RELATION DE L'ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME DANS LE ROYAUME DE CORÉE ,
 

Rédigée, en latin, par Monseigneur de Govea Evêque de Pekin,

et adressée le 15 Août 1797 à Monseigneur de St. Martin

Evêque de Caradre , et Vicaire Apostolique de la Province du Sutchuen en Chine.

Traduction sur une copie reçue à Londres lo 12 Juillet 1798.


English translation with Preface

PDF English translation without Preface

 
PDF Original Latin text



 AVERTISSEMENT.

MONSEIGNEUR de Govea, nommé par la Reine de Portugal Evêque de Pekin, arriva dans cette capitale, à la fin de 1784, ou au commencement de 1785, avec la permission de l'Empereur qui l'avoit admis au nombre de ses astronomes. Il y avoit alors en Chine une violente persécution contre la Religion Chrétienne. Trois Evêques et vingt-trois missionnaires tant Européens que Chinois des différentes provinces de l'Empire furent conduits dans les prisons de Pekin. Ceux de cette capitale, qui jouissent de toute liberté, parce qu'ils y sont comme artistes, astronomes &c. de l'Empereur, n'en eurent pas plutôt connoissance qu'ils firent tout ce qui dé pendoit d'eux pour leur procurer du se cours dans les prisons. Ils eurent la douleur d'y voir périr deux Evêques et plusieurs missionnaires de misère, ou par suite des mauvais traitemens et des fatigues qu'ils avoient essuyés avant d'être amenés à Pekin, parce qu'ils n'avoient pas été instruits à tems de leur détention ; mais ils eurent la consolation de sauver par leurs soins Mon seigneur de St. Martin Evêque de Caradre, Vicaire Apostolique de la province du Sutchuen, et plusieurs prêtres. Ils obtinrent. ensuite par leur crédit à la Cour, la délivrance de ces Confesseurs de Jésus-Christ. L'Empereur en leur rendant la liberté leur laissa le choix de rester dans les églises de Pekin ou de retourner à Macao. La plupart, et en particulier M. l'Evêque de Caradre et M. Dufresse, demandèrent à retourner à Macao, dans l'espérance d'y trouver le moyen de rentrer dans leur mission. Il leur fut permis de rester quelque tems dans les églises de Pekin. M. l'Evêque de cette capitale étant nouvellement arrivé ne connoissoit point encore les mœurs et les usages du pays. Il crut que la Divine Providence lui offroit une occasion favorable de se mettre en peu de tems en état de gouverner son Diocèse avec fruit, en se rendant propre l'expérience de tant d'Ouvriers Evangéliques qui exerçoient le St. Ministère en Chine depuis plusieurs années : il eut avec eux de fréquens entretiens, mais il lia d'une manière particulière avec M. l'Evêque de Caradre, soit à raison de sa dignité, soit à raison de son mérite personnel. Ce prélat fut envoyé à Canton pour de là passer en Europe ; mais il trompa la vigilance des mandarins et se rendit à Manille afin d'être plus à portée de retourner dans sa mission. Il eut en effet la consolation d'y rentrer en 1787. Depuis ce tems ces deux Evêques entre tiennent une correspondance non interrompue ; ils s'édifient mutuellement, en se communiquant les succès de leurs travaux Apostoliques et les progrès de l'Evangile dans leurs Eglises.

 

RELATION DE L'ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME DANS LE ROYAUME DE Corée,

 Rédigée, en latin, par Monseigneur de Govea Evêque de Pekin, et adressée le 15 Août 1797 à Monseigneur de St. Martin Evêque de Caradre, et Vicaire Apostolique de la Province du Sutchuen en Chine. Traduction sur une copie reçue à Londres le 12 Juillet 1798.

 

Illustrissime & Révérendissime Seigneur

ANIMÉ d’un zèle ardent pour les saintes missions, vous m'avez demandé, Monseigneur, une plus ample relation sur l'état du Christianisme établi d'une manière si admirable depuis peu d'années dans le Royaume de Corée situé aux confins de mon Diocèse, et dont j'avois recommandé les prémices à vos prières et à celles de votre Eglise. Pour me rendre à vos désirs, je tracerai en abrégé l'histoire de l'établissement et des progrès de l'Evangile dans ce Royaume, d'après les connoissances que m'ont données les néophytes Coréens et d'après les informations contenues dans les dernières lettres que j'ai reçues cette année du missionnaire de la Corée. La nouvelle Eglise de Corée doit son origine à la conversion d'un jeune homme fils d'un Ambassadeur du Roi de Corée, appellé Ly, qui vint à Pekin en 1784. (a) Ce jeune homme grand amateur des mathématiques s'adressa aux Européens pour leur demander des livres qui traitoient de cette science et en recevoir des leçons. Les missionnaires profitèrent de l'occasion pour lui présenter des livres sur la Religion Chrétienne avec ceux de mathématiques, et lui insinuèrent peu à peu les principes du Christianisme. La grâce agissant sur le coeur du jeune Ly, la lecture des livres de Religion, les

 

(a) Le Royaume de Corée (grande presqu'ile à l'orient de la Chine) est tributaire de cet Empire. Le Roi en voie tous les ans des Ambassadeurs pour saluer l'Empereur en son nom et lui offrir le tribut qu'il est d'usage de payer. Cette ambassade s'envoie à la fin de l'année Chinoise qui tombe dans le courant de Février. Le Roi de Corée nomme pour Ambassadeurs trois grands Seigneurs qui se rendent à Pekin accompagnés de plusieurs mandarins subalternes et d'un grand nombre de domestiques ; ce qui forme une suite d'environ deux cens personnes.

 

conversations qu'il eut par écrit (a) avec les missionnaires Européens lui firent une vive impression ; il se convertit à la foi, et instruit sur les articles qu'il est nécessaire de savoir, il fut baptisé sous le nom de Pierre : il retourna la même année dans sa patrie, muni d'une bonne provision de livres qui traitoient de la Religion Chrétienne. (b)

 

(a) Les caractères ou lettres des Coréens sont les mêmes que ceux des Chinois ; mais la prononciation en est différente ; en sorte que les missionnaires et tous les Chinois qui connoissent les caractères Chinois peuvent communiquer par écrit avec les Coréens qui se servent de ces mêmes caractères ; Les Coréens sont aussi en état de lire et de comprendre les livres de Religion écrits en lettres Chinoises par les missionnaires.

