Causerie
Littéraire Au Pays des
Chapeaux de Porcelaine Ernest
Tissot
Ces malheureux Coréens dont on parle
tellement et que l'on connaît si peu, sont, paraît-il,
les plus civilisés et
les plus poétiques des hommes. Sans efforts, leurs âmes
mongoliques trouvent
des symboles aussi difficiles à pénétrer que ceux
auquels se complaît M.
Stéphane Mallarmé. Ainsi, quoique dans les rues de Séoul
on rencontre d'estimables
indigènes vêtus de cotonnade blanche, le chef coiffé
d'immenses chapeaux qu'il
n'est pas séant d'enlever jamais, même en visite, la
légende racontant que les
Coréens ont été contraints à l'usage de ces coiffures
démesurées, vers l'an
1061 avant Jésus-Christ, par le législateur-roi Ki-Tja
n'est qu'un symbole mais
d'une originalité si délicieuse que je ne saurais
m'abstenir de vous le
dévoiler. Autrefois
donc la discorde régnait en Corée, les familles vivaient
a l'état de guerre
continuelle, lorsque pour faire triompher la douceur et
la politesse, ce
législateur rendit obligatoire le port de vastes
chapeaux de porcelaine d'un
mètre de diamètre, maudissant et menaçant de peines
sévères- quiconque les
briserait sous n'importe quel prétexte. Et la Corée
devint une terre pacifique,
le paradis des races jaunes. Cela signifie simplement
que le peuple coréen a su
imposer à ses moeurs et à sa pensée, la forte discipline
de la sagesse, se
préservant elle-même contre sa propre turbulence et sa
propre légèreté. Dans
cette civilisation, dans cette littérature, tout n'est
que chapeaux de
porcelaine. Ainsi la langue parlée, la langue populaire
est alphabétique et
syllabique, non sans analogies avec nos idiomes
occidentaux, ayant même de
curieux rapports avec certains dialectes de l'Inde. Mais
de crainte qu'une
langue d'usage aussi facile ne permît à des esprits que
l'étude n'aurait pas
suffisamment assagis d'exprimer trop aisément des
pensées imprudentes, le
gouvernement, d'accord tacite avec l'aristocratie
lettrée, décida que la langue
officielle, que la langue écrite serait le chinois, « ce
formidable appareil où
la pensée s'éreinte comme un cheval sous des harnais
trop lourds ». Encore le
chapeau de porcelaine obligeant à la douceur, à la
politesse conventionnelles.
Vous pensez que, dans ces conditions, la littérature
officielle doive quelque
peu manquer d'originalité. Ne vivant que de symboles et
d'images, elle est
puérile, d'une mièvrerie à rappeler les adorables
versiculets latins de
l'empereur Hadrien. Toutefois, il est délectable de
savoir que là-bas, de
l'autre côté du globe, l'arithmétique est absolument
dédaignée tandis que la
poésie reste une des principales occupations de la
noblesse et même du peuple.
Si d'aventure, deux amis se promènent, le soir, dans un
jardin ou à la campagne,
car il n'est pas d'usage que les hommes sortent de nuit,
dans les villes — la
soirée étant réservée aux femmes— ils ne manqueront
point de s'exciter
mutuellement à la poésie, décrivant à tour de rôle, avec
d'ingénieuses
allusions à l'amitié, tel effet de lune sur les
chrysanthèmes multicolores ou
tel reflet de lanternes chinoises sur l'eau dansante du
canal. Pour mieux
indiquer la grâce de l’âmé coréenne, M. Rosny cite ces
lignes familières d'une
lettre qu'une dame de Séoul adressait a son mari alors
au Japon : « Les deux
saules que tu as plantés dans notre jardin, avant ton
départ, croissent tous
les jours, en beauté et leurs branches pleurent vers
l'Orient. » Une Française
aurait dit : « Tes deux petites filles, mon cher ami, se
portent très bien et
demandent quelquefois leur papa en pleurant. » C'est
plus net, mais la jolie
nuance d'âme n'y est plus. — Que ne suis-je natif de
Corée?
