DEUXIÈME
PARTIE (Index)
LIVRE
V Depuis
la mort du roi Tchiel-tsong jusqu’au retour de
l’expédition française.
1864-1866. — 558 — CHAPITRE III. Martyrs des provinces. — Les
trois missionnaires survivants. — Expédition
française en Corée. — Lettre du Souverain Pontife aux
Coréens. La persécution de 1866 avait,
dès les premiers jours, sévi avec une rigueur
et une rapidité sans exemple. Le 15 février, la
plupart des missionnaires de
Corée comptaient encore sur la liberté religieuse ; à
la fin de mars, la
chrétienté écrasée sous une succession de désastres
inouïs, était noyée dans le
sang de ses pasteurs et de ses principaux fidèles. La
rage des suppôts de l’enfer
s’était déchaînée, non-seulement à la capitale, mais
dans tout le pays. Nous
avons raconté la mort des chrétiens qui suivirent les
missionnaires au martyre.
Voici quelques détails sur cinq de ceux qui, dans les
provinces, à la même
époque, imitèrent leur constance et partagèrent leur
triomphe.
« Je vous envoie,
écrivait M. Féron, le 25 septembre 1866, les notes
suivantes, malheureusement
incomplètes, sur quelques-uns de nos martyrs.
« Paul O Pan-tsi,
baptisé en 1857 ou 1858, était de famille noble, mais
vivait dans une grande
pauvreté à Ki-tsiang-kol, canton de Tsin-tsien. Né
dans l’opulence, ne songeant
ni à s’instruire, ni à travailler, il avait eu une
jeunesse oisive et dissipée,
et le défaut de conduite l’avait réduit à la misère.
Depuis sa conversion, il
supportait la pauvreté avec une résignation
chrétienne, et remplissait ses
devoirs avec beaucoup d’exactitude. Arrêté le 10 ou 11
mars 1866, par les
satellites de Tsiong-tsiou, il fut amené à la prison
de cette ville, avec un
jeune homme du même village. Il avait déjà subi un
interrogatoire et souffert
le supplice du tsioul ou ploiement des os des jambes,
lorsqu’il vit arriver à
la prison Paul Pai de qui je tiens les détails
suivants. Ils furent interrogés
ensemble. Paul O Pan-tsi parla peu, se déclara
chrétien, refusa de dénoncer
personne, et ne répondit que par des dénégations aux
questions concernant les
missionnaires. La torture ne lui arracha que quelques
soupirs ; elle fut abrégée,
parce que ce jour-là le roi offrait des sacrifices.
Dans le trajet du prétoire
à la prison, un des bourreaux asséna sur la tête du — 559 — confesseur un coup de bâton
qui fit jaillir le sang. Paul se contenta de
dire : « Lorsqu’on voudra me tuer, qu’on me tue ;
mais, en attendant, pourquoi
me frapper sans l’ordre du mandarin ? » Cette
observation lui attira de
nouveaux coups et de nouvelles injures. Cependant le
mandarin, qui ne voulait
pas faire mourir les trois prisonniers, mit tout en
œuvre pour leur arracher un
acte d’apostasie. Un de ses secrétaires, envoyé dans
ce but, demanda à Paul ce
que signifiaient les mots : Jésus, Marie, qu’il
prononçait au milieu des
tourments. « C’est, » répondit-il, « notre manière
d’invoquer le secours de
Dieu. « Les deux autres prisonniers eurent le malheur
de faiblir ; on les
relâcha. Paul Pan-tsi fut étranglé le lundi ou le
mardi de la semaine sainte
(26 ou 27 mars), à l’âge de plus de cinquante ans. Son
corps, recueilli par les
chrétiens, a été inhumé dans un terrain appartenant à
sa famille.
« Hyacinthe Hong
demeurait à Nong-tsiou, canton de Tsik-san. Il était
aveugle depuis cinq ans et
sexagénaire. Le 15 mars 1866, les satellites entrèrent
dans sa maison. Ses
premières paroles furent : « Je suis chrétien. — Mais
comment as-tu pu
apprendre la religion puisque tu es aveugle ; qui t’a
instruit ? — J’ai sucé l’instruction
chrétienne avec le lait de ma mère ; c’est sur ses
genoux que j’ai appris la
vraie doctrine. D’ailleurs, il n’y a que cinq ans que
mes yeux se sont
obscurcis. — Si tu n’apostasies, nous allons te lier,
et on te tuera. — Je ne
puis renier mon Dieu, et il y a longtemps que je
désire donner ma vie pour lui.
» On le conduisit à Tsik-san, où il se déclara
chrétien, et refusa d’apostasier.
Barbe Ioun, son compagnon de captivité, raconte qu’on
ne mit Hyacinthe à la
torture qu’une seule fois, mais avec une barbarie
atroce. Après l’avoir
dépouillé de ses vêtements, lié par les pieds, les
mains et les cheveux, les
bourreaux le frappèrent avec une extrême violence ;
puis, il fut remis en
prison, chargé d’une lourde cangue, et resta sept
jours dans cet état. Le
mandarin lui faisait servir à manger ; mais, comme il
y avait dans la prison
une quinzaine de chrétiens, hommes, femmes et enfants,
auxquels on n’accordait
pas la même faveur et qui mouraient de faim, Hyacinthe
leur distribuait presque
tout ce qui lui était apporté. Désespérant de vaincre
sa fermeté, le mandarin
de Tsik-san l’envoya à Kong-tsiou, au gouverneur de la
province. Le dernier
jour du voyage, les satellites, sous prétexte que
l’argent leur manquait, le
laissèrent sans nourriture ; et, durant les cinq jours
suivants, c’est-à-dire
jusqu’à sa mort, on ne lui donna pas même une goutte
d’eau. — 560 —
« Au dernier
interrogatoire, le gouverneur lui fit appliquer la
torture. Huit bourreaux
(quatre de chaque côté) le frappaient sans relâche ;
ils ne s’interrompaient
que pour laisser au mandarin le temps de lui adresser
cette question : « Es-tu
encore chrétien ? — Oui, » répondait le martyr. Et on
ne l’entendit même pas
pousser un gémissement. Le supplice recommença à trois
reprises différentes : c’était
toujours la même réponse, bien que plus d’une fois on
fût obligé de le délier
pour le faire revenir à lui, car la violence des coups
lui faisait perdre
connaissance. Ajoutons que, la nuit précédente, les
satellites l’avaient déjà
torturé en lui ramenant la tête jusque sur les pieds
passés dans des ceps,
tandis qu’il avait les bras étendus en croix. Ce
supplice était si douloureux
que le patient demanda qu’on le fît cesser ; les
satellites refusèrent à moins
qu’il ne renonçât à se déclarer chrétien. Hyacinthe
Hong fut étranglé le lundi
saint, 26 mars. Son fils, qui avait pris la fuite, a
mieux aimé vivre dans l’indigence
que de s’exposer au danger de l’apostasie en réclamant
ses biens confisqués.
« Thomas Song, dit
Tcha-sien-i, de Keu-to-ri, âgé de vingt-huit ans,
était fidèle à ses devoirs,
mais d’un caractère assez peu énergique, et ne
présageant pas l’héroïsme dont
il fit preuve dans la confession de sa foi. Je ne sais
pas au juste le jour de
son arrestation ; elle eut lieu de la manière
suivante. Quatre ou cinq jours
après l’arrestation de Mgr Daveluy, les satellites de
Tek-san avaient pillé les
maisons de quelques chrétiens du village de Keu-to-ri.
Le mandarin ayant promis
de faire restituer les objets volés, Thomas reçut
commission de les réclamer.
Mais, au lieu de tenir sa promesse, le mandarin
l’interrogea sur la religion.
Thomas la confessa hardiment, et fut jeté en prison.
Là, les satellites le
maltraitèrent de telle sorte que, lorsqu’on l’envoya
au gouverneur de
Kong-tsiou, ils furent obligés de le porter. Chaque
jour ils le dépouillaient
de ses vêtements, le garrottaient, et le frappaient à
coups de bâton. Une fois,
l’ayant suspendu par les pieds, ces misérables lui
couvrirent le visage d’ordures.
En recevant cet ignoble outrage, Thomas dit simplement
: « C’est bien ! —
Pourquoi ? » demandèrent les bourreaux. — « Parce que
c’est bien pour un
pécheur, qui a fait couler le sang de Notre Seigneur
Jésus-Christ. J’avais soif
; ce que vous me faites, c’est pour expier le fiel et
le vinaigre que lui ont
fait boire mes péchés. » Une autre fois, on le laissa
suspendu si longtemps,
que ses compagnons de captivité, émus de compassion,
le délièrent, au risque d’être
eux-mêmes battus. On voulait frictionner — 561 — ses membres enflés, et en
exprimer le sang corrompu ; il ne le souffrit
pas. « Ce n’est pas la peine, » répondit-il. « Du
reste, Jésus et Marie sont
venus toucher mes blessures. » Et l’on assure, en
effet, que, dès le lendemain,
ses plaies étaient cicatrisées.
« On était alors en
carême, et Thomas observait avec une scrupuleuse
exactitude les jeûnes et les
abstinences de l’Église, jeûnes et abstinences dont la
rigueur était doublée et
par ses autres souffrances, et par l’insuffisante
nourriture donnée aux
prisonniers. De même, rien ne put lui faire omettre
aucune de ses pratiques
ordinaires de piété. Son oncle, apostat et délateur,
lui écrivit pour l’engager
à apostasier ; il rejeta la lettre avec indignation,
ce qui lui valut un
surcroît de mauvais traitements. Touché du regret
d’avoir poussé les choses si
loin, le mandarin voulait sauver Thomas Song ; mais,
ne pouvant obtenir ni un
acte, ni même un mot qui lui permît de le renvoyer
comme apostat, il s’avisa d’un
expédient singulier : ce fut de lui dire que, s’il
n’arrachait avec ses dents
un morceau de sa propre chair, il le regarderait comme
ayant obéi, et le
renverrait. « Quand je proteste que je n’apostasierai
jamais, » répondit
Thomas, « pourquoi voulez-vous me faire passer pour
apostat ? Mon corps
appartient à Dieu, et il ne m’est pas permis de lui
faire du mal ; mais le
mandarin a sur moi l’autorité paternelle, et puisqu’il
exige cette preuve de
mon attachement à la foi, la voici. » Et d’un coup de
dent, il s’arracha un
morceau de chair à chaque bras. Ces blessures durent
être bien douloureuses :
car, après sa mort, on les trouva affreusement
envenimées. Il arriva à
Kong-tsiou le vendredi ou le samedi saint, et fut
aussitôt présenté au
gouverneur, qui le fit mettre trois fois de suite à la
question. On le remporta
sans connaissance, et, le même jour, il fut étranglé
dans la prison, ainsi que
deux femmes chrétiennes, sur lesquelles je n’ai encore
que des détails
insuffisants. Leurs corps ont été précieusement
recueillis. »
Une lettre de M. Calais
donne quelques renseignements sur les deux femmes dont
il est ici question. L’une
était Suzanne Kim, originaire d’une ancienne famille
chrétienne de Tchouk-san
dans le Kieng-kei, et femme de Jean Sim. L’autre, dont
on ne sait pas le nom,
était la veuve d’un nommé Kim. Quand éclata la
persécution, Suzanne, se croyant
trop exposée dans le village où elle demeurait avec
son mari, se retira avec
ses trois enfants, dont le plus jeune n’avait que deux
mois, auprès de son
frère et de sa vieille mère, dans le village de
Hai-sa-tong. C’est là qu’elle
fut saisie par les satellites avec sa mère, et la
veuve de Kim. — 562 — D’autres chrétiens arrêtés en
même temps apostasièrent, et furent relâchés
sur-le-champ. Les trois femmes furent conduites au
mandarin, mais, chemin
faisant, les satellites voyant que la mère n’avait pas
la force de les suivre,
s’en débarrassèrent en la renvoyant chez elle. Les
deux prisonnières
comparurent devant le mandarin de Tsien-an qui, ému de
compassion à la vue des
petits enfants de Suzanne, employa tour à tour les
caresses et les menaces pour
obtenir l’apostasie de ces courageuses chrétiennes,
sans toutefois les mettre à
la torture. À la fin, il les renvoya à Kong-tsiou,
chef-lieu de la province. C’était
les envoyer à la mort. Suzanne le comprit, et confia
ses enfants à un chrétien
qui devait les reconduire à leur père. À Kong-tsiou,
les deux femmes eurent à
subir, à plusieurs reprises, des supplices si cruels,
que leurs jambes et
plusieurs de leurs côtes furent rompues ; mais elles
ne laissèrent pas échapper
une plainte. On les reporta à la prison, où on les
étrangla le même jour que
Thomas Song. Leurs corps, jetés dans les champs,
furent ensuite enterrés par
les chrétiens dans une même fosse.