(b) Note de l’Edit. Nous espérons que les personnes. pieuses seront édifiées de trouver ici quelques détails plus circonstanciés de la conversion de ce jeune homme ; c'est pourquoi nous mettons ici l'extrait d'une lettre de Mr. de Ventavon missionnaire à Pekin, en date du 25 Novembre 1784. “ Vous apprendrez sans doute avec consolation, dit Mr. de Ventavon, la conversion d'une personne dont Dieu se servira peut-être pour éclairer des lumières de l'Evangile un Royaume où on ne sache pas qu'aucun missionnaire ait jamais pénétré ; c'est la Corée presqu'ile située à l'orient de la Chine. Le Roi de cette contrée envoie tous les ans des Ambassadeurs à l'Empereur de la Chine dont il se re garde comme vassal. Il n'y perd rien : car s'il fait des prés sens considérables à l'Empereur, l'Empereur lui en fait de plus considérables encore. Ces Ambassadeurs Coréens vinrent, il y a près d'un an, eux et leur suite, visiter notre église ; nous leur donnâmes des livres de Religion. Le fils d'un de ces Seigneurs âgé de 27 ans et très bon lettré les lut avec avidité ; il y vit la vérité, et là grâce agissant sur son cœur, il résolut d'embrasser la Religion, après s'en être instruit à fond. Avant de l'admettre au baptême, nous lui fimes plusieurs questions auxquelles il satisfit parfaitement : nous lui demanda mes, entre autres choses, ce qu'il étoit résolu de faire, dans le cas où le Roi désapprouveroit sa démarche, et voudroit le forcer å renoncerà sa foi : il répondit, sans hésiter, qu'il souffriroit tous les tourmens et la mort plutôt que d'abandonner une Religion dont il avoit clairement connu la vérité. Nous ne manquâmes pas de l'avertir que la pureté de la Loi Evangélique ne souffroit point la pluralité des femmes : il repliqua : je n'ai que mon épouse légitime, et je n'en aurai jamais d'autres. Enfin avant son départ pour retourner en Corée, il fut admis, du consentement de son père, au Baptême que Mr. de Grammont lui administra. Il reçut le nom de Pierre ; son nom de famille est Ly : on le dit allié de la Maison Royalė. Il déclara qu'à son retour il vouloit renoncer aux grandeurs humaines, et se retirer avec sa famille dans une campagne, pour vaquer uniquement à son salut. Il promit de nous donner de ses nouvelles chaque année. Les Ambassadeurs promirent aussi de proposer à leur Souverain d'appeller des Européens dans ses Etats. "

Ce nouveau disciple de Jésus - Christ fit part à ses parens et à ses amis des principes de la vraie foi qu'il avoit appris des missionnaires de Pekin, et des monumens de la Religion qu'il avoit vus dans leurs églises. Il leur distribua les livres qu'il avoit apportés. La lecture de ces livres et les prédications vives du néophyte amenerènt bientôt plusieurs Coréens à la connoissance du vrai Dieu : en peu de tems un grand nombre crurent en Jésus-Christ. Quelques-uns même devinrent plus savans, plus zélés prédicateurs et promoteurs de la Foi Chrétienne que Pierre Ly. Il en baptisa beaucoup, et beaucoup d'autres furent baptisés par de nouveaux Chrétiens qu'il avoit établis catéchistes ; dans l'espace de cinq ans le nombre des Chrétiens s'accrut jusqu'à environ quatre mille.

La propagation de la nouvelle Religion ne put être longtems cachée aux ministres du Roi de Corée ; plusieurs tant de la noblesse que du peuple la prêchoient avec la même sincérité qu'ils l'avoient embrassée, et Dieu donnoit de l'efficacité à leurs paroles. Le gouverneur de la ville royale fit arrêter en 1788 Thomas King zelé Chrétien sous prétexte qu'il enseignoit une Religion et une doctrine étrangère à laquelle il attiroit ses concitoyens. A cette nouvelle plusieurs néophytes se présentèrent devant le gouverneur, déclarèrent qu'ils étoient Chrétiens et prédicateurs du Christianisme, et annonçoient en même tems Jésus-Christ avec zèle et avec force. Etonné de la multitude des Chrétiens, ne connoissant pas d'ailleurs les intentions du Roi touchant les partisans de la nouvelle Religion, le gouverneur n'osa rien faire contre la multitude ; il ordonna aux Chrétiens de retourner dans leurs maisons et condamna à l'exil le seul Thomas King, comme perturbateur du repos public et enseignant des doctrines étrangères. Ce prédicateur de Jésus Christ mourut glorieusement dans son exil la même année. Les autres Chrétiens n'en devinrent que plus hardis, ils annoncèrent le Christianisme avec beaucoup de succès dans la ville royale et dans les provinces. Ils conduisoient à Pierre Ly et aux autres catéchistes ceux qu'ils jugeoient dignes de la grâce du Baptême. Cependant connoissant par la lecture des livres qu'il y avoit dans la Religion Chrétienne plusieurs choses qu'ils ne pouvoient comprendre et d'autres qu'il leur paroissoit impossible de pratiquer, ils résolurent d'un commun accord d'envoyer un homme chargé de lettres, pour demander à l'Eglise de Pekin les instructions et les autres moyens d'entretenir et d'augmenter la foi parmi eux.

L'an 1790 Paul Yn vint à Pekin à la suite des Ambassadeurs Coréens ; et apporta les lettres des néophytes. Ils y exposoient l'état de la propagation de l'Evangile parmi eux, prioient qu'on leur envoyât les choses saintes, des livres de Religion,  et demandoient des instructions sur plusieurs objets.

L'arrivée de Paul Yn, à laquelle on ne s'attendoit pas, fut le plus agréable des spectacles pour l'Eglise de Pekin. Elle fut remplie de la joie la plus vive en apprenant la propagation admirable de la Religion Chrétienne dans un Royaume où jamais aucun missionnaire n'étoit entré, où jamais le nom de Jésus-Christ n'avoit été prêché. Quant à moi, après avoir lu les lettres de cette Eglise naissante et entendu le récit du néophyte, j'y répondis par une lettre pastorale dans laquelle j'exhortois ces nouveaux Chrétiens à rendre d'éternelles actions de grâces à Dieu tout-puissant et infiniment bon de l'ineffable bienfait de leur vocation à la foi, à persévérer dans cette même foi et à employer tous les moyens nécessaires pour conserver la grâce de l'Evangile qu'ils avoient reçue. Comme je voyois par les questions proposées dans leur lettre qu'il y avoit parmi eux de l'ignorance même sur des points essentiels, je leur enseignai en abrégé ce qu'ils devoient croire et pratiquer pour être vraiment Chrétiens et mériter d'être regardés comme tels. Paul Yn, après avoir reçu les sacremens de Confirmation et d'Eucharistie, partit plein de joie, au mois de Février, pour sa patrie. La lettre que je lui remis étoit écrite sur de la soie afin qu'il put la cacher avec plus de facilité et de sûreté. ( a )

De retour en Corée Paul Yn parla des églises qu'il avoit vues à Pekin, des missionnaires Européens venus des extrémités les plus éloignées de la terre pour propager l'Evangile, des entretiens qu'il avoit eus avec eux, des sacremens qu'il avoit reçus &c. &c. &c. Enflammés à ce récit d'un nouvel amour pour la Religion, instruits sur différens objets qui la concernoient, les néophytes déposèrent toute crainte et méprisèrent tout danger. Ils résolurent unanimement d'en voyer à Pekin un courrier chargé de lettres pour me demander des missionnaires qui les instruiroient et les fortifieroient par la prédication et l'administration des sacremens. Ils envoyèrent, dès la même année 1790, Paul In dont je viens de parler et un catéchumène nommé U. Ces deux députés vinrent à la suite des Ambassadeurs extraordinaires que le Roi de Corée envoya à l'Empereur de Chine au mois de Septembre. ( b )

 

( a ) Les Chinois écrivent avec un pinceau sur la soie presqu'aussi facilement que sur le papier. La soie écrite peut se cacher plus aisément dans les habits. Note de l'Editeur.

