DEUXIÈME
PARTIE (Index)
LIVRE
V Depuis
la mort du roi Tchiel-tsong jusqu’au retour de
l’expédition française.
1864-1866. — 521 — CHAPITRE II. Persécution de 1866. —
Martyre de Mgr Berneux et de MM. de Bretenières,
Beaulieu et Dorie. — Martyre de MM. Pourthié et
Petitnicolas. — Martyre de Mgr
Daveluy et de MM. Aumaître et Huin. — Martyrs
indigènes.
Depuis plusieurs
années, les Russes faisaient en Tartarie des progrès
inquiétants pour la Corée.
D’annexions en annexions, ils étaient arrivés jusqu’à
la frontière nord de la
province de Ham-kieng, dont un petit fleuve seulement
les sépare. En janvier
1866, un navire russe se présenta à Ouen-san, port de
commerce sur la mer du
Japon, et de là adressa au gouvernement coréen une
lettre par laquelle il
demandait, d’une manière assez impérative, la liberté
de commerce et le droit
pour les marchands russes de s’établir en Corée. En
même temps, assure-t-on,
quelques troupes passaient la frontière du Ham-kieng
pour appuyer cette
réclamation. Suivant l’usage asiatique, on les paya de
paroles. On leur
répondit que la Corée, étant vassale de la Chine, ne
pouvait traiter avec
aucune autre nation sans la permission de l’empereur,
et qu’on envoyait
immédiatement à cet effet un ambassadeur
extraordinaire à Péking.
Cependant l’émoi était
grand à la cour, et les ministres ne cachaient point
leurs perplexités.
Quelques nobles de Séoul, chrétiens assez tièdes
d’ailleurs, et dont les
familles avaient été disgraciées pendant les
persécutions antérieures, crurent
trouver dans cette démarche des Russes une occasion
excellente d’obtenir la
liberté religieuse pour leurs coreligionnaires, et de
s’acquérir en même temps
une grande renommée d’habileté et de patriotisme.
C’étaient Thomas Kim Kei-ho,
Thomas Hong Pong-tsiou, le maître de la maison qui
servait de résidence habituelle
au vicaire apostolique, et Antoine Ni. Ils composèrent
entre eux une lettre,
pour expliquer que l’unique moyen de résister aux
Russes était de faire une
alliance avec la France et l’Angleterre, ajoutant que
rien ne serait plus
facile, par le moyen des évêques européens présents en
Corée. Cette pièce
rédigée avec toute la maladresse qu’on pouvait
attendre de gens aussi peu
instruits, fut présentée au régent par le beau-père de
sa fille, nommé Tio
Kei-tsin-i. Le régent la lut et la relut, puis, sans
rien dire, la — 522 — plaça sous sa cuisse. (En
Corée on est toujours assis à terre, les jambes
croisées.) Ce silence de mauvais augure terrifia
Thomas Kim, qui alla aussitôt
se cacher en province.
Deux jours après la
fuite de Thomas Kim, la nourrice du roi, Marthe Pak,
alla trouver la femme du
régent qui lui dit : « Pourquoi reste-t-on ainsi dans
l’inaction ? Les Russes
entrent en Corée, s’emparent du pays, et l’évêque qui,
sans doute, pourrait
empêcher ce malheur, s’en va faire la visite des
provinces quand on a tant
besoin de lui ici. Qu’on fasse une nouvelle lettre à
mon mari ; elle réussira,
je vous l’assure, et ensuite rappelez aussitôt
l’évêque. » Marthe courut
rapporter ces paroles à Thomas Hong, qui appela de
suite le mandarin Jean Nam,
lui exposa la situation et le supplia de composer une
nouvelle lettre. Jean Nam
était un chrétien très-instruit, qui avait enseigné la
langue coréenne à
plusieurs missionnaires, entre autres à M. Ridel. Il
résidait alors au palais,
donnant des leçons de chinois au fils d’un grand
personnage de la cour. Il
consentit à dresser une nouvelle requête, et alla
lui-même la présenter au
régent, qu’il trouva entouré de cinq ou six grands
mandarins. Le régent lut la
lettre avec beaucoup d’attention et se contenta de
répondre : « C’est bien ;
allez en parler au ministre. » Le lendemain, il fit
appeler de nouveau Jean
Nam, et s’entretint longuement avec lui de la religion
chrétienne. Il reconnut
que tout était beau et vrai dans cette doctrine. «
Seulement, » ajouta-t-il, «
il y a une chose que je blâme ; pourquoi ne
faites-vous pas de sacrifices aux
morts ? » Puis, changeant brusquement l’entretien : «
Êtes-vous bien sûr, »
dit-il, « que l’évêque puisse empêcher les Russes de
prendre la Corée ? —
Certainement, » répondit Jean. — « Où est-il ? Est-il
à la capitale ? — Non, il
est absent depuis quelques jours. — Oh ! Il sera allé
dans la province de
Hoang-haï visiter les chrétiens. — Il y est en effet.
— Eh bien ! faites-lui
savoir que je serais bien aise de le voir. »
Jean Nam sortit, et
raconta à diverses personnes l’entretien qu’il venait
d’avoir. Le bruit que l’heure
de la liberté religieuse allait enfin sonner se
répandit partout. Les
chrétiens, ivres de joie, parlaient déjà de bâtir à
Séoul une grande église,
digne de la capitale du royaume. Thomas Kim revint en
toute hâte à Séoul, et s’étonna
fort que personne, après le désir manifesté par le
régent, ne fût encore allé
chercher le vicaire apostolique et son coadjuteur. On
lui répondit que l’argent
manquait pour faire de si longs voyages, car ils se
trouvaient tous deux à
environ six journées de chemin de la capitale : Mgr
Berneux au — 523 — nord et Mgr Daveluy au midi.
Tio Kei-tsin-i, le beau-père du régent, leva
la difficulté ; il fournit soixante-dix francs pour
les frais du voyage, une de
ses chaises et deux porteurs. Thomas Kim partit alors
pour avertir Mgr Berneux
; et Antoine Ni s’en alla chercher Mgr Daveluy.
Celui-ci arriva à Séoul le 25
janvier, et Mgr Berneux quatre jours plus tard. Le 31,
Jean Nam se présenta
chez le régent pour l’informer de la présence des
évêques. Il fut reçu assez
froidement, et avant qu’il put ouvrir la bouche, le
régent lui dit : « Comment,
vous êtes encore ici ! Je vous croyais descendu en
province pour aller rendre
visite à votre père. — Je dois y aller en effet,
Excellence, mais j’ai dû
rester à la capitale pour l’affaire importante que… —
Oui, oui, » interrompit
le régent, « je sais ; mais rien ne presse maintenant,
nous verrons plus tard.
Et puisque vous allez voir votre père, consultez-le un
peu sur tout cela. » Le
père de Jean, nommé Augustin Nam, était un vieillard
de quatre-vingt-quatre
ans, excellent chrétien. En apprenant de la bouche de
son fils ce qui s’était
passé, il lui dit : « Tu as fait l’œuvre d’un sujet
dévoué, mais il t’en coûtera
certainement la vie. Quand on te fera signer ta
condamnation à mort, ne manque
pas d’en effacer toute expression injurieuse à la
religion. »
L’accueil que le régent
avait fait à Jean Nam inspira quelques inquiétudes.
Mgr Berneux voyant qu’on
différait l’entrevue, sous prétexte de la proximité du
jour de l’an coréen,
regretta d’avoir interrompu inutilement sa visite
pastorale, et après quelques
jours de repos, il alla donner les sacrements dans les
chrétientés voisines de
Pou-piang et de In-tsien. Il y passa trois jours, et
rentra chez lui le 5
février. Mgr Daveluy, de son côté, était retourné au
Naï-po, pour reprendre ses
travaux habituels. Cependant Mgr Berneux ne voulut pas
s’éloigner de la
capitale, et depuis le 5, il ne sortit de sa maison
que pour aller deux ou
trois fois, à cinq minutes de distance, chez le
catéchiste Marc Tieng, donner
la confirmation et les autres sacrements à quelques
néophytes des provinces
septentrionales. Il attendait les événements, et,
malgré tout, l’espérance
dominait dans son cœur, comme on peut le voir par le
billet suivant qu’il
écrivait à M. Féron, le 10 février. « Je ne sais si,
dans ma dernière lettre,
je vous ai prié d’acquitter une messe pour la paix du
royaume, et l’heureuse
conclusion des affaires qui occupent tous les esprits.
Dans le cas où je ne l’aurais
pas fait, je vous le demande maintenant. C’est la mère
du roi, — n’en dites
rien à personne, — qui désire que chaque missionnaire
célèbre une messe à ces — 524 — intentions… Oui, il y a une
anguille sous roche, mais elle ne se hâte pas
de sortir. Je m’attendais à une entrevue avec le
régent, immédiatement après
mon retour, puisqu’on me priait de revenir en toute
hâte ; jusqu’à présent il n’y
a rien encore. Je pense qu’elle aura lieu. Mais, dans
tous les cas, nous avons
fait un pas immense vers la liberté. Prions le
Seigneur et notre bonne Mère de
m’assister en ces graves circonstances. Recommandons
aussi aux chrétiens d’être
très-circonspects. »
Hélas ! à ce moment-là
même, sa mort, celle de tous ses confrères, et la
suppression définitive du
christianisme en Corée, venaient d’être résolues. La
cour, comme nous l’avons
fait remarquer, était presque toute composée d’ennemis
acharnés de l’Évangile.
Plusieurs fois déjà, ils avaient inutilement demandé
qu’on publiât de nouveau
les édits de persécution. Ils attendaient une occasion
favorable, et ils ne la
laissèrent point échapper. Il n’était plus question
des Russes ; leur navire s’était,
dit-on, retiré, leurs troupes avaient repassé la
frontière, et la frayeur qu’ils
avaient inspirée d’abord avait à peu près disparu.
D’un autre côté, l’ambassade
coréenne, partie pour Péking en décembre 1865, venait
d’envoyer une lettre où
il était dit que les Chinois mettaient à mort les
Européens répandus dans l’empire.
Cette lettre arriva à Séoul dans les derniers jours de
janvier ; elle fut comme
l’huile jetée sur le feu. Les quatre principaux
ministres se mirent à
désapprouver hautement la démarche du régent vis-à-vis
des évêques. « Haine aux
Européens ! » s’écriaient-ils ; « pas d’alliance avec
eux, ou c’en est fait du
royaume ! À mort tous les barbares d’Occident ! à mort
tous les chrétiens ! »
Le régent rappela l’expédition franco-anglaise en
Chine, le danger auquel on s’exposait,
l’invasion possible de la Corée, etc… « Non, » lui
répondit-on, « vaines
frayeurs que tout cela ! N’avons-nous pas déjà tué
plusieurs de ces Européens ?
Qui a jamais cherché à venger leur mort ? Quel dommage
en avons-nous éprouvé ?
» Ils faisaient allusion à Mgr Imbert, MM. Maubant et
Chastan, martyrisés en
1839, peut-être aussi aux naufragés qui, à diverses
époques, avaient été
impitoyablement massacrés sur les côtes. Le régent,
seul de son avis, se
laissa-t-il convaincre par leurs raisons et entraîner
par leur fanatisme ? ou
bien fut-il forcé de céder au torrent, pour ne pas
risquer sa propre autorité
et compromettre sa position ? On ne le saura que plus
tard, quand les
missionnaires seront rentrés en Corée, et auront pu
prendre des renseignements
plus complets sur tout ce qui se passa à cette époque.
Quoi qu’il en soit, il
céda, et signa l’arrêt de mort de — 525 — tous les évêques et prêtres
européens, et la mise en vigueur des anciennes
lois du royaume contre les chrétiens.
Mgr Berneux attendait
tranquillement qu’il plût au régent de rappeler,
lorsque, le 14 lévrier, des
satellites se présentèrent chez lui, à deux reprises
différentes, sous prétexte
de percevoir une contribution pour le grand palais que
le régent faisait bâtir.
Cette double visite inspira des craintes à Thomas Hong
; il chercha, mais sans
pouvoir réussir à la trouver, quelque cachette où l’on
pût déposer les valeurs
et les objets les plus précieux appartenant à la
mission. L’évêque refusa de se
choisir une retraite plus sûre. « C’est moi que l’on
cherche, » dit-il ; « si
je me cache, on fera des perquisitions partout, et il
en résultera une
persécution générale. » Dans la nuit du 22 au 23
février, les satellites
revinrent encore et, à l’aide d’une échelle, montèrent
sur le mur et
examinèrent toutes les dispositions intérieures de la
maison. Cette échelle
leur avait été fournie par le domestique de Mgr
Berneux, le traître Ni Son-i,
qui, non content de livrer son maître, dénonça encore
les autres missionnaires
dont il connaissait la résidence. À quatre heures du
soir, le 23 février, la
maison fut tout à coup envahie par une troupe
nombreuse de satellites, qui,
courant droit à la chambre de l’évêque, le saisirent
et le garrottèrent avec
des cordes. Puis, voyant qu’il ne songeait nullement à
faire résistance, ils le
délièrent presque aussitôt, et le conduisirent au
tribunal, entre deux soldats
qui tenaient chacun une manche de son habit. Six
chrétiens qui demeuraient dans
la maison, furent arrêtés en même temps ; au milieu du
tumulte, deux ou trois
autres parvinrent à s’échapper. Avant de suivre les
satellites, Mgr Berneux
déclara au chef de la troupe qu’il le rendait
responsable devant le régent de l’argent
qui se trouvait chez lui. Il y avait en effet une
somme assez considérable,
car, outre les économies que l’on faisait depuis
quelque temps pour bâtir des
chapelles, des écoles, etc…, au premier jour de cette
liberté qui semblait si
prochaine, on venait de recevoir les allocations
annuelles de la Propagation de
la foi et de la Sainte-Enfance. Cet officier fit
mettre les scellés sur toutes
les portes, mais, quatre jours plus tard, le régent
envoya piller la maison, et
il n’en resta que les quatre murailles.
