Hong-Tjyong-Ou

 

An essay from: Au fil des jours, by Georges Clemenceau  pages 320 - 327


 

Félix Régamey, in his article Un assassin politique, mentions that Hong had received a letter of introduction to Georges Clemenceau from the Japanese politician “M. Itanalcé” [more correctly known as Itagaki Taisuke]. Régamey does not mention any meeting between them, but in 1900 Clemenceau published a collection of essays Au fil des jours in which one is titled “Hong-Tjyong-Ou” which indicates that he had met Hong and remembered him.

 

 

Vous souvient-Il d'avoir, il y a deux ou trois ans, rencontré le Coréen aux alentours du Musée Guimet ? Une large face ronde, d'une placidité souriante sous le léger chapeau de crin noir, décelait les joies pures du lettré d'Extrême-Orient absorbé dans la contemplation intérieure de l'Idéale beauté. C'était notre hôte, Hong-Tjyong-Ou, noble Coréen, « qui fait remonter son origine, avec la plus entière certitude, a l'établissement en Corée de Hong le Savant, lettré chinois, envoyé auprès du roi de Corée par l'Empereur de la Chine, il y a 3,500 ans. Combien ridicule notre plus vieille noblesse française à côté d'une telle généalogie

Si j'ajoute que « les Coréens n'ayant pas subi, grâce a leurs, montagnes, la dernière invasion des Mandchoux, ne portent pas le chapeau abat-jour et la longue queue imposée par les Tartares en signe de vassalité », Hong-Tjyong-Ou vous apparaîtra comme un des types les plus purs de cette race mongole qui, après avoir fondé les premiers foyers de civilisation de notre globe, s'est formée en bataillon carré dans les plaines de l'Asie pour repousser l'assaut de notre savante barbarie.

Hong-Tjyong-Ou est le premier lettré de la grande presqu'île qui ait visité la France. Qu'a-t-il rapporté de cette reconnaissance aventureuse en pays d'Occident ? Je ne sais. Rien, sans doute. Car, au moment de partir, il écrit à son ami Hyacinthe Loyson les paroles suivantes, où perce la hautaine tristesse d'un esprit supérieur, déçu dans la recherche de ses pairs « vous ne voyez rien de plus élevé, ni même d'égal au christianisme. Moi, je ne comprends rien à vos dogmes étranges, tandis que je trouve en Confucius plus de sagesse qu'en toutes vos lois, et que Lao-Tseu, planant dans une sagesse presque surhumaine, fait monter ma pensée plus haut que les choses entrevues et les choses rêvées, pour la plonger dans l'infini. »  

Désespérant de nous amener jusque-la, Hong-Tjyong-Ou nous a quittés. Il avait à peine mis le pied sur le continent jaune que le Coréen, tout d'heureuse sérénité, fut sauvagement repris par son Asie qui le voulait tout entier. La rencontre, au Japon, .d'un compatriote, exilé de Corée comme novateur dangereux, suffit pour lancer la naïveté compliquée de notre impénétrable ami dans les sanglantes émotions de l'assassinat politique.

Comment Hong-Tjyong-Ou gagna la confiance de Kim-Ok-Kuin, qui prétendait occidentaliser la Corée, sous lés auspices du Japon, je l'ignore. Tout ce qu'on sait, c'est que le placide lettré jaune conçut, (sous l'inspiration de qui ?) l'infernal projet d'attirer l'exilé dans un piège, et de l'assassiner pour débarrasser son roi d'un réformateur redouté.

KIm-Ok-Kuin, secrètement averti des mauvais desseins de son nouvel ami, se tint pendant quelque temps sur ses gardes, puis se laissa définitivement gagner à l'affection loyalement offerte. Une lettre du fils adoptif de Li-Hung-Chang l'appelait en Chine. Le crime pouvait, là, se commettre avec impunité. Cette lettre était-elle vraie ou supposée ? Mystère. KIm-Ok-Kuin arriva suivi de Hong-Tjyong-Ou et, aussitôt à Shanghaï, reçut le coup de poi- gnard de son compagnon de voyage.

