Le Figaro, 6 mars 1891  Au jour le jour

 

LA CORÉE A PARIS

 

L'arrivée d'un Persan ne nous émeut plus ; mais celle d'un Coréen nous étonne encore, surtout lorsque cet habitant de la Corée entreprend ce lointain voyage sans compagnon, sans aide d'aucune sorte, sans connaître un seul ami dans Paris et sans pouvoir prononcer un seul mot de notre langage.

C'est je cas de Hong-Jong-Ou, qui vient des bords de la mer Jaune, n'ayant jamais entendu prononcer qu'un seul nom français : « Clémenceau » et possédant pour toute recommandation à travers le monde un incompréhensible passeport rédigé dans l'idiome de son pays et dont voici la traduction :

 

Le ministre des affaires étrangères du gouvernement coréen délivre le présent certificat d'identité à Hong-Jong-Ou, habitant Séoul, qui va faire ses études de droit en Grande-France, et prie les agents de ce pays de surveiller sa conduite, afin qu'il ne se rende coupable d'aucune faute et puisse mener à bien ses études.

            De l'année du Sanglier.

            Signé KIN,

Ministre des affaires étrangères

 

Les étudés de droit seront-elles jamais commencées ? Nous l'ignorons. Mais ce qui est certain c'est que ce garçon de trente-cinq ans, aux moustaches pendantes, aux cheveux noirs logés dans la haute coiffure tressée de crins, au torse droit et mince enfermé dans sa longue robe grise, aux yeux demi-clos qui semblaient hésiter à s'ouvrir devant tant d'étonnements et tant de surprises, faillit mourir de faim dans ce vaste Paris qu'il admirait jusque dans sa misère.

Il était porteur d'une lettre pour un missionnaire de la rue du Bac dont les bienfaits étaient restés inoubliés dans la Corée, et il croyait que ce talisman lui ouvrirait toutes les écoles, lorsqu'il apprit à son arrivée ici que le vénérable prêtre était reparti pour l'Extrême-Orient.

Que faire alors ? A quelle demeure frapper ?

La Corée n'a pas de représentant à Paris, puisque la Chine, son ennemie, lui interdit toute légation. Bref, délaissé de tous, il alla de porte en porte et échoua finalement dans une maison ouvrière de la rue de Turenne où le directeur des missions étrangères le fit placer. C'est là qu'un peintre fort connu, et qui nous supplie de ne pas le nommer, l’a rencontré par hasard, se hâtant de le recueillir dès le lendemain dans son atelier. Très intelligent, très énergique, Hong-Jong-Ou montre de telles facilités dans l'étude du français que, dans un mois, il saura certainement parler couramment notre langue. Une seule chose est pour lui incompréhensible dans notre grammaire capricieuse, c'est que le t se, prononce tantôt dur, tantôt doux comme l's. Ce sujet de « l'Empire fermé » est d'ailleurs un esprit des plus cultivés et, dans les études chinoises, coréennes et japonaises faites jusqu'à l'âge de dix-sept ans, il a presque tout appris sauf la musique, l'exercice de cet art étant interdit aux gens de sa caste. Son père est un noble lettré de la classe des Sajo.

Que demande-t-il ici, dénué de ressources ?

 Nul ne le sait : peut-être pourrait-il, au point de vue de l'ethnographie et de la langue, donner d'utiles indications aux écrivains qui étudient ce mystérieux pays de Corée ; peut-être la municipalité pourrait-elle l'employer dans ce merveilleux musée Guimet donné à la Ville. Peut-être aussi, inconsolée de son Orient, son âme lassée sera-t-elle envahie demain par le désir subit du retour aux pays désertés ! Certes, il apporterait là-bas des idées nouvelles plus larges, sinon plus sages, résultat des choses vues, car il appartient au parti libéral, le Kaï-ha-to, et est opposé par conséquent au parti Kou-Saito, le parti rétrograde, qui combat l'introduction des coutumes européennes. Mais une seule chose l'étonnera longtemps encore, lui que tout surprenait à son arrivée dans Paris sceptique, mouvant, bruyant, brillant, c'est qu'il soit interdit là-bas, aux Coréens, comme marque suprême de respect, de jamais prononcer le nom de leur souverain, alors qu'à Paris, des millions de Français, plus civilisés, traitent quotidiennement leurs maîtres de menteurs ou de vendus, en leur obéissant tout autant !

Qui veut un Coréen ?

Musotte



Le Figaro, March 6, 1891 Day by day

 

KOREA IN PARIS

 

The arrival of a Persian no longer moves us; but that of a Korean still astonishes us, especially when this inhabitant of Korea undertakes this distant journey without any companion, without help of any kind, without knowing a single friend in Paris and without being able to pronounce a single word of our language.

Such is the case of Hong Jong-Ou, who comes from the shores of the Yellow Sea, having never heard but a single French name pronounced: Clemenceau, and possessing, as his only recommendation throughout the world, an incomprehensible passport written In the idiom of his country and whose translation is as follows:


The Minister of Foreign Affairs of the Korean Government issues this certificate of identity to Hong-Jong-Ou, a resident of Seoul, who is going to study law in Greater France, and requests the agents of this country to supervise his conduct, that he not be guilty of any fault and be able to complete his studies.

In the Year of the Boar.

Signed KIN,

Minister of Foreign Affairs


Will his studies of law ever start? We do not know. But what is certain is that this young man of thirty-five, with his dangling mustache, his black hair lodged in his high topknot braided with horsehair, his straight and thin torso enclosed in his long gray dress, with half-closed eyes, who seemed to hesitate to open himself before so many astonishments and so many surprises, nearly died of hunger in this vast Paris which he admired even in his misery.

He was the bearer of a letter for a missionary from the Rue du Bac, whose benefits had remained unforgotten in Korea, and he believed that this talisman would open all the schools to him, only he learned on his arrival here that the venerable priest had left for the Far East.

What then? What door should he knock on?

Korea has no representative in Paris, since China, its enemy, forbids it any legation. In short, abandoned by all, he went from door to door and finally ended up in a working-class house in the Rue de Turenne, where the director of foreign missions had him placed. It is there that a well-known painter, who begs us not to name him, met him by chance, hastening to install him the very next day in his studio. Very intelligent, very energetic, Hong-Jong-Ou shows such facilities in the study of French that, within a month, he will certainly know how to speak our language fluently. One thing is incomprehensible to him in our capricious grammar, it is the way the t, is pronounces sometimes hard, and sometimes soft as an s. This subject of the "Closed Empire" is, moreover, a most cultivated spirit, and in Chinese, Korean and Japanese studies which he made up to the age of seventeen, he learned almost everything except music, the exercise of this art being forbidden to the people of his caste. His father is a noble scholar of the Sajo class.

What is he asking for here, devoid of resources?

 No one knows: perhaps, from the point of view of ethnography and language, he could give useful information to writers studying this mysterious country of Korea; perhaps the municipality could use him in this wonderful Guimet museum given to the City. Perhaps also, inconsolable for the loss of his Orient, his weary soul will be invaded tomorrow by a sudden desire to return to the countries left behind! To be sure, he would bring broader ideas, if not wiser, from the things he saw here, for he belonged to the liberal party, the Kai-ha-to, and is therefore opposed to the Kou-Saito party, the retrograde party, which fights the introduction of European customs. But the only thing that will astonish him for a long time, he who was surprised at his arrival in skeptical, shifting, noisy, brilliant, Paris, is that it is forbidden there, to the Koreans, as a supreme mark of respect, to pronounce the name of their sovereign, while in Paris, millions of Frenchmen, more civilized, treat their masters daily as liars or corrupt, while still obeying them just as much!

Who wants a Korean?

 

Musotte