Après avoir comparu
devant le grand juge du tribunal de droite, ainsi
nommé parce qu’il se trouve à
droite du palais où réside le roi, Mgr Berneux fut
conduit au Kou-riou-kan, ou
prison criminelle, où sont enfermés pêle-mêle, sur la
terre nue, les voleurs et
les assassins appartenant aux basses classes. Mais — 526 — le lendemain ou surlendemain,
on le transféra à la prison du Keum-pou,
réservée aux nobles de condition élevée et aux
criminels d’État. Cette prison
est moins sale et moins obscure que l’autre ; il y a
une espèce de plancher.
Chaque détenu est placé dans une petite cellule qui
n’a aucune communication
avec les autres, et de peur que les prisonniers ne
puissent se parler à travers
les cloisons, on agite continuellement des clochettes
suspendues dans toutes
les directions, ce qui rend toute conversation à peu
près impossible. Cette
prison a trois grands compartiments, ceux de l’est et
de l’ouest, pour les
individus condamnés à l’exil ou à l’emprisonnement
perpétuel, et celui du midi
pour les condamnés à mort. C’est dans ce dernier que
fut placé Mgr Berneux.
Marthe Pak a raconté qu’en apprenant l’arrestation de
l’évêque, la mère du roi
manifesta la plus vive douleur, et fit entendre, en
présence de son fils aîné,
d’énergiques protestations. « Oui, » criait-elle, «
tous les magistrats du
royaume se sont réunis contre mon mari pour renverser
le trône de mon jeune
fils. Quel tort leur ont fait les prêtres de
l’Occident ? Quel tort leur a fait
mon fils ? les soldats européens viendront
certainement le tuer ici pour venger
leurs prêtres. » Mais on ne tint nul compte des larmes
et des plaintes de la
princesse, et, le 26, Mgr Berneux fut amené devant le
tribunal ; tous les
ministres y étaient réunis.
Dans une cour
spacieuse, formant un carré, s’élèvent d’un côté
plusieurs tribunes où siègent
les juges et d’autres mandarins. Au milieu de cette
cour est un chaise
solidement fixée, sur laquelle le prévenu est assis la
face tournée vers les
juges. Les pieds sont liés ensemble au-dessus de la
cheville ; le pantalon
relevé laisse les jambes à découvert ; une autre corde
passée au-dessus des
genoux les serre l’un contre l’autre ; enfin, les bras
et les épaules sont
tenus immobiles, attachés au dos de la chaise de telle
sorte que le patient ne
puisse, malgré toutes les tortures, faire aucun
mouvement. À ses côtés, quatre,
six ou huit bourreaux, debout sur deux lignes, sont
armés des instruments de supplice.
Le scribe chargé d’écrire les réponses et les
dépositions est assis un peu en
arrière, derrière un voile. Une compagnie de soldats
(environ quatre-vingts),
se tient à quelques pas, formant le demi-cercle et
faisant face à la tribune
des juges. D’autres soldats en plus grand nombre
empêchent les curieux d’approcher
de trop près. Pendant tout le temps que dure
l’interrogatoire, les soldats qui
sont auprès du patient font entendre un bruit sourd et
cadencé de façon à
couvrir ses paroles ou ses — 527 — cris de douleur. Aux divers
interrogatoires que Mgr Berneux eut à subir,
deux soldats chrétiens, Jacques So In-kiei-mi et son
parent, So Sieng-kiei-mi,
se trouvaient être de service et placés assez près de
lui. C’est par eux et par
d’autres soldats ou employés chrétiens, que l’on a
connu les principales
réponses des confesseurs, et quelques détails sur
leurs souffrances.
« Quel est votre nom ?
» demanda le juge. — « Tjiang (c’était le nom coréen
de Mgr Berneux). — Qu’êtes-vous
venu faire en Corée ? — Sauver vos âmes. — Depuis
combien d’années êtes-vous
dans ce pays ? — Depuis dix ans, et pendant ce temps
j’ai vécu à mes dépens ;
je n’ai rien reçu gratis, pas même l’eau ou le bois. »
Monseigneur faisait
allusion aux calomnies des païens qui prétendaient que
les missionnaires,
manquant du nécessaire dans leur propre pays, ne
venaient en Corée que pour s’enrichir.
« Si on vous met en liberté, et qu’on vous ordonne de
retourner dans votre
pays, obéirez-vous ? — Si vous m’y reconduisez
vous-même de force, il faudra
bien que j’y aille, sinon, non. — Mais nous ne
connaissons pas votre pays,
comment donc pourrions-nous vous y reconduire ? Votre
réponse signifie que vous
ne voulez point quitter la Corée. — Comme vous voudrez
: je suis entre vos
mains, et je suis prêt à mourir. »
Le lendemain, 27,
nouvel interrogatoire. Cette fois le régent était
présent avec son fils aîné. «
Quel est votre pays ? — La France. — Comment êtes-vous
venu en Corée ? — En
barque. — Qui vous a amené ? — Hong Pong-tsiou.
(Lui-même l’avait avoué peu
auparavant.) — Combien y a-t-il de prêtres en Corée ?
— Il y a neuf prêtres. (C’était
le nombre indiqué par le traître Ni Son-i). — Quel est
votre maître de maison ?
— Hong Pong-tsiou. — Combien avez-vous instruit de
personnes ? — Un grand nombre.
— Où demeurent-elles ? — De tous côtés. — Où sont les
neuf autres prêtres ? —
Je n’en sais rien. — Si l’on vous dit de vous en
aller, retournerez-vous dans
votre pays ? — Non, à moins qu’on ne m’y reconduise de
force. — Apostasiez ! —
Non, certes, je suis venu prêcher la religion qui
sauve les âmes, et vous
voudriez que je la renie ! — Si vous n’obéissez pas,
vous serez frappé et mis à
la torture. — Faites ce que vous voudrez ; assez de
questions inutiles. » L’effet
suivit de près la menace. On fit subir au vénérable
évêque, entre autres
tortures, la bastonnade sur les jambes et la poncture
des bâtons sur tout le
corps, principalement sur les côtes. Les os des jambes
furent bientôt dégarnis
de leur chair, mis à nu et horriblement contusionnés.
Son corps n’était plus qu’une
plaie. Le supplice terminé, on — 528 — enveloppa les jambes avec du
papier huilé et quelques morceaux de toile, et
on le reconduisit en prison.
La même scène se
renouvela, à diverses reprises, les jours suivants ;
mais les forces de Mgr
Berneux étaient tellement épuisées et sa voix était
devenue si faible, que les
soldats chrétiens ne purent recueillir ses paroles.
Thomas Hong, prisonnier
lui-même, put faire parvenir à Mgr Daveluy un billet
où se trouvaient ces mots
: « Mgr Berneux est, toujours et partout, plein de
dignité et de sainteté. » La
sentence de mort fut enfin portée en ces termes : «
L’accusé Tjiang refusant d’obéir
au roi, et ne voulant ni apostasier, ni donner les
renseignements qu’on lui
demande, ni retourner dans son pays, aura la tête
tranchée après avoir subi les
différents supplices. » Quels furent ces supplices ?
On ne l’a pas su d’une
manière bien précise. Une seule chose est certaine,
c’est que, de tous les
missionnaires martyrisés à cette époque, Mgr Berneux
fut le plus souvent et le
plus cruellement torturé, probablement parce qu’on
savait qu’il était le grand
chef des chrétiens.
Après quatre jours
passés dans la prison du Keum-pou, le confesseur fut
transféré de nouveau dans
la prison du Kou-riou-kan, ou prison criminelle
ordinaire. C’est là qu’il vit
arriver successivement les trois jeunes confrères qui,
depuis plusieurs jours,
avaient été, sans qu’il le sût, ses voisins de prison
dans le Keum-pou, et
avaient subi devant les mêmes juges des
interrogatoires et des supplices
analogues. C’étaient MM. de Bretenières, Beaulieu et
Dorie. Voici les détails
que l’on connaît sur leur arrestation.
M. de Bretenières
demeurait à la capitale, à quelques minutes de
l’habitation de Mgr Berneux,
dans la maison du catéchiste Marc Tieng, vieillard de
soixante-treize ans, et
Paul Phi, neveu de Marc, était son professeur de
coréen. Il avait fait dans
cette langue des progrès assez rapides, grâce au grand
nombre de caractères
chinois qu’il avait appris pendant son séjour au
Léaotong, et, dans les mois de
janvier et février, il avait pu entendre près de
quatre-vingts confessions. Le
jour même de l’arrestation de Mgr Berneux, il s’était
rendu dans un quartier
assez éloigné, où il avait entendu deux confessions et
béni un mariage. Le soir,
en rentrant, il apprit que le vicaire apostolique
venait d’être arrêté. On
était à se demander ce que cela signifiait, car on ne
croyait pas encore à la
persécution. M. de Bretenières ne chercha point à fuir
; il se contenta d’envoyer
la nouvelle à Mgr Daveluy et aux autres confrères. Le
24, il célébra encore la
sainte messe ; — 529 — ce fut pour lu dernière fois.
Le 25, de grand matin, la maison fut cernée
par les satellites ; on prit le catéchiste Marc Tieng
et on le conduisit en
prison ; Paul Phi était absent. On n’arrêta point le
missionnaire ce jour-là ;
on se contenta de laisser une douzaine de soldats pour
le garder à vue. Le
lendemain, 26, à l’aube du jour, on le conduisit au
tribunal. Deux soldats,
marchant à ses côtés, le tenaient chacun par l’une des
manches de son habit ;
une corde rouge, dont on ne se sert que pour les
grands criminels, lui liait
légèrement les bras sur la poitrine. Aux questions du
grand juge, il ne
répondit que ces paroles : « Je suis venu en ce pays
pour sauver des âmes. Je
mourrai avec plaisir. » Pour le reste, il s’excusa sur
son ignorance de la
langue, car bien qu’il commençât à se faire entendre
des chrétiens habitués au
langage incorrect des nouveaux missionnaires, il ne
pouvait évidemment ni
comprendre les païens, ni être compris d’eux. En
sortant du tribunal, il fut
conduit au Kou-riou-kan, et le lendemain transféré au
Keum-pou, dans le même
corps de bâtiment que Mgr Berneux, mais dans une
cellule à part. Selon la
coutume, il subit encore quatre autres
interrogatoires. Le régent voulait lui
poser lui-même quelques questions ; il y renonça quand
il vit la difficulté qu’il
avait à s’exprimer. Comme Mgr Berneux, M. de
Bretenières eut à subir plusieurs
fois différents supplices, principalement la
bastonnade sur les jambes et la
poncture des bâtons ; on assure qu’après l’évêque
c’est lui qui a été le plus
maltraité. Au milieu des tourments, il semblait
impassible ; les yeux
modestement baissés, il priait, sans laisser échapper
aucune plainte. Après
quatre jours passés au Keum-pou, il fut renvoyé au
Kou-riou-kan, où il retrouva
Mgr Berneux, et put s’entretenir librement avec lui.
M. Beaulieu qui, lui
aussi, avait fait d’assez grands progrès dans la
langue coréenne, demeurait
dans une petite chrétienté à quelques lieues de la
capitale. Il avait déjà pu
donner les sacrements à un certain nombre de
personnes, et quelques jours avant
la persécution, Mgr Berneux, l’ayant jugé capable de
commencer l’exercice du
saint ministère, lui avait assigné un petit district
où il devait faire ses
premières armes. Ses préparatifs de départ étaient
terminés ; quelques-uns de
ses nouveaux chrétiens venaient d’arriver pour le
conduire à son poste, lorsqu’il
apprit l’arrestation du vicaire apostolique. Il
résolut d’attendre un peu, et
renvoya les chrétiens chez eux. Mais une partie des
habitants du village où il
demeurait, gens tièdes et timides, effrayés de ce qui
venait d’arriver à la
capitale, le prièrent de se réfugier ailleurs, — 530 — disant que sa présence en ce
lieu était connue de trop de monde, et que
certainement il en résulterait pour eux de grands
malheurs. Il céda à leurs
craintes, et alla dans un autre village à trois quarts
de lieue de distance,
chez un chrétien nommé Ni. La cachette semblait
très-sûre, mais le missionnaire
fut trahi, et le 27 février au matin, une bande de
satellites vint droit à la
maison de Ni, s’emparer de sa personne. La voix
publique a toujours accusé de
cette trahison le domestique de M. Beaulieu, nommé
Tjiang, nouveau chrétien,
baptisé seulement depuis deux ou trois ans, et qui
n’était au service du prêtre
que depuis quelques mois. Le fait cependant n’est pas
absolument certain.