L'àssassin fut arrêté et reconduit dans sa belle patrie, où le roi l'aurait sans doute fait décapiter, s'il ne l'avait, en récompense de son action patriotique, promu mandarin de première classe, après avoir expédié dans les capitales des huit provinces du royaume un quartier du cadavre du japonisant Kim-Ok-Kuin, pour être cloué au gibet d'infamie. Choses d'Asie.

En souvenir de son trop court passage parmi nous, Hong-Tjyong-Ou nous a laissé une traduction de deux romans coréens du xiiie siècle: le Printemps parfumé, en collaboration avec J.-H. Rosny, et le Bois sec refleuri, qui vient de paraître dans les annales du Musée Guimet.

Rosny, dans la préface de l'idylle charmante qu'il nous a rendue avec un art exquis, nous fait observer que « le Printemps parfumé est, à plusieurs égards, une oeuvre d'opposition ». La remarque est devenue piquante sous la plume du collaborateur du noble Coréen qui, quelques mois plus tard, combattait à coups de poignard les réformateurs de son pays.

Il n'en est pas moins vrai que ce roman est une haute protestation contre les misères sociales, en même temps qu'une leçon de clémence, de modération dont il est bien regrettable que le traducteur lui-même n'ait pas tiré profit.

Ecoutez la poésie que déclame le mendiant au festin des mandarins:

« Ce beau vin dans des vases d'or, c'est le sang de mille hommes.

« Cette magninque viande sur ces tables de marbre riche, c'est la chair et la moelle de dix mille hommes.

« Ces cierges resplendissants dont les pleurs coulent, ce sont les larmes de tout un peuple affligé.

« Ces chants retentissants des courtisanes ne s'élèvent pas plus haut que les gémissements et les cris de reproche du peuple qu'on pressure odieusement. »

Et quand le mendiant, transformé subitement en émissaire royal, veut se retirer avec sa bien-aimée « dans une chambre où ils pourront s'aimer à l'aise », quel langage lui tient la jeune fille au doux nom de Printemps parfumé?

« Il faut d'abord que vous fassiez tout votre devoir, que vous rendiez justice aux malheureux, que vous punissiez les coupables. Ensuite, nous serons heureux ensemble. »

En conséquence, l'émissaire royal fait comparaître le mandarin coupable et prononce la sentence suivante:

« Vous avez pressuré le peuple, vous l'avez rendu malheureux. Je vous condamne, pour tout cela, à être envoyé dans une île. »

C'est la loi Bérenger dans toute sa splendeur.

Le Bois sec refleuri en dépit des complications infinies où se plaît l'imagination orientale, ne s'en termine pas moins, tout comme le Printemps parfumé, par une complète révolution sociale, qui assure, à jamais, le bonheur de l'humanité coréenne. L'originalité du Bois sec refleuri, c'est que la révotion, qui clôt le drame, vient de l'opinion populaire imposant au roi lui-même, par la seule autorité de la raison, son éternel besoin de justice et de paix.

Après une série d'aventures incroyables, le jeune prince dépossédé finit par rejoindre sa bienaimée.

« Le soleil tombait à l'horizon dans une brume d'or. Partout, s'annonçait l'heure du repos. Les oiseaux s'envolaient vers leur nid, frôlant les branches de leur aile. Un grand silence s'étendait sur la nature entière, Alors, le jeune prince dit en prenant la main étroite et fine de Tcheng-Y

   Je vous aime.

   Je vous aime, répondit la jeune fille.

« Après ce doux aveu, ils restèrent encore longtemps côte à côte, sans prononcer une parole. »

Le prince remonte naturellement sur le trône de ses pères, et le peuple s'empresse de remettre l'usurpateur entre ses mains.

« Le nouveau roi était à peine rentré dans le palais de ses pères, qu'il ordonnait de diminuer les impôts qui pesaient sur le peuple. Sa femme approuvait hautement ces mesures. Elle désirait même qu'on allât plus loin.

« Qui sait, dit-elle, si les mandarins des provinces exécuteront tes ordres, et ne continueront pas à pressurer le peuple à leur profit? Il faudrait s'assurer que tout se passe selon tes vœux, et envoyer des fonctionnaires chargés de s'assurer si tes ordonnances sont respectées. »

Mais le roi, reprenant la tradition des ancêtres, dit un jour à son premier ministre

—J'ai l’intention de diriger une expédition contre le Tjin-Han. Mon père a subi un échec en attaquant ce pays, et c'est mon devoir de le venger. Qu'en pensez-vous ?

D'autre part, le général victorieux « était altéré de vengeance » et voulait qu'on mit le traître en jugement.

Le premier ministre « s'abîma dans une longue méditation ».

« Des malheurs dont il avait été frappé, il ne conservait aucun ressentiment contre l'humanité. Il 'se sentait pris d'une indulgence profonde pour ses ennemis les plus déclarés. A quoi bon se ven- ger ? pensait-Il. A quoi bon surtout déclarer une guerre qui, tôt ou tard, amènera des représailles ? » »

Il conseille au roi de consulter les Coréens. Un gigantesque banquet est préparé sur la place publique. « Les convives devaient former cinq groupes: le groupe royal, les gouverneurs, le peuple, l'armée, les criminels. » Cette consultation de l'ensemble des hommes, y compris les criminels–Intéressés autant que quiconque à savoir ce qu'on fera d'eux—réjouira, je n'en doute pas, le cœur de nos « libertaires ». Il est de fait, qu'à côté de cette éclatante manifestation de volonté totale et directe, notre suffrage universel, de pure convention, paraît singulièrement mesquin.

Ce que décide le peuple du roi aux criminels, vous le devinez, sans peine.

Notez le discours du premier ministre

« Pour moi, la guerre est le pire des fléaux. Elle cause des ruines sans nombre. Combien d'innocents périssent sur les champs de bataille D'où viennent tous ces impôts, sinon du besoin d'entretenir une nombreuse armée? Avec la paix, rien de semblable, la fortune publique s'accroît rapidement. Les peuples, faits pour s'aimer et non pour s'entre-tuer, entretiendraient des relations qui augmenteraient leurs richesses réciproques. Quand nous voyons, dans la rue; un chien fort et vigoureux maltraiter un autre chien incapable de se défendre, nous venons au secours du plus faible de ces animaux. Pourquoi sommes-nous plus féroces à l'égard de nos semblables qu'envers les animaux? Sans doute, chez ceux-ci, le plus fort cherche à opprimer le plus faible. Mais ne sommes-nous pas des êtres supérieurs, et n'avons-nous pas la raison qui nous commande l'Indulgence et la clémence vis-a-vis d'autrui? Aussi, ne suis-je pas d'avis, Sire, que nous entreprenions cette guerre. Je ne veux pas davantage qu'on châtie les coupables, dont plusieurs m'ont pourtant fait beaucoup de mal. Pardonnons-leur et que l'exemple de leur repentir serve de leçon à ceux qui auraient de mauvaises pensées ».

Ainsi parla Sûn-Yen, « et ces paroles élevées soulevèrent une approbation unanime ».

Si cet homme-là n'était pas mort, il me semble qu'il ferait assez bien notre affaire. Mais six cents ans ont passé depuis que le sage Sun-Yen exprima ces nobles pensées, et j'ai le regret de dire que pas plus en Corée que dans les pays d'Europe, l'homme n'a fait son profit de cette haute leçon.

Hélas! le philosophe lui-même qui se trouva assez pénétré de cet enseignement sublime pour former la résolution de le faire passer dans notre langue afin de le transmettre aux générations d'Occident, n'eût pas plutôt achevé cette propagande de justice et de pitié, qu'il s'en fût planter une lame d'acier dans le ventre d'un de ses compatriotes, par la seule raison que celui-ci ne partageait pas ses vues sur l'avenir de l'humanité.

Étrange créature que l'homme: Des pensées d'un Dieu. Des actes de brute, trop souvent. Toute son histoire est de cette discordance; tout son progrès, de la volonté lentement soumise à la règle de bonté. Réconcilier l'acte et la pensée, voilà le but du grand effort humain. Comme la pensée ne peut pas s'avilir, il faut bien que tôt ou tard, les actes s'ennoblissent. Il paraît que ce sera long. Mesurez de Sun-Yen à Hong-Tjyong-Ou, ce que nous avons gagné depuis six cents ans