Il y eut, en outre, dans
les différentes provinces, une vingtaine d’autres
martyrs, dont trois dans le
Pieng-an, deux dans le Hoang-hai, les autres à
Kong-tsiou, à Song-to, etc.,
mais il a été impossible d’obtenir des documents
précis sur leur nombre, leurs
noms et les circonstances de leur mort. Ordre était
donné dans tout le royaume
de brûler les livres et objets de religion que l’on
pourrait saisir ; la
surveillance mutuelle de cinq en cinq maisons,
responsables les unes des
autres, était rétablie avec beaucoup de rigueur,
surtout dans les grandes
villes ; les mandarins devaient par tous les moyens
possibles obtenir l’apostasie
des chrétiens. La plupart d’entre eux profitèrent
d’une aussi belle occasion de
satisfaire à la fois leur rapacité et leur haine du
nom chrétien. Ils
torturèrent cruellement tous les néophytes qui leur
tombèrent sous la main,
pillèrent et brûlèrent leurs maisons, et les
réduisirent à la plus affreuse
misère. Beaucoup d’autres mandarins cependant se
mirent peu en peine d’exécuter
strictement les ordres de la cour. Quelques-uns même,
opposés par principe à la
persécution, inventèrent des stratagèmes pour tirer
les chrétiens d’embarras,
et un certain nombre de prisonniers furent, après des
interrogatoires
insignifiants, relâchés comme apostats, sans avoir en
réalité donné aucun signe
d’apostasie.
Mais si l’on était
disposé, au moins partiellement, à fermer les yeux sur
les chrétiens indigènes,
et à les laisser provisoirement — 563 — tranquilles, on ne mettait
que plus d’ardeur à poursuivre les missionnaires
européens. D’après les dénonciations du traître Ni
Son-i, on était sûr qu’il y
en avait au moins neuf en Corée ; on soupçonnait
l’existence des autres. Aussi,
dès le premier jour de la persécution, les ordres les
plus sévères furent-ils
expédiés à tous les gouverneurs et magistrats ; et de
nouvelles lettres
venaient, chaque semaine, stimuler leur activité et
leur vigilance. Tout d’abord,
le gouvernement ordonna de placer, à chaque rencontre
de chemins, des guérites
pour des gardiens chargés de ne laisser passer aucun
voyageur sans l’avoir
rigoureusement examiné ; mais, au bout de quelques
jours, les soldats s’ennuyèrent
de ce pénible service, et, sauf dans le voisinage
immédiat de la capitale,
laissèrent partout ailleurs les guérites veiller
seules. On envoya également à
tous les fonctionnaires et agents de l’autorité les
signalements des Européens,
fournis par Ni Son-i et d’autres apostats, avec
promesse de brillantes
récompenses pour ceux qui les feraient prisonniers.
Nous avons vu que le
résultat de ce plan infernal fut, en moins d’un mois,
l’arrestation de neuf
missionnaires. Les trois autres échappèrent, mais il
est difficile de dire ce
qu’ils eurent à souffrir dans ces terribles moments.
Pourchassés de retraite en
retraite par les satellites et les espions, cachés le
jour dans des trous de
murailles ou dans les rochers les plus inaccessibles
des montagnes, errants la
nuit dans des chemins écartés et quelquefois
impraticables, l’âme déchirée de
mille angoisses à la vue de la ruine de leurs
chrétientés, du découragement des
néophytes, de l’apostasie des faibles, bien souvent
ils souhaitèrent de tomber
dans les mains des persécuteurs, et, comme ils l’ont
avoué depuis, plus d’une
fois ils songèrent à se livrer eux-mêmes.
« J’ai tout perdu, »
écrivait M. Féron au séminaire des
Missions-Étrangères, » j’ai tout perdu,
jusqu’à mon bréviaire. Je ne possède plus que les
habits qui me pourrissent sur
le corps. Je ne puis attendre aucun secours de mes
chrétiens qui sont eux-mêmes
complètement ruinés. Tous sont frappés d’ailleurs
d’une terreur incroyable qui
paralyse toutes leurs facultés, et devient pour eux le
plus grand péril, car
beaucoup auraient passé inaperçus, s’ils ne s’étaient
trahis d’avance en
prenant la fuite. Inutile de vous raconter comment
j’ai vécu pendant tout ce
temps. Vous n’ignorez pas ce que c’est que le temps de
persécution ; plusieurs
d’entre vous le savent par expérience. Mais si cette
vie est dure, la
Providence divine est bien douce. Je puis dire que
j’ai marché de miracle en
miracle, allant là où je ne voulais pas, n’allant pas
— 564 — là ou je voulais, et toujours
j’ai reconnu que si j’avais fait selon ma
volonté, je ne sais pas, ou plutôt je sais très-bien
ce qui me serait arrivé.
Et puis, dans une cachette obscure et étouffante, on
sent le bon Dieu de plus
près, et l’on n’échangerait pas volontiers une
pareille existence pour une
autre plus douce à la nature. »
De son côté, M. Ridel
écrivait à sa famille : « En apprenant le martyre de
Mgr Berneux, je me mis en
route avec quelques chrétiens pour gagner Tsin-pat. Il
y avait une rivière à
traverser. Un courrier du gouvernement se présente en
même temps que nous pour
passer. J’entre le dernier dans le bateau, et me
tourne à l’avant pour ne pas
être reconnu. La conversation s’engage. « Moi, » dit
un païen au courrier, « je
reviens de Tiei-tchen pour l’affaire de ces coquins
d’Européens que l’on a pris
à la capitale. Y en a-t-il aussi à Tiei-tchen ? — Oui,
» répond le courrier, «
il y en avait deux ; j’ai porté l’ordre de les
prendre, et ils ont été arrêtés.
» Et il se mit à les décrire si bien que je reconnus
facilement qu’il s’agissait
de MM. Pourthié et Petitnicolas. Mes chrétiens
effrayés ne soufflaient mot ; j’essayais
de faire bonne contenance. Le premier interlocuteur
ajouta : « A-t-on arrêté
aussi leurs femmes ? — Ils n’en ont pas. — Et comment
font-ils leur ménage ? —
Ah ! je n’en sais rien. Allez leur demander. » Cette
réflexion fit rire les
chrétiens et empêcha de remarquer leur tristesse trop
visible. Arrivé à
Tsin-pat, je donnai les sacrements à quelques
personnes, je fis enterrer tous
mes livres et effets, et je partis le 12 mars, pour
aller, je ne savais où,
chercher un refuge. André, mon maître de maison,
m’accompagnait avec sa femme
et ses enfants, et un certain nombre de chrétiens. Le
soir même, Tsin-pat était
envahi par les satellites de la capitale, avec ordre
précis d’arrêter l’Européen
qui y résidait habituellement, et toutes les personnes
à son service.
« Après avoir changé
plusieurs fois de retraite, et dépensé tout ce que je
possédais à nourrir les
chrétiens qui m’avaient accompagné, j’ai été obligé
d’en renvoyer le plus grand
nombre, et je suis venu me réfugier dans un petit
hameau au milieu des
montagnes. J’ai couché quinze jours à côté d’un homme
qui avait la fièvre
typhoïde, et à la moindre alerte, à chaque visite que
recevaient mes hôtes, je
me cachais sous un tas de bois. C’est là que, le mardi
de Pâques, j’ai appris
la mort de Mgr Daveluy. Le soir, les enfants d’André
causaient entre eux de
cette triste nouvelle. J’entendis Anna sa fille aînée,
âgée de douze ans, qui
disait à ses jeunes frères : « On va bientôt venir
prendre le Père, — 565 — avec papa et maman ; on nous
emmènera aussi, on nous dira : Renonce à la
religion ou bien je vais te faire couper en morceaux.
Que ferons-nous ? — Moi,
» dit le plus grand, « je dirai : Faites comme vous
voudrez, mais je ferai
comme papa ; je ne renoncerai pas au bon Dieu, et si
on me coupe la tête, j’irai
chez le bon Dieu. — Et moi, » ajouta l’autre, « je
dirai au mandarin : Je veux
aller au ciel. Si vous étiez chrétien, vous iriez
aussi au ciel ; mais, puisque
vous faites mourir les chrétiens, vous irez en enfer.
» Alors Anna serrant ses
deux frères dans ses bras leur dit : « C’est bien,
nous mourrons tous et nous
irons au ciel avec papa et maman et le Père. Mais pour
cela il faut bien prier
le bon Dieu, car on nous fera bien mal. On nous
arrachera les cheveux, les
dents, les mains ; on nous frappera avec un gros bâton
; et le Père dit que si
l’on n’a pas bien prié, on ne pourra pas y tenir. »
Quelques instants après, le
plus jeune des deux frères alla trouver sa mère : «
Maman, est-ce qu’on tuera
aussi le petit enfant ? (son petit frère qui n’avait
que quatorze mois) » J’ai
passé près d’un mois et demi dans cette retraite,
enviant le sort de nos
martyrs, faisant pénitence pour mes péchés qui m’ont
privé du bonheur de partager
leur sort, et méditant surtout ces paroles : Que votre
volonté soit faite sur
la terre comme au ciel ! J’avais pu rattraper le
Parfum de Rome, et, en
relisant ces belles pages dans mes longues journées de
loisir, j’y trouvais des
tableaux frappants de notre état actuel. Ne
sommes-nous pas, en Corée, au temps
des catacombes ?… Enfin le 8 mai, j’ai eu des
nouvelles de M. Féron, qui se
trouvait caché à quelques lieues de moi, et le 15,
après un voyage de nuit qui
n’a pas été sans danger, j’ai pu me jeter dans ses
bras. »
M. Calais fut, des
trois missionnaires, celui qui courut les plus sérieux
périls. « Je m’étais
réfugié, » raconte-t-il, « dans la ville païenne de
Moun-kien ; mais un soir,
un léger accès de toux trahit ma présence pendant
qu’un païen se trouvait à la
maison. Je partis la nuit même, et guidé par le
chrétien qui m’avait donné
asile, je cherchai à regagner par des chemins
détournés le village de Hau-sil
où j’avais fait l’administration quelque temps
auparavant. Nous nous égarâmes
dans les montagnes, et vers midi seulement nous
aperçûmes Hau-sil à une lieue
de distance. Je renvoyai mon guide qui, en arrivant,
trouva sa maison dévastée
par les païens, et je continuai ma route en portant
mon paquet sur mes épaules.
Je n’avais rien mangé depuis la veille, j’étais épuisé
de fatigue. Vers trois
heures, j’arrivai auprès d’un petit groupe de maisons
chrétiennes. Quelques
femmes étaient — 566 — sur la porte d’une cabane,
mais en approchant je vis quatre satellites qui
venaient de les arrêter. Je voulus fuir, mais ils me
saisirent aussitôt, m’arrachèrent
mon paquet, et me demandèrent : « Qui es-tu ? D’où
viens-tu ? Où vas-tu ? » À
ces questions, je vis que je n’étais pas reconnu pour
Européen, et je gardai le
silence. Une des chrétiennes s’approcha alors et leur
dit : « C’est mon
beau-père, ne voyez-vous pas qu’il est sourd.
Dites-moi ce que vous lui voulez,
et je me charge de le lui faire comprendre. » Les
satellites demandèrent de l’argent.
On parlementa, et l’on convint d’aller appeler les
chrétiens cachés dans la
montagne. Celui qui me gardait essaya plusieurs fois
de me faire parler. Il me
donnait des coups de poing en me criant dans les
oreilles : « Entends-lu ?
parle donc. » Les chrétiens, apprenant que le prêtre
était arrêté, vinrent en
assez grand nombre, et voyant que l’on voulait
seulement de l’argent et qu’il n’était
pas question de religion, ils se méfièrent de quelque
fourberie, interrogèrent
les prétendus satellites et les forcèrent à avouer
qu’ils n’étaient que des
voleurs. Ils les châtièrent et les laissèrent aller.
« Je pus encore
entendre quelques confessions, et donner la sainte
communion le jour de Pâques.