Parmi les innombrables chapeaux de
porcelaine dont s'encombre cette civilisation parallèle
à la nôtre, il faut noter
la vénération toute chinoise pour la fidélité de la
femme. A ce point qu'une
veuve, même de dix ans et même de grande noblesse, n'a
pas le droit de se
remarier; Mais ce droit, il lui arrive de le prendre et
de convoler en noces
qui ne sont que morganatiques. Dans ce cas, la loi
refuse de reconnaître les
enfants. Si l'épouse est riche, elle les fera pourtant
instruire et comme ils
ne pourront aspirer à aucune fonction publique dans un
pays où tout est
fonction publique, ces malheureux jeunes gens n'auront
plus qu'à se retirer
dans les montagnes. Ils y vivront en révoltés, occupant
leurs loisirs à récrire
en langue coréenne cette fois des romans et des poèmes
qui seront naturellement
de violentes satires des moeurs et du gouvernement
actuels; C'est ce qui me
fait dire qu'en Corée, on ne devient pas, on naît
romancier—- au sens littéral
du mot. Il est vrai d'ajouter qu'on n’en rétire aucun
bénéfice, ces récits
étant et devant rester anonymes. L'un d'eux a été
traduit et son traducteur écrit
: « C'est le premier roman coréen qui ait été publié en
français et nous
croyons pouvoir l'affirmer, le premier qui soit traduit
dans une langue
d'Europe » En voici l'exact résumé :
Par un matin de soleil, I-Toreng, jeune
lettré de seize ans et de très grande famille, se
promenait en compagnie de son
domestique sur les terrasses fleuries d'un bateau
lorsqu'il aperçut, du côté de
la montagne, une jeune fille qui se balançait aux
branches d'un arbre. Or, on
était au cinquième jour du cinquième mois, jour saint
par excellence où jeunes
filles et enfants ont coutume d'attacher, par
reconnaissance pour la
Providence, des balançoires aux arbres. Mais la jeune
fille qu'aperçut I-Toreng
ne fit pas que l'édifier par la manière tout à fait
pieuse dont elle se
balançait, elle le troubla encore par ses pieds
capricieux, sa taille souple,
ses mains blanches aux
« jolis doigts
longs ». Il lui parut soudain qu'il serait très doux de
l'épouser. Le
domestique, pris en confident, assure l'entreprise
difficile, la personne étant
aussi sage que belle et de petite condition. Toutefois,
moyennant finance, il
promit de l'aider et pour préparer une première entrevue
à son maître, s'en fut
trouver une vieille adroite et discrète comme il s'en
trouve même en Corée. Après
mûres réflexions, on décide de l'artifice suivant: sous
un prétexte, la vieille
inviterait la chère bachelette à venir cueillir des
fleurs sur la montagne,
tandis qu'IToreng y viendrait de son côté, mais déguisé
en femme afin de ne
point effaroucher sa future amie. Les choses se
passèrent ainsi. I-Toreng avait
seize ans et il était si joli sous ses habits de femme
que la pauvre jeune
fille ne sut résister au plaisir de lui parler. Il
apprit qu'elle s'appelait Tchou-Hyang,
c'est-à-dire le Printemps parfumé, et sa passion jie fit
que croître. Mais le
soir tombait — il fallut se séparer sous promesse de se
revoir. Le Printemps parfumé
présenta bientôt à sa mère sa nouvelle connaissance et
cette amitié l'exaltait
si étrangement
qu'elle se trouva dire
un soir : « Je regrette beaucoup que vous ne soyez pas
un jeune homme, car si
vous l'étiez, je vous aimerais infiniment et nous nous
épouserions. »
Vous devinez la suite; la conclusion fut
que, pareils aux amants de Vérone, les Roméo et Juliette
coréens s'épousèrent
secrètement. Cette idylle est d'une grâce si parfaite
que je m'étonne qu'aucun
musicien n'y ait encore songé. Mais vous vous demandez,
j'en suis certain, en
quoi elle peut bien être satirique et de quel droit je
vous donnais les
romanciers coréens pour des socialistes avant la lettre.
Ce que c'est pourtant
que de n'être pas du pays des chapeaux de porcelaine!
Sachez-le, le Printemps parfumé
est une oeuvre subversive au premier chef, rompant la
coutume immémoriale
d'unir des jeunes gens qui ne se connaissent point.
Tschou-Hyang cède par
affection et I-Toreng n’hésite pas à s'engager par
amour, à l'insu de ses
parents. Or, ce sont là des moeurs abominables comme on
n'en vit heureusement
jamais en Corée, où le mariage est une affaire sérieuse
traitée entre pères et
dans laquelle les conjoints ne sauraient avoir voix au
chapitre. Leur rôle est
d'obéir et, le soir des noces seulement, ils sauront si
le choix de leurs
parents est conforme à leurs désirs. Dans la bonne
société, on ne vit jamais
jeunes filles et jeunes gens se parler ni même se
regarder. Devant l'autel où
trône un couple d'oies, parmi les cierges et les fumées
d'encens, pour la première
fois, le fiancé apercevra sa fiancée, mais il a
confiance, sachant que ses
parents ont plus d'expérience que lui, car elle est
longue la route de la vie
et c'est bien peu de n'avoir pour la faire qu'un brin
d'amour et qu'un verre d'eau
fraîche. Remarquez aussi que l'oie est le symbole de
l'amour fidèle,
bienfaisant — de l'amour conjugal. Sans s'en douter, M.