( b ) Il est d'usage de célébrer solennellement chaque dixième année l'anniversaire de la naissance. L'Empereur de la Chine célébroit cette même année 1790 au mois de Septembre la quatre - vingtième année de son âge. Les Ambassadeurs de presque tous les princes voisins de l'empire et entre autres celui de Corée se rendirent à cette fête.

Le catéchumène U étoit officier du Roi qui l'avoit chargé de faire quelques emplettes.

Arrivés à Pekin ils me remirent ces lettres de leur Eglise. Les Chrétiens m'y prioient instamment de leur envoyer des missionnaires pour prendre soin de leurs âmes : ils me faisoient aussi plusieurs questions sur les contrats, les superstitions de leur pays &c. Après avoir pris sur des matières aussi importantes et d'une aussi grande conséquence l'avis de missionnaires savans et zelés, je répondis aux questions qui m'avoient été faites, et je promis d'envoyer un prêtre en convenant du tems, de la manière et des moyens propres à faire réussir son voyage.

Le catéchumène U fut baptisé et reçut le nom de Jean - Baptiste ; je lui remis un calice, un missel, une pierre sacrée, des ornemens et les autres choses nécessaires pour célébrer le saint sacrifice de la Messe. Je lui appris aussi à faire du vin avec des raisins, afin que tout fut prêt à l'arrivée du missionnaire. Ces deux courriers partirent de Pekin au mois d'Octobre ; ils arrivèrent heureusement dans leur patrie, et remirent mes lettres et les effets que je leur avois confiés. Cette Eglise naissante en ressentit beaucoup de joie et de consolation.

Jean A remediis Prêtre séculier de Macao, que j'avois nommé missionnaire pour la Corée, partit de Pekin, au mois de Février 1791. Après 20 jours de marche, il arriva aux frontières de ce Royaume, précisément au tems dont on étoit convenu. Ce zélé missionnaire demeura contre son attente dix jours à l'endroit déterminé, sans pouvoir découvrir aucun Chrétien de Corée. On avoit décidé qu'on prendroit le tems de la foire qui se tient sur les confins de la Chine et de la Corée, et à laquelle se rendent en grand nombre les marchands des deux nations. Des Chrétiens de Corée, que le missionnaire et ses conducteurs Chinois auroient reconnus à certains signes, devoient s'y trouver pour le recevoir et le conduire dans leur pays. Le tems de l'ambassade et celui de la foire se passèrent sans que personne parut. Le missionnaire et les Chinois qui l'accompagnoient en ressentirent une douleur vive et revinrent à Pekin.

L'année suivante 1792, nous ne reçumes ni lettres, ni nouvelles de Corée, parce qu'il ne vint aucun Chrétien à la suite de l'ambassade ordinaire. Cependant certains bruits que répandirent des payens de ce Royaume nous firent comprendre qu'il y avoit eu une persécution contre les fidèles, et qu'on en avoit mis quelques-uns à mort pour cause de Religion. Nous ne pûmes vérifier cette nouvelle qu'à la fin de l'année 1793. Ce fut alors qu'arrivèrent à Pékin, à la suite des Ambassadeurs, Sabbas Chi Chrétien et Jean Po catéchumène, avec des lettres de l'Eglise de Corée. Les Chrétiens y rendoient compte de la cruelle persécution excitée en 1791 et 1792, laquelle les avoit mis dans l'impossibilité d'aller recevoir le missionnaire.

Voici quelle fut la cause de la persécution. Deux frères Paul In et Jacques Kuan avoient refusé de faire les funérailles de leur mère chrétienne selon les cérémonies du Paganisme. Ils étoient d'une famille noble, d'une piété exemplaire, et d'un zèle ardent, à l'exemple de leur mère qui leur avoit recommandé à l'article de la mort de ne point souffrir qu'on fit à ses obsèques des cérémonies superstitieuses et payennes. Selon l'usage établi par les loix de la Corée, les enfans sont obligés, à la mort de leurs parens, de faire ériger par l'autorité publique des tablettes sur lesquelles on écrit les noms des défunts, que l'on place et que l'on conserve très religieusement dans une maison décente appellée par cette raison temple des ancêtres. Tous ceux qui descendent d'une même famille sont obligés de ' s'y rendre à certains tems de l'année, pour y brûler des parfums, offrir des mets préparés et pour faire plusieurs autres cérêmonies superstitieuses. C'est en cela que les Coréens font principalement consister la piété filiale envers leurs ancêtres défunts.

Entre autres doutes et questions que l'Eglise naissante de Corée m'avoit proposés en 1790, on m'avoit demandé s'il étoit permis d'ériger les tablettes des ancêtres ou de conserver celles qui l'étoient déjà. Je répondis, conformement aux décisions très formelles du St. Siége dans la Bulle de Benoît XIV. ex quo, et dans celle de Clement XI. ex illå die, que cela n'étoit point permis. Cette réponse fut une pierre de scandale pour plusieurs nobles Coréens. Instruits par ma Lettre Pastorale que les tablettes des ancêtres et autres cérémonies étoient condamnées comme superstitieuses par le St. Siége, ils aimèrent mieux renoncer à une Religion dont ils avoient reconnu la vérité, qu'aux mauvais usages de leur pays. Paul In et Jacques Kuan ne furent point de ce nombre ; dès qu'ils eurent appris qu'il n'étoit pas permis d'ériger ni de conserver les tablettes des ancêtres, ils brûlèrent celles qu'ils avoient chez eux. A la mort de leur mère, leurs parens et alliés, presque tous payens, vinrent selon la coutume du pays pour assister à ses funérailles. Ne trouvant point les tablettes de leurs ancêtres à l'endroit où elles étoient ordinairement placées,  ils entrèrent en fureur, se répandirent en injures contre la Religion Chrétienne et contre les deux néophytes, et exigèrent avec menace qu'ils produisissent et remissent en place les tablettes qu'ils croyoient seulement cachées. Les deux frères ne se laissèrent point effrayer : “Nous sommes Chrétiens, répondirent-ils avec franchise, notre mère l'étoit, il ne nous est point permis d'allier le culte du vrai Dieu avec le culte faussement religieux des morts. Notre mère nous a défendu de souffrir qu'on fit à ses funérailles aucune cérémonie superstitieuse et contraire à la loi de Dieu ; les tablettes ne sont point cachées, nous les avons, de son avis, jetées au feu. Convaincus de la vérité de la Religion Chrétienne, de l'inutilité et de l'absurdité d'un culte rendu à des planches et à des cadavres, nous sommes prêts à souffrir toute sorte de tourmens, la mort même plutôt que de violer la loi de Dieu en érigeant ou en conservant des tablettes qu'il déteste.” Ces paroles et autres semblables que Paul Yn, regardé parmi les siens comme un célèbre docteur, prononça avec force, mirent ses parens payens en fureur. Ils allèrent, d'un commun accord, dénoncer au gouverneur de la ville Paul Yn et Jacques Kuan comme coupables d'impiété filiale et de professer une religion étrangère.