Puis, prévenu que les satellites ne tarderaient pas à
arriver à Hau-sil, je
partis le jeudi suivant, accompagné du chrétien Thomas
Iou, pour me rendre à un
autre village. À la ville de Nieun-phong, nous eûmes à
passer devant une
auberge ; on nous cria : « Qui êtes-vous ? Où
allez-vous ? » Nous nous
contentâmes de presser le pas, mais les soupçons
étaient éveillés, et nous
fûmes bientôt saisis par cinq satellites, qui se
mirent à me considérer de la
tête aux pieds, par devant et par derrière, et
soupçonnèrent que j’étais un
Européen. On nous conduisit à l’auberge pour nous
examiner de plus près.
Thomas, qui marchait devant, se débattait si
violemment que les satellites qui
étaient à côté de moi s’avancèrent pour porter secours
à leurs camarades. Je
profitai aussitôt de la circonstance pour prendre la
fuite. « L’autre se sauve,
» crièrent-ils tous, et plusieurs se mirent à ma
poursuite. Je courais de
toutes mes forces, quand ma ceinture, dans laquelle
j’avais quelques centaines
de sapèques, se déchira et tomba sur les pierres du
chemin. Les satellites, à
ce son bien connu, se précipitèrent sur le butin, se
battirent en le
partageant, et ne songèrent plus à moi. Jamais
auparavant je n’avais porté d’argent
sur moi dans mes voyages ; c’était toujours un de mes
compagnons qui tenait la
bourse ; mais le bon Dieu, pour me sauver des mains
des méchants, avait permis
que je m’en fusse chargé moi-même — 567 — ce jour-là. Je parvins à
gagner un village chrétien ; je n’osai m’y
arrêter, et, accompagné d’un ou deux hommes de bonne
volonté, je me réfugiai
dans un fourré presque impénétrable des montagnes
voisines, un vrai repaire de
tigres, où je dormis huit jours à la belle étoile, sur
la terre nue. Plus tard,
je pus arriver à Somba-kol, à travers un pays tout
païen, couchant, côte à côte
avec six ou huit païens, dans les auberges de la
route. Dieu me garda de tout
accident. À Somba-kol, je fis l’administration
annuelle et distribuai les
sacrements ; j’eus même la consolation de baptiser
quelques païens adultes, qui
ne craignaient pas, en face de la mort, de se déclarer
chrétiens. J’ai su
depuis que Thomas Iou, sur lequel on avait pris mon
Nouveau Testament latin,
fut conduit devant le mandarin, lequel, à la vue de ce
livre, entra dans une
fureur épouvantable contre les satellites qui
m’avaient laissé échapper. Thomas
subit deux ou trois fois les questions et la
bastonnade, mais à la fin, voyant
qu’on ne pouvait lui arracher aucune dénonciation
contre moi, on le mit en
liberté. »
Au mois de mai, la
persécution se calma un peu. On recherchait toujours
les missionnaires, mais on
n’arrêtait plus les chrétiens. Le gouvernement
craignait, en maintenant dans le
pays une aussi grande agitation, d’empêcher la
plantation du riz. D’ailleurs,
la sécheresse était extrême ; l’orge, qui est la
principale nourriture pendant
l’été, menaçait de sécher sur pied ; et les païens
eux-mêmes criaient de tous
côtés que la cruauté déployée contre les chrétiens
avait irrité le ciel, et
fait manquer la pluie. Les ennemis de la religion
remirent donc à l’automne la
réalisation de leurs plans.
MM. Féron et Ridel s’étaient
réfugiés ensemble dans un petit hameau de quatre
maisons, chez une pauvre veuve
chargée de six enfants encore en bas âge. La retraite
était sûre, et cette
femme, malgré son dénuement, malgré le danger qu’elle
courait en leur donnant
asile, les avait reçus et les gardait avec une
cordialité si dévouée qu’ils y
restèrent près de deux mois. La famine régnait dans la
contrée ; les pauvres
chrétiens du hameau coupaient l’orge encore toute
verte, et en faisaient leur
nourriture. Les deux missionnaires essayèrent de ce
régime, mais dès la
première fois, ils éprouvèrent une indisposition si
violente qu’il fallut y
renoncer. Les chrétiens mirent en commun leurs
dernières ressources, vendirent
tout ce qu’ils avaient, et parvinrent à leur procurer
deux boisseaux de riz.
Vers le 15 juin, MM.
Féron et Ridel eurent des nouvelles de — 568 — M. Calais, qu’ils croyaient
mort dans les montagnes, et purent correspondre
avec lui. C’est alors que, d’un commun accord, ils
décidèrent que l’un d’entre
eux devait gagner la Chine, pour faire connaître les
désastres que la mission
venait de subir, et travailler, si possible, à y
porter remède. M. Féron qui
était le plus ancien des trois, et à ce titre
remplissait les fonctions de
supérieur, désigna M. Ridel pour ce voyage. Le
missionnaire obéit, et quitta en
pleurant sa chère mission de Corée.
« Nous fîmes préparer
une barque, écrit-il, ce qui nous coûta des peines
extrêmes ; enfin le jour de
la Saint-Pierre, je quittai de nouveau M. Féron. Les
satellites étaient de tous
les côtés, gardaient toutes les routes ; les douanes
étaient plus vigilantes
que jamais, et les soldats de la capitale mettaient
les barques en réquisition
pour transporter les matériaux destinés à la
construction du nouveau palais ;
tout autant de périls qu’il nous fallait éviter.
J’étais caché au fond de mon
petit navire, monté par onze chrétiens résolus, et nos
craintes furent grandes
pendant trois jours que nous naviguâmes à travers les
îles qui bordent la côte,
mais Dieu vint à notre aide, et le sang-froid de mon
pilote nous tira d’affaire.
Enfin nous gagnâmes le large ; j’avais apporté une
petite boussole : je donnai
la route pour filer en pleine mer sur les côtes de
Chine. Mes pauvres marins n’avaient
jamais perdu la terre de vue ; quelle ne fut pas leur
frayeur lorsque, le soir,
ils ne virent plus autour d’eux que l’immensité des
mers ? Un vent furieux se
déchaîna ; nous essuyâmes une violente bourrasque et,
pendant deux heures, nous
eûmes toutes les peines du monde à maintenir notre
navire. Figurez-vous une
petite barque toute en sapin, les clous en bois ; pas
un seul morceau de fer
dans sa construction ; des voiles en herbes tressées,
des cordes en paille.
Mais je l’avais appelée le Saint-Joseph ; j’avais mis
la sainte Vierge à la
barre et sainte Anne en vigie. Le lendemain, point de
terre ; le troisième jour
nous rencontrâmes des barques chinoises : le courage
revenait au cœur de mon
équipage, mais le calme nous surprit. À la nuit, nous
eûmes encore un coup de
vent qui dut nous pousser fort loin dans la bonne
direction ; le vent soufflait
par soubresauts de droite à gauche ; la mer se
gonflait et frappait les flancs
de la barque ; on ne pouvait voir à deux pas dans
l’obscurité, et il tombait
une pluie torrentielle. J’admirai le courage de mon
pilote ; il resta toute la
nuit au poste, ne voulant pas céder sa place avant que
l’orage ne fût passé, et
tenant fidèlement la direction que je lui avais
donnée. — 569 —
« Enfin le vent cesse,
les nuages se dissipent ; il ne reste plus que le
roulis, et bientôt l’orient
en feu nous fait présager une belle journée. Où
étions-nous, où avions-nous été
jetés par la tempête ? Telle était la question que
nous nous posions, lorsqu’un
matelot fait remarquer un point noir ; peu à peu il
grossit ; c’est une terre
dans la direction que nous avions prise ; plus de
doute, c’est la Chine. Puis
on signale un navire ; bientôt, à ses voiles, on
reconnaît un navire européen ;
il vient vers nous. J’ordonne de passer tout à côté,
et je fais hisser un petit
drapeau tricolore que j’avais eu soin de préparer
avant de quitter la Corée. C’était
un beau trois-mâts ; j’ai appris depuis qu’il était de
Saint-Malo, et venait de
Tche-fou. En passant, je lui fais un grand salut. Le
capitaine qui nous
regardait avec attention, très-étonné de voir flotter
le drapeau français sur
une si singulière embarcation qui n’était même pas
chinoise, me répond de la
manière la plus gracieuse, puis sur son ordre on met
le drapeau. J’attendais
avec anxiété ; c’était le drapeau de la France ; trois
fois il s’élève et s’abaisse
pour nous saluer. Impossible de vous décrire ce qui se
passa dans mon cœur.
Pauvre missionnaire, depuis six ans je n’avais pas vu
de compatriotes ! et en
ce moment, perdu au milieu des mers, sans connaître la
route, j’aurais voulu
rejoindre ce bâtiment, mais ses voiles enflées par un
vent favorable l’avaient
déjà emporté à une grande distance. C’était du reste
pour nous une grande
consolation. Tous mes matelots, qui n’avaient jamais
vu de navire européen,
étaient dans l’admiration. « Père, est-ce que ce sont
des chrétiens ? Si ce
navire venait chez nous tout le monde s’enfuirait ; il
prendrait notre pays, et
forcerait le roi à donner la liberté de la religion ;
» etc. Bientôt je
reconnus la côte ; c’était le port de Wei-haï d’où
j’étais parti six ans
auparavant. Nous étions sur les côtes du Chan-tong,
dans la direction de
Tche-fou où je voulais aller. Nous arrivions par
conséquent en droite ligne,
aussi bien que l’eût pu faire le meilleur navire avec
tous ses instruments
nautiques. Que la sainte Vierge est un bon pilote ! Il
ne nous restait que
quelques lieues, mais le vent contraire ne nous permit
pas d’aborder ce
jour-là. Le 7 juillet au matin, nous vîmes le port, et
à midi, nous jetions l’ancre
au milieu des navires européens. Aussitôt nous fûmes
environnés de Chinois
curieux de voir les Coréens qu’ils reconnurent
aussitôt ; je descendis et fus
immédiatement entouré d’une foule de Chinois qui me
faisaient cortège et
regardaient avec curiosité mon étrange costume. Les
nouvelles que j’apportais
firent grande sensation parmi les membres de la
colonie européenne. Je me
rendis — 570 — sans retard à Tien-tsin, où
je rencontrai le contre-amiral Roze qui
commandait la croisière française sur les côtes de
Chine. Il me fit un accueil
bienveillant, et me promit son assistance. »
Après le départ de M.
Ridel, M. Féron alla rejoindre M. Calais et ils
restèrent cachés ensemble. L’été
se passa assez tranquillement. Comme on était dans une
année de famine, on
laissa les chrétiens à la culture de leurs champs,
tout en leur faisant
comprendre que ce n’était qu’une trêve, et que les
poursuites recommenceraient
aussitôt que possible. Quant aux missionnaires, leur
tête était toujours mise à
prix. Le 15 août, arriva de Péking un courrier
extraordinaire, porteur d’une
dépêche secrète, si sécrète que l’ambassadeur coréen,
un des principaux ennemis
de la religion, qui se trouvait alors en Chine, n’en
avait pas eu connaissance,
car l’on craignait à Péking que les chrétiens n’en
fussent informés. Mais en
Corée rien n’est secret : la dépêche et la réponse du
gouvernement coururent
tout le pays, et les missionnaires purent s’en
procurer des copies. La dépêche
taxait d’imprudence le meurtre des prêtres européens,
et conseillait un
arrangement avec la France, parce que celle-ci se
préparait à porter la guerre
en Corée. On ajoutait que, si la Chine n’avait pu
résister aux armes
françaises, à plus forte raison la Corée ne
pouvait-elle espérer de se
défendre. Le régent répondit que ce n’était pas la
première fois qu’il faisait
tuer des étrangers, que c’était son droit, et que
personne n’avait rien à y
voir. Les faits vinrent bientôt appuyer cette
déclaration de principes. Le 2
septembre, une goëlette américaine, ayant fait côte à
Pieng-an, fut brûlée, et
les vingt hommes qui la montaient furent massacrés. On
arrêta aussi deux
jonques chinoises du Chan-tong, pour s’assurer
qu’elles n’avaient pas d’Européens
à bord. Il n’y en avait pas, mais on trouva des toiles
de coton de fabrication
européenne ; l’équipage fut égorgé. Les édits les plus
sévères furent
renouvelés contre les chrétiens : ordre était donné de
les mettre à mort, eux
et leurs parents jusqu’au sixième degré, et
généralement toutes les personnes
qui seraient tenues pour suspectes ; des récompenses
étaient promises à ceux
qui auraient rempli ces ordres.
Après la destruction
des navires dont nous venons de parler, le régent,
convaincu qu’il avait porté
un coup terrible aux barbares d’Occident, et qu’il
était délivré d’une partie
de ses ennemis, allait tous les jours sur une montagne
voisine de la capitale
rendre grâces au ciel de ce brillant succès. Alors
même, Thomas Kim Kei-ho,
celui qui, en janvier, s’était le plus activement — 571 — mêlé aux démarches faites
auprès de lui par certains chrétiens à l’occasion
de la tentative des Russes, eut la malencontreuse idée
de lui écrire de
nouveau. Il exposait que les navires en question
n’étaient point ceux qui
devaient venir faire la guerre à la Corée, que les
vaisseaux français ne
tarderaient pas à se montrer, et que le meilleur plan
était de traiter avec la
France, d’abord parce que c’était une nation
puissante, ensuite parce que sa
religion était vraie et utile à la prospérité des
États. Comme on le pense
bien, il fut, à cause de cette lettre, immédiatement
arrêté.
Thomas appartenait à
une famille distinguée par sa noblesse. Plusieurs de
ses parents païens
occupaient des postes élevés dans la magistrature. Sa
mère et son frère aîné
avaient subi le martyre dans la persécution de 1839 ;
un autre de ses frères
était mort en prison pour la foi, à la même époque.
Thomas, dans sa jeunesse,
avait été un an au service de Mgr Daveluy ; puis,
entraîné par l’ambition et l’amour
des plaisirs, il avait abandonné à peu près
entièrement ses pratiques
religieuses. On dit qu’au commencement de 1866 il se
convertit, et quelques
chrétiens ont affirmé l’avoir vu réciter ses prières,
et l’avoir souvent
entendu répéter : « Je regrette vivement ma mauvaise
conduite ; je ne désespère
pas de me sauver, mais pour cela il me faudrait le
martyre qui purifie toutes
les souillures. » Néanmoins, on ne voit pas qu’il ait
alors reçu les
sacrements, ce qui lui était cependant facile avant
l’arrestation de Mgr
Berneux. Devant les juges il confessa courageusement
qu’il était chrétien, et
subit, à diverses reprises, les plus cruelles tortures
avec une fermeté qui
étonnait les bourreaux. Il fut conduit au supplice à
Sai-nam-to, avec Paul Kim,
et un autre chrétien nommé Ni. En chemin et sur le
lieu même de l’exécution, il
ne cessa d’exhorter ses compagnons à accepter
joyeusement la mort. C’était le 8
ou le 10 septembre.
On n’a aucun renseignement
précis sur Ni ; tout ce qu’on sait de lui, c’est qu’il
était domestique du
régent. Quant à Paul Kim, il appartenait à une famille
de la plus haute
noblesse, et s’était toujours distingué par sa foi et
sa ferveur. Depuis six
ans il était paralysé de la moitié du corps, et avait
perdu l’usage de la
parole ; il fallait le soigner comme un enfant. Mgr
Berneux a souvent fait l’éloge
de la patience héroïque avec laquelle Paul supporta
cette terrible épreuve. Au
commencement de la persécution, il habitait la maison
du mandarin Jean Nam qu’il
avait achetée peu de temps auparavant, et après
l’arrestation de Jean, il
prévit ce qui allait arriver et se hâta de la vendre
secrètement. Quelques — 572 — jours après, les satellites
vinrent pour piller la maison, mais ils la
trouvèrent occupée par un noble païen. Furieux de leur
déconvenue, ils jurèrent
de se venger sur Paul Kim, et, en septembre, aussitôt
que le régent eut
proclamé de nouveau les édits contre les chrétiens,
ils le traînèrent devant le
grand juge Sin Mien-sioung. Celui-ci, voyant son état
d’infirmité, ne lui fit
subir aucun interrogatoire ni aucune torture. Il le
condamna à mort comme
chrétien, et donna ordre de l’exécuter en compagnie de
Thomas Kim. Un mois plus
tard, les chrétiens lui donnèrent une sépulture
honorable auprès des autres
martyrs, sur la montagne de Ouai-ai-ko-kai. Dans les
quelques jours qui
suivirent l’exécution de Thomas et de Paul, quatre
autres chrétiens moururent
de faim dans les prisons de Kong-tsiou. On ne sait pas
leurs noms, et l’on n’a
aucun détail sur leur martyre. Nous avons laissé M. Ridel à
Tien-tsin, où il avait été informer l’amiral
Roze des graves événements dont la Corée venait d’être
le théâtre. L’amiral se
disposait à porter secours aux deux missionnaires
français encore exposés à la
mort, quand la nouvelle d’une révolte en basse
Cochinchine le força de prendre
une autre direction. Il promit à M. Ridel de faire, à
son retour de
Cochinchine, une descente en Corée. Le missionnaire
revint à Tche-fou où il
séjourna jusqu’à la mi-août. À cette époque, les
Coréens qui l’avaient
accompagné demandèrent à retourner dans leur pays. Il
en laissa partir huit,
et, avec les trois autres, se rendit à Chang-haï pour
attendre les événements.
Trois semaines plus tard, il reçut de l’amiral Roze
l’invitation de se rendre à
Tche-fou pour l’accompagner en Corée. Il partit en
toute hâte, et arriva le 10
septembre à bord de la frégate la
Guerrière. Lui-même va nous raconter, dans tous
ses détails, l’histoire de
cette expédition.
« Il fut décidé que la
corvette le
Primauguet, l’aviso le Déroulède
et la canonnière le Tardif,
iraient faire une première
reconnaissance sur les côtes de Corée. L’amiral me
prit comme interprète pour
ce premier voyage, avec mes trois Coréens comme
pilotes. Partis le 18 de
Tche-fou, nous étions, le 20, dans un groupe d’îles
dont les premières sont les
îles Ferrières et Clifford, et nous mouillâmes dans la
baie du prince Jérôme, à
une île qui fut nommée Eugénie. Le 21, l’amiral envoya
son aide de camp sur le Déroulède
pour explorer le chemin de
la capitale ; je l’accompagnai. Toujours dirigés par
le pilote coréen qui
connaissait à fond tous les coins et recoins de la
côte, nous — 573 — passâmes à l’île Boisée,
vis-à-vis la petite ville de Seung-tsiong, et de
là, par un coude très-accentué, nous entrâmes dans le
détroit qui sépare l’île
de Kang-hoa du continent. On jeta l’ancre près de
l’île, vis-à-vis du village
de Kak-kot-si. Là se terminait notre mission. Quelques
officiers descendirent à
terre, et furent émerveillés de l’aspect du pays. Une
grande plaine très-bien
cultivée et couverte de rizières, des villages
nombreux, et, à une lieue au
nord-ouest, les montagnes où se trouve la ville de
Kang-hoa. On voyait de loin
quelques forts assez bien situés, des canons, mais pas
un soldat. La population
effrayée s’était enfuie d’abord, mais quelques
individus plus courageux
revinrent, d’autres les suivirent, et quand on leva
l’ancre, les habitants
accoururent en foule sur le rivage pour voir ce navire
singulier, qui, sans
voiles et sans rames, remontait le courant très-rapide
en ces parages.
« Le lendemain, nous
rejoignîmes le
Primauguet et le Tardif.
Tous étaient enchantés des
observations faites pendant le voyage, et surtout
d’avoir acquis la certitude
que le chenal était navigable pour la flotte. Les
trois navires se mirent
immédiatement en route, mais le Primauguet s’étant
écarté de la ligne indiquée
par le pilote, alla donner sur des rochers.
Heureusement, il ne fit pas d’avarie
sérieuse, et ne perdit que sa fausse quille ; on
décida de le laisser à l’île
Boisée. Le 23 était un dimanche, et je célébrai la
messe à bord. C’était la
première fois que le saint sacrifice s’offrait, en
toute liberté, dans le
royaume de Corée. Les deux navires prirent ensuite la
route de Séoul. Au sortir
du détroit de Kang-hoa se trouve l’embouchure du
fleuve qui passe à une lieue
au sud de la capitale. Nous devions le remonter
jusqu’à une distance de six ou
sept lieues. J’étais continuellement au poste,
traduisant à l’amiral les
indications que me donnait le pilote. Enfin, le 25,
dans la soirée, on mouilla
devant la capitale, à la grande stupéfaction d’un
peuple immense qui couvrait
les rives du fleuve et les collines environnantes,
pour rassasier ses yeux de
ce spectacle inouï : des vaisseaux marchant par le
feu.
« Le gouvernement
coréen avait tenté d’arrêter notre marche. Des jonques
avaient été placées à un
passage assez étroit, et elles nous tirèrent un coup
de canon ; un boulet
français, en réponse, coula deux des jonques, et les
autres prirent la fuite.
Un peu plus loin, une ou deux batteries ouvrirent le
feu, mais quelques coups
de canon bien dirigés, et un obus, qui éclata à
quelques pas des artilleurs,
réduisirent tout au silence. On resta un jour devant
Séoul, exécutant des
sondages, prenant des hauteurs, traçant des — 574 — plans, relevant les diverses
directions, etc.. Je descendis à terre, dans l’espoir
de rencontrer quelque chrétien, et d’avoir des
nouvelles de mes confrères et de
la persécution, mais personne n’osa nous approcher. On
repartit le lendemain,
et, en redescendant le fleuve, on fit de nouveaux
sondages, et de nombreuses
observations. Le dimanche, 30 septembre, nous avions
rejoint le Primauguet et
nous nous préparions à regagner les côtes de Chine,
lorsqu’une barque vint nous
accoster. C’était mon pilote et un des matelots qui
m’avaient conduit à
Tche-fou. J’appris par eux la destruction d’un navire
européen échoué à
Pieng-an au mois d’août, le renouvellement de la
persécution, l’ordre de mettre
à mort les chrétiens des provinces sans en référer à
la capitale, et les
perquisitions dirigées contre les prêtres. Je
communiquai mes inquiétudes à l’amiral,
en le priant de laisser au moins un des navires, dont
la présence intimiderait
le gouvernement coréen, tandis que le départ de toute
la flottille amènerait
certainement un redoublement de persécution. Mes
représentations restèrent sans
effet, et le 3 octobre, nous étions de nouveau dans le
port de Tche-fou. On fit
les derniers préparatifs, et nous repartîmes huit
jours plus tard. »
Pendant que M. Ridel
rentrait en Chine avec les navires, que devenaient les
deux missionnaires
restés en Corée ? La lettre suivante de M. Féron va
nous l’apprendre.
« Vers les derniers
jours de septembre, M. le contre-amiral Roze envoya
reconnaître le chemin de la
capitale. M. Calais m’avait quitté pour se rendre sur
le bord de la mer, où j’avais
fait préparer une barque qui devait le transporter en
Chine. Informé avant moi
de l’arrivée des bâtiments français, il m’écrivit pour
savoir ce qu’il avait à
faire. Croyant avec tout le monde que c’était une
expédition définitive qui
allait nous donner la liberté, je me mis aussitôt en
devoir de rejoindre mon
confrère. J’avais douze lieues à faire ; en chemin je
fus reconnu, poursuivi,
et n’échappai que par miracle. La barque n’était pas
encore prête ; néanmoins
nous nous jetons dedans et partons le jour même. Nous
fûmes retardés par le
calme, puis par un vent contraire, et nous ne pûmes
atteindre que le lendemain,
sur le soir, l’entrée du chenal de trois lieues de
long, qu’il nous fallait
prendre pour rejoindre les bâtiments français. Mais, à
l’entrée du chenal, se
trouve une ville dont la garde est très-sévère. Nos
gens prennent peur ; nous
les décidons pourtant à avancer. « Allons donc à la
mort ! » disent-ils, et
nous arrivons devant la ville. Une barque coréenne
sortait de la passe. « Les
vaisseaux barbares — 575 — ne sont-ils point là ?
demandent nos matelots. Nous allons être tués en
passant près d’eux. — Non, ils sont partis depuis deux
jours. » Nous virons de
bord ; mais où aller ? Ma première pensée fut de nous
diriger vers la Chine :
le temps était beau, le vent favorable, et nous
serions arrivés à Tché-fou
avant le départ du contre-amiral. Mais la proposition
fit frémir tout le monde
; l’embarcation était si petite, et les pièces qui la
composaient si mal
jointes ! Je n’osai insister, et il fut décidé que
nous irions dans quelque
chrétienté du voisinage chercher des nouvelles. Nous
pensions, M. Calais et
moi, que les Français n’avaient fait qu’une simple
reconnaissance, et que le
contre-amiral ne tarderait pas à venir lui-même. Nous
le désirions d’autant
plus, que nous regardions comme un devoir de lui faire
connaître le désastre de
Pieng-an, afin qu’il pût en prévenir le retour.
