La Semaine littéraire : revue hebdomadaire (Genève) 1894. — N° 41 Samedi, 13 Octobre.

Causerie Littéraire

 

Au Pays des Chapeaux de Porcelaine

 

Ernest Tissot

 

     Ces malheureux Coréens dont on parle tellement et que l'on connaît si peu, sont, paraît-il, les plus civilisés et les plus poétiques des hommes. Sans efforts, leurs âmes mongoliques trouvent des symboles aussi difficiles à pénétrer que ceux auquels se complaît M. Stéphane Mallarmé. Ainsi, quoique dans les rues de Séoul on rencontre d'estimables indigènes vêtus de cotonnade blanche, le chef coiffé d'immenses chapeaux qu'il n'est pas séant d'enlever jamais, même en visite, la légende racontant que les Coréens ont été contraints à l'usage de ces coiffures démesurées, vers l'an 1061 avant Jésus-Christ, par le législateur-roi Ki-Tja n'est qu'un symbole mais d'une originalité si délicieuse que je ne saurais m'abstenir de vous le dévoiler.

Autrefois donc la discorde régnait en Corée, les familles vivaient a l'état de guerre continuelle, lorsque pour faire triompher la douceur et la politesse, ce législateur rendit obligatoire le port de vastes chapeaux de porcelaine d'un mètre de diamètre, maudissant et menaçant de peines sévères- quiconque les briserait sous n'importe quel prétexte. Et la Corée devint une terre pacifique, le paradis des races jaunes. Cela signifie simplement que le peuple coréen a su imposer à ses moeurs et à sa pensée, la forte discipline de la sagesse, se préservant elle-même contre sa propre turbulence et sa propre légèreté. Dans cette civilisation, dans cette littérature, tout n'est que chapeaux de porcelaine. Ainsi la langue parlée, la langue populaire est alphabétique et syllabique, non sans analogies avec nos idiomes occidentaux, ayant même de curieux rapports avec certains dialectes de l'Inde. Mais de crainte qu'une langue d'usage aussi facile ne permît à des esprits que l'étude n'aurait pas suffisamment assagis d'exprimer trop aisément des pensées imprudentes, le gouvernement, d'accord tacite avec l'aristocratie lettrée, décida que la langue officielle, que la langue écrite serait le chinois, « ce formidable appareil où la pensée s'éreinte comme un cheval sous des harnais trop lourds ». Encore le chapeau de porcelaine obligeant à la douceur, à la politesse conventionnelles. Vous pensez que, dans ces conditions, la littérature officielle doive quelque peu manquer d'originalité. Ne vivant que de symboles et d'images, elle est puérile, d'une mièvrerie à rappeler les adorables versiculets latins de l'empereur Hadrien. Toutefois, il est délectable de savoir que là-bas, de l'autre côté du globe, l'arithmétique est absolument dédaignée tandis que la poésie reste une des principales occupations de la noblesse et même du peuple. Si d'aventure, deux amis se promènent, le soir, dans un jardin ou à la campagne, car il n'est pas d'usage que les hommes sortent de nuit, dans les villes — la soirée étant réservée aux femmes— ils ne manqueront point de s'exciter mutuellement à la poésie, décrivant à tour de rôle, avec d'ingénieuses allusions à l'amitié, tel effet de lune sur les chrysanthèmes multicolores ou tel reflet de lanternes chinoises sur l'eau dansante du canal. Pour mieux indiquer la grâce de l’âmé coréenne, M. Rosny cite ces lignes familières d'une lettre qu'une dame de Séoul adressait a son mari alors au Japon : « Les deux saules que tu as plantés dans notre jardin, avant ton départ, croissent tous les jours, en beauté et leurs branches pleurent vers l'Orient. » Une Française aurait dit : « Tes deux petites filles, mon cher ami, se portent très bien et demandent quelquefois leur papa en pleurant. » C'est plus net, mais la jolie nuance d'âme n'y est plus. — Que ne suis-je natif de Corée?