Les deux frères appellés en jugement et interrogés par le gouverneur, confessèrent Jésus-Christ avec une noble sincérité. Paul Yn démontra la vérité de sa religion : il ne nia point qu'il eût brûlé les tablettes ; il prouva l'inutilité et l'injustice du culte superstitieux rendu aux défunts &c. Le gouverneur ennemi de la Religion Chrétienne et de la famille de Paul Yn, saisit cette occasion de l'opprimer. Il écrivit aux ministres du Roi pour leur faire part de l'accusation intentée contre les deux frères ; il exagéra le danger dont il prétendoit que cette Religion Européenne menaçoit le Roi et le Royaume : il lui reprochoit de détourner les hommes du culte envers les esprits protecteurs du pays, de la vénération envers les ancêtres, de l'obéissance aux loix de l'Etat.

Les ministres informèrent le Roi du crime des deux frères et des dangers qui menaçoient le Royaume, si l'on n'en dérácinoit entièrement la Religion. Ce Prince, d'ailleurs ami de la paix, fut saisi de crainte, et établit un des grands du Royaume inquisiteur contre les partisans de la Religion Chrétienne. Il lui ordonna d'apporter toute la diligence et tout le soin possibles pour empêcher les progrès de cette Religion, et pour obliges les enfans à rendre le culte ordinaire à leurs ancêtres.

Pour s'acquitter des fonctions de sa charge, ce grand inquisiteur excita une persécution générale contre la Religion Chrétienne. Il ordonna aux gouverneurs subalternes qui commandoient dans les villes, de mettre en prison tous les Chrétiens qu'ils découvriroient, et de ne les en laisser sortir qu'après qu'ils auroient renoncé à leur foi de vive voix et par écrit. Il fit amener les deux frères chargés de chaînes pour leur faire subir leur jugement. Aux différentes questions qu'on leur fit ils répondirent : “Nous professons la Religion Chrétienne, parce que nous en avons reconnu la vérité : nous avons jeté au feu les tablettes des ancêtres, parce que nous les regardons comme des choses inutiles et exécrables devant Dieu ; nous voulons vivre et mourir Chrétiens selon qu'il plaira à Dieu. Au reste nous sommes prêts à obéir au Roi et aux loix de l'Etat en tout ce qui n'est pas contraire à la loi de Dieu.” Cette réponse courte mais pleine de force déplut à l'inquisiteur. Il donna ordre qu'on appliquât les deux frères à la torture jusqu'à ce qu'ils eussent renoncé à Jésus Christ. Ces deux athlètes du Christianisme ne devinrent, au milieu des cruels tourmens, que plus fermes dans la foi. Après les tourmens on employa les caresses avec aussi peu de succès ; alors l'inquisiteur irrité prononça la sentence de mort et les condamna comme partisans d'une religion étrangère, contempteurs de celle de leur pays, et comme coupables d'impiété envers leurs ancêtres. La sentence fut, selon l'usage du Royaume, présentée au Roi pour qu'il la confirmât. Ce Prince en fut attristé, il avoit reconnu le génie et les belles qualités de Paul Yn, et il aimoit sa famille : il envoya quelques personnes à la prison pour exhorter les deux frères à renoncer au Christianisme, et à ériger la tablette en l'honneur de leur mère et de leurs ancêtres, avec l'autorisation, s'ils y consentoient, de leur remettre la peine de mort. Ce fut inutilement, les deux athlètes de Jésus-Christ témoignèrent la reconnoissance la plus vive pour la bonté et la clémence du Roi à leur égard, mais ils répondirent qu'ils ne pouvoient renoncer à une Religion qu'ils avoient reconnue pour être la seule véritable, ni consentir à ériger des tablettes qu'ils savoient être une impiété contre Dieu. Irrité de cette réponse le Roi ordonna l'exécution de la sentence. Ces généreux athlètes furent aussitôt transportés de la prison au lieu du supplice, suivis d'une foule immense de payens et de Chrétiens. Jacques Kuan demi mort des tourmens cruels qu'on lui avoit fait souffrir, pouvoit à peine prononcer quelquefois les saints noms de Jésus et de Marie ; mais Paul Yn s'avançoit avec un air d'allégresse vers le lieu du supplice comme vers un festin céleste : il annonçoit Jésus-Christ avec tant de dignité que les Chrétiens et les payens étoient ravis d'admiration.

Arrivés au lieu du supplice, l'officier qui présidoit à l'exécution leur demanda s'ils vouloient obéir au Roi, rendre le culte ordinaire aux tablettes de leurs ancêtres et renoncer à la religion étrangère. Sur leur réponse négative, l'officier commanda à Paul Yn de lire la sentence de mort confirmée par le Roi et écrite sur une planche suivant l'usage du Royaume. Paul Yn la prend, la lit à haute voix ravi de joie, et aussitôt après l'avoir lue, il pose la tête sur un gros billot de bois, prononce plusieurs fois les saints noms de Jésus et de Marie, et d'un grand sang-froid il fait signe au bourreau de faire son devoir. Le bourreau lui tranche la tête, et ensuite à Jacques Kuang qui, quoiqu'à demi-mort, prononçoit encore les saints noms de Jésus et de Marie. Ceci arriva le 7 Décembre 1791 à trois heures de l’après-midi. Paul Yn étoit agé de 33 ans et Jacques Kuan de 41.

Le Roi se repentit d'avoir confirmé la sentence de mort et dépêcha l'ordre de les envoyer en exil, dans l'espérance qu'ils changeroient d'avis ; mais lorsque le message arriva, la sentence étoit exécutée. Les corps des deux martyrs restèrent neuf jours sans sépulture. Pour intimider les Chrétiens on mit des gardes sur la place. Le neuvième jour les parens qui avoient obtenu de Roi la permission de les ensevelir, et leurs amis qui étoient venus à leurs funérailles, furent très étonnés de voir les deux corps sans aucune marque de corruption, vermeils et flexibles comme s'ils eussent été décapités le même jour. Leur étonnement redoubła, lorsqu'ils virent le billot sur lequel ils avoient eu la tête tranchée et la planche ou la sentence de mort étoit écrite, arrosés d'un sang liquide et aussi frais que s'ils eussent été mis à mort un moment auparavant. Ces circonstances parurent d'autant plus surprenantes qu'au mois de Décembre les froids étoient si grands que tous les liquides et fluides se geloient, disent les Coréens, même dans les vases. Les payens pleins d'admiration se récrièrent contre l'injustice des juges, et proclamèrent l'innocence des deux frères : quelques-uns touchés du prodige qu'ils avoient examiné avec soin se convertirent à la foi. Les Chrétiens, dans leur admiration qui ne fut pas moins grande, louoient et invoquoient Dieu, en levant vers le Ciel des yeux baignés de larmes que la joie leur faisoit répandre. Ils trempèrent plusieurs mouchoirs dans le sang des martyrs, et m'en envoyèrent quelques morceaux avec l'histoire circonstanciée de ce martyre dont je n'écris qu'un abrégé pour n'être pas trop long.

Les néophytes disent dans leur narration qu'un homme abandonné des médecins et près de mourir fut guéri en un instant après avoir bu de l'eau dans laquelle on avoit trempé la planche arrosée du sang des martyrs : ils rapportent aussi que plusieurs moribonds à qui l'on fit toucher un mouchoir teint de ce même sang, furent guéris sur le champ. Ces événemens fortifièrent la foi chancelante de plusieurs néophytes, et firent embrasser le Christianisme à un bon nombre de payens ; en sorte que l'on peut dire que le sang de martyrs fut une semence de Chrétiens.

Quant aux autres Chrétiens, le grand inquisiteur avoit recommandé aux gouverneurs subalternes dans les villes, d'employer contre eux les exhortations et les menaces plutôt que les tourmens et la peine de mort. « Il est certain, disoit-il, que les Chrétiens aiment à mourir pour leur Religion dans laquelle on leur rend ensuite gloire et honneur comme à des Saints. On lit dans leurs livres que plus on en fait mourir, plus il у de personnes qui embrassent leur Religion. »  L'inquisiteur lui-même, d'après ce principe, employa dans la capitale les exhortations, les caresses, les promesses de richesses et d'honneurs, et il réussit à en faire apostasier plusieurs surtout des nobles. Il eut pourtant quelquefois recours à des tourmens cruels. Dans les provinces les gouverneurs des villes persécutèrent les Chrétiens avec sévérité ou modération selon leurs dispositions pour la Religion. Cependant les néophytes furent, généralement parlant, traités avec plus de rigueur dans les provinces que dans la capitale. Si nous avons à gémir sur l'apostasie de plusieurs surtout d'entre les nobles, qui renoncèrent à Jésus-Christ de vive voix et par écrit, nous avons à nous réjouir de la persévérance d'un bien plus grand nombre qui sacrifièrent à leur foi les honneurs, les biens et la paix de ce monde. Il est certain qu'un grand nombre résistèrent aux tourmens jusqu'au dernier soupir, que beaucoup d'autres s'enfuirent dans les déserts et sur les montagnes pour ne point exposer leur foi, que des vierges et des veuves pieuses renoncèrent à des mariages avantageux, afin de pouvoir servir Jésus-Christ avec plus de sûreté et de facilité : que quelques-uns exilés pour l'Evangile, prêchèrent dans le lieu de leur exil la foi en Jésus-Christ avec la même ferveur qu'auparavant. Instruit que le peuple murmuroit de ce qu'on emprisonnoit et tourmentoit tant de personnes à cause de la Religion Chrétienne, le Roi ordonna au grand inquisiteur, la seconde année de la persécution, de mettre en liberté les Chrétiens prisonniers, en les exhortant à quitter la Religion d'Europe, et à observer les coutumes et la Religion de leur pays. Il enjoignit toutefois en même tems de veiller avec soin à ce que les Chrétiens n'allassent point en Chine d'où leur étoit venu leur Religion. &c. Ce décret du Roi mit fin à la première persécution générale contre les fidèles de Corée ; les Chrétiens furent renvoyés chez eux et les gouverneurs des villes cessèrent de les molester.

La persécution finie, les plus fervens Chrétiens envoyèrent à Pekin Sabbas Chi et Jean Po, dont j'ai parlé ci-dessus, avec des lettres pour en rendre compte et demander des missionnaires. Je conférai avec ces deux néophytes des moyens de faire parvenir un prêtre en Corée. Le prêtre Jean A remediis que j'avois d'abord destiné à cette mission étant mort, je choisis Jacques Vellozo, prêtre Chinois, le premier élève du Seminaire épiscopal de Pekin, âgé de 24 ans, qui joint à la piété et à une connoissance suffisante dans les matières ecclésiastiques une connoissance profonde des lettres et des sciences Chinoises, et qui d'ailleurs a la phisionomie assez semblable à celle des Coréens. Ce missionnaire partit de Pekin, au mois de Février 1794, muni de tous les pouvoirs ordinaires et extraordinaires pour exercer le ministère Apostolique.

Après 20 jours de marche il arriva aux confins des deux Royaumes et y trouva des Chrétiens de Corée avec lesquels il délibèra sur le tems, la manière et la route à prendre pour entrer dans leur patrie. Comme les gouverneurs Coréens redobloient alors de vigilance sur les frontières, à cause de quelques persécutions locales, ils convinrent que l'entrée seroit différée jusqu'au mois de Décembre. En attendant il visita et parcourut les missions que nous avons en Tartarie dans le voisinage de la Corée, comme je lui en avois donné la commission dans le cas où son entrée dans ce Royaume se trouveroit différée.

Au mois de Décembre de la même année le missionnaire revint sur les frontières, où il trouva Sabbas Chi et d'autres Chrétiens disposés à l'introduire dans leur pays. Il quitta son costume Chinois, prit celui de Corée et entra dans ce Royaume, vers le milieu de la nuit le 23 Décenibre ; il arriva heureusement après douze jours de marche dans la ville capitale appellée Kim-Ki-táo.

Son arrivée causa une joie et une consolation inexprimables à cette Eglise naissante ; elle le reçut et l'honora comme un Ange descendu du ciel. Il prépara sans délai tout ce qui étoit nécessaire à la célébration du St. Sacrifice, et se livra tout entier à l'étude de la langue Coréenne, afin de commencer le plutôt possible à exercer le St. ministère. Le samedi-saint 1795 il administra le Baptême à quelques adultes, suppléa les cérémonies de ce Sacrement à quelques autres, et reçut quelques confessions par écrit ; le saint jour de pâques il célébra la sainte messe, et donna la communion aux personnes qui s'y étoient préparées. Jamais jusques là le sacrifice de la loi Evangélique n'avoit été offert dans ce Royaume. Le missionnaire ne fut point troublé jusqu'au mois de Juin ; il profita de cette tranquillité pour administrer le Baptême à quelques personnes et à en suppléer les cérémonies à un grand nombre qui avoient été baptisés par des Chrétiens.