« Dès que nous fûmes à terre,
je fis appeler secrètement un de nos chrétiens. Il
nous donna les nouvelles
suivantes. Les satellites venaient d’arriver pour se
saisir d’un chrétien.
Quant à la reconnaissance faite par la croisière, le
peuple n’en était pas
effrayé ; il désirait même l’arrivée des Français. Ce
qu’il redoutait, c’était
son propre gouvernement, c’étaient les bandes qui
allaient s’organiser sous
prétexte de défendre le territoire national. De fait,
la terreur était grande à
Séoul. Pendant les quelques jours que les canonnières
françaises avaient été
dans la rivière, il n’était entré à la capitale ni une
charge de riz, ni une
charge de bois ; huit jours de plus, et la population
serait morte de faim.
Tout le monde fuyait ; on assurait que sept mille
maisons avaient été évacuées.
Le gouvernement coréen ayant rassemblé une grande
quantité de jonques pour
former une armée navale, un boulet, lancé par une
canonnière française, avait
suffi pour détruire deux de ces jonques et mettre les
autres en fuite. L’artillerie
coréenne essaya bien de riposter ; mais ses
projectiles n’arrivaient pas à
moitié chemin. Tel est l’ensemble des renseignements
que nous recueillîmes.
« Nous étions au 11 ou
12 octobre, notre position devenait de plus en plus
critique, nous n’avions pas
d’autre ressource que de prendre le chemin de la
Chine. Ce jour-là même, le
contre-amiral Roze partait de Tche-fou pour la Corée.
Un vent contraire, qui
nous rejeta vers le nord, nous empêcha de le
rencontrer. Deux jours et deux
nuits, nous longeâmes la côte jusqu’à la hauteur du
Chan-tong ; mais notre
embarcation était si frêle, il y avait tant
d’imprudence à la pousser en pleine
mer, que nous fûmes heureux de rencontrer les barques
chinoises qui font la — 576 — contrebande, et de nous
arranger avec une d’entre elles pour nous faire
conduire à Tche-fou. J’omets le récit de notre
traversée qui fut longue et
difficile, à cause des alternatives de calme plat et
de vent contraire. Nous
sommes arrivés à Tche-fou le 26 octobre. On vient de
nous apprendre que le
Primauguet est attendu de Corée pour le 5 novembre ;
il vient chercher les
dépêches. Nous espérons profiter de son départ pour
rentrer dans notre mission,
qui nous est plus chère encore depuis que nous en
sommes exilés. »
Revenons maintenant à l’expédition,
et donnons d’abord le récit officiel qui en a été
publié par le gouvernement.
On lisait dans le Moniteur du 27 décembre 1866 :
« Le ministre de la
Marine et des Colonies a reçu du contre-amiral Roze,
commandant en chef la
division navale des mers de Chine, des dépêches
annonçant la prise de Kang-hoa,
ville fortifiée située au nord de l’île de ce nom, et
à l’embouchure du fleuve
sur les bords duquel se trouve Séoul, capitale de la
Corée.
« Parti de Tche-fou le
11 octobre, avec la frégate la Guerrière, les
corvettes à hélice le Laplace et
le Primauguet, les avisos le Déroulède et le
Kien-chan, les canonnières le
Tardif et le Lebrethon, le contre-amiral Roze
mouillait le 13, avec sa
division, devant l’île Boisée, à 18 milles de
Kang-hoa. Le lendemain, les
canonnières remontèrent la rivière Salée (détroit de
Kang-hoa), remorquant les
embarcations qui portaient les compagnies de
débarquement de la Guerrière et
des corvettes, ainsi qu’un détachement des
marins-fusiliers du Yokohama. À
peine débarqués, nos marins occupèrent les hauteurs
sans rencontrer la moindre
résistance, et campèrent à 5 kilomètres de Kang-hoa.
Le 15, une reconnaissance
fut exécutée par une colonne commandée par M. le
capitaine de frégate comte d’Osery
; arrivée près d’un fort qui domine la ville, elle fut
accueillie par un feu
bien nourri de mousqueterie et par celui de deux
canons de petit calibre. Après
un engagement de quelques minutes, le fort fut occupé,
et les Coréens s’enfuirent,
laissant un drapeau entre nos mains.
« Le 16, dès huit
heures du matin, le contre-amiral Roze, à la tête de
toutes ses forces, se
présentait devant la ville, qu’entourait une muraille
crénelée de 4 mètres de
hauteur. Parvenues à une centaine de mètres de la
porte principale, nos troupes
furent reçues par une fusillade assez vive : mais la
muraille fut bientôt
escaladée au cri de : Vive l’Empereur ! et l’ennemi
nous laissa maîtres de la
place. — 577 —
« Un grand nombre de
canons, plus de dix mille fusils, des munitions de
toute sorte ont été trouvés
dans d’immenses magasins, et démontrent l’importance
de la place de Kang-hoa,
au point de vue de la défense de la capitale de la
Corée. Le contre-amiral Roze
a fait inventorier avec soin les magasins, dont il a
pris possession au nom de
l’État, et qui contenaient également dix-huit caisses
remplies de lingots d’argent
et des archives officielles.
« Une proclamation
adressée aux habitants leur a fait connaître le but
que l’amiral s’était
proposé en venant châtier le gouvernement coréen, et
leur a assuré la
protection la plus complète.
« Le blocus du fleuve
de Séoul, qui a été notifié aux consuls des puissances
européennes en Chine, et
la prise de Kang-hoa, devaient produire une profonde
impression sur le
gouvernement coréen. En effet, la ville de Kang-hoa
étant, comme on vient de le
rappeler, située à l’embouchure du fleuve de Séoul,
commande ainsi la
principale voie que le commerce de la capitale est
obligé de prendre,
particulièrement pour assurer ses approvisionnements
de riz. Aussi, dès le 19,
le contre-amiral Roze recevait une lettre du roi, à
laquelle il s’est empressé
de répondre, en faisant connaître les satisfactions
qu’il réclame au nom du
gouvernement de l’empereur.
« La dépêche qui
renferme ces détails est datée du 22 octobre ; à cette
date, le contre-amiral
Roze était encore dans la ville de Kang-hoa, où il
attendait les interprètes
(chinois) qu’il avait fait demander à notre consul de
Chang-haï. »
Le Moniteur du 7
janvier 1867 publiait d’autres dépêches en date du 17
novembre 1866.
« Le contre-amiral Roze
ayant voulu s’assurer de l’état du pays, un
détachement, commandé par le
capitaine de vaisseau Ollivier, sortit de Kang-hoa et
rencontra, à quelques
kilomètres de la ville, des Coréens en grand nombre,
retranchés dans une pagode
fortifiée ; l’ennemi, qui avait d’abord fait une
sortie, fut repoussé et se
hâta de rentrer dans ses retranchements en abandonnant
ses morts. Après une
fusillade très-vive, dans laquelle nous n’avons eu
aucun homme tué, mais qui
malheureusement nous a coûté quelque blessés, la
colonne rentra le soir même à
Kang-hoa.
« Quelques jours après,
le contre-amiral Roze, voyant que le gouvernement
coréen ne donnait pas suite
aux ouvertures auxquelles il avait dû croire en
recevant une lettre du roi, se
décida à quitter Kang-hoa ; les approches de l’hiver
se faisaient d’ailleurs
déjà sentir, et il était à craindre que toute
navigation de la — 578 — rivière Salée ne fût bientôt
interrompue ; alors il ordonna la destruction
de tous les établissements du gouvernement, ainsi que
celle du palais du roi,
et nos matelots retournèrent à bord des bâtiments
mouillés devant l’île Boisée.
« Les caisses
renfermant des lingots d’argent, représentant une
valeur de cent
quatre-vingt-dix-sept mille francs, des manuscrits et
des livres qui peuvent
offrir quelque intérêt pour la science, ont été
dirigées sur Chang-haï, d’où
elles seront transportées en France.
« Le contre-amiral Roze
annonce également que les deux missionnaires qui
étaient restés en Corée sont
venus le rejoindre, après avoir réussi à se faire
débarquer à Tche-fou.
« La destruction de
Kang-hoa, place de guerre importante, des poudrières
et des établissements
publics que cette ville renfermait, a dû prouver au
gouvernement coréen que le
meurtre des missionnaires français ne restait pas
impuni. » Telle est la version
officielle de l’expédition de Corée. Voici maintenant
le récit beaucoup plus détaillé de M. Ridel. Il nous
fera connaître, au sujet
de l’engagement final près de la pagode, la réalité un
peu trop voilée sous les
euphémismes de la feuille gouvernementale.
« Le samedi 13 octobre,
l’escadre mouillait près de l’île Boisée. Il avait été
décidé qu’on s’emparerait
d’abord de Kang-hoa ; aussi, le 14, les deux avisos et
les deux canonnières,
remorquant toutes les embarcations où se trouvaient
les compagnies de
débarquement, remontèrent le détroit. La frégate et
les deux corvettes, qui
avaient un trop fort tirant d’eau, restèrent à
l’ancre. On prit terre auprès du
village de Kak-kot-tsi, et le débarquement s’effectua
sans qu’il fût besoin de
tirer un seul coup de fusil ; il n’y avait pas
d’ennemis. À l’approche des
Français, presque tous les habitants avaient pris la
fuite ; quelques-uns, plus
braves, étaient demeurés, mais ils se contentaient de
faire de grandes
prostrations. On s’établit dans le village. Deux jours
après, on entra dans la
ville qui avait voulu opposer quelque résistance.
Quelques coups de fusil qui
tuèrent trois ou quatre Coréens, mirent les autres en
pleine déroute ; on brisa
la porte à coups de hache. La ville était à peu près
déserte ; les troupes
occupèrent immédiatement le palais du mandarin, et les
magasins du
gouvernement.
« On y trouva des armes
en abondance, des arcs et des flèches en très-grand
nombre, des sabres en fer
que l’on ploie sans pouvoir les casser, des casques,
des cuirasses d’un beau
travail mais excessivement lourdes, environ
quatre-vingts canons en cuivre — 579 — et en fer de différents
calibres, mais en assez mauvais état, une quantité
considérable de fusils à mèche de toutes les
dimensions. Les canons en cuivre
se chargent par une cavité située près de la culasse,
dans laquelle on
introduit une espèce de cartouche en fer ne contenant
que la poudre : on n’a vu
aucun affût. Quelques-uns des fusils sont à plusieurs
coups ; ils ont plusieurs
lumières sur le canon, de sorte qu’en mettant le feu
successivement à chaque
lumière, en commençant par la plus voisine de
l’orifice, on a une série de
décharges, ce qui doit être très-dangereux. Il y avait
aussi des quantités
énormes de poudre ; quelques-uns des dépôts ont sauté
en produisant des
secousses semblables à celles d’un tremblement de
terre. On a trouvé également
des toiles, des bois de différentes espèces, des vases
en cuivre, des ciseaux,
des éventails, des pinceaux, des peaux de bœufs et de
cochons très-bien
tannées, de la cire d’abeilles, de la cire végétale
qui se récolte dans le sud
de la Corée, des soieries de Chine, du minerai de
cuivre, de l’alun, quelques
porcelaines de mauvaise qualité, de grandes provisions
de poisson sec, et pour
plus de cent quatre-vingt mille francs d’argent, en
lingots qui ont la forme de
galettes.
« La bibliothèque était
très-riche. Deux ou trois mille livres imprimés en
chinois avec de nombreux
dessins, sur beau papier, tous bien étiquetés, la
plupart très-volumineux,
reliés avec des plaques en cuivre sur des couvertures
en soie verte ou
cramoisie. J’y ai remarqué l’histoire ancienne de la
Corée en soixante volumes.
Ce qu’il y avait de plus curieux, c’était un livre
formé de tablettes de
marbre, se repliant comme les panneaux d’un paravent
sur des charnières en
cuivre doré, très-bien polies, avec des caractères
dorés incrustés dans le
marbre, et chaque tablette protégée par un coussin de
soie écarlate ; le tout
placé dans un joli coffre en cuivre, lequel était à
son tour renfermé dans une
boîte de bois peinte en rouge, avec ferrements en
cuivre doré. Ces tablettes
carrées formaient en se développant un volume d’une
douzaine de pages. Elles
contiennent, au dire des uns, les lois morales du
pays, et selon d’autres, dont
l’opinion est bien plus probable, les faveurs
accordées aux rois de Corée par l’empereur
de la Chine. Les Coréens y attachaient un très-grand
prix. Dans une autre
caisse, on trouva une tortue en marbre parfaitement
sculptée, sous le piédestal
de laquelle était le sceau royal, ce sceau formidable
que les simples Coréens
ne peuvent ni toucher ni même voir, et dont la
possession a suffi plusieurs
fois pour transférer l’autorité royale et terminer des
révolutions. Celui que j’ai
vu était neuf, et semblait n’avoir jamais servi. — 580 —
« Dans l’enceinte de la
maison du mandarin se trouve un palais royal, car
c’est dans la forteresse de
Kang-hoa que les rois de Corée se réfugient en temps
de guerre. L’emplacement
est bien choisi, sur une petite colline boisée qui
domine la ville, et d’où l’on
jouit d’une vue magnifique sur l’île, la mer, et le
continent. L’île de
Kang-hoa est très-fertile. On y récolte du riz, de
l’orge, du tabac, du sorgho,
du maïs, des navets de différentes espèces, des choux
de Chine, des châtaignes,
du kaki, des glands doux dont les habitants pauvres
font une espèce de
bouillie, etc…
« Les Français
demeuraient en tranquille possession de la ville, où
personne ne les
inquiétait. La masse de la population était trop
effrayée pour y rentrer, et l’on
ne put avoir que très-peu de rapports avec eux. En
vain cherchait-on à les
rassurer ; ils n’avaient pas l’idée d’une pareille
manière de faire la guerre ;
ils s’imaginaient que les vainqueurs, en s’emparant
d’un pays, devaient
nécessairement tout mettre à feu et à sang. Du reste,
ils répétaient : «
Pourquoi n’allez-vous pas à la capitale ? À quoi vous
sert de rester ici ? vous
n’aboutirez à rien. Vous voulez tirer vengeance des
massacres commis, et vous
punissez de pauvres gens qui n’en sont nullement la
cause, et qui n’y ont pas
pris la moindre part. »
Un chrétien put arriver
jusqu’à moi, la nuit, au camp de Kak-kok-tsi. Il me
dit que l’on rassemblait
une armée considérable dans toutes les provinces de la
Corée, que l’on
fabriquait des armes jour et nuit, que l’on ramassait
tous les morceaux de fer,
même les instruments de labourage, pour en faire des
sabres et des piques, que
plusieurs points de la côte, entre autres la ville de
Tong-tsin, sur le
continent, vis-à-vis de Kang-hoa, étaient fortement
gardés, et qu’on avait
barré le fleuve en coulant une quantité de barques, à
une lieue en aval de
Séoul. L’amiral, apprenant ces détails, résolut de
pousser une reconnaissance
dans les environs de Tong-tsin.
« Cent vingt hommes
furent envoyés à cet effet ; ils gagnèrent le
continent vis-à-vis la porte de
Séoul. On nomme ainsi une arche en pierre, de forme
ogivale, surmontée d’une
toiture en pagode chinoise, qui commande la tête du
chemin de la capitale.
Autour de cette porte il y a un village et quelques
fortifications. Lorsque nos
marins voulurent débarquer, ils reçurent à
l’improviste une décharge qui leur
tua trois hommes. Ils descendirent à terre néanmoins,
et se rendirent maîtres
de l’endroit après avoir tué quelques Coréens et mis
les autres en fuite ;
puis, ne jugeant pas prudent de pousser plus loin
l’expédition, ils revinrent à
bord, et demeurèrent en observation. Le soir, une
partie de l’armée coréenne
défila au fond de la plaine ; mais quelques obus
lancés — 581 — à propos vinrent, à leur
grande surprise, éclater près de leurs rangs.
Étonnés et effrayés par l’effet de ces engins
inconnus, ils rompirent bientôt
leurs rangs et s’enfuirent sur le sommet des
montagnes. Ils se montrèrent
depuis, à plusieurs reprises, dans une gorge éloignée
de deux mille mètres ; mais
le feu des canonnières les obligeait de se retirer. La
nuit ils venaient
allumer des feux de bivouac en différents endroits de
la plaine, et le jour ils
y plaçaient des mannequins habillés, afin de nous
faire dépenser inutilement de
la poudre et des boulets. Souvent on entendait le
bruit de leurs canons ; sans
doute ils s’exerçaient au tir dans leur camp, derrière
les montagnes. On nous a
dit qu’ils avaient fabriqué des canons sur le modèle
de ceux qu’ils avaient
pris à bord de la goélette américaine, brûlée par eux
avec l’équipage, quelques
mois auparavant, sur la côte de Pieng-an. Les
canonnières étaient postées en
différents endroits, pour empêcher la circulation des
barques et tenir le
blocus de la rivière de la capitale ; un certain
nombre de jonques furent
brûlées ; mais les Coréens trouvaient moyen de passer
pendant la nuit sur de
petits canots.
« Pendant ce temps la
persécution sévissait plus que jamais à la capitale et
dans les provinces. Le
père du roi était furieux : il avait fait écrire, sur
les poteaux qui sont à l’entrée
de son palais, que tous ceux qui parleraient de faire
la paix avec les
Européens seraient considérés comme rebelles et
immédiatement exécutés. Le
général Ni Kieng-ei avait envoyé à l’amiral, dès le 19
octobre, une longue lettre,
dans laquelle, après avoir cité plusieurs sentences
des anciens philosophes, il
disait que ceux qui franchissaient les frontières d’un
autre royaume étaient
dignes de mort ; que les Européens étaient venus chez
eux, s’étaient cachés en
prenant les habits et en parlant la langue du pays,
afin de leur enlever leurs
richesses ; que par conséquent on avait bien fait de
les mettre à mort ; que si
nous ne partions pas, nous devions craindre que le
ciel ne nous punît bientôt,
etc… L’amiral répondit qu’il était venu au nom de
Napoléon, souverain du grand
empire de France ; que Sa Majesté dont la sollicitude
s’étendait sur tous ses
sujets, en quelques lieux qu’ils fussent, voulait
qu’ils fussent partout en
sûreté et traités comme il convenait à des citoyens
d’un grand empire ; qu’ayant
appris que le gouvernement de Corée venait de mettre à
mort neuf Français, il
venait demander réparation : qu’on eût donc à lui
remettre les trois ministres
qui avaient contribué le plus à la mort de ces
Français, et qu’on envoyât en
même temps un plénipotentiaire pour poser les bases
d’un traité. Sinon, il
rendait le gouvernement — 582 — de Corée responsable de tous
les malheurs qu’entraînerait la guerre. Cette
lettre de l’amiral resta sans réponse.
« Les Coréens
continuaient à se réunir sur tous les points du
voisinage. Un jour un chrétien
vint me dire que, la veille, trois cents Coréens,
chasseurs de tigres et
habiles tireurs, venaient de passer dans l’île, et
que, la nuit suivante, il en
passerait encore cinq cents qui iraient rejoindre les
autres, et s’enfermer
dans la pagode de Trieun-tong-sa, dans l’île même de
Kang-hoa, à trois ou
quatre lieues au sud de la ville. Je me hâtai d’en
prévenir l’amiral. Ce
jour-là même, une baleinière qui faisait de
l’hydrographie avait été attaquée
tout auprès de l’endroit où s’effectuait le passage.
L’amiral résolut de faire
attaquer cette pagode, et détacha à cet effet cent
soixante hommes. Sur son
ordre, j’accompagnai l’expédition, tant pour guider la
marche que pour servir d’interprète.
Nous partîmes à six heures du matin. L’avant-garde
nous précédait de quelques
pas ; venait ensuite le commandant en tête de son
détachement, puis quelques
bagages et les chevaux qui portaient notre déjeuner.
Nous n’avions pas d’artillerie,
quoique la veille on eût parlé d’emmener quelques
petites pièces ; je ne sais
pourquoi on changea d’avis. Nous allions assez
doucement, nous reposant d’heure
en heure. En suivant la grand’route qui est assez
belle, nous passâmes quelques
collines, et nous aperçûmes bientôt des murailles qui
longent le sommet des
montagnes. Sur la route presque toutes les maisons
étaient désertes. Un
habitant nous dit que la veille il y avait beaucoup de
soldats à la pagode.
Nous vîmes en effet un certain mouvement aux environs,
et plusieurs hommes qui
gravissaient la montagne en se dirigeant vers la
forteresse ; car cette pagode
est en réalité une petite place forte habitée
ordinairement par des bonzes
soldats [1].
« Nous ne voyions pas
la pagode même, car elle est placée dans un ravin, au
milieu d’un cercle de
montagnes, dont les sommets sont garnis de remparts de
quatre mètres de
hauteur, bâtis [1] Il y a en Corée plusieurs
espèces de bonzes : les bonzes lettrés qui
s’occupent de la composition des livres et étudient
les rites et les cérémonies
du pays, les bonzes mendiants, et les bonzes
militaires dont l’occupation est
de préparer et de confectionner les armes. Ce sont eux
qui fabriquent la
poudre, fondent les canons, font ou du moins
surveillent la construction des
murailles. En Corée il y avait autrefois un grand
nombre de bonzeries. J’en ai
visité un certain nombre, toutes situées au sommet ou
à mi-côte des montagnes,
et toujours dans des lieux tranquilles, bien boisés et
de difficile accès. Il
est tout naturel, vu leur position au milieu des
rochers, d’en faire des places
fortes ; aussi la tradition rapporte-t-elle que
plusieurs servirent à quelques
grandes princesses, voire même à des reines, qui s’y
cachèrent pour éviter les
malheurs de la guerre. Note de M. Ridel. — 583 — sans ciment, avec de grosses
pierres à demi taillées entassées les unes sur
les autres. On n’y pénètre que par une seule route
facile ; c’est celle que
nous suivîmes, après avoir tourné à droite afin
d’attaquer du côté opposé à
celui d’où nous venions. Il était onze heures et demie
: quelques-uns
proposèrent de déjeuner, mais on trouva qu’il serait
plus facile de s’établir
dans la pagode et de déjeuner dans le palais même de
Bouddha. Nous quittâmes la
grand’route pour prendre le sentier qui conduit à la
pagode. Un Coréen parut en
armes tout près de nous : deux ou trois coups tirés
trop au hasard ne purent l’atteindre
: trois de nos hommes se mirent à sa poursuite, mais
il avait disparu. Nous n’étions
plus qu’à trois ou quatre cents mètres de la porte :
nous nous reposâmes un
instant. Nous avions devant nous une muraille épaisse
et solide, qui fermait le
ravin et s’élevait des deux côtés sur les pentes de la
montagne. La porte en
pierres de taille, voûtée en plein cintre, n’avait pas
de battants, comme c’est
souvent le cas. Je considérais très-attentivement ce
qui se passait à l’intérieur.
À notre arrivée , j’avais entendu quelques cris ;
maintenant tout était muet
comme dans un désert. On donna le signal d’avancer ;
un détachement prit à
droite pour gravir la colline ; le principal corps
précédé de l’avant-garde se
dirigea droit sur la porte. Nous n’étions pas à cent
mètres, et l’avant-garde
était beaucoup plus rapprochée, lorsqu’une décharge
subite se fit entendre sur
toute la longueur de la muraille. Les coups se
mêlaient, se succédaient, sans
intervalle ; et les balles sifflaient de tous les
côtés, à nos pieds et sur nos
têtes. Je me détournai, et vis presque tout le monde
couché : chacun se cachait
où il pouvait pour se mettre à l’abri et attendre la
fin de la fusillade ; j’en
fis autant.
« Nos soldats
ripostaient par un feu bien nourri, tout en descendant
chercher une position
plus favorable, mais que pouvaient leurs balles contre
des murailles, et contre
ces hommes dont on ne voyait que la tête ? La surprise
avait mis le désordre
dans notre troupe ; les commandements des chefs
n’étaient pas exécutés, et
bientôt tout le monde se trouva à une certaine
distance, toujours sous le feu
de l’ennemi dont les balles venaient encore nous
atteindre. Alors, les
officiers ayant rallié leurs hommes, on s’embusqua
derrière des cabanes, des
fragments de rochers, des tas de paille, afin
d’empêcher une sortie des
Coréens, pendant que l’on transportait les blessés sur
une colline située un
peu en arrière. Ils étaient trente-deux, et les
blessures de quelques-uns
semblaient assez graves. — 584 —
« Notre position
devenait embarrassante. En défalquant les blessés et
ceux qui en prenaient
soin, il ne restait plus guère que quatre-vingts
hommes en état de combattre.
Si l’ennemi avait cherché à nous couper la retraite,
il aurait pu réussir ou,
du moins, nous tuer beaucoup de monde. Les hommes
n’avaient pas déjeuné, et le
cheval qui portait notre repas avait passé à l’ennemi.
Le docteur pansa les
blessés : on dressa des brancards où étaient portés
ceux qui ne pouvaient
marcher, et nous pûmes enfin rejoindre la grand’route.
Les hommes valides
formaient l’arrière-garde pour maintenir l’ennemi à
distance respectueuse.
Trois fois les Coréens essayèrent de sortir, mais à
chaque tentative, ils perdirent
plusieurs hommes, et finirent par renoncer à la
poursuite. Du reste, ils
étaient satisfaits, et, montés sur les murailles, ils
poussaient des
acclamations et des cris sauvages, pour se féliciter
de leur triomphe sur les
barbares de l’Occident.
« Je ne veux porter
aucun jugement sur cette affaire. Peut-être cependant
y avait-il quelque
imprudence à lancer cent soixante hommes, sans un seul
canon, contre une
forteresse que l’on savait contenir au moins huit
cents ennemis. Le premier
débarquement et la prise de Kang-hoa avaient offert si
peu de difficultés, que
l’on s’habituait à aller à l’attaque comme à une
promenade. Cependant la
résistance que l’on avait rencontrée à la porte de
Séoul, aurait pu donner à
penser. Heureusement nous n’avions pas un homme tué ;
nous revînmes lentement
au camp de Kak-kok-tsi, bien tristes et bien fatigués.
Tous ont été admirables
d’attention et de charité pour les blessés, et j’étais
ému jusqu’aux larmes en
voyant avec quelle affection toute maternelle, ces
marins à rude écorce
savaient soigner leurs compagnons. L’amiral qui avait
le pressentiment de
quelque mésaventure, vint au-devant de nous, avec une
partie de son état-major.
Il nous rencontra à une demi-lieue du camp. Il fut
très-affecté de ce mauvais
succès, et adressa quelques paroles d’encouragement à
chacun des blessés. Il
était nuit lorsque nous arrivâmes.
« Le lendemain, à huit
heures du matin, j’appris que l’on avait décidé
l’évacuation immédiate. Les
troupes qui étaient dans la ville de Kang-hoa y mirent
le feu, et se replièrent
sur le campement près du rivage. La ville fut
entièrement brûlée.
Malheureusement ce départ précipité ressemblait
beaucoup à une fuite, car ce n’était
pas en prévision d’une aussi prompte retraite que l’on
avait commencé des
travaux de fortification, tant à la ville que sur les
collines voisines du
camp. On avait voulu emporter de Kang-hoa une grosse
cloche en bronze ; elle
était à moitié route, — 585 — elle y resta, et les Coréens
ont dû la reprendre comme un trophée de leur
victoire. Les troupes s’embarquèrent pendant la nuit,
et le matin à six heures
nous étions en route. Au coude du détroit, plusieurs
forts tirèrent sur nous,
et quelques boulets tombèrent à bord, mais sans
blesser personne. Les
canonnières ripostèrent énergiquement. Un peu plus
loin nous revîmes les murs
de la pagode, qui n’est qu’à deux kilomètres du
rivage. Notre retour fut une
grande surprise pour la frégate et les corvettes.
Beaucoup d’officiers disaient
qu’on aurait dû faire sauter la pagode en la
bombardant du rivage ; d’autres
soutenaient que c’était impossible. En somme, tous
éprouvaient une pénible
déception, et manifestaient leur dépit en termes assez
peu mesurés.
« La nuit suivante, six
matelots chrétiens vinrent à bord. Ils me dirent que
la persécution était plus
violente que jamais, et que le régent avait
solennellement juré d’exterminer
tous les chrétiens, même les femmes et les enfants. Le
14 de la neuvième lune
(fin d’octobre), le catéchiste Jean Pak, noble de la
province de Hoang-haï,
ainsi que la femme et le fils de François Ni,
compagnon de Mathieu Ni dans l’évangélisation
des provinces du Nord, avaient été exécutés à Séoul,
après avoir souffert d’horribles
tortures. Trois jours plus tard, François Ni lui-même,
trahi par son frère
encore païen, venait d’être mis à mort, en compagnie
d’un autre chrétien dont
ils ne purent me dire le nom. Le régent, par une
dérogation inouïe aux usages
du pays, avait choisi un nouveau lieu d’exécution pour
ces cinq victimes. On
les avait conduites à Iang-ha-tsin, sur les bords du
fleuve, à l’endroit même
où les deux navires français avaient mouillé,
vis-à-vis de la capitale, un mois
auparavant. « C’est à cause des chrétiens, » disait la
proclamation officielle,
« que les barbares sont venus jusqu’ici ; c’est à
cause d’eux que les eaux de
notre fleuve ont été souillées par les vaisseaux de
l’Occident. Il faut que
leur sang lave cette souillure. » J’appris aussi qu’à
Iang-ha-tsin même, on
avait établi un camp de cinq cents soldats, auxquels
on avait donné ordre, s’ils
découvraient un chrétien parmi eux, de le tuer sans
forme de procès.
« J’eus ensuite des
détails sur mes deux confrères, MM. Féron et Calais.
Lors de la première
expédition, ces mêmes matelots avaient essayé de les
amener jusqu’à nos
navires, mais ils étaient arrivés deux jours trop
tard, et, après avoir erré
longtemps dans les îles, ils les avaient déposés sur
une barque chinoise qui
avait dû les amener à Tche-fou. Il n’y avait donc plus
de missionnaires sur
cette pauvre terre de Corée ! Je regardais la côte, je
ne — 586 — pouvais en détacher mes yeux.
Quand y rentrerons-nous ? Et alors que de
ruines ! Que vont devenir nos pauvres chrétiens ? Le
régent, exaspéré par l’attaque
des Français, enflé de ce qui lui semblera un éclatant
triomphe, va tout mettre
à feu et à sang. Je passai de tristes instants pendant
les quelques jours que l’on
resta au mouillage ; mon cœur était abreuvé
d’amertume. L’espoir de voir
bientôt mes confrères m’encouragea un peu. Ils
arrivèrent en effet sur le
Laplace, qui avait été à Tche-fou chercher les
dépêches. Je renonce à décrire
leur désolation quand ils connurent l’état des choses. « En quittant la Corée, la
flotte se sépara. La Guerrière et le Kien-chan
allèrent au Japon, le Laplace retourna à Tche-fou, les
quatre autres navires se
dirigèrent sur Chang-haï. Nous y sommes venus
nous-mêmes sur le Primauguet,
dont le commandant et les officiers se montrèrent à
notre égard pleins de
complaisance et de cordiale attention. Nous avons
amené dix Coréens, les trois
que j’avais avec moi en quittant Tche-fou, celui qui
vint me rejoindre à
Kang-hoa, et les six dont je viens de parler. Ils sont
ici, habillés à la
chinoise, attendant le moment favorable pour regagner
leur pays, ou seuls, ou
avec quelqu’un d’entre nous. Le retour inattendu de
l’expédition, après un
pareil insuccès, a étonné tout le monde et excité la
verve des journaux
anglais. Je vous fais grâce de leurs réflexions à ce
sujet. On dit et répète
que, pour la sûreté des Européens dans l’extrême
Orient, pour rétablir le
prestige de leurs armes, il faut absolument que les
Français retournent en
Corée au printemps prochain avec des forces
suffisantes ; sinon, les Anglais et
les Américains parlent de faire eux-mêmes une
expédition. Qu’en arrivera-t-il ?
Priez, priez beaucoup pour notre infortunée mission. »
On sait que les
Français ne sont pas retournés en Corée, et que les
Anglais n’ont pas songé à y
faire la moindre expédition. Divers navires des
États-Unis, échoués sur les
côtes de Corée, ayant été brûlés et leurs équipages
massacrés, une petite
flottille américaine vint, en 1871, afin de négocier
un traité pour la
protection des naufragés. Le 1er juin, pendant que
deux canonnières prenaient
des sondages dans la rivière Salée, entre l’île de
Kang-hoa et la terre ferme,
les Coréens ouvrirent le feu sans déclaration ni
sommation préalables. Les
canonnières répondirent et firent promptement taire
les forts de l’ennemi. L’amiral
Rodgers, supposant que ce conflit était l’œuvre de
quelque agent subalterne,
attendit inutilement pendant dix jours les explica- — 587 — tions du gouvernement coréen.
Le 10 juin, les marins descendirent dans l’île
de Kang-hoa et s’emparèrent de trois forts, malgré la
résistance des Coréens
qui, dit-on, se battirent en désespérés. Les documents
officiels trouvés dans
un de ces forts, prouvèrent que l’attaque du 1er juin
avait été ordonnée et
préparée par le gouvernement. On entra en pourparlers.
Tout d’abord les
Américains offrirent de rendre les blessés et autres
prisonniers, sur leur
parole de ne plus porter les armes pendant la guerre.
Le ministre se contenta
de répondre : « Faites de ces hommes ce que vous
voudrez ; lorsque vous les
relâcherez, nous les punirons sévèrement. » L’amiral
Rodgers comprit bientôt
que, pour imposer un traité à ces barbares obstinés,
le seul moyen était de s’emparer
de la capitale. N’osant prendre sur lui une pareille
détermination, et n’ayant
pas d’ailleurs les forces suffisantes, il dut se
retirer, et en référer au
gouvernement de Washington. Depuis lors, il n’y a pas
eu de nouvelle tentative.
Quelques semaines plus
tard, un missionnaire écrivait : « L’expédition
américaine a décidément quitté
la Corée, et nul doute qu’elle n’ait, comme celle des
Français en 1866, laissé
aux Coréens l’idée qu’ils ont battu et repoussé les
barbares d’Occident. Malgré
toutes les explications des journaux de Chang-haï et
de Hong-kong, les Chinois
eux-mêmes regardent la retraite des Américains comme
une défaite. On croit que
ceux-ci reviendront en Corée ; mais, en attendant, la
pauvre mission reste sous
le pressoir, et cette affaire aggravera encore la
persécution. »
Les tristes prévisions
des missionnaires, après le retour de l’expédition
française, ne se sont que
trop réalisées. À plusieurs reprises, des Coréens ont
réussi à passer la
frontière, et ont apporté des nouvelles de
l’intérieur. Neuf chrétiens, qui
étaient venus aux navires américains dans l’espoir de
rencontrer leurs prêtres,
ont été envoyés à Chang-haï par l’amiral Rodgers, et
ont donné de nouveaux
détails. En voici le résumé :
La situation est lamentable.
Les chrétiens sont proscrits en masse, comme rebelles,
traîtres à leur pays, et
partisans des étrangers ; tous leurs biens sont
confisqués. Ils n’ont plus,
comme par le passé, la ressource d’émigrer dans
d’autres provinces pour y
cacher leur foi ; une nouvelle loi défend de s’établir
dans un district
quelconque sans s’être d’abord présenté au mandarin.
Toutes les chrétientés
sont en ruines, toutes les familles dispersées. De
nombreux orphelins tombent
aux mains des païens, et seront élevés dans la haine
du christianisme ; d’autres,
moins malheureux, sont abandonnés sur les routes,
comme des rejetons — 588 — d’une race maudite, pour y
mourir de froid et de faim. Les persécuteurs,
renseignés par des traîtres, ont mis à mort tous les
chrétiens marquants, tous
ceux qui par leur zèle, leur science, leur expérience
ou leur fortune, auraient
pu être un appui pour leurs frères. À la capitale et
dans les grandes villes,
on se dispense de la formalité de poursuites
judiciaires ; ceux qui sont
reconnus comme étant ou ayant été chrétiens sont
traînés à la prison la plus
voisine, et aussitôt étranglés. Par un raffinement de
cruauté satanique, on
cherche à les faire apostasier avant de les mettre à
mort, car les païens n’ignorent
pas le grand prix que les chrétiens attachent au
martyre. Si le confesseur
demeure ferme, on le tue sous les yeux des autres pour
les frapper de terreur ;
si, épuisé par les tortures, les membres brisés, il
demande grâce et prononce
un mot d’apostasie, on le fait sortir, comme pour le
mettre immédiatement en
liberté, et on le tue à la porte du tribunal. Dans
certains endroits, on a mis
de côté le sabre et la hache qui fonctionnaient trop
lentement au gré des
exécuteurs, et l’on emploie un nouvel instrument de
mort. C’est une espèce de
guillotine formée de deux poutres superposées ; la
poutre supérieure en
retombant sur l’autre écrase le cou à vingt ou
vingt-cinq personnes à la fois.
Ailleurs, on creuse des fosses larges et
très-profondes où l’on jette les uns
sur les autres des troupes de chrétiens tout vivants,
puis on entasse sur eux
de la terre, des pierres, etc., de sorte qu’ils sont
du même coup tués et
enterrés. Au mois de septembre 1868, on comptait déjà
plus de deux mille
victimes de la persécution, dont cinq cents à Séoul
même. En 1870, le bruit
public, en Corée, évaluait leur nombre à huit mille,
sans compter tous ceux qui
sont morts dans les montagnes de faim et de misère.
Naturellement, il est
impossible de contrôler ces chiffres, mais, quelque
exagérés qu’on les suppose,
ils montrent que le régent veut tenir sa parole, et,
en moins de dix ans,
anéantir tout vestige de christianisme.
Depuis la fin de l’année
1866, il n’y a plus de prêtres en Corée. Avec le
glorieux martyre des neuf
missionnaires et l’exil forcé des trois autres, se
termine la seconde période
de l’histoire de l’Église coréenne. Résumons-la en
quelques mots.
Depuis l’érection de la
Corée en vicariat apostolique, il y a eu dans cette
mission : cinq évêques,
dont trois martyrs ; seize missionnaires, dont neuf
martyrs ; deux prêtres
coréens, dont un martyr. Tous ces ouvriers de
l’Évangile nous les avons vus à — 589 — l’œuvre, instruisant les
chrétiens, administrant les sacrements aux
néophytes, baptisant les païens, multipliant les
livres de religion,
constamment sur la brèche pour réparer les maux causés
par une persécution
permanente, se faisant tout à tous, pour les gagner
tous à Jésus-Christ. Les
comptes rendus annuels nous ont montré de quels succès
Dieu avait daigné
couronner leurs efforts. Le nombre des âmes sauvées,
des infidèles convertis,
des enfants païens baptisés en danger de mort, allait
sans cesse en augmentant.
L’Évangile, de mieux en mieux connu dans tout le pays,
élargissait chaque jour
ses conquêtes ; il venait de pénétrer dans les
dernières provinces jusque-là
fermées à son influence, et tout annonçait un prochain
et éclatant triomphe de
la vérité sur l’erreur, de Jésus-Christ sur Satan,
lorsque Dieu, dont les voies
sont impénétrables, a permis à l’enfer de tenter un
suprême effort. L’Église de
Corée a été noyée dans le sang de ses pasteurs et de
ses fidèles.
Mais elle sortira du
tombeau que ses ennemis croient avoir scellé pour
jamais. Jésus-Christ toujours
crucifié dans les siens, ressuscite toujours. De
nouveaux missionnaires ont été
envoyés pour remplacer les martyrs. Ils travaillent
maintenant dans le
Léao-tong, province de la Mandchourie qui confine à la
Corée, et se préparent à
profiter de la première occasion pour pénétrer dans
leur mission désolée. À M.
Ridel est échu le glorieux héritage de MMgrs Berneux
et Daveluy. Nommé, par le
Souverain Pontife, évêque de Philippopolis et vicaire
apostolique de Corée, il
est venu à Rome à l’occasion du Concile œcuménique, et
y a reçu la consécration
épiscopale, le 5 juin 1870 [1]. Sa tâche est
difficile. La frontière de Corée
est devenue aujourd’hui plus infranchissable que
jamais. Vainement, depuis le
retour de l’expédition française, on a essayé à
plusieurs reprises de s’y
introduire. M. Calais en 1867, Mgr Ridel lui-même, en
1869, ont couru les plus
grands dangers ; ils ont été forcés de reculer, après
avoir salué de loin les
montagnes de la terre des martyrs. Le nouvel évêque et
ses missionnaires
recommenceront ces tentatives, et si leurs efforts
échouent, si eux-mêmes
succombent à la peine et ne peuvent rentrer en Corée,
ils auront des
successeurs qui y rentreront, et la croix renversée se
relèvera, et l’œuvre de
la rédemption [1] Mgr Ridel est né à
Chantenay, diocèse de Nantes, le 7 juillet 1830.
Ordonné prêtre au mois de décembre 1857, il exerça
dix-huit mois les fonctions
de vicaire dans la paroisse de la Remaudière. Le 29
juillet 1859, il entra au
Séminaire des Missions Étrangères, et partit pour la
Corée, le 25 juillet de
l’année suivante. — 590 — des âmes, un instant
interrompue, se poursuivra avec le même zèle et de
plus grands succès qu’avant les derniers désastres. Alors commencera la troisième
période de cette histoire. Quand et comment ?
Dieu seul le sait. Mais ce qu’elle sera, nous pouvons
le prévoir. Elle sera
pénible, car il faudra déblayer bien des ruines,
guérir bien des plaies,
réparer bien des maux. Peut-être sera-t-elle encore
sanglante et troublée, car
le démon, maintenant vainqueur, ne lâchera pas
facilement sa proie. Mais
glorieuse et féconde en fruits de salut, elle le sera
certainement ; le sang
des martyrs n’a pas coulé en vain, et les prières des
associés de la
Propagation de la Foi, les supplications de l’Église
catholique entière sont
montées au trône du Dieu des miséricordes. Le
Souverain Pontife lui-même nous
en donne l’assurance. En apprenant les malheurs causés
par la persécution de
1866, Pie IX a daigné écrire aux pauvres néophytes de
Corée, pour les consoler,
leur expliquer le but providentiel de cette terrible
épreuve, leur rappeler les
récompenses promises à ceux qui souffrent pour la
justice, et les encourager à
de nouvelles luttes. Voici les paroles du Vicaire de
Jésus-Christ ; elles sont
pour l’Église de Corée non-seulement un beau titre de
gloire, mais le gage d’une
prochaine résurrection. Pie IX, Pape. « À nos fils bien-aimés,
salut et bénédiction apostolique. « Nous avons été émus
jusqu’aux larmes, en lisant le récit de cette tempête
de maux qui a succédé, pour vous, aux heureux
commencements de cette année ; en
voyant de quelle manière le sanglier de la forêt a
détruit les ceps pleins de
vie, et les nouveaux rejetons de la vigne du Seigneur.
Certainement, si la
force divine de la foi n’eût fait taire en Nous les
sentiments de la faible
nature, les souffrances, les tribulations, le massacre
de Nos enfants qui, privés
de pasteurs, dispersés, dépouillés de tout ce qui est
nécessaire à la vie,
errent dans les solitudes, ou sont entassés dans les
prisons et voués à la
mort, tous ces malheurs qui vous accablent n’eussent
pu qu’arracher à Notre
charité paternelle des gémissements et des larmes.
Mais ce chagrin profond a
été adouci, il a été changé en un cantique de louange,
par les palmes des forts
qui, pour le nom du Christ, ont donné tous les biens
passagers et leur vie
même. La gloire du martyre renouvelée dans le sein de
l’Église, l’espoir d’une
nouvelle et plus abondante moisson qui surgira du sang
des martyrs, tout Nous
pousse à une sainte jalousie de votre bonheur, ô vous
! qui êtes devenus les
dignes compagnons de notre divin Maître et de ses
disciples. Ne sommes-nous
pas, en effet, les soldats de Celui qui, étant le Fils
de Dieu, n’a cependant
voulu vaincre le monde que par la croix ? ne
sommes-nous pas les enfants de
ceux qui ont confirmé de leur sang la doctrine de
l’Évangile prêchée aux
nations ? n’avons-nous pas, comme eux, reçu l’ordre de
nous réjouir au milieu
des diverses épreuves, de surabonder de joie quand on
nous hait pour le nom du
Christ, quand nous sommes persécutés pour la justice,
parce qu’alors notre
récompense est grande dans le ciel ?
« Oubliez donc votre
chagrin, fils bien-aimés, séchez vos larmes,
réjouissez-vous de ce qu’il vous a
été donné de payer par votre vie l’amour infini de
Celui qui, pour vous, a
livré sa vie, et s’est donné à vous tout entier.
Souvenez-vous que vous êtes
nés pour le ciel, et non pour la terre ; regardez ces
trônes resplendissants
préparés aux vainqueurs ; considérez que ce rien
momentané de la tribulation
produit un poids éternel de gloire. Pour Nous, bien
qu’éloignés. Nous vous
accompagnerons en esprit au combat, et par Nos prières
incessantes. Nous vous
procurerons le plus grand secours que Nous permettra
Notre faiblesse. Et de
peur que, privés plus longtemps de pasteur, vous ne
soyez, comme des brebis
dispersées, exposés à un plus grave péril. Nous aurons
soin, le plus tôt
possible, de remplacer celui qui a déjà reçu la
splendide récompense due à ses
travaux, par un homme qui ait le même zèle et la même
énergie. Nous prions et
prions encore Dieu, qui a voulu si cruellement vous
éprouver parce que vous lui
étiez agréables, de détourner de vous toutes les
calamités, de ramener une paix
sereine, de vous donner la pleine liberté de le
servir, et de compenser les
maux que vous avez soufferts par une surabondance de
tous les biens.
« En gage de ces grâces
divines, en témoignage certain de Notre paternelle et
ardente affection. Nous
vous donnons à tous, avec grand amour, la bénédiction
apostolique. « Donné à Rome, à
Saint-Pierre, le 19 décembre 1866, la vingt-unième
année
de Notre Pontificat. Pie IX. Pape. » PIUS P. P. IX. « Dilecti filii, salutem et
apostolicam benedictionem. « Ad lacrymas usque commoti
fuimus, cum legimus quæ malorum procella
exceperit apud vos læta hujus anni exordia ; et
quomodo luxuriantes palmites
novasque propagines vineæ Domini aper de silva
exterminaverit. Profecto nisi
divina fidei virtus infirmæ naturæ sensus in nobis
compescuisset, ærumnæ,
vexationes, cædes filiorum nostrorum, qui pastore
privati, disjecti,
necessariis omnibus ad vitam exuti, errantes in
solitudinibus, aut etiam
coacervati in ergastulis et morti devoti, malis
omnibus opprimuntur, nonnisi
gemitus ac lacrymas a paternâ nostrâ caritate elicere
potuissent. At, profundum
hunc mœrorem non modo temperarunt, sed in canticum
laudis converterunt palmæ
fortium, qui pro Christi nomine caduca omnia et vitam
ipsam dederunt,
inslaurata rursum in Ecclesia martyrii gloria, spes
novæ copiosiorisque segetis
e martyrum cruore erupturæ ; omniaque nos compulerunt
ad sanctam sortis vestræ
invidiam, qui digni divini capitis nostri ejusque
discipulorum asseclæ facti
estis. Et sane, nonne illi militamus, qui licet Filius
Dei esset nonnisi per
crueem mundum vincere voluit ? Nonne illorum progenies
sumus qui traditam
gentibus Evangelii doctrinam suo sanguine confirmarunt
? Nonne nos, sicut et
illi, jussi sunius gaudere cum in tentationes varias
inciderimus, et exultare
præsertim dum odio habemur pro Christi nomine et
perseculionem patimur propter
justitiam, quia merces nostra copiosa est in cœlo ? « Luctum itaque, dilecti
filii, remittite, supprimite lacrymas, gaudete
datum vobis fuisse, per vitam etiam, infinitum ejus
amorem rependere, qui vitam
suam pro vobis posuit seque totum vobis donavit.
Memineritis vos cœlo natos
esse non terræ, intuemini fulgentes ibi sedes
victoribus paratas, considerate
momentaneum et leva tribulationis æternum parare
gloriæ pondus. Ex ipsa
acerbitate certaminis novos sumite animos. Nos licet
dissiti, spiritu aderimus
agoni vestro, jugibusque precibus opem, quam pro
infirmitate nostra poterimus
maximam, vobis feremus : ac ne diutius pastore
carantes, valuli palatæ oves,
gravius etiam periclitemini, curabimus quamprimum, ut
locum illius qui
splendidam jam ac dignam laboribus suis mercedam
accepit, alius non minoris
fortitudinis ac zeli vir subeat. Daum vero qui vos,
utpote sibi acceptos, tam
dure probare voluit etiam atqua etiam rogamus, ut
calamitatibus omnibus
aversis, reductaque pacis serenitate, plenissimam
vobis faciat ei serviendi
libartatem, tolerataque damna uberiore bonorum omnium
copia rependat. « Auspicem interim gratiarum
ejus et paternæ nostræ effusæque dilectionis
pignus indubium, apostolicam benedictionem vobis
universis peramanter
impertimus. « Datum Romæ apud S. Patrum
die 19 decembris 1866 ; Pontificatus nostri
anno vigesimo primo. (Locus sigilli.) « PIUS P. P.
IX. » FIN. |