Marcel Prévost
continuait l’image lorsqu'il traitait de « petites oies
blanches » les chères
jeunes filles qu'il convient d'épouser si l'on veut une
vie paisible et
familiale. Décidément, il n'y a rien de nouveau sous le
soleil — même en Corée.
La fin du Printemps parfumé est moins
originale. La vie mauvaise sépara nos amoureux, mais, au
milieu des pires
épreuves, malgré l'absence, ils restèrent fidèles l'un
àl'autre et, tout
naturellement, leur amour triompha. Le roi, ayant appris
l'histoire de
Tschou-Hyang, charmé de tant de constance, la nomma
Tchong-Ioll-Pouin, c'est-à-dire
Duchesse. I-Toreng put alors présenter officiellement
son épouse à ses parents
et, dans la suite, ils furent très heureux; « elle lui
donna trois garçons et
deux filles. » — C'est presque un conte de fées. M.
J.-H. Rosny l’a
délicieusement transcrit; la traduction est du seul
lettré coréen qui soit
jamais venu en Europe, de ce HongTjyong-ou qui, en tant
que cause indirecte du
conflit actuel, est presque un personnage historique. Ce
fut lui, en effet,
qui, pour réhabiliter sa famille compromise dans le
grand complot de 1884,
résolut d'en assassiner le promoteur, un certain
Kim-Ok-Kiun, Coréen dévoué au
Japon, tandis qu'il agissait, lui, Hong-Tjyong-ou à
l’instigation de la Chine.
Pendant neuf années, il devait mûrir et préparer ses
plans. Ce fut durant cette
période qu'il partit pour l'Europe et, afin de donner le
change probablement,
séjourna de longs mois à Paris, dans un hôtel de la rue
Serpente, dans une
petite chambre du quai des Augustins. Certes, lorsqu'il
occupait ses loisirs à
traduire le Printemps parfumé ou qu'il chantait, à son
ami Rosny, de si douces,
de si plaintives romances, lui tenant encore des propos
d'une sentimentalité si
étrange sur la tristesse des cloches de Notre-Dame,
personne ne se fût douté
que ce Coréen avait l'âme d'un Catilina. Et ce digne
Père Hyacinthe ne s'en fût
pas douté non plus en lui adressant, le 22 juillet 1893,
au moment de son départ,
une carte avec ces mots : « Mon cher ami, je vous
souhaite un très heureux
voyage et prie Dieu de vous bénir, vous et les vôtres I
» Pourtant, les faits
sont là: le 27 mars suivant, Hong-Tjyong-ou, le
traducteur du Printemps
parfumé, l'ami suave et
sentimental débarquait à Shangaï, trouvait moyen
d'attirer Kim-Ok-Kiun dans un
piège et de l'achever délicatement en trois coups de
revolver. Selon les lois
de ces pays, le meurtrier et sa victime furent
embarqués, le 6 avril 1894, sur
une corvette chinoise à destination de Tchemoulpo.
HongTjyong-ou se vantait
d'avoir agi selon les ordres de son souverain. Depuis,
on ne sait ce qu'il est
devenu—M. Chavannes ajoute philosophiquement : « il est
probable qu'il a été
récompensé plutôt que puni. » Quoiqu'il en soit, la
Chine fut accusée d'avoir
préparé ce guet-apens; le Japon demandait des
explications, l'opinion s'émut en
Corée: une révolte éclata dans la province de Chulla —
et ce fut le
commencement de cette guerre mystérieuse dont nous ne
savons presque rien, à la
merci des câbles anglais qui ne laissent passer que des
nouvelles à la convenance
du Foreign Office.
C'est un peu transposée et adoucie,
l'histoire du mauvais Lorenzo que Musset a si
tragiquement mise en scènes. Je
me plais à imaginer — je l'avoue — l'état d'âme spécial
de ce jaune qui, tout
en perpétrant ce guetapens et ce crime patriotiques,
parlait volontiers de
chrysanthèmes fleuris, d'oies bienfaisantes, de grillons
inoffensifs et
salutaires. Dans ces voyages, il avait emporté une
cigogne amicale, mais un
soir, au Japon, comme elle battait de l'aile et chantait
lugubrement, il dut
lui rendre la liberté — et Hong-Tjyong-ou pleura
longtemps sa cigogne amicale,
mais vous pouvez bien être certain qu'il n'eut pas une
faiblesse et pas une
larme en tirant ses trois coups de revolver sur
Kim-Ok-Kiun. Tourgueniev a
raison : « l'âme d'autrui est une forêt profonde. » |