     Parmi les innombrables chapeaux de porcelaine dont s'encombre cette civilisation parallèle à la nôtre, il faut noter la vénération toute chinoise pour la fidélité de la femme. A ce point qu'une veuve, même de dix ans et même de grande noblesse, n'a pas le droit de se remarier; Mais ce droit, il lui arrive de le prendre et de convoler en noces qui ne sont que morganatiques. Dans ce cas, la loi refuse de reconnaître les enfants. Si l'épouse est riche, elle les fera pourtant instruire et comme ils ne pourront aspirer à aucune fonction publique dans un pays où tout est fonction publique, ces malheureux jeunes gens n'auront plus qu'à se retirer dans les montagnes. Ils y vivront en révoltés, occupant leurs loisirs à récrire en langue coréenne cette fois des romans et des poèmes qui seront naturellement de violentes satires des moeurs et du gouvernement actuels; C'est ce qui me fait dire qu'en Corée, on ne devient pas, on naît romancier—- au sens littéral du mot. Il est vrai d'ajouter qu'on n’en rétire aucun bénéfice, ces récits étant et devant rester anonymes. L'un d'eux a été traduit et son traducteur écrit : « C'est le premier roman coréen qui ait été publié en français et nous croyons pouvoir l'affirmer, le premier qui soit traduit dans une langue d'Europe » En voici l'exact résumé :

    Par un matin de soleil, I-Toreng, jeune lettré de seize ans et de très grande famille, se promenait en compagnie de son domestique sur les terrasses fleuries d'un bateau lorsqu'il aperçut, du côté de la montagne, une jeune fille qui se balançait aux branches d'un arbre. Or, on était au cinquième jour du cinquième mois, jour saint par excellence où jeunes filles et enfants ont coutume d'attacher, par reconnaissance pour la Providence, des balançoires aux arbres. Mais la jeune fille qu'aperçut I-Toreng ne fit pas que l'édifier par la manière tout à fait pieuse dont elle se balançait, elle le troubla encore par ses pieds capricieux, sa taille souple, ses mains blanches  aux « jolis doigts longs ». Il lui parut soudain qu'il serait très doux de l'épouser. Le domestique, pris en confident, assure l'entreprise difficile, la personne étant aussi sage que belle et de petite condition. Toutefois, moyennant finance, il promit de l'aider et pour préparer une première entrevue à son maître, s'en fut trouver une vieille adroite et discrète comme il s'en trouve même en Corée. Après mûres réflexions, on décide de l'artifice suivant: sous un prétexte, la vieille inviterait la chère bachelette à venir cueillir des fleurs sur la montagne, tandis qu'IToreng y viendrait de son côté, mais déguisé en femme afin de ne point effaroucher sa future amie. Les choses se passèrent ainsi. I-Toreng avait seize ans et il était si joli sous ses habits de femme que la pauvre jeune fille ne sut résister au plaisir de lui parler. Il apprit qu'elle s'appelait Tchou-Hyang, c'est-à-dire le Printemps parfumé, et sa passion jie fit que croître. Mais le soir tombait — il fallut se séparer sous promesse de se revoir. Le Printemps parfumé présenta bientôt à sa mère sa nouvelle connaissance et cette amitié l'exaltait si étrangement     qu'elle se trouva dire un soir : « Je regrette beaucoup que vous ne soyez pas un jeune homme, car si vous l'étiez, je vous aimerais infiniment et nous nous épouserions. »  

     Vous devinez la suite; la conclusion fut que, pareils aux amants de Vérone, les Roméo et Juliette coréens s'épousèrent secrètement. Cette idylle est d'une grâce si parfaite que je m'étonne qu'aucun musicien n'y ait encore songé. Mais vous vous demandez, j'en suis certain, en quoi elle peut bien être satirique et de quel droit je vous donnais les romanciers coréens pour des socialistes avant la lettre. Ce que c'est pourtant que de n'être pas du pays des chapeaux de porcelaine! Sachez-le, le Printemps parfumé est une oeuvre subversive au premier chef, rompant la coutume immémoriale d'unir des jeunes gens qui ne se connaissent point. Tschou-Hyang cède par affection et I-Toreng n’hésite pas à s'engager par amour, à l'insu de ses parents. Or, ce sont là des moeurs abominables comme on n'en vit heureusement jamais en Corée, où le mariage est une affaire sérieuse traitée entre pères et dans laquelle les conjoints ne sauraient avoir voix au chapitre. Leur rôle est d'obéir et, le soir des noces seulement, ils sauront si le choix de leurs parents est conforme à leurs désirs. Dans la bonne société, on ne vit jamais jeunes filles et jeunes gens se parler ni même se regarder. Devant l'autel où trône un couple d'oies, parmi les cierges et les fumées d'encens, pour la première fois, le fiancé apercevra sa fiancée, mais il a confiance, sachant que ses parents ont plus d'expérience que lui, car elle est longue la route de la vie et c'est bien peu de n'avoir pour la faire qu'un brin d'amour et qu'un verre d'eau fraîche. Remarquez aussi que l'oie est le symbole de l'amour fidèle, bienfaisant — de l'amour conjugal. Sans s'en douter, M. Marcel Prévost continuait l’image lorsqu'il traitait de « petites oies blanches » les chères jeunes filles qu'il convient d'épouser si l'on veut une vie paisible et familiale. Décidément, il n'y a rien de nouveau sous le soleil — même en Corée.

