentiel confrère dont j'ai parlé plus haut. Il s'intéressa au Coréen, le présenta aux siens, l'admit à sa table, caressant même l’idée d'en faire son suisse d'antichambre. Mélancolique, jaune et solennel, il eut facilement éconduit les gêneurs.

Mais le Chinois avait la nostalgie de l'Orient. Il rêvait une place au musée Guimet. Notre confrère le recommanda à M. Guimet, et comme à Paris, il suffit d'être étranger pour voir toutes les portes s'ouvrir devant vous, Hong-Jong-Ou fut admis d'emblée. On lui confia le soin de cataloguer les collections rapportées de Corée par l'explorateur Varel, mort il y a quelque temps. Ces fonctions, d'ailleurs, étaient toutes provisoires, en raison de leur caractère même.

Il ne tarda pas à se retrouver sur le pavé de Paris, très dur aux pauvres Chinois de son espèce. Il alla cacher sa détresse dans un hôtel meublé de la rue Serpente. Chez notre confrère toutefois son attitude restait d'une indicible distinction. La maitresse de la maison lui tendait-elle la main, il y appuyait respectueusement ses lèvres, en talon-rouge consommé. Aux enfants, il apportait, les jours de grande fête, des dragées ou des gâteaux. N'était-il pas le Chinois de la maison ?

Quelquefois, aux heures de tristesse, il posait à notre confrère des questions terribles, toutes vibrantes d'au-delà :

- Que pensez-vous de la civilisation, du progrès ?

Et comme celui-ci n'en pense tout juste que ce qu'en pensait Edgar Poe, qui leur a appliqué ce joli mot : « Une abomination rectangulaire », il ne répondait rien de peur d'être obligé d'abord d'enseigner à son Chinois les éléments de la géométrie.

Cela ne pouvait pas durer, Hong-Tjyong-Ou le comprit le premier. Il fut éloquent, déclara qu’il voudrait bien s'enaller, retourner au Japon où il attendrait que les portes de la patrie lui fussent rouvertes.

Notre confrère alors connut une existence épouvantable. Il s'était mis en tête de faire rapatrier ce malheureux, dût-il mourir à la peine. Successivement il courut tous les ministères, toutes les légations orientales. Il en rapporta deux cents francs. C'était mille qu'il eut fallu. Il ne perdit pas courage. Comme aux temps héroïques où il existait une Oeuvre des petits Chinois, un tronc fut installé chez lui, où les amis, les visiteurs de marque durent déposer leur obole. C'était vouloir emplir une cuve avec les pluies parcimonieuses d'été.

Heureusement, les hautes relations de cet étrange païen, M. F. Régamey , M. Guimet, le Père Hyacinthe (1), secondèrent notre confrère. Un gros négociant de la rue de I ‘Échiquier, qui avait des échantillons à envoyer au Japon, parfit la somme. Hong-Tjyong-Ou était sauvé. Il partit et on ne le revit plus.

Cependant, comme le nouvel an tombait peu après, notre confrère reçut de lui une lettre reconnaissante et affectueuse datée de Nangasaki, et où il disait en substance :

« J'attends toujours et me traine sur les routes de l'exil, mais tout de même j'espère bientôt revoir mon pays et tous ceux qui me sont chers... Je trouverai bien tôt ou tard un moyen de rentrer en grâce. »

Dénouement :

Il tient tout entier pans une laconique dépêche coloniale publiée hier par les agences. La voici :

« On nous annonce de Shanghaï que Kim-ok-Kium, le promoteur et chef de la célèbre conspiration chinoise de 1884, vient d'être assassiné à coups de revolver dans un hôtel japonais du quartier de Hong-Kew. Le meurtrier est un nommé Hong-Tjyong-Ou, Coréen exilé lui-même, qui a fait récemment un séjour de deux ans à Paris où il avait su se ménager d'assez belles relations. On a trouvé sur lui des lettres très chaleureuses du Père Hyacinthe, ainsi que des lettres d'introduction pour divers personnages consulaires. Remis entre les mains des autorités chinoises, l'assassin a prétendu avoir agi par ordre du roi de Corée ! »

Hong-Tjyong-Ou l'avait donc enfin trouvé, son moyen de « rentrer en grâce ». Dans le temps qu'il avait mis à aller de l'hôtel parisien de la rue Serpente à l’hôtel japonais de Shanghaï, ce Chinois tendre et nostalgique était devenu un assassin.

Cette histoire évidemment comporte deux morales : l'une à l'usage du meurtrier : « Tout vient à point à qui sait attendre. » L’autre, à l’usage de notre trop charitable confrère : « Se défier des âmes frustes, aux yeux obliques et à la peau jaunâtre. »

Jules Hoche



Le Figaro - May 19, 1894

 

Day by day

 

A Political assassination

 

This seems an oriental tale; In reality, it is a mysterious drama that had Paris for genesis and Shanghai for denouement. I am going to tell the story as I have it from one of our colleagues who found himself involved in it by one of these incoherent shocks of chance as happen so often on what an academician recently called the billiards-table of the infinite.