Après avoir fait cette
capture, les mêmes satellites se rendirent au village
habité par M. Dorie, à
une lieue et demie de distance du premier. Toutes les
indications nécessaires
leur avaient été données, à la capitale même, par le
traître Ni Son-i,
domestique de Mgr Berneux. M. Dorie, moins avancé que
ses confrères dans l’étude
de la langue coréenne, s’était fait avec beaucoup plus
de facilité aux usages
du pays, et était très-aimé des chrétiens. Au premier
bruit des événements, il
avait ordonné à son domestique de prendre la fuite, et
était demeuré seul dans
la maison afin de ne compromettre personne. Il fut
arrêté à une heure de l’après-midi.
Le lendemain 28, les
missionnaires, portés chacun sur une espèce de
civière, les mains liées sur la
poitrine avec le cordon rouge, et la tête coiffée du
bonnet des grands
criminels, furent conduits à la capitale. Ce bonnet,
de couleur jaune, a de larges
bords en toile qui, rabattus, couvrent la figure et le
haut du corps, afin que
l’on ne puisse ni voir ni être vu. C’est, dit-on, une
précaution contre les
troubles ou tentatives de révolte que pourrait
provoquer l’arrestation de
certains criminels dangereux. Devant les juges, MM.
Beaulieu et Dorie,
expliquèrent en quelques mots pourquoi ils étaient
venus en Corée, et leur
ferme résolution de mourir pour Dieu ; quant au reste,
ils s’excusèrent de
répondre parce qu’ils ne connaissaient pas assez la
langue. Enfermés d’abord
pendant quatre jours à la prison du Keum-pou, ils
passèrent par les mêmes
formalités, subirent les mêmes interrogatoires, et
souffrirent les mêmes
tortures que leurs confrères ; après quoi on les
transféra au Kou-riou-kan, où
ils retrouvèrent Mgr Berneux et M. de Bretenières.
Qui pourrait exprimer le
bonheur des quatre missionnaires lorsqu’ils furent
ainsi réunis dans ce cachot
infect, qui pour eux était le vestibule du ciel ? Qui
nous dira leurs
félicitations — 531 — mutuelles en se voyant
couverts de plaies glorieuses reçues pour le nom de
Jésus-Christ ? leurs prières, leurs chants de joie,
leurs élans d’amour en se
préparant au dernier sacrifice ? Enfin se leva le jour
du triomphe. Le 22 de la
première lune, 8 mars, on les tira de leur prison pour
les conduire à la mort.
Une foule énorme, avide de voir les prêtres étrangers,
s’était rassemblée à la
porte du Kou-riou-kan. Les uns regardaient
curieusement leur visage, leur
attitude ; la plupart riaient et leur prodiguaient de
grossières insultes. « Ne
riez pas et ne vous moquez pas ainsi, » leur dit Mgr
Berneux ; « vous devriez
plutôt pleurer. Nous étions venus pour vous procurer
le bonheur éternel, et
maintenant, qui vous montrera le chemin du ciel ? Oh !
que vous êtes à plaindre
! » Les confesseurs furent placés chacun sur une
longue chaise en bois, portée
par deux hommes. Les jambes allongées et les bras
étendus étaient liés
solidement à la chaise ; la tête légèrement renversée
était fixée par les
cheveux. Au-dessus de la chaise, derrière la tête, une
planche en bois portait,
écrite des deux côtés, l’inscription suivante : « N.,
rebelle et désobéissant,
condamné à mort après avoir subi divers supplices. »
Pendant le trajet, les
porteurs s’arrêtèrent plusieurs fois pour se reposer.
Alors Mgr Berneux s’entretenait
avec ses jeunes confrères, ou bien, jetant les regards
sur la foule qui les
suivait, il disait en soupirant : « Hélas ! mon Dieu !
qu’ils sont à plaindre !
»
À la capitale, il y a
divers endroits désignés pour les exécutions. Quand on
est pressé d’en finir,
ou que le nombre des victimes est trop considérable,
ou qu’on veut tenir la
chose secrète, on peut décapiter dans l’enceinte même
du palais, ou sur deux
ponts à quelques minutes de distance du tribunal, à
l’intérieur de la ville.
Mais, le plus communément, on conduit les condamnés à
un quart de lieue en
dehors de la porte de l’Ouest, à un endroit nommé
Nei-ko-ri, c’est-à-dire :
rencontre des quatre chemins ; et quand il s’agit de
grands coupables, et qu’on
veut donner au supplice le plus de notoriété possible,
on se rend plus loin
encore, sur une grande plage de sable, le long du
fleuve, près du village de
Sai-nam-to. C’est là que furent amenés les
confesseurs.
Les quatre cents
soldats qui les accompagnaient se rangèrent sur un
demi-cercle, en face de la
tente du mandarin dont l’escorte était également
très-nombreuse. On dépose les
victimes à terre, au centre de ce cercle, au pied d’un
grand mât sur lequel
flotte un drapeau blanc, puis on les détache de leurs
chaises, et on les — 532 — dépouille de tous leurs
vêtements à l’exception d’un simple caleçon. Mgr
Berneux est appelé le premier. Ses bras sont liés
fortement derrière le dos ;
un bourreau replie l’une contre l’autre les deux
extrémités de chaque oreille
et les traverse, de haut en bas, par une flèche qui y
demeure fixée. Deux
autres bourreaux aspergent d’eau le visage et la tête,
qu’ils saupoudrent
ensuite de chaux ; puis, passant deux morceaux de bois
sous les bras, le
soulèvent, et le montrent aux spectateurs en lui
faisant faire huit fois le
tour de la place, rétrécissant chaque fois le cercle
qu’ils forment en
marchant, de manière à ce qu’à la fin du huitième
tour, ils se trouvent au
milieu du terrain. La victime est alors placée à
genoux, la tête inclinée en
avant, retenue par les cheveux liés à une corde que
tient un soldat. Les six
bourreaux, brandissant de longs coutelas, tournent
autour en exécutant une
danse sauvage et en poussant des cris horribles ;
chacun d’eux frappe comme et
quand il veut. Au troisième coup, la tête du vénérable
évêque roule sur le sol,
et tous les soldats et satellites crient à la fois : «
C’est fini. » On ramasse
aussitôt la tête, et selon l’usage, on la place sur
une petite table, avec deux
bâtonnets, et on la porte au mandarin, pour qu’il
puisse constater de ses
propres yeux que c’est bien la tête du condamné. Les
bâtonnets sont là pour
saisir et retourner la tête, dans le cas où celui qui
préside à l’exécution
voudrait l’examiner de plus près, mais, ordinairement,
on ne s’en sert pas. La
tête est ensuite rapportée auprès du corps, et fixée
par les cheveux à un
poteau de quatre ou cinq pieds de haut, sous la
planche où est écrite la
sentence.
On répéta les mêmes
cérémonies, et dans le même ordre, pour chacun des
autres missionnaires. M. de
Bretenières vint immédiatement après Mgr Berneux ; il
fut suivi de M. Beaulieu,
et à la fin, M. Dorie, après avoir vu trois fois
passer sous ses yeux ces
scènes sanglantes, consomma lui-même son glorieux
martyre. Les corps restèrent
exposés trois jours entiers, après quoi les païens de
Sai-nam-to les
enterrèrent tous ensemble dans une seule fosse. Quand
une exécution a lieu, ce
sont les proches parents ou les amis de la victime qui
doivent recueillir ses
restes, sinon, les habitants du village vers lequel
l’exécuté avait les yeux
tournés au moment de la mort, sont tenus de lui donner
la sépulture. Les
chrétiens de la capitale eussent bien voulu enterrer
eux-mêmes leurs pasteurs,
mais c’était absolument impossible alors ; ils ne
purent satisfaire à ce pieux
devoir que six mois plus tard. — 533 —
Mgr Berneux était âgé
de près de cinquante-deux ans ; il y avait dix ans
qu’il travaillait en Corée.
L’histoire des progrès étonnants de la mission,
pendant ces dix années, nous a
montré ce qu’il était comme vicaire apostolique ;
quelques mots sur sa vie
privée et sur son caractère personnel, nous le feront
connaître et apprécier
encore davantage. En annonçant au séminaire des
Missions-Étrangères la nouvelle
de son martyre, M. Féron écrivait : « À une piété
angélique, à un zèle ardent
pour le salut des âmes, Mgr Berneux joignait une
connaissance profonde de la
théologie et une capacité rare pour l’administration.
Son activité ne lui
laissait aucun repos. Je n’ai jamais pu comprendre
comment il suffisait seul à
ce qui eût occupé trois ou quatre missionnaires,
comment il pouvait entrer dans
le plus petit détail de toutes les affaires,
spirituelles ou temporelles. Il
avait le district le plus vaste, une correspondance
très-étendue avec les
missionnaires et les chrétiens ; il était le
consulteur universel, le procureur
de la mission ; il donnait à la prière un temps
considérable ; et, néanmoins,
quand un missionnaire allait le voir, il semblait
n’avoir rien à faire que de l’écouter,
de s’occuper de lui, de le récréer par sa conversation
pleine d’esprit et d’amabilité.
Il n’était pas, ce semble, naturellement porté à
l’humilité ni à la douceur. On
devinait que, s’il n’eût été un saint, sa fermeté
serait devenue aisément de la
tyrannie, et sa plaisanterie du sarcasme. Mais la
grâce avait tout corrigé. On
pouvait le contredire sur tout ; il savait mettre tout
le monde à l’aise, et
ses lettres à ses missionnaires contenaient toujours
quelque mot d’affectueuse
tendresse. Sa modestie était portée à un excès qui
nous faisait quelquefois
sourire, et dont le bon évêque riait le premier, mais
sans en rien rabattre.
Quant à sa nourriture, lorsqu’il était seul, un peu de
riz et quelques légumes,
c’était tout. Il s’était interdit le vin de riz dans
ses dernières années.
Jamais ni la viande, ni le poisson, ni même les œufs
ne paraissaient sur sa
table, sinon quand il recevait quelqu’un de nous.
Alors il faisait tous ses
efforts pour bien traiter son hôte, et lui, qui ne
mangeait jamais de pain
quand il était seul, attendu que les Coréens n’en font
point, prenait plaisir à
pétrir lui-même et à cuire quelques pains pour les
offrir à un confrère qui
venait le voir, ou les lui envoyer en province par
quelque occasion. Un fait
vous donnera la mesure de sa mortification : les
cruelles douleurs de la
pierre, dont il souffrait habituellement, ne lui
faisaient interrompre son
travail que quand il était gisant à terre, presqu’à
l’agonie. Je l’ai vu passer
vingt-quatre heures de suite au confessionnal, et
comme je me — 534 — permettais de le gronder : «
Que voulez-vous, » me répondait-il, « ces
douleurs m’empêchent de dormir. »
Au moment même où Mgr
Berneux et ses confrères recevaient à Saï-nam-to la
couronne du martyre, le
mandarin Jean Nam, et Thomas Hong Pong-tsiou étaient
exécutés à Nei-ko-ri. Jean,
après avoir séjourné trois semaines chez son père,
s’était mis en route pour
revenir à Séoul. Il n’était plus qu’à deux lieues de
la ville, lorsqu’il
rencontra un chrétien, nommé Philippe Tjiang, qui lui
apprit l’arrestation de l’évêque
et des missionnaires, et les poursuites dirigées
contre lui. Le voyant pâlir à
cette nouvelle, Philippe ajouta : « Je suppose qu’en
présentant votre supplique
au régent, vous avez fait d’avance le sacrifice de
votre vie. Vous auriez tort
de fuir ou de vous cacher : un mandarin ne se cache
jamais quand les satellites
viennent l’arrêter. » Jean, trop effrayé pour suivre
cet avis, congédia les six
hommes qui l’accompagnaient, arracha ses insignes de
mandarin, et se réfugia,
trois lieues plus loin, dans une auberge du village de
Tchoupei-te-ri. Le
traître Ni Son-i parvint à découvrir le lieu de sa
retraite, et, avec quelques
satellites, alla cerner l’auberge jusqu’à l’arrivée
d’un petit mandarin de la
capitale, qui fit l’arrestation selon les formes
légales. Le 2 mars, Jean était
enfermé dans la prison du Keum-pou. Devant les juges,
il s’excusa d’avoir pris
la fuite, sur ce que la religion ne veut pas qu’on
s’offre de soi-même à la
mort. Il protesta énergiquement contre l’accusation de
rébellion, et soutint
que la lettre même qu’on lui reprochait était un acte
de dévouement à son pays
et à son roi. Depuis plusieurs années, Jean, tombé
dans la tiédeur, avait
négligé de recevoir les sacrements ; mais il répara sa
faute par une courageuse
confession de foi, et sa constance dans les tortures
fut admirable. Plusieurs
fois, il entrevit Mgr Berneux et les autres
missionnaires prisonniers ; mais on
ignore s’il put leur parler et se confesser.