     La fin du Printemps parfumé est moins originale. La vie mauvaise sépara nos amoureux, mais, au milieu des pires épreuves, malgré l'absence, ils restèrent fidèles l'un àl'autre et, tout naturellement, leur amour triompha. Le roi, ayant appris l'histoire de Tschou-Hyang, charmé de tant de constance, la nomma Tchong-Ioll-Pouin, c'est-à-dire Duchesse. I-Toreng put alors présenter officiellement son épouse à ses parents et, dans la suite, ils furent très heureux; « elle lui donna trois garçons et deux filles. » — C'est presque un conte de fées. M. J.-H. Rosny l’a délicieusement transcrit; la traduction est du seul lettré coréen qui soit jamais venu en Europe, de ce HongTjyong-ou qui, en tant que cause indirecte du conflit actuel, est presque un personnage historique. Ce fut lui, en effet, qui, pour réhabiliter sa famille compromise dans le grand complot de 1884, résolut d'en assassiner le promoteur, un certain Kim-Ok-Kiun, Coréen dévoué au Japon, tandis qu'il agissait, lui, Hong-Tjyong-ou à l’instigation de la Chine. Pendant neuf années, il devait mûrir et préparer ses plans. Ce fut durant cette période qu'il partit pour l'Europe et, afin de donner le change probablement, séjourna de longs mois à Paris, dans un hôtel de la rue Serpente, dans une petite chambre du quai des Augustins. Certes, lorsqu'il occupait ses loisirs à traduire le Printemps parfumé ou qu'il chantait, à son ami Rosny, de si douces, de si plaintives romances, lui tenant encore des propos d'une sentimentalité si étrange sur la tristesse des cloches de Notre-Dame, personne ne se fût douté que ce Coréen avait l'âme d'un Catilina. Et ce digne Père Hyacinthe ne s'en fût pas douté non plus en lui adressant, le 22 juillet 1893, au moment de son départ, une carte avec ces mots : « Mon cher ami, je vous souhaite un très heureux voyage et prie Dieu de vous bénir, vous et les vôtres I » Pourtant, les faits sont là: le 27 mars suivant, Hong-Tjyong-ou, le traducteur du Printemps parfumé, l'ami suave et sentimental débarquait à Shangaï, trouvait moyen d'attirer Kim-Ok-Kiun dans un piège et de l'achever délicatement en trois coups de revolver. Selon les lois de ces pays, le meurtrier et sa victime furent embarqués, le 6 avril 1894, sur une corvette chinoise à destination de Tchemoulpo. HongTjyong-ou se vantait d'avoir agi selon les ordres de son souverain. Depuis, on ne sait ce qu'il est devenu—M. Chavannes ajoute philosophiquement : « il est probable qu'il a été récompensé plutôt que puni. » Quoiqu'il en soit, la Chine fut accusée d'avoir préparé ce guet-apens; le Japon demandait des explications, l'opinion s'émut en Corée: une révolte éclata dans la province de Chulla — et ce fut le commencement de cette guerre mystérieuse dont nous ne savons presque rien, à la merci des câbles anglais qui ne laissent passer que des nouvelles à la convenance du Foreign Office.

     C'est un peu transposée et adoucie, l'histoire du mauvais Lorenzo que Musset a si tragiquement mise en scènes. Je me plais à imaginer — je l'avoue — l'état d'âme spécial de ce jaune qui, tout en perpétrant ce guetapens et ce crime patriotiques, parlait volontiers de chrysanthèmes fleuris, d'oies bienfaisantes, de grillons inoffensifs et salutaires. Dans ces voyages, il avait emporté une cigogne amicale, mais un soir, au Japon, comme elle battait de l'aile et chantait lugubrement, il dut lui rendre la liberté — et Hong-Tjyong-ou pleura longtemps sa cigogne amicale, mais vous pouvez bien être certain qu'il n'eut pas une faiblesse et pas une larme en tirant ses trois coups de revolver sur Kim-Ok-Kiun. Tourgueniev a raison : « l'âme d'autrui est une forêt profonde. »