Une femme qui venoit de recevoir les sacremens avertit, à son retour chez elle, son frère qui étoit cathécumène de l'arrivée et de la prédication du missionnaire &c. Cet homme, qui dans la persécution précédente avoit renoncé à Jésus-Christ, feignit un désir ardent de faire pénitence et de recevoir le Baptême, et courut à la maison du prêtre ; il lui fit et à son conducteur beaucoup de questions sur la Religion et sur son arrivée dans le pays. Après une longue conversation il sort de la maison, va droit au palais du Roi, et informe les ministres d'état de l'arrivée d'un étranger, de sa demeure, de ceux qui l'ont amené &c. Ceci arriva le 27 Juin 1795. A cette dénonciation étoit présent un gouverneur militaire, Chrétien Apostat, qui détestoit sincèrement son crime et désiroit ardemment un prêtre pour se confesser ; mais les autres Chrétiens ne lui avoient point fait part de l'arrivée du missionnaire dans la crainte qu'il ne le trahît. Instruit par la dénonciation de l'autre apostat, qui étoit aussi un officier militaire, de la demeure du prêtre, il y courut, l'avertit de l'accusation intentée contre lui, du danger qui le menaçoit et la Religion, lui conseilla de sortir au plutôt, et s'offrit de le conduire ailleurs. Le missionnaire se rendant à cet avis, il le conduisit au même instant dans la maison d'une veuve Chrétienne riche et noble, qui le reçut et le garda chez elle jusques à ce que l'orage fut passé. Le missionnaire y étoit en sureté : selon l'usage du Royaume il n'étoit permis à personne d'entrer dans cette maison, parce qu'il n'y avoit point d'hommes. Le même jour, les ministres du Roi, après avoir tenu conseil, envoyèrent deux bandes de soldats l’une à la maison de Matthias Xu, où le missionnaire avoit demeuré, l'autre à la poursuite des conducteurs de l'étranger, avec ordre de les amener tous au tribunat criminel souverain. Les Soldats obéissant à ces ordres entrèrent avec impétuosité dans la maison de Matthias Xu, le saisirent et l'amenèrent devant le tribunal. On arrêta à peu près dans le même tems les deux principaux introducteurs du missionnaire, Sabbas Chi et Paul In, et cinq autres Chrétiens qu'on croyoit aussi avoir servi de conducteurs. Ces cinq derniers soutinrent qu'ils ne savoient rien de l'entrée d'un étranger dans le Royaume. On employa pendant 15 jours les coups et les tourmens pour les forcer à renoncer à Jésus-Christ, ils souffrirent sans être ébranlés ; on les renvoya après ce tems, et ils s'en allèrent louant et bénissant le Dieu qu'ils avoient généreusement confessé.

Quant aux trois autres Chrétiens Matthias Xu, l'hôte du missionnaire, Sabbas Chi et Paul In, ses introducteurs, ils furent présentés devant le tribunal, la nuit même de leur arrestation. Par leur silence, leur patience et leur constance, ils fatiguèrent et déconcertèrent la méchanceté, la cruauté et les ruses des Juges. Interrogés s'ils professoient la Religion Chrétienne et s'ils adoroient un homme crucifié, ils répondirent avec courage qu'ils professoient la Religion Chrétienne et qu'ils adoroient l'Homme Dieu crucifié pour le salut des hommes. A l'ordre de maudire et de blasphémer Jésus-Christ, ils répondirent qu'ils ne le pouvoient pas et assurèrent qu'ils étoient prêts à mourir mille fois, plutôt que de proférer des injures et des blasphêmes contre Jésus-Christ vrai Dieu et vrai Redempteur. Le président du tribunal ordonna de les frapper, de leur donner des soufflets et de leur écraser les genoux. Ce fut sans succès, ces trois hommes persévérèrent unanimement dans la confession de la foi, sans hésiter ni montrer aucune foiblesse. Ensuite on les interrogea sur l'étranger qu'ils avoient amené de Chine, sur les complices de leur prétendu crime, sur le chemin qu'ils avoient pris pour se rendre à la capitale, sur les maisons où ils avoient reçu l'hospitalité dans leur route, sur les noms, la qualité et la patrie de l'étranger qu'ils avoient amené ; on leur fit encore beaucoup de questions minutieuses sur leur voyage. La profession de foi fut leur unique réponse, et, comme s'ils eussent été sourds et muets, ils gardèrent un profond silence sur toutes les questions dont nous venons de parler. Les juges, le président même employèrent les caresses et les menaces pour les engager à répondre à leurs interrogations : ce fut en vain. Après avoir passé une bonne partie de la nuit, sans pouvoir rien obtenir, le président ordonna qu'on leur fit souffrir des tourmens encore plus cruels pour les forcer à répondre. On employa contre eux toutes les espèces de tortures en usage dans la Corée, les soufflets, les coups, la question des mains, des pieds et des genoux qu'on leur écrasoit. Au milieu de tant d'horribles supplices, ces courageux athlètes de Jésus-Christ ne prononçoient autre chose que les saints noms de Jésus et de Marie. S'imaginant enfin que ces trois hommes se moquoient d'eux, et désespérant de leur arracher un seul mot sur l'arrivée de l'étranger, les juges entrèrent en fureur et ordonnèrent qu'on leur fit souffrir toutes les espèces de tourmens jusqu'à ce qu'ils mourussent. L'ordre fut exécuté, et les trois confesseurs de Jésus-Christ rendirent l’esprit, à peu près dans le même instant ; ils invoquèrent Jésus jusqu'au dernier moment, et ils avoient un visage sérein, indice de la douceur spirituelle dont ils jouissoient au milieu des tourmens qu'ils enduroient pour l'amour de Jésus. Christ et pour la conservation de la Religion Chrétienne. Ce martyre arriva le 28 Juin 1795. Sabbas Chi étoit âgé de 29 ans, Paul Yn de 36 et Matthias Xu de 31.

Ces trois Martyrs s'étoient distingués par de belles actions depuis leur baptême ; l'Eglise de Corée en fait de grands éloges. Il est certain qu'ils ont été de zélés propagateurs de l'Evangile, et qu'ils ont travaillé avec ardeur à procurer la gloire de Dieu. On en voit une preuve indubitable dans le courage avec lequel ils ont méprisé et bravé les grands dangers qu'ils avoient à courir en introduisant le missionnaire dans un Royaume, dont l'entrée est strictement défendue à tout étranger. Sans autre vue que la gloire de Dieu et le salut de leurs compatriotes, ils conduisirent sain et sauf jusqu'à la ville capitale de la Corée le premier missionnaire de la Religion Chrétienne, malgré les périls, les craintes, les embarras inséparables de cette action. Il paroît qu'on peut avec raison regarder la grace du martyre qu'ils ont souffert d'une manière si glorieuse comme une récompense de la peine qu'ils avoient prise et des dangers qu'ils avoient courus pour la gloire de Jésus Christ. Cette grace du martyre est aussi une preuve non équivoque qu'ils jouissent du bonheur céleste auquel sont appellés ceux qui meurent pour Jésus-Christ.

Au reste l'Eglise de Pekin et moi avons été témoins de la piété et de la dévotion de Paul Yn dans les deux voyages qu'il fit à Pekin en 1790. Il y reçut les sacremens de Confirmation, de Pénitence et d'Eucharistie avec une ferveur si frappante que plusieurs Chrétiens ne purent retenir leurs larmes de joie et d'admiration de trouver dans ce néophyte l'extérieur, les discours, les vertus exemplaires d'un ancien disciple de Jésus-Christ, consommé dans la pratique des maximes Evangéliques.

En 1793 nous fûmes aussi témoins de la piété de Sabbas Chi, pendant les 40 jours qu'il passa à Pékin. Les fidèles de cette ville furent édifiés de la dévotion sensible, de la grande ferveur et de l'effusion de larmes avec lesquelles il reçut sacremens de Confirmation, de Pénitence et d’Eucharistie. Pour ce qui est de Matthias Xu, nous n’avons point été témoins occulaires, parce quíl n’est point venu à Pekin, mais j'ai appris par le missionnaire de Corée que ce Chrétien a été un des premiers catéchistes choisis par Pierre Ly pour la propagation de la foi, et qu'il s'est distingué par sa ferveur, sa piété et son zèle à étendre la gloire de Dieu.

Après la mort des trois martyrs on sollicita le Roi à plusieurs reprises, d'ordonner par un décret public des recherches contre la Religion Chrétienne. Ce prince naturellement pacifique, n'étant pas trop ennemi de la Religion Chrétienne, craignant d'ailleurs une sédition populaire, ne voulut point exciter, par un édit public, une persécution générale contre le Christianisme : mais il ôta leurs charges à quelques officiers militaires et civils, il en dégrada quelques autres seulement en partie, parce qu'ils étoient Chrétiens. Pierre Ly fut envoyé en exil, après avoir été dépouillé de sa charge. Ensuite le Roi enjoignit très fortement à tous les gouverneurs du Royaume de veiller avec la plus grande exactitude à ne point laisser propager la Religion d'Europe, d'exhorter le peuple à ne point abandonner celle du pays pour en embrasser une étrangère. Si le peuple n'obéit pas, ils doivent en donner avis au tribunal criminel suprême, afin que ce tribunal prenne des précautions efficaces, après avoir demandé les instructions particulières du Roi. Ce prince recommanda surtout aux gouverneurs placés sur les frontières, et aux Ambassadeurs qu'on enverroit désormais à Pekin, de veiller à ce qu'aucun Chrétien ne sortit du Royaume et qu'aucun Chinois n'y entrât.

Si cette ordonnance du Roi empêcha une persécution générale contre la Religion, elle donna occasion aux gouverneurs des villes de vexer les Chrétiens par des recherches rigoureuses. La seule différence qu'on apperçoive entre cette inquisition et une persécution ouverte, c'est que la plupart des gouverneurs ne faisoient point mourir les Chrétiens, et ne leur faisoient point souffrir les plus cruels tourmens. Il y en eut cependant qui, sous le prétexte de la vigilance recommandée par le Roi, les firent tourmenter jusqu'à la mort. Un grand nombre de néophytes abandonnèrent leurs demeures et se sauvèrent dans les déserts et sur les montagnes pour se soustraire à leur tyrannie : beaucoup d'autres périrent de faim et de misère dans les prisons : il y en eut aussi beaucoup qui foibles dans la foi préférèrent les biens périssables de ce monde à ceux du Ciel, et tergiversèrent au lieu de confesser leur foi d'une manière claire et ouverte. Cependant par un effet de la divine providence, au milieu de dangers si grands et si multipliés, le missionnaire fut conservé sain et sauf pour le salut de plusieurs. Les vexations s'étant un peu rallenties, et cette Eglise naissante commençant à respirer un peu, un grand nombre d'apostats le recherchèrent avec empressement, pour détester à ses pieds le crime d'apostasie que la crainte ou la foiblesse leur avoit fait com mettre, et pour en obtenir l'absolution. Ceux qui n'avoient point fléchi le genou devant Baal trouvèrent la force et la consolation dans la réception des sacremens.

La mort des trois martyrs dont nous venons de parler, et les recherches que firent ensuite les gouverneurs, furent cause que je ne pus recevoir des nouvelles et des lettres du missionnaire que deux ans après son entrée dans la Corée. Nous étions convenus qu'au printems après son arrivée il enverroit aux frontières un courier Coréen pour remettre ses lettres à un Chinois que j'enverrois de mon côté, afin que je pusse connoître au juste sa situation et l'état de la mission qui lui étoit confiée. Contre mon attente, le courier que j'avois envoyé au tems convenu ne vit aucun Chrétien de Corée pendant tout le tems de la foire. Son retour à Pekin sans lettres nous jeta dans une grande inquiétude sur l'état et le sort du missionnaire et de la mission de Corée. Elle s'augmenta beaucoup lorsqu'un courier que j'envoyai au commencement de l'année suivante, me dit à son te tour qu'il n'avoit vu aucun néophyte Coréen, et qu'ayant sondé un marchand payen de ce pays-là, il en avoit appris qu'on y avoit fait mourir des hommes à cause de la Religion Chrétienne. Cette nouvelle fut confirmée par quelques payens de Corée au tems de l'ambassade annuelle. En combinant ces différens rapports, il y avoit lieu de craindre que le missionnaire n'eut été pris et mis à mort.

Les recherches des gouverneurs sur les frontières s'étant un peu ralenties, le missionnaire put enfin au bout de deux ans envoyer à Pekin un Chrétien pour porter ses lettres et donner des détails sur cette nouvelle Eglise. Ce pieux et fervent Chrétien s'appelle Thomas Vam. Quoique de famille noble, il feignit d'être un homme du peuple pour venir à Pekin, comme domestique de l'Ambassadeur. Il avoit acheté à prix d'argent cette fonction humiliante, d'un véritable domestique des Ambassadeurs. Son arrivée à Pekin le 28 Janvier de cette année 1797 nous a comblés d'une joie d'autant plus vive que nous ne l'espérions plus. Les lettres du missionnaire, qu'il m'a remises, étoient en latin et datées du 14 Sep tembre précédent ; celles des Chrétiens étoient en caractères Chinois, et à - peu - près de même date. Elles étoient écrites sur de la soie, et le porteur les avoit cachées dans ses habits pour échaper à la vigilance et aux recherches des officiers. J'ai connu à fond par ces lettres l'état de la Religion en Corée, et j'ai vérifié les détails que j'avois reçus les années précédentes touchant l'origine et les progrès de la prédication Evangélique, les persécutions et les obstacles de la part des payens ; j'y ai vu que le missionnaire avoit couru, en 1795, les dangers les plus pressans auxquels il n'avoit échapé qu'avec bien de la peine. Il me marque, ainsi que je lui en avois donné commission, les dangers dont il est environné dans l'exercice du ministère Apostolique, à cause des recherches continuelles que font les gouverneurs ; il m'informe que le culte superstitieux que les Coréens rendent aux morts et aux tablettes des ancêtres est un grand obstacle aux progrès de l'Evangile, et que la défense de ce culte que j'avois signifiée dans ma lettre pastorale a fait retourner en arrière un grand nombre de nobles Chrétiens et catéchumènes. Il me parle du Roi comme d'un prince naturellement bon et pacifique, qui ne persécute ceux qui suivent la Religion Chrétienne que parce qu'il y est forcé par ses ministres et qu'il craint quelque révolution dans son Royaume. Enfin il entre dans plusieurs détails sur le caractère de cette nation, ( a ) ses

 

( a ) Les Coréens ont les mêmes mœurs et usages que les Chinois dont ils descendent et dont ils ont fait partie autrefois : ils adorent les mêmes fausses divinités : ils suivent les mêmes maîtres, Confucius et les autres docteurs Chinois. La forme de leur gouvernement est la même quant à la substance ; il n'y a de différence que dans un petit nombre d'objets que les Chinois modernes ont introduit sous la dynastie Tartare-Chinoise actuellement dominante.

mœurs, ses coutumes, ses loix, son gouvernement temporel, sa Religion et autres choses semblables dont la connoissance peut être utile à ceux qui seront chargés du soin de l'Eglise de Corée, pour la bien gouverner. Parmi les mo ns que le missionnaire et les Chrétiens du pays proposent pour y conserver et augmenter la Religion Chrétienne, voici celui qui leur paroît le meilleur et préférable à tous les autres ; ce seroit de supplier très instamment la Reine de Portugal d'envoyer au Roi de Corée un Ambassadeur, accompagné de missionnaires instruits dans les mathématiques et la médecine, pour saluer ce prince et lui proposer un traité d'alegiance. Il arriveroit, disent les Coréens, que le Roi de Corée naturellement bon, passionné pour les mathématiques et la médecine, point ennemi du Christianisme, flatté d'ailleurs et reconnoissant de l'envoi d'un grand Ambassadeur Européen, honoreroit la religion de cet Ambassadeur, la permettroit dans son Royaume, traiteroit favorablement les missionnaires et les souffriroit auprès de lui au grand profit et à la grande sûreté de la Religion Chrétienne.

Voilà, Monseigneur, l'histoire abrégée de l’Eglise naissante dans le Royaume de Corée, sur lequel Dieu infiniment bon a jeté des yeux de miséricorde dans ces derniers tems, en éclairant des hommes assis dans les ténèbres, et les conduisant dans la voie de la paix et du salut, par des moyens d'autant plus admirables qu'ils paroissent moins efficaces aux yeux des hommes.

Quand je pense à la conversion extraordinaire d'une partie de cette nation, aux moyens par lesquels environ 4000 hommes sont parvenus à la connoissance de la vérité, quand je réfléchis à la vertu courageuse, à la constance héroïque avec lesquelles ces hommes ont embrassé et conservé leur Religion au milieu de tant de secousses violentes et de contrariétés, mon esprit se rappelle aussitôt ces paroles de l'Exode : le doigt de Dieu est ici ; et ces autres de l'Apôtre : ő profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! Quel autre en effet que l'esprit de Dieu peut opérer un changement si subit dans les cours, que des hommes depuis si longtems assis dans les ténèbres et les ombres de la mort se lèvent tout-à-coup à la vue de la lumière et la suivent ? Quel autre que l'esprit de Dieu peut opérer de si grandes merveilles de toute-puissance avec de si foibles instrumens, qu'un jeune homme à peine instruit des choses nécessaires pour recevoir le Baptême, devienne le prédicateur et l'Apôtre de ses compatriotes, et ait la force d'attirer à la Foi une grande multitude d'hommes ? Quel autre enfin que l'esprit de Dieu peut tellement fortifier par sa grace les cours des foibles, qu'ils résistent aux attraits du monde et se laissent mettre à mort au milieu de tourmens horribles, plutôt que d'abandonner le Dieu qu'ils ont commencé d'adorer ? C'est donc une oeuvre vraiment divine que la propagation de l'Evangile et ses progrès dans le Royaume de Corée. Elle peut être comparée à la primitive Eglise, cette Eglise dès sa naissance en bute aux orages des persécutions, arrosée du sang de cinq martyrs, affermie par les vertus d'un grand nombre de confesseurs ! Fasse le Dieu tout bon et tout-puissant qu'à l'exemple de la primitive Eglise, celle de Corée voye le nombre de ses en fans augmenter de jour en jour, et croître en ver tus, et qu'elle recueille ainsi les fruits de la bénédiction céleste ! Le Souverain Pontife, le Pasteur de l'Eglise universelle, Pie VI, a confié à mes soins et à ma direction cette nouvelle Eglise fille de celle de Pekin. ( a )

( a ) Son Eminence le Cardinal Antonelli, dans la lettre qu'il m'a écrite en 1792, m'a fait part de la joie et du plaisir que le Souverain Pontife Pie VI. a ressentis, en apprenant que le Christianisme venoit de s'établir dans le Royaume de Corée. « Notre excellent Souverain Pontife, me marque-t-il, a lu avec la plus grande avidité l'histoire que avez tracée de ce très heureux événement. Il en a répandu des larmes de joie et a éprouvé un plaisir ineffable de pouvoir offrir à Dieu ces prémices de contrées si éloignées. ” Ce même Cardinal ajoute peu après les paroles suivantes. “C'est pourquoi Sa Sainteté aime avec une tendresse toute paternelle ces nouveaux enfans, ces illustres Athletes de Jésus-Christ. Elle désire leur accorder toute sorte de biens spirituels. Quoique absente de corps, elle les voit des yeux de l'esprit, les embrasse cordialement et leur donne de tout son cœur la bénédiction Apostolique. ” 

Je la recommande à vos saints sacrifices, à vos ferventes prières et à celles de votre Eglise, dans lesquels j'ai la plus grande confiance. J'espère qu'elles me seront d'un grand secours. Adieu, très illustre Prélat. Continuez de m'aimer à votre ordinaire et de prier pour moi, MONSEIGNEUR, Votre très dévoué ami et très affectionné serviteur signé F. R. Evéque de Pekin. Pekin 15 Août 1797