La sentence de mort
portée contre lui et contre Thomas Hong fut exécutée
le 8 mars. Le cortège qui
conduisait au supplice l’évêque et les missionnaires
était à peine en route,
que deux charrettes, traînées chacune par un bœuf,
s’arrêtaient devant la
prison du Keum-pou. Sur chaque charrette était une
croix grossière. Voici
comment se font habituellement ces exécutions. Le
condamné, les pieds placés
sur un escabeau, est attaché à la croix par des cordes
qui lui retiennent les
bras et les genoux ; ses cheveux relevés sont fixés
par une petite corde, et,
au sommet de la — 535 — croix, est placée la
sentence. Aussitôt que la charrette a passé sous la
porte de l’Ouest, et se trouve en dehors des murs, on
retire l’escabeau, on
aiguillonne le bœuf pour le faire courir à travers les
pierres du chemin, et
bientôt le malheureux patient, dont le corps est déjà
à demi broyé par les
tortures, se trouve si affreusement secoué qu’il perd
connaissance. Arrivés au
lieu de l’exécution, les bourreaux coupent les cordes,
et laissent tomber à
terre leur victime ; puis, ils la dépouillent de tous
ses habits, lui lient les
bras derrière le dos, et lui placent la tête sur un
billot de bois. Un soldat
tient la tête par une corde attachée aux cheveux, et
aussitôt que le bourreau a
accompli son œuvre, il la jette de côté. Les corps de
Jean et de Thomas, après
être restés trois jours exposés sur le lieu du
supplice, furent traînés à
quelque distance, dans les champs, où ils demeurèrent
abandonnés pendant quinze
jours entiers. Alors seulement quelques chrétiens
courageux purent les
recueillir et leur donner la sépulture. La famille de
Jean Nam fut traitée
comme une famille de rebelles. Sa femme et ses enfants
en bas âge furent exilés
à perpétuité dans des prisons différentes ; son fils
aîné, âgé de quatorze ans,
et son vieux père furent incarcérés à Kong-tsiou, où
on les laissa mourir de
faim. Des doutes assez graves se sont élevés sur les
dispositions de Thomas
Hong au moment de sa mort. Il a été impossible depuis
de les éclaircir, faute
de renseignements certains. Tout porte à croire qu’ils
n’ont aucun fondement ;
néanmoins il est de notre devoir de les mentionner.
Les têtes de Jean Nam
et de Thomas Hong étaient encore attachées aux poteaux
de Nei-ko-ri, et la
place de l’exécution encore inondée de leur sang,
lorsque, deux jours plus
tard, le 10 mars, Pierre Tseng et Jean Tjieun, vinrent
à leur tour y cueillir
la palme glorieuse. Pierre Tseng l’un des chrétiens
qui ont bien mérité de l’Église
de Corée, appartenait à une famille honorable par sa
position et surtout par
son attachement à la foi. Sa sœur aînée, ayant
consacré à Dieu sa virginité,
était morte dix ans auparavant, après une vie
édifiante ; son frère cadet
était, à Macao, le compagnon d’études du vénérable
André Kim et du P. Thomas
Tsoi, et son zèle et ses talents annonçaient qu’il
serait un jour un digne et
saint prêtre, quand Dieu l’appela à lui. Son frère
aîné se trouvait en prison
pour la foi, à la fin de 1866, quand les Français
quittèrent la Corée, et il
est plus que probable que, depuis longtemps, il a
suivi les traces de Pierre.
Quand M. Maubant entra en Corée, il fut frappé de la
piété éclairée, de l’intelligence,
du tact de Pierre Tseng. Il le prit à son service, — 536 — et le garda avec lui jusqu’au
jour de son martyre. Sur le déclin de la
persécution de 1839, Pierre fut arrêté avec quelques
autres chrétiens, mais les
satellites se contentèrent de leur extorquer de
l’argent. Il s’attacha ensuite
au service du P. André Kim, l’accompagna dans la frêle
barque coréenne qui alla
en Chine chercher Mgr Ferréol et M. Daveluy, et fut
son fidèle assistant jusqu’à
son martyre en 1846. Ensuite Pierre se maria, et
s’installa dans un des
faubourgs de la capitale. Il faisait un petit
commerce, et vivait dans une
honnête aisance, employant son temps libre à
transcrire des livres de religion
ou à fabriquer des chapelets. Il ne perdait aucune
occasion d’exhorter les
païens ou d’instruire les catéchumènes, et sa vie
exemplaire donnait une grande
autorité à ses paroles. Mgr Berneux jeta les yeux sur
lui pour exécuter le
projet, longtemps ajourné, de l’établissement d’une
imprimerie. Pierre s’y
prêta avec zèle, malgré les dangers d’une pareille
œuvre, et pendant quatre
ans, il répandit parmi les chrétiens plusieurs
milliers de volumes. De là son
arrestation.
Pendant le procès de
Mgr Berneux, le grand juge, étonné du nombre de livres
que les satellites
avaient confisqués, demanda au traître Ni Son-i d’où
venaient tous ces livres.
Celui-ci dénonça Pierre Tseng et son associé
imprimeur, Joseph Im, et aussitôt
des satellites furent lancés à leur poursuite. Mais en
apprenant qu’on venait
de saisir l’évêque, Pierre, prévoyant le danger qui le
menaçait lui-même, s’était
réfugié depuis deux jours dans une auberge à quelque
distance. Les satellites,
ne le trouvant pas, maltraitèrent cruellement sa
femme, mais elle ne voulut
point faire connaître la retraite de son mari. Puis,
quoique la maison fût
gardée la nuit par des soldats, elle parvint à
s’échapper, laissant au logis un
vieillard impotent, à qui Pierre fournissait
gratuitement un gîte et la
nourriture, un chrétien nommé Matthieu Ni, gravement
malade, dont nous
parlerons bientôt, et une jeune servante de quatorze
ans. Les satellites se
voyant joués, saisirent cette enfant par les cheveux,
et avec les plus
terribles menaces, la forcèrent de les conduire à
l’auberge où Pierre était
caché. Ils se jetèrent sur lui, l’accablèrent de coups
de pied et de coups de
poing, mirent en lambeaux son chapeau et ses
vêtements, et le traînèrent devant
le juge. L’aubergiste chrétien qui lui avait donné
asile, n’eut que le temps de
s’enfuir avec sa femme ; sa maison fut pillée, puis
vendue.
Joseph Im dénoncé en
même temps que Pierre demeurait dans le voisinage. Les
satellites ne le
trouvèrent point, car deux ou trois semaines avant la
persécution, il avait
vendu sa maison et — 537 — son imprimerie à Jean Tjieun.
Celui-ci fut arrêté à la place de Joseph Im,
et conduit au tribunal. Jean Tjieun, lors de la
persécution de 1839, après être
demeuré un mois entier dans la prison du Kou-riou-kan,
avait eu la faiblesse de
céder aux tortures et de racheter sa vie par
l’apostasie. Après sa mise en
liberté, les reproches de sa mère qui était une
fervente chrétienne, et l’impossibilité
où il se trouvait de confesser son crime puisqu’il n y
avait plus de prêtres en
Corée, le tirent tomber dans un grand découragement.
Il passa ainsi plusieurs
années, conservant à peine quelques pratiques
religieuses, mais à l’arrivée du
P. André Kim, il se convertit, fit une confession
générale, et par la ferveur
de sa pénitence édifia grandement les chrétiens que sa
chute avait scandalisés.
Pierre Tseng et Jean
Tjieun subirent, à diverses reprises, les
interrogatoires et les tortures
accoutumées, c’est-à-dire : la bastonnade sur les
jambes et la poncture des
bâtons. Pierre surtout eut horriblement à souffrir.
Ils refusèrent de répondre
à la plupart des questions qu’on leur adressait, et ne
voulurent dénoncer
personne. Pendant leur séjour au Keum-pou, ils virent
plusieurs fois Mgr
Berneux, mais on ne sait s’ils purent lui parler. On
les conduisit au supplice
attachés à des croix, comme on avait fait pour Jean
Nam et Thomas Hong. Ils
furent décapités de la même manière, et, selon la loi,
on laissa les corps
exposés pendant trois jours. La femme de Jean parvint,
en donnant de l’argent
aux satellites, à racheter le corps de son mari, et le
fit enterrer près de sa
mère sur la montagne No-ko-san. Le corps de Pierre fut
jeté dans les champs,
pour y être la pâture des animaux immondes et des
oiseaux de proie. Mais Dieu
le garda, et après quelques jours, les chrétiens
purent le recueillir et l’ensevelir
dans une même tombe avec Jean Nam, auprès du théâtre
de leur commun triomphe.
Quelques mots
maintenant de Mathieu Ni que nous avons laissé gisant
à terre, presque à l’agonie,
dans la maison de Pierre Tseng. Il n’est mort ni en
prison, ni sous le sabre du
bourreau, et cependant il peut être compté comme une
des premières victimes de
la persécution. C’est lui d’ailleurs qui, avec
François Ni dont nous aurons à
raconter le martyre, a ouvert au christianisme les
provinces septentrionales de
la Corée. Mathieu Ni Teuk-po d’une famille noble,
originaire du Hoang-haï,
district de Sin-tcheun, était un lettré de grande
renommée, très-versé dans la
connaissance des caractères chinois. Il enseignait ces
caractères à un certain
nombre d’élèves qu’il préparait aux — 538 — examens, et par ce moyen, il
s’était acquis une petite fortune. L’ambition
le fit aller à la capitale, à la ville des délices
comme l’appellent les
Coréens ; mais ses espérances furent déçues, et après
avoir mangé tout son
bien, il se trouva, en quelques mois, réduit à
l’indigence. C’est là que Dieu l’attendait.
Pendant qu’il essayait de tous les moyens et frappait
à toutes les portes pour
trouver un emploi, il entendit parler de l’Évangile,
et quelques livres de
religion lui tombèrent sous la main ; son âme
naturellement droite entrevit de
suite la vérité ; il l’étudia avec ardeur, et fut
bientôt récompensé de ses
efforts par le don de la foi. Aussitôt, semblable à
celui qui a trouvé un
trésor et, dans l’excès de sa joie, court à ses amis
et à ses voisins en criant
: « Réjouissez-vous avec moi, » Mathieu Ni, avant même
d’être baptisé, repartit
pour son pays, à une cinquantaine de lieues de la
capitale, vivant d’aumônes le
long de la route, et se mit à prêcher ses parents et
ses connaissances. Il en
convertit une douzaine, leur enseigna les prières et
le catéchisme, et revint
avec eux à Séoul, recevoir le baptême des mains de Mgr
Berneux.
Le jour de son baptême,
il se traça une règle de vie excessivement sévère et
dont, depuis, il ne se
départit jamais. Il faisait le chemin de la croix tous
les jours, sans
exception ; il jeûnait deux fois la semaine, et le
carême tout entier, ne
mangeait jamais de viande, ne buvait du vin que
très-rarement et en très-petite
quantité, et pratiquait les plus pénibles
mortifications. Il avait compris que
la pénitence est le véritable moyen, non-seulement
d’assurer son propre salut,
mais de travailler efficacement au salut des autres. À
la capitale, pendant les
quelques semaines qui suivirent son baptême, ce zélé
néophyte convertit plus de
dix païens auxquels il donna l’instruction nécessaire.
De retour dans son pays,
il procura à une quarantaine d’autres personnes la
grâce de la régénération ;
puis, en compagnie de François Ni, il se mit à
parcourir toute la province de
Hoang-haï, et gagna des disciples à Jésus-Christ, dans
plus de douze districts
où, auparavant, il n’y avait pas un seul chrétien. De
là, il partit seul pour
la province de Pieng-an, l’unique des huit provinces
de Corée où l’Évangile n’eût
pas encore pénétré, et le premier il eut le bonheur
d’y créer un certain nombre
de prosélytes. Nous avons dit plus haut quelle
abondante moisson recueillit Mgr
Berneux, lorsque, les trois années suivantes, il
visita ces provinces où
Mathieu avait semé le bon grain avec tant de zèle.
Rappelé ensuite à la
capitale par le vicaire apostolique, Mathieu Ni fut
chargé d’une œuvre aussi
importante que difficile, — 539 — la création, à Séoul même,
d’un collège chrétien pour l’éducation de la
jeunesse. En peu de temps, il parvint à réunir jusqu’à
douze jeunes gens,
auxquels il enseignait les sciences et les lettres
humaines, et dont il formait
le cœur et l’esprit par l’étude de la doctrine et la
pratique des devoirs
religieux. Cependant, sa santé allait s’affaiblissant
; plusieurs fois il avait
été gravement malade, et le 19 février, quelques jours
avant la persécution, il
avait reçu l’extrême-onction dans la maison de Pierre
Tseng, qui le logeait par
charité, car Mathieu n’avait pas de maison à lui.
Quand les satellites
vinrent chercher Pierre, le pauvre malade ne cessait
de crier du coin où il
était étendu : « Et moi aussi, je suis chrétien,
prenez-moi. — Que dit ce
pauvre idiot ? » répondaient les satellites ; « dans
son délire il se débat
avec les gens de sa secte. Pourquoi t’emmener ? Afin
d’avoir la peine de t’enterrer
? » Les deux jours suivants, il se traîna plusieurs
fois jusqu’au seuil de la
porte, répétant d’une voix plaintive : « Emmenez-moi,
je suis chrétien. » Mais
personne n’était plus là pour s’occuper de lui et lui
donner un peu de
nourriture ; ses forces, épuisées par la maladie et
par la faim, l’abandonnèrent
tout à fait, et le matin du premier mars il rendit à
Dieu sa belle âme. Il
était âgé de quarante-quatre ans, et il y avait un peu
plus de quatre ans qu’il
était baptisé. Le lendemain de sa mort, un païen qui
passait dans la rue vit
son cadavre, et par pitié, l’emporta et l’ensevelit
sur la montagne
Ouai-a-ko-kaï, dans le lieu où furent transportés plus
tard les corps de Mgr
Berneux et des autres martyrs de Sai-nam-to.
Le jour même de l’exécution
de Mgr Berneux et de ses compagnons, deux autres
missionnaires étaient amenés à
la capitale. C’étaient MM. Pourthié et Petitnicolas
arrêtés ensemble au
séminaire de Pai-rong. Dès le 28 février, un courrier
leur avait apporté le billet
de M. de Bretenières qui annonçait l’arrestation de
l’évêque, et, par ses
récits, avait répandu la terreur chez les chrétiens du
voisinage. Les
missionnaires extrêmement surpris, ne pouvant croire
tout d’abord à une
persécution aussi soudaine, résolurent d’attendre
avant de quitter leur poste.
M. Pourthié rassura les néophytes, et leur dit de ne
pas se presser d’enfouir
en terre les divers objets de religion. La neige
épaisse qui couvrait la vallée
de Pai-rong et les montagnes environnantes semblait
une garantie contre l’invasion
subite des satellites. D’ailleurs M. Pourthié, depuis
longtemps atteint d’une
maladie de poitrine — 540 — et de crachements de sang,
était incapable de s’enfuir. Il écrivait, ce
jour-là même, à un de ses confrères : « Je vous trace
ces quelques lignes,
étendu sur ma natte où les souffrances me tiennent
cloué. Que faire dans ces
étranges circonstances ? S’il faut aller se cacher
dans quelque caverne des
montagnes, je ne m’en sens nullement la force. »
Le lendemain, plusieurs
satellites de la capitale lancés à la poursuite du
mandarin Jean Nam, ne l’ayant
pas trouvé chez lui, couchèrent par hasard à une
auberge distante de Pai-rong
de trois quarts de lieues seulement. Ils y
rencontrèrent des satellites du
district, qui connaissaient la présence des
missionnaires dans le voisinage,
sans cependant savoir exactement le lieu de leur
résidence. Leur plan fut
bientôt combiné, et tous ensemble se mirent en route
pour les saisir si
possible. Sur le chemin, ils virent une vieille femme
qui fuyait en pleurant.
Ils eurent bientôt reconnu qu’elle était chrétienne,
et l’ayant frappée de
leurs bâtons, ils lui lièrent les mains derrière le
dos, et la forcèrent de les
conduire jusqu’au séminaire. Ils y arrivèrent sans que
personne les eût aperçus
et eût pu donner l’alarme ; les deux prêtres furent
arrêtés dans leur chambre.
Tout d’abord on saisit aussi le vieux catéchiste
Joseph Tjiang, qui était
nominalement propriétaire de la maison. « Que
voulez-vous faire de ce pauvre
vieillard ? » dit M. Pourthié aux satellites ; «
laissez-le donc descendre de
lui-même dans la tombe ; » et il leur donna quelque
argent qu’il avait sur lui.
Joseph fut aussitôt relâché. Pendant la nuit, M.
Pourthié, qui avait les mains
liées derrière le dos, parvint à se glisser sans bruit
dans un coin où étaient
divers papiers importants, et fit signe à un chrétien
qui se trouvait à côté de
les cacher ailleurs ; mais celui-ci par timidité
refusa de s’en charger, et
tous ces papiers furent pillés avec le reste des
effets. Le lendemain, 3 mars,
à neuf heures du matin, on plaça les confesseurs
chacun sur un bœuf, on leur
passa le cordon rouge sur les épaules, mais sans leur
lier les mains, on les
coiffa du bonnet rouge des grands criminels, et on se
mit en route pour la
capitale. La distance est de trois journées, mais M.
Pourthié était tellement
affaibli par la maladie, que les satellites, par égard
pour son état,
consentirent à faire les étapes moins longues, et l’on
mit cinq jours pour
arriver à Séoul.
Pendant le chemin, les
deux confesseurs tenaient relevés les bords de leur
bonnet, et, dans tous les
villages et hameaux que l’on rencontra, une foule
immense de païens vinrent,
avec une curiosité avide, contempler le visage et la
tournure des deux — 541 — maîtres d’occident. Tous
étaient stupéfaits de l’air de piété et de
satisfaction qui paraissait sur leurs traits. À la
ville de Iang-tsi, un des
employés du mandarin regardait d’un air triste ces
jeunes hommes que l’on
conduisait à la mort. Il s’approcha de M. Petitnicolas
et lui dit à demi-voix :
« Maître, si on regarde votre âme, ce que vous faites
est bien beau ; mais si
on regarde votre corps, c’est bien déplorable. » À ces
paroles, inattendues de
la part d’un païen, le missionnaire ému lui prit la
main en témoignage de satisfaction,
lui demanda qui il était, et ajouta d’un ton
affectueux qu’il ne désespérait
pas de le revoir un jour. Dans un autre village, où
l’on devait passer la nuit,
un groupe de païens causaient entre eux des Européens
que l’on mettait à mort,
et particulièrement de l’évêque. Quelques-uns
répétaient, d’un air moqueur, les
calomnies habituelles contre les missionnaires. M.
Petitnicolas s’approcha d’eux,
les réprimanda de ce qu’ils jugeaient et condamnaient,
d’une manière aussi
téméraire et aussi injuste, des maîtres de religion
qui jamais n’avaient fait
de mal à personne, et parvint à faire cesser leurs
propos inconvenants.
Arrivés à la capitale,
MM. Pourthié et Petitnicolas furent immédiatement
traduits devant le grand juge
du tribunal de droite, le même qui avait interrogé
leurs confrères. On leur
posa les mêmes questions : Vos noms ? votre pays ? qui
vous a amenés ? qu’êtes-vous
venus faire ? connaissez-vous l’évêque Tjiang (Mgr
Berneux), etc. ; ils y
firent des réponses analogues à celles déjà données. «
Qu’arrivera-t-il si on
vous fait mourir, ajouta le juge. — Après notre mort,
dit M. Petitnicolas, la
Corée subira de grands désastres. » Divers témoignages
nous apprennent que M.
Pourthié, épuisé par la maladie, ne prononça que
quelques mots devant le grand
juge. M. Petitnicolas portait habituellement la
parole. C’est pour cela,
peut-être, qu’il fut plus souvent et plus cruellement
flagellé, et percé de
bâtons pointus. M. Pourthié, dit-on, ne subit que
trois fois cette double
torture. On se dispensa envers les nouveaux
prisonniers de la plupart des
formalités légales employées pour les premiers
confesseurs. Ils demeurèrent à
la prison du Kou-riou-kan, et ne furent point envoyés
au Keum-pou ; leur
sentence, rendue presque aussitôt, fut exécutée le
troisième jour après leur
arrivée. Le 11 mars, on les conduisit à Sai-nam-to,
avec les mêmes cérémonies
que l’on avait faites trois jours auparavant pour les
autres missionnaires, et
un grand déploiement de troupes ; tout se passa de la
même manière. La tête de
M. Pourthié tomba au premier coup, celle de M.
Petitnicolas au troisième
seulement. — 542 —
M. Pourthié, provicaire
de la mission de Corée, passa au séminaire les dix
années de son apostolat. Le
ministère actif avait pour lui de grands attraits,
mais il n’hésita pas une
minute, sur le désir de son évêque, à sacrifier ses
goûts personnels pour se
dévouer tout entier à l’œuvre si difficile de la
formation du clergé indigène.
Il avait en outre la charge de trois ou quatre cents
chrétiens établis dans le
voisinage du séminaire, et grâce à son zèle, cette
petite chrétienté était une
des plus édifiantes de tout le pays. Il aimait les
sciences naturelles, et leur
consacrait ses instants de récréation. Il avait
recueilli sur la botanique, la
géologie, et la zoologie de la Corée, des notes qui
auraient rendu de vrais
services à la science. Tous ces travaux sont perdus,
mais la perte la plus
regrettable est celle de ses études sur la langue
coréenne, car il venait de
terminer une grammaire assez étendue et un
dictionnaire latin-coréen-chinois,
fruit de dix ans de recherches et d’études
continuelles. Ce que les confrères
aimaient et admiraient le plus dans M. Pourthié,
c’était son abnégation et son
humilité. Malgré son litre de provicaire, il se
regardait sincèrement comme le
dernier des missionnaires, et se traitait toujours
comme tel, sans la moindre
affectation de fausse modestie.
M. Petitnicolas avait
contracté dans l’Inde des infirmités qui l’ont
cruellement tourmenté le reste
de sa vie. Mais l’énergie de la volonté suppléait chez
lui aux forces
corporelles. La langue coréenne, si difficile pour
tout le monde, ne parut pas
l’être pour lui, et, grâce sans doute à l’étude qu’il
avait faite des langues
de l’Inde, il fut, de l’aveu de ses confrères, celui
de tous qui la saisit le
mieux et le plus facilement. Il se distinguait surtout
par une grande sagacité
dans l’administration, et par le tact étonnant avec
lequel il débrouillait les
difficultés. Son zèle était infatigable ; les courses
pénibles à travers les
montagnes couvertes de neige, la prédication,
l’enseignement du catéchisme, la
confession des chrétiens, c’était là son élément. Il
avait une certaine
connaissance de la médecine, et un grand nombre de
chrétiens, traités par lui,
ont dû la vie aux remèdes qu’il leur avait donnés.
Dans les dernières années,
les maux de tête, qui l’avaient rendu complètement
chauve dès l’âge de trente
ans, augmentèrent à ce point qu’il avait souvent des
accès de délire qui
ressemblaient à la folie. L’administration des
chrétiens lui étant devenue
presque impossible, Mgr Berneux l’envoya aider M.
Pourthié dans le soin du
séminaire, et dans ses travaux de linguistique. Ils
demeurèrent ensemble près
de cinq ans, occupés à la même œuvre, — 540 — se soignant avec une
affection réciproque dans leurs fréquentes maladies,
et Dieu voulut consacrer leur amitié en permettant
qu’entrés ensemble et le
même jour en Corée, ils prissent ensemble le chemin du
ciel.
En se rendant au lieu
du supplice, les missionnaires étaient accompagnés de
deux chrétiens qui
suivirent glorieusement leurs traces : c’était Marc
Tieng et Alexis Ou. Marc
Tieng, d’une famille noble du district de Souen, dans
la province de Kieng-kei,
était professeur de chinois, lorsqu’on 1839, il fut,
par hasard, témoin du
martyre de Mgr Imbert et de MM. Maubant et Chastan. Il
avait alors quarante-six
ans, et regardait la religion chrétienne comme une
secte pernicieuse, justement
condamnée puisqu’elle interdit les sacrifices aux
ancêtres. Néanmoins, frappé
de la joie toute céleste avec laquelle les
missionnaires et les chrétiens de
toute condition allaient à la mort, il eut la
curiosité d’étudier la religion
qui produisait cet effet merveilleux, et se procura
quelques livres. Son âme
naturellement droite eut bientôt compris la vérité ;
il se rendit en s’écriant
: « J’avais cru qu’un chrétien ne pouvait pas être un
homme de bien, et
maintenant je vois que, pour devenir véritablement
homme de bien, il faut être
chrétien. » Mgr Ferréol, à son arrivée, trouva en lui
une foi si vive et une
vertu si éprouvée, qu’il l’institua catéchiste de la
capitale, fonction qu’il a
remplie, à l’édification de tous, jusqu’à sa mort. Mgr
Berneux avait pour Marc
une sorte de vénération, et plusieurs fois il dit à
ses missionnaires : « Voyez
ce vieillard, ses jours sont pleins et sa voie est
droite. Je voudrais bien
avoir au ciel une aussi belle place que lui. » Son
zèle était admirable ; sans
cesse il était occupé à instruire les chrétiens et les
catéchumènes, à visiter
et consoler les malades, à les préparer à la réception
des sacrements. Toujours
égal à lui-même, toujours le sourire sur les lèvres,
il était à toute heure du
jour et de la nuit à la disposition de ceux qui
l’appelaient, et jamais on ne
le vit se mettre en colère. Il était très-pauvre, et
comme il ne voulait rien
accepter des chrétiens, sa table était plus que
frugale, car il n’avait pour
vivre d’autres ressources que le travail de sa femme.
Tous les chrétiens l’aimaient
comme un père et le vénéraient comme un saint.
Quand la persécution
éclata, il fit évader son neveu Paul Phi, mais ne
voulut point se cacher
lui-même, disant qu’après l’arrestation de l’évêque,
il était plus nécessaire
que jamais pour lui de rester à son poste près de M.
de Bretenières, et à la
disposition — 544 — des chrétiens. Nous avons
raconté plus haut son arrestation. En allant chez
le grand juge, il avait sur les épaules la corde
rouge, mais pour la forme
seulement, car on ne le lia point, et comme deux
soldats tenaient les manches
de son habit, le chef des satellites leur dit : «
Laissez ce digne vieillard
marcher seul et n’ayez nulle crainte qu’il s’échappe,
faites-lui seulement
escorte, et ne marchons pas trop vite. » Enfermé
d’abord au Kou-riou-kan, puis
transféré au Keum-pou où il demeura quatre jours, Marc
eut à subir les mêmes
interrogatoires et les mêmes supplices que nous avons
décrits plus haut. On
savait qu’il était un des chefs des chrétiens, et l’on
employa, à diverses
reprises, des tortures extraordinaires pour le forcer
à dénoncer ses
coreligionnaires ; mais il ne nomma que des personnes
déjà mortes, et se
contenta de répéter au juge : « Puisqu’à vos yeux la
profession du
christianisme est un crime digne de mort, j’ai commis
ce crime et j’y persiste
; faites-moi mourir. » La sentence prononcée, on le
ramena au Kou-riou-kan ; il
y demeura jusqu’au 11 mars, et, en ce jour, eut le
bonheur d’accompagner au
supplice, à Sai-nam-to, MM. Pourthié et Petitnicolas.
La tête de Marc ne tomba
qu’au quatrième coup de sabre. Elle fut exposée
pendant trois jours, suspendue
par la barbe, car depuis longtemps Marc était
complètement chauve. Sa femme
parvint ensuite à racheter ses précieux restes pour
les ensevelir
honorablement.
Alexis Ou, né au
district de Seu-heng dans la province de Hoang-haï,
était le troisième enfant d’un
lettré célèbre qui, frappé des rares talents de son
fils, soigna son éducation
d’une manière spéciale. Il avait dix-huit ans, et
venait de passer un brillant
examen, quand un catéchiste, nommé Jean Kim, lui parla
pour la première fois de
la religion chrétienne, et alluma dans son cœur un vif
désir de l’embrasser.
Alexis déclara aussitôt à son père qu’il voulait
partir pour la capitale, afin
d’y recevoir le baptême, et malgré les larmes, les
remontrances et les mauvais
traitements, il s’échappa de la maison paternelle et
vint, avec quelques autres
catéchumènes, se jeter aux pieds de Mgr Berneux. Le
saint évêque fut charmé de
sa pénétration d’esprit et de ses rares qualités ;
mais, prévoyant les
tentations terribles auxquelles sa foi allait être
soumise de la part de sa
famille, il voulut l’éprouver d’abord. Il baptisa tous
ses compagnons de voyage
et les renvoya dans leur pays, mais il refusa, jusqu’à
nouvel ordre, de
baptiser Alexis. Celui-ci désolé le supplia, en
versant des torrents de larmes,
de lui accorder la même grâce, lui promettant qu’avec
le secours de Dieu, il
resterait ferme dans — 545 — la foi, quoi que pût faire sa
famille. Mgr Berneux chargea Marc Tieng de
remmener dans sa maison et de l’examiner avec soin,
et, huit jours après, sur
le témoignage favorable de Marc, il lui accorda le
baptême. C’était en 1863. «
Rappelez-vous, dit-il au néophyte en le renvoyant dans
la maison paternelle,
rappelez-vous que vous êtes devenu enfant de Dieu ;
gardez-vous de servir le
démon, et efforcez-vous de faire participer vos
parents à votre bonheur. »
Alexis fut très-mal reçu par son père et par ses
frères. Chaque jour il avait à
subir des injures, et souvent des coups. Il patienta
pendant plusieurs mois,
puis, craignant sa propre faiblesse, il dit un jour à
son père : « Je ne puis
renier la religion du maître du ciel. Vous dites que
par là je vous déshonore,
que je remplis d’amertume chaque instant de votre vie
; donnez-moi la
permission de m’éloigner. — Tant mieux, répondit
brusquement le père, le plus
tôt sera le meilleur. » Alexis revint à la capitale,
et demanda asile à Marc
Tieng. Il passa dans sa maison un an entier, dans une
retraite absolue,
transcrivant des livres pour gagner sa nourriture, et
ne cessant de prier Dieu
pour la conversion de sa famille.
Ses prières furent
enfin exaucées. Il apprit, par deux chrétiens du
Hoang-hai, que son père
semblait beaucoup mieux disposé, et qu’il avait
plusieurs fois demandé de ses
nouvelles et manifesté le désir de le revoir. Il se
hâta de retourner vers lui.
Quelques jours après son arrivée, son père le prit à
part et lui dit : « Tu
sais que le roi et les grands du royaume persécutent
les chrétiens et les
regardent comme dignes de mort, que celui qui embrasse
cette doctrine se
déshonore en omettant les pratiques religieuses et
surtout les sacrifices aux
ancêtres ; d’un autre côté, je crois que tu as
l’esprit assez éclairé pour ne
pas être dupe d’une erreur grossière, et le cœur assez
bon pour ne pas
contrister de propos délibéré ton vieux père et toute
ta famille. Fais-moi connaître
les secrets de cette religion ; ne me cache rien. »
Alexis, transporté de joie,
commença à l’instant même l’explication des grandes
vérités chrétiennes, et, la
grâce de Dieu aidant, après quelques semaines, son
père, toute sa famille, et
quelques-uns de ses proches, vingt personnes en tout,
reçurent ensemble le
baptême. La famille Ou était trop connue pour pouvoir
rester impunément dans le
pays après sa conversion ; elle émigra dans la
province de Pieng-an au district
de Non-sai, afin de pratiquer librement sa religion.
Le père d’Alexis mourut,
quelques mois après, dans d’admirables sentiments de
foi.
Quand éclata la
persécution, Alexis fut arrêté avec seize autres — 546 — chrétiens. Le mandarin, qui
venait de recevoir de la cour les ordres les
plus pressants, sévit contre eux avec la dernière
rigueur. Alexis avait déjà le
corps tout déchiré et les os de la jambe mis à nu,
lorsqu’à un second
interrogatoire, il eut la faiblesse de prononcer une
parole d’apostasie. On le
relâcha immédiatement. À peine sorti du tribunal, il
se mit à pleurer, et
apprenant par les gens du mandarin l’arrestation de
Mgr Berneux et de M. de
Bretenières, il s’écria : « Je suis perdu ; à qui
maintenant confesser mon
crime ? où trouver le pardon ? » Puis, sans le moindre
retard, dans l’énergie d’une
contrition sincère, il fit panser ses plaies, se
procura un cheval et partit
pour la capitale. « Laissez-moi, disait-il à ceux qui
voulaient l’arrêter,
laissez-moi, peut-être est-il déjà trop tard. Je veux
confesser ma faute, et, à
la capitale où je suis connu des chrétiens, je veux
que tous soient témoins de
ma honte et de mon repentir. » À peine arrivé à Séoul,
il courut chez le
catéchiste Marc Tieng, et trouvant la maison pleine de
satellites, il se
déclara hautement chrétien. On l’arrêta immédiatement,
et on le conduisit à la
prison du Kou-riou-kan, où il eut le bonheur de
rencontrer Mgr Berneux.
Fortifié par l’absolution de son péché, et par les
exhortations que lui fit ce
vénérable prélat qui l’avait enfanté à Jésus-Christ,
il supporta les tourments
avec une constance inébranlable. Le juge qui savait
son histoire, essaya à
plusieurs reprises de le gagner. « Jeune comme tu es,
tu dois tenir à la vie. —
J’y tiens, répondit naïvement Alexis. — Vis donc. — Je
ne demande pas mieux. —
Oui, mais pour cela tu as une parole à dire, celle que
tu as dite déjà. — Oh !
non. Je ne veux pas vivre à ce prix. » Et les
supplices recommençaient plus
violents qu’auparavant. Alexis Ou fut conduit à la
mort avec Marc Tieng, à la
suite de MM. Pourthié et Petitnicolas, et exécuté avec
eux.
Six mois plus tard, au
commencement de septembre, la persécution étant un peu
assoupie, les chrétiens
de la capitale songèrent à donner une sépulture plus
convenable aux martyrs de
Sai-nam-to. Ordinairement pauvres, ils l’étaient
encore bien plus après les
désastres de cette terrible année, et ils eurent
beaucoup de peine à recueillir
entre eux l’argent nécessaire pour acheter des
cercueils. Plusieurs femmes
donnèrent l’anneau qu’elles portaient au doigt, leur
unique ornement. À l’heure
marquée, quarante chrétiens arrivèrent la nuit par
différents chemins à l’endroit
où les martyrs avaient été enterrés. Ils exhumèrent
les sept corps, c’est-à-dire,
ceux de Mgr Berneux, des cinq missionnaires, et
d’Alexis Ou. Celui de Marc Tieng
avait été, nous l’avons vu — 547 — plus haut, racheté par sa
femme quelques jours après l’exécution. Ils
arrangèrent ces corps en ordre, un à un, chaque tête
près du tronc, et les
mettant provisoirement à l’abri des animaux, ils s’en
retournèrent, car il
allait faire jour. Le surlendemain ils revinrent,
apportant sept cercueils, des
linges, de l’eau bénite, et le livre des prières pour
les morts. Ils creusèrent
trois fosses très-spacieuses, formant entre elles un
triangle. Dans la fosse la
plus large, au sommet de ce triangle, ils placèrent
d’abord le cercueil de Mgr
Berneux, puis à sa droite et un peu plus bas celui de
M. de Bretenières, et sur
une même ligne avec celui-ci, à gauche de l’évêque, le
cercueil d’Alexis Ou.
Dans la fosse de droite, ils déposèrent MM. Pourthié
et Petitnicolas, et dans
celle de gauche MM. Beaulieu et Dorie. Il paraît que
la tête de M. Dorie a été
changée avec celle de M. Petitnicolas ; les chrétiens
qui présidaient à la
reconnaissance des corps, n’ayant vu ni l’un ni
l’autre de ces missionnaires de
leur vivant, ont pu facilement commettre cette erreur.
Près de chaque cercueil,
on a mis dans des cendres, une petite écuelle
renversée, au fond de laquelle
est écrit le nom. C’est là, à une demi-lieue au sud de
la capitale, sur la
montagne appelée Ouai-a-ko-kai, que reposent les corps
des martyrs, en
attendant le jour de la résurrection glorieuse.
En quelques jours, six
missionnaires avaient été mis à mort, mais la rage des
persécuteurs n’était pas
satisfaite ; ils voulaient en finir de suite avec les
prêtres européens. Par
les dénonciations de Ni Son-i, ils avaient appris
qu’il y en avait au moins
neuf en Corée, et le traître leur ayant fourni des
indications sur les lieux où
ils séjournaient habituellement, des satellites de la
capitale avaient été
envoyés dans ces diverses directions. Le jour même où
MM. Pourthié et
Petitnicolas étaient exécutés à Sai-nam-to, Mgr
Daveluy fut arrêté à son tour.
En quittant la capitale, où il avait été inutilement
appelé par le régent, Mgr
Daveluy était revenu dans le Nai-po, continuer la
visite des chrétientés. Il y
était encore occupé, quand un billet de M. de
Bretenières lui apprit l’arrestation
du vicaire apostolique. Tout d’abord, il ne put croire
à une persécution
violente, et pensa que le gouvernement tenait à avoir
sous la main les évêques
et les missionnaires pour mieux se tirer des
complications politiques avec les
Russes, ou dans quelqu’autre but non encore expliqué.
Aussi, voyant que les
satellites lancés à la poursuite des Européens
commettaient des violences
abominables, pillant, frappant, torturant les chré- — 548 — tiens, et les plaçant entre
la mort et l’apostasie, pour leur faire
dénoncer leurs prêtres, il eut un instant l’idée de se
livrer. Il écrivit à MM.
Féron et Ridel pour leur faire part de son intention,
sans les engager à l’imiter,
sans le leur défendre non plus : « Faites, » leur
disait-il, « ce que le bon
Dieu vous inspirera. » En apprenant que Mgr Berneux
allait être condamné à
mort, il ordonna de préparer une barque, écrivit à la
hâte un exposé de la
situation, et chargea quelques matelots chrétiens de
gagner la pleine mer, afin
de remettre cette lettre au premier navire européen ou
chinois qu’ils
pourraient rencontrer. Les messagers n’étaient pas
encore partis quand il reçut
la nouvelle du martyre du vicaire apostolique et de
ses trois compagnons. Il
fit une seconde lettre donnant des détails plus
complets sur le danger pressant
où se trouvait la mission. La nuit même, la barque mit
en mer, mais elle ne
rencontra aucun navire, et après avoir louvoyé
inutilement pendant quinze
jours, elle allait regagner la côte, lorsqu’on aperçut
une petite jonque de
contrebandiers chinois qui consentirent à prendre les
lettres. La seconde fut
perdue en route, la première arriva en Mandchourie, à
Mgr Verrolles, longtemps
après les événements.
M. Aumaître faisait
alors l’administration dans le canton de Sou-en, à
Sai-am-kol. Les bruits de
persécution ayant jeté le trouble parmi les chrétiens,
il fut obligé d’interrompre
son travail, et se rendit près de Mgr Daveluy, dont il
était peu éloigné, pour
lui demander ses conseils et ses ordres. Mgr Daveluy
fit appeler immédiatement
M. Huin, qui se trouvait à deux lieues de là, au
village de Sei-ko-ri, et ils
passèrent, les trois ensemble, un jour entier. En se
quittant, ils dirent à
quelques chrétiens de confiance qu’ils n’espéraient
guère échapper, parce que
leur présence était trop connue, et que d’ailleurs la
fuite était à peu près
impossible dans un pays de plaines comme le Nai-po.
Mgr Daveluy resta à
Keu-to-ri où la réunion avait eu lieu, M. Aumaître
alla à So-tel, village
distant d’une lieue et demie, et M. Huin retourna à
Sei-ko-ri. Les deux jours
suivants, les villages de Keu-to-ri et de So-tel
furent envahis et visités
jusqu’à sept fois par des bandes de satellites. Mgr
Daveluy et M. Aumaître se
jetèrent la nuit dans une petite barque, sans aucune
espèce de provisions, afin
de gagner la mer ; mais un vent contraire s’éleva,
pendant deux jours il fut
impossible de quitter la rive, et, à la fin, voyant
qu’ils étaient encore plus
exposés aux recherches des satellites sur cette barque
que dans leurs maisons,
ils regagnèrent les villages qu’ils avaient quittés. — 549 —
Mgr Daveluy logeait
chez le catéchiste Nicolas Song. Un parent de ce
dernier, chrétien assez tiède,
voulut aller à la capitale pour avoir des nouvelles
certaines, et obtint de l’évêque,
non sans difficulté, la permission de partir et de
l’argent pour sa route. C’était
le 10 mars. Le 11 au matin, cet individu revint disant
qu’il avait rencontré
des satellites qui venaient prendre les Européens. Mgr
Daveluy, qui se méfiait
de lui, refusa de le voir. Cet homme était-il un
traître ? on l’ignore ; mais
quelques heures après son arrivée, les satellites
entraient dans le village. À
leur tête, se trouvait Philippe Pak, élève en
théologie du collège de Pai-rong,
qui fut de suite reconnu par les chrétiens. Ce
malheureux jeune homme, qui, peu
de jours auparavant, avait été torturé et jeté en
prison au chef-lieu du
district, jouait-il en effet le rôle de Judas ? Tous,
et Mgr Daveluy le
premier, le crurent alors. Deux ou trois mois plus
tard, Philippe Pak a
protesté qu’on l’avait tiré de prison malgré lui,
parce que les satellites ne
savaient pas le chemin de Keu-to-ri, et qu’on l’avait
mis de force sur un
cheval afin qu’il leur servît de guide. Quoi qu’il en
soit, au moment où le
village fut envahi, Mgr Daveluy, cédant aux instantes
prières des chrétiens, se
cacha sous un tas de bois sec, à côté du panier qui
renfermait sa chapelle. Les
satellites, fouillant toutes les maisons, arrivèrent à
celle de Nicolas Song,
et l’un d’entre eux, d’un coup de pied donné dans le
bois, découvrit le panier.
Encouragé par ce premier succès, il donna un autre
coup de pied un peu plus
loin, et découvrit la tête de l’évêque. Effrayé, il
fit un pas en arrière, mais
Mgr Daveluy se levant lui dit : « Ne crains pas. Qui
cherches-tu ? — Les hommes
d’Occident, » répondit le satellite. — « Alors,
prends-moi, car je suis l’un d’eux.
» Les autres satellites accoururent, et sans lier
l’évêque, ils se contentèrent
de le garder dans sa propre chambre, mais ils
garrottèrent le maître de la
maison, Nicolas Song.
Les satellites
cependant pressaient Mgr Daveluy d’indiquer la
retraite des autres
missionnaires qu’on les avait chargés de saisir. Le
prélat, convaincu que des
trahisons multipliées avaient fait disparaître toute
chance de fuite, et ne
voulant pas exposer inutilement les chrétiens au
pillage, à la torture,
peut-être à l’apostasie, consentit à appeler près de
lui M. Huin, à la
condition formelle que personne n’accompagnerait les
messagers qu’il chargerait
de sa lettre. Il espérait ainsi sauver la chrétienté
de Sei-ko-ri. On lui
promit solennellement tout ce qu’il voulut, mais cette
promesse fut violée de
suite, et, de la porte de sa chambre. — 550 — il put voir des satellites
partir avec les deux chrétiens qu’il envoyait.
On ne tint nul compte de ses reproches et de ses
réclamations.
Après son entrevue avec
Mgr Daveluy et M. Aumaître, M. Huin revenu dans sa
chrétienté avait, le jour
suivant, continué l’administration et entendu quelques
confessions. Il voulait
même célébrer la sainte messe, afin de distribuer la
communion, mais les chrétiens
les plus sages insistèrent pour qu’il se retirât dans
un autre village. Pendant
la nuit, il vint à No-peu-moi, où un noble chrétien,
nommé Paul Sin, lui offrit
une retraite. Là aussi se trouvaient des satellites
qui, soupçonnant Paul de
cacher un Européen, et n’osant pas néanmoins violer le
privilège de sa noblesse
en pénétrant chez lui de vive force, firent pendant
toute la journée un tapage
effroyable autour de la maison. Un noble païen, ami de
Paul, le tira d’embarras
; il menaça les satellites, glissa quelque argent dans
la main de leurs chefs,
et obtint enfin leur éloignement. Pendant ce temps, M.
Huin avait été obligé de
se réfugier dans une petite armoire pratiquée dans le
mur, où il pouvait à
peine entrer. Il y passa plus d’une heure, replié sur
lui-même, et ne respirant
qu’avec difficulté. La nuit venue, il gagna un autre
village nommé Soi-tjai,
distant de deux lieues, et quelques heures après, deux
chrétiens, accompagnés
de cinq satellites, pénétraient dans sa chambre.
C’étaient les messagers de Mgr
Daveluy. M. Huin jeta les yeux sur la lettre et leur
dit ; « L’évêque a été
arrêté ce matin ; il m’invite à aller le rejoindre.
Cela suffit. » Les
satellites lui firent une foule de questions, et lui
demandèrent entre autres,
s’il y avait longtemps qu’il n’avait vu les autres
prêtres. M. Huin, convaincu
que M. Aumaître était déjà arrêté, répondit : « J’ai
vu le P. O. — Le P. O. ! »
reprirent-ils ; « tiens, il paraît qu’il y en a encore
un troisième dans le
voisinage. » M. Huin garda le silence. Son domestique,
par qui l’on a su tous
ces détails, dit alors aux satellites : « L’homme dans
la maison duquel nous
nous trouvons maintenant n’est pas chrétien. Si nous
restons jusqu’au jour, on
saura ce qui s’est passé, et il en résultera pour lui
un grand dommage. Partons
de suite. » Ils y consentirent, et le 12 mars dans la
matinée, le missionnaire
fut amené près de Mgr Daveluy.
En apprenant l’arrestation
du prélat, M. Aumaître comprit qu’il lui était
impossible d’échapper longtemps
aux recherches qui se faisaient dans tous les villages
des alentours, et songea
seulement à ne compromettre aucun des chrétiens qui
étaient à son service. En
conséquence, après s’être bien informé du chemin — 551 — qui conduisait à Keu-to-ri,
il les congédia tous, et partit seul. Arrivé au
village, il entra dans une maison chrétienne, en
attendant que Mgr Daveluy le fît
appeler. Le matin même, celui-ci en entendant les
satellites réclamer le P. O.
dont avait parlé M. Huin, lui avait envoyé une lettre
pour lui dire de se
livrer. Mais les porteurs de la lettre ayant pris un
autre chemin, ne l’avaient
pas rencontré en route. À leur retour, ils trouvèrent
les trois missionnaires
réunis dans la chambre qui leur servait de prison.
Satisfaits de leur
expédition, et de la manière dont les Européens
s’étaient rendus, les
satellites se montrèrent pleins d’égards pour eux. Ils
ne les lièrent point, ne
commirent aucun dégât dans le village, et, sur leur
demande, délièrent et
mirent en liberté les chrétiens arrêtés. C’étaient,
outre le serviteur de M.
Huin, le catéchiste Nicolas Song, le séminariste
Philippe Pak, et Luc Hoang,
serviteur de Mgr Daveluy. Mais ce dernier refusa de
partir, et déclara qu’il
suivrait celui qui était à la fois son maître et son
père.
Luc Hoang, d’une
famille païenne assez riche, avait été élevé avec le
plus grand soin par son
père, qui comptait sur lui pour assurer la fortune de
sa maison. Lui-même
racontait qu’il n’aurait pas alors échangé ses
espérances pour un mandarinat
ordinaire. Il fit mieux. Vers l’âge de vingt ans, sur
les exhortations de son
professeur de chinois, il se convertit à la religion
chrétienne, et gagna
quelques-unes des personnes de sa famille. Mais son
père, déçu dans ses
calculs, effrayé de la ruine qui le menaçait,
l’accabla d’injures et de mauvais
traitements. Luc les supporta avec une patience
admirable, puis, voyant qu’il
ne pouvait ouvrir la bouche sans provoquer les
blasphèmes de son père, il
résolut de faire violence au ciel, et de ne plus
prononcer une seule parole
jusqu’à ce qu’il eût obtenu sa conversion. Pendant
deux ans, il resta muet. On
le crut malade ; on lui administra des remèdes de
toute nature qui plusieurs
fois faillirent le tuer. Mais il tint ferme, et Dieu
lui accorda enfin la grâce
qu’il demandait. Son père se fit chrétien, et sa
conversion amena celle de
toute la famille. C’était après la persécution de
1839. À l’arrivée de Mgr
Ferréol, Luc s’attacha tout entier au service de la
mission. Mgr Ferréol songea
à le faire prêtre, car sa femme consentait à se
séparer de lui pour vivre dans
la continence ; mais comme il n’y a point en Corée de
monastère de femmes
régulièrement établi, le Saint-Siège ne jugea pas à
propos d’accorder la
permission demandée. Le père de Luc étant mort, son
frère aîné eut bientôt, par
une gestion maladroite, dilapidé la fortune de la
famille qui fut réduite à la
misère. Luc donna d’abord aux siens tout ce qu’il
possédait en — 552 — propre, puis, pour leur venir
plus efficacement en aide, il essaya, sans
autre capital que la confiance des chrétiens, diverses
spéculations
malheureuses, et ne réussit qu’à ruiner ses bailleurs
de fonds. Les missionnaires
craignant que les rapports qu’ils avaient eus avec lui
ne lui donnassent un
certain crédit, et ne fussent un piège pour ceux
auxquels il empruntait de l’argent,
lui fermèrent leur porte. Cette espèce d’ostracisme
dura dix ans. En 1858, M.
Féron décida Luc à renoncer à toutes ses entreprises,
et le prit avec lui comme
professeur de chinois. Après quoi, il fut
successivement catéchiste de M.
Joanno et de Mgr Berneux, et enfin attaché à Mgr
Daveluy pour l’aider à la
composition et à la correction des livres. Il vivait
avec la plus grande
frugalité, et tout ce qu’il recevait, soit des
missionnaires, soit des
chrétiens, était employé à payer ses dettes ; aussi,
avait-il recouvré la
confiance de tous, et ses créanciers eux-mêmes avaient
pour lui beaucoup de
respect et d’affection. Il ne voulut point se séparer
de Mgr Daveluy, et le
suivit en effet jusqu’à la mort. Il avait alors
cinquante-deux ans.
Les satellites
restèrent deux jours à Keu-to-ri, avant de reprendre
le chemin de la capitale.
Ils se montrèrent honnêtes et prévenants envers leurs
prisonniers, et
semblèrent écouter avec plaisir les exhortations qui à
plusieurs reprises leur
furent adressées. Mgr Daveluy, satisfait de leur façon
d’agir, leur distribua
quelques centaines de sapèques qu’il avait à la
maison. Là-dessus, deux ou
trois de ceux qui avaient assisté à l’arrestation de
Mgr Berneux, et avaient vu
les valeurs assez considérables que le régent avait
fait enlever, demandèrent à
Mgr Daveluy où étaient ses propres richesses. « Tout
ce que j’avais, » répondit
le prélat, « a été brûlé, il y a quelques mois
seulement, à Panga-sa-kol,
lorsque ma maison a été incendiée. — C’est vrai, »
dirent quelques autres
satellites, « nous avons appris que la maison de
l’évêque a été brûlée avec
tous les livres et objets qu’elle contenait. » Et
comme les premiers
murmuraient : « Taisez-vous, » leur cria un des chefs,
« vous devriez savoir qu’un
évêque des chrétiens ne peut pas mentir. » Au moment
de partir, les satellites
de la capitale qui étaient venus faire l’arrestation à
Keu-to-ri, avaient
promis une lettre en forme de sauf-conduit aux
habitants de ce village, pour
les protéger contre d’autres bandes ; mais ils
partirent sans l’avoir écrite,
chargeant de ce soin les satellites de Kong-tsiou qui
n’en firent rien non
plus. Aussi ce malheureux village, l’une des plus
importantes chrétientés de la
Corée, a-t-il été ensuite traité comme une ville prise
d’assaut, et entièrement
ruiné. — 553 —
On ne lia point les
confesseurs pour les conduire à la capitale ; la corde
rouge était passée sur
leurs épaules, et on les avait coiffés du bonnet à
larges bords. Une joie
sainte éclatait sur leurs visages, au grand étonnement
de tous les païens qui
accouraient pour les voir passer. À la ville de
Pieun-taik, on leur avait servi
un fort bon dîner gras ; mais c’était jour
d’abstinence, ils ne voulurent point
y toucher. Les satellites étonnés en demandèrent la
raison, et quand ils surent
que c’était pour obéir à la loi religieuse, ils
s’excusèrent sur leur
ignorance, et se hâtèrent de préparer d’autres mets.
Arrivés à la capitale, les
confesseurs furent conduits à la prison du
Kou-riou-kan. On n’a aucun détail
précis sur les interrogatoires et les tortures qu’ils
eurent à subir. On sait
seulement qu’ils ne furent point transférés au
Keum-pou comme leurs
prédécesseurs, et que devant les juges, Mgr Daveluy,
qui possédait à fond la
langue coréenne, fit de fréquentes et longues
apologies de la religion
chrétienne. Pour cette raison peut-être, mais surtout
parce qu’il était un des
grands maîtres de la religion, il eut à souffrir plus
souvent et plus rudement
que ses compagnons la bastonnade sur les jambes, les
coups de planche, et la
poncture des bâtons aiguisés. Le quatrième jour, on
porta leur sentence. Mais
le roi était alors malade, et une nombreuse troupe de
sorciers, réunis au
palais, faisaient pour le guérir mille cérémonies
diaboliques ; de plus il
devait bientôt célébrer son mariage. On craignit que
le supplice des Européens
ne nuisît à l’effet des sortilèges, et que l’effusion
de sang humain dans la
capitale ne fût d’un fâcheux augure pour les noces
royales. Ordre fut donné d’aller
exécuter les condamnés dans la presqu’île de
Sou-rieng, canton de Po-rieng, à
vingt-cinq lieues au sud de Séoul. On les emmena de
suite, en leur adjoignant
un autre confesseur, Joseph Tjiang, catéchiste de
Pai-rong, et maître de maison
de M. Pourthié.
Joseph Tjiang Nak-sio,
du village de Neng-tji-tji, district de Souen, avait
été baptisé en 1826, et
avait converti presque tous les membres de sa famille.
C’était un chrétien
instruit, prudent, et d’une rare piété, et M. Maubant
à peine arrivé en Corée
se hâta de le nommer catéchiste, fonction qu’il exerça
toute sa vie. Quatre
fois les persécutions l’obligèrent à se réfugier dans
les montagnes, et à
transporter son domicile dans des districts éloignés.
Il était établi à
Pai-rong depuis douze ans, lorsqu’en 1855, M. Maistre
vint y bâtir le
séminaire, et il resta seul chargé des trois premiers
élèves, jusqu’à l’arrivée
de M. Pourthié à la fin de l’année suivante. Depuis
lors, il fut tout à la fois
le procureur — 554 — du collège et le catéchiste
de la chrétienté environnante, exerçant cette
double charge avec un zèle, une patience, une ferveur
au-dessus de tout éloge.
M. Pourthié disait souvent que Joseph était son bras
droit. Quoique réduit à un
état voisin de l’indigence, il ne voulut jamais rien
recevoir pour ses
services, et il employait ses moments libres au
travail des mains, pour gagner
sa nourriture et celle de sa famille. Nous avons dit
plus haut que M. Pourthié
avait, en donnant de l’argent aux satellites, fait
relâcher Joseph, arrêté en
même temps que lui. Mais celui-ci ne quitta point la
maison, et le lendemain,
au départ des missionnaires, il monta sur un bœuf et
les suivit. On avait fait
une demi-lieue lorsque M. Pourthié, tournant la tête,
aperçut Joseph. Il fit
des reproches aux satellites, qui le forcèrent à s’en
retourner, Joseph obéit
en pleurant. Il resta cinq jours dans sa maison, et
n’ayant plus rien à manger,
car les satellites avaient tout pillé, il alla
chercher quelque nourriture chez
un chrétien du village de No-rel-kol, à trois lieues
de Pai-rong. Les
satellites occupaient ce village ; Joseph fut reconnu
par quelques-uns d’eux,
et immédiatement arrêté. Le mandarin de Tsiei-tsieun
ayant entendu les
accusations portées contre lui, en référa à la
capitale. On lui répondit : « Si
cet homme est véritablement le maître de maison des
prêtres européens,
envoyez-le ici ; sinon, faites-le apostasier et
renvoyez-le chez lui. » À
toutes les demandes du mandarin, Joseph répondit en
confessant sa foi, et en
déclarant que c’était bien lui, et nul autre, qui
était le maître de maison des
missionnaires. Vainement ce magistrat, qui, touché de
la figure vénérable de
Joseph, voulait le sauver de la mort, essaya à
diverses reprises, par lui-même
et par ses subalternes, de lui faire changer un seul
mot de sa déclaration ;
Joseph y persista. Le mandarin écrivit de nouveau au
gouvernement, et quatre
satellites furent envoyés de la capitale, pour y
amener le confesseur. On l’enferma
dans la prison du Kou-riou-kan, et après avoir passé
par les interrogatoires et
les tortures d’usage, il fut condamné à mort. C’est
lui, dit-on, qui sollicita
et obtint la grâce d’être envoyé au supplice avec Mgr
Daveluy et ses compagnons.
Les cinq martyrs furent
conduits à Sou-rieng à cheval. Leurs jambes, brisées
par la bastonnade, étaient
enveloppées de papier huilé retenu par quelques
morceaux de toile ; sur la
tête, ils portaient le bonnet jaune, et autour du cou,
la corde rouge. Leurs
cœurs surabondaient de joie, et plusieurs fois, au
grand étonnement des
satellites et des curieux, ils adressèrent à Dieu
leurs ferventes actions de
grâce en chantant des psaumes et des — 555 — cantiques. Le jeudi saint au
soir, ils étaient arrivés à quelque distance
du lieu de l’exécution. Mgr Daveluy entendit les
satellites qui formaient entre
eux le plan de taire, le lendemain, un assez long
détour afin d’aller montrer
les condamnés dans une ville voisine. « Non, »
s’écria-t-il aussitôt en les
interrompant, « ce que vous dites là est impossible.
Vous irez demain droit au
lieu de l’exécution, car c’est demain que nous devons
mourir. » Dieu, qui
approuvait le pieux désir de son serviteur de verser
son sang pour Jésus-Christ
le jour même où le Sauveur a versé son sang pour nous,
donna à ses paroles un
tel accent d’autorité que tous, chefs, satellites et
soldats, ne répliquèrent
pas un mot, et lui obéirent ponctuellement.
Le lieu choisi pour l’exécution
était une plage de sable sur le bord de la mer. Outre
les préparatifs
ordinaires, on avait disposé auprès de la tente du
mandarin, neuf soldats avec
des fusils chargés et prêts à faire feu, en cas de
besoin, sur les confesseurs.
Deux cents autres soldats formaient la haie, pour
maintenir la foule qui accourait
de toutes parts. Quelques chrétiens se glissèrent
parmi les curieux. Ils
racontent qu’au dernier moment, le mandarin ordonna
aux prêtres européens de le
saluer en se prosternant à terre. Mgr Daveluy dit
qu’ils le salueraient à la
française, ce qu’ils firent : mais le magistrat blessé
dans son orgueil les fit
jeter à terre devant lui. Mgr Daveluy fut décapité le
premier. Une douloureuse
circonstance vint, en prolongeant son agonie,
augmenter sa conformité avec le
Sauveur souffrant. Après avoir déchargé un premier
coup qui fit une plaie
mortelle, le bourreau s’arrêta. C’était un calcul de
ce malheureux ; il n’avait
point fixé le salaire de son œuvre de sang, et
refusait de continuer, à moins d’une
forte somme. Il fallut que les employés de la
préfecture discutassent la
question, ce fut long, puis qu’ils s’entendissent avec
le bourreau, ce fut plus
long encore. Le démon de l’avarice les possédait trop
de part et d’autre pour
qu’ils fissent attention à leur victime, dont les
membres se tordaient
convulsivement. Enfin le marché fut conclu, et deux
nouveaux coups de sabre
mirent le martyr en possession de la gloire. M.
Aumaître suivit et reçut deux
coups ; un seul suffit pour chacun des autres
confesseurs. Avant l’exécution,
par un raffinement de barbarie ignoble, Mgr Daveluy
avait été complètement
dépouillé de ses vêtements ; on avait laissé aux
autres leurs pantalons, mais,
dans la nuit, des misérables vinrent les leur enlever.
Les corps restèrent
exposés trois jours, pendant lesquels ni les chiens,
ni les corbeaux, qui
cependant abondent dans ce pays, — 556 — n’osèrent en approcher. Le
soir du troisième jour, les païens du voisinage
les ensevelirent dans le sable, au lieu même de
l’exécution. Quelques semaines
plus tard, la famille apostate de Luc Hoang vint
déterrer son corps. Au
commencement de juin, quand la persécution fut un peu
assoupie, quelques
chrétiens allèrent recueillir les corps des quatre
autres martyrs ; tous
étaient intacts, celui de M. Huin seul portait une
légère trace de corruption.
Ils apportèrent ces restes précieux près d’un village
du district de Hong-san,
à trois lieues de la côte, et n’ayant pas le moyen
d’acheter des cercueils
séparés, ils creusèrent une seule fosse très-large,
placèrent sous chaque corps
une planche épaisse, et les enterrèrent ensemble.
Il y avait vingt et un
ans que Mgr Daveluy était entré en Corée avec Mgr
Ferréol, et neuf ans qu’il
avait été sacré évêque par Mgr Berneux. Ce dernier
ayant été mis à mort le 8
mars, Mgr Daveluy, en vertu de son titre de coadjuteur
avec future succession,
lui succéda le jour même, et fut vicaire apostolique
pendant vingt-deux jours.
C’était le cinquième évêque de Corée. Nous avons eu si
souvent occasion de
parler de ce vénérable prélat, de citer ses lettres,
de mentionner ses travaux
pour l’histoire des martyrs, pour la composition et la
correction de livres
pieux en langue coréenne, qu’il est inutile d’y
revenir. À un zèle ardent du
salut des âmes, à une persévérance infatigable dans le
travail, Mgr Daveluy
joignait une grande mortification et une résignation
parfaite à la volonté
divine. Dieu qui aime à purifier et à perfectionner
ses élus, permit qu’il fût
tourmenté non-seulement par de continuelles
infirmités, mais par des peines
intérieures très-violentes. Cette dernière épreuve
dura plus de cinq ans. Il la
supporta avec une patience admirable ; il profita de
cette croix pour s’unir
plus intimement à Jésus crucifié, et mérita ainsi le
bonheur d’être mis à mort
le même jour que son Sauveur.
M. Aumaître n’était
dans la mission que depuis deux ans et demi, M. Huin
que depuis huit mois. Dans
ce court intervalle, ils s’étaient fait aimer et
apprécier de leurs confrères
et des chrétiens, par leur piété sincère, leurs vertus
et leur ardeur au
travail. Dieu qui sonde les cœurs et les reins, se
contenta de leur bonne
volonté, et les trouva mûrs pour le ciel. M. Huin
disait en allant au supplice
: « Il ne m’en coûte ni de mourir jeune, ni de mourir
d’un coup de sabre ; mais
il m’en coûte beaucoup de mourir sans avoir rien fait
pour le salut de ces
pauvres païens. » — 557 —
Au mois de septembre
1866, on reçut au séminaire des Missions-Étrangères
une lettre de M. Ridel, qui
donnait les premiers détails des événements que nous
venons de raconter. Les
aspirants étaient à Meudon, dans la maison de campagne
du séminaire. Le soir,
le supérieur leur annonça qu’en Corée, dans l’espace
de quelques jours, neuf
confrères, dont deux évêques et sept missionnaires,
avaient versé leur sang
pour Jésus-Christ. À cette glorieuse nouvelle, un cri
de joie sortit de leurs
cœurs ; et aussitôt, improvisant une illumination dans
les branches des grands
érables qui protègent la statue de la Sainte Vierge,
ils chantèrent un Te Deum
d’action de grâces, avec l’invocation, neuf fois
répétée : Reine des martyrs,
priez pour nous. Quelles autres paroles eussent pu
célébrer plus dignement un
pareil triomphe ? Quelles autres pourraient mieux en
clore le récit ? Oui, nous
vous louons, ô Dieu ! vous que chante l’armée des
martyrs aux vêtements sans
tache ; