La chronique de Bruno Frappat

Taizé, toujours

Syllabes

Taizé : deux syllabes très brèves, presque sèches, qui claquent sans s’attarder. Comme une ponctuation sonore. Un nom pour condenser l’essentiel, pour ramasser l’indicible. Taizé pour se taire, et Taizé pour se dire. Taizé pour venir, par milliers, dizaines de milliers, centaines de milliers, depuis près de deux tiers de siècle. Taizé pour repartir, chargé d’invisible. Taizé pour les générations. Loin de Taizé il reste toujours du Taizé en ceux qui y sont passés. Des moments de lumière ; des silences dont on se croyait incapable ; des traces d’amitiés anonymes ; des regards que l’on dirait presque trop clairs pour être humains ; des visages innombrables, souvent juvéniles ; des remords aussi d’avoir tant et si souvent négligé le sens de la vie. Des traces des autres et de soimême. Nous avons tous du Taizé au fond du coeur. Nous avons tous, dans les registres tortueux de nos mémoires, des étapes faites à Taizé, à dates variables et qui se chevauchent dans le souvenir. Chemins sinueux de la Bourgogne belle, lumière dorée des collines en fin d’été quand la nature aspire aux pluies qui tardent, maisons de pierre que l’on dirait établies ici de toute éternité, cloches qui, loin de rompre le silence, le soulignent sans forcer le trait. Accueil, service, chants connus et reconnus, icônes, paix colorée de l’église de la Réconciliation. Quiconque est passé un jour par Taizé s’est toujours dit qu’il y faudrait revenir. Et quiconque, se disant cela et négligeant de le faire, sait, sans jamais l’oublier, que Taizé existe, que Taizé est là-bas, à l’écart des grandes fureurs du temps, disponible, comme de permanence sur terre. Falot perpétuel sur l’océan d’une humanité agitée, perturbante. Veille dans la nuit des actualités et des tragédies collectives ou personnelles. Stress, ambitions, disputailles, batailles pour ceci ou pour cela, obsessions du fric et du pouvoir, aléas du sentiment, oscillations des attachements, vacuité des modes et des broutilles de la « parlerie » médiatique : tout ce qui se joue loin de Taizé, tout ce qui bruit et fait fureur loin de cette colline devenue sacrée, s’annule ici. Réconciliation ? Oui, mais d’abord réconciliation avec soi-même. En tout cas avec cette partie de soi qui, opportunément, quand les orages menacent les vies, vous dit : ça suffit, un peu de silence, écoute ce qui te parle dans le silence. Écoute qui te parle.

Bois

C’était un cercueil de bois blanc, du plus simple : pourquoi faire compliqué et prétentieux quand tout s’achève et tout commence ? Bois des pauvres. Bois de la croix. Porté par les Frères de Taizé dans le silence de Taizé, parmi des milliers de silencieux, il a traversé deux fois, mardi, l’église de la Réconciliation. Frère Roger, Roger Schutz, tué à quatre-vingt-dix ans à coups de couteau, une semaine plus tôt, faisait dans ce cercueil sa dernière procession. Là même où il avait péri lors d’un office du soir. Est-ce l’âge de la victime ? Est-ce la ponctuation du martyre que ce fait divers donnait à cette longue vie terrestre ? Toujours est-il que l’on ne sentait et ne ressentait, à Taizé, nul sentiment de colère, ni de révolte, ni d’injustice face au crime, face à l’absurdité d’un acte. C’est que Taizé, déjà, s’était réconcilié avec l’auteur du meurtre. Au point de l’associer nommément aux prières, de manière forte, sobre, explicite. Et de dire aux jeunes Roumains, toujours ici en nombre, que l’on aimait la Roumanie comme la terre entière. Encore plus. Comme si Taizé trouvait dans ce crime et son pardon immédiat le point d’orgue de l’évidence de sa fondation. Comme si Taizé avait été créé, il y a soixante-quatre ans, pour aboutir à cet événement disant que l’espérance était plus forte que le mal et plus solide que la mort. Comme pour dire que Taizé avait raison.

Maître Frère Roger n’était pas un penseur au sens où certains peuvent créer des écoles de pensée. Il n’était pas un concepteur au sens où l’on crée des concepts qui font réfléchir pesamment. Il était un accompagnateur, une sorte de guide qui vous prend par la main et vous mène sur des sentiers dont vous ignoriez les trajets et les aboutissements. Il disait des choses simples et claires. Ses livres, ses méditations, étaient écrits dans un langage simple, translucide, sans prétention, sans manière. Il méditait sans façon. D’où vient sans doute le fait que certains trouvaient que tout cela manquait de substance ; qu’il y avait de la gentillesse, de la bienveillance, des vertus morales et personnelles, dans ses écrits, mais peu d’érudition, peu d’approfondissement savant. La belle affaire ! Il parlait à l’humanité entière, et particulièrement à cette partie de l’humanité, toujours là et toujours se renouvelant, qui est la jeunesse, en qui il avait une infinie confiance. Et que la jeunesse, on ne la bassine pas avec des dogmes raides, avec des considérations complexes. Et que l’évidence évangélique, si elle n’a pas le goût et la forme de l’évidence, apparaît pesante, lourdaude, plus un devoir qu’un élan. Frère, maître, père, grand-père même, guide ? Tout cela, certes, mais d’abord le rôle modeste de celui qui, en tête de la troupe, tient haut la lanterne qui éclaire le chemin. Et qui dit : regardez bien, passez par là, suivez-moi. C’est sans doute cela le prophétisme. Pas un corpus savant. Le prophète n’est pas lesté de toute une bibliothèque, il n’a pas de juridiction, il ne s’avance pas sur un trône de jurisprudence, il n’a pas de comptabilité, il ne veille pas constamment sur l’état de sa puissance, il ne court pas les studios de télévision, il s’en tient à l’essentiel : voilà, selon moi, ce qui peut donner sens à la vie. Il dit le sens. Il donne la direction. Après, à chacun de choisir, de se choisir. Frère Roger, sans doute, aura été l’un des plus immenses de nos contemporains. Celui de trois générations, de ces trois générations qui s’étaient massées mardi sous la pluie fine de Taizé pour le suivre encore une fois. Pas un fondateur d’empire. Pas un potentat de l’industrie ou du commerce. Pas un vaniteux de la notoriété médiatique. Pas un opulent du patrimoine et des biens fugitifs. Il n’a rien laissé de concret, de matériel, de palpable, de négociable. Il a fondé une parcelle d’humanité. Comme réinventé une manière d’être humain. Avec les mots de tous. « Santo subito ! », réclamait, mardi, une banderole, dans la foule. Comme à Rome pour Jean-Paul II. Une banderole souriante, ironique sans doute autant que sincère. S’il avait été là, debout plutôt que dans son cercueil de bois blanc, il aurait souri et demandé qu’on la replie. N’empêche : s’il n’y avait pas de la sainteté dans cet homme-là, où y en a-t-il ?