About three years ago, a Korean with a tight-fitting dress and a pigtail dangling down his back disembarked in Marseilles with a passport from his government, and claiming to have been recommended by Bishop Mutel, the apostolic protonotary of the Korean missions.

The Marseillais, who see all kinds of people, found him cumbersome, and sent him to Paris, to the Missions of the Rue du Bac, where he was received very well, though without enthusiasm.

He bore, as we said at the time, the name of Hong-Tjyong-Ou.

Some of his fellows had conspired to open up Korea to foreigners, and he had saved himself from mere respect for Chinese justice, which he was afraid of misleading, knowing it to be only too ready to imitate certain dentists who willingly extirpate three suspicious teeth to be sure of having the right, or rather the bad one.

 

Our Korean was withering away in the Missions. Fortunately, he made the acquaintance of M. Felix Regamey, the well-known artist, whose decorative character gave him the widest hospitality. This vein exhausted, Hong-Tjyong-Ou returned to the missionaries who tried to place him without much success.

It is here that the providential colleague of who I spoke above appears. He took an interest in the Korean, introduced him to his family, admitted him to his table, even caressing the idea of ​​making him his doorkeeper. Melancholy, yellow, and solemn, he could easily have sent away embarrassing visitors.

But the Chinese was nostalgic for the East. He dreamed of a place in the Guimet Museum. Our colleague recommended him to M. Guimet, and as in Paris, it is enough to be a stranger to see all the doors opening before you, Hong-Jong-Ou was admitted at once. He was entrusted with the task of cataloging the collections brought back from Korea by the explorer Varel, who died some time ago. These functions, moreover, were all temporary, on account of their very nature.

He soon found himself on the pavement of Paris, very hard to the poor Chinese of his kind. He went to hide his distress in a furnished hotel in the rue Serpente. In the home of our colleague, however, his attitude remained indescribably refined. If the mistress of the house held out her hand to him, he respectfully rested his lips there, the perfect gentleman. To the children, on the days of great festival he brought dragees or cakes. Was not he the Chinese of the house?

Sometimes, in times of sadness, he asked our colleague terrible questions, all vibrant from beyond:

"What do you think of civilization, of progress?

And as he thinks very much the same as Edgar Poe, who applied this pretty word to them: "A rectangular abomination," he did not answer for fear of being obliged to teach first his Chinese the elements of geometry.

This could not last, Hong-Tjyong-Ou understood it first. He was eloquent, and declared that he would go back to Japan, where he would wait until the gates of his country were reopened.

Our colleague then had a terrible time. He had made up his mind to have the unfortunate repatriated, even if he should die. Successively he visited all the ministries, all the Oriental legations. That brought in two hundred francs. It was a thousand that he needed. He did not lose courage. As in the heroic times when there was a charity to help “the Chinese vhildren,” a collecting-box was installed in his house, where friends and distinguished visitors had to deposit their money. It was like wanting to fill a whole vat with parsimonious summer rains.

Fortunately, the high relations of this strange pagan, M. F. Régamey, M. Guimet, and Father Hyacinthe, seconded our colleague. A merchant of the Rue de 1'Echiquier, who had samples to send to Japan, made up the sum. Hong-Tjyong-Ou was saved. He left and we did not see him again.

However, as the New Year fell shortly afterwards, our colleague received from him a grateful and affectionate letter from Nangasaki, in which he said in substance:

"I am still waiting and dragging myself along the roads of exile, but all the same, I hope soon to see my country and all those who are dear to me ... I will find sooner or later a way to return to grace. "

 

The Outcome:

 

It is contained in its entirety in a laconic colonial dispatch published yesterday by the agencies. Here it is :

 

"We are told from Shanghai that Kim-ok-Kium, the promoter and head of the famous Chinese conspiracy of 1884, has just been assassinated with a revolver in a Japanese hotel in the Hong-Kew district. The murderer is a certain Hong-Tjyong-Ou, an exiled Korean himself, who recently made a two-year stay in Paris, where he managed to make for himself some good relationships. He was found to be carrying very warm letters from Father Hyacinthe, as well as letters of introduction for various consular figures. Handed over to the Chinese authorities, the assassin claimed to have acted by order of the King of Korea!"

 

Hong-Tjyong-Ou had finally found his means of "returning to grace." In the time it had taken him to go from the Parisian hotel of the Rue Serpente to the Japanese hotel in Shanghai, this tender and nostalgic Chinese had become a murderer.

This story evidently contains two morals: one for the use of the murderer: "Everything comes to one who knows how to wait.” The other, for the use of our too charitable colleague: "Distrust rough souls, with oblique eyes and yellow skin. "

 

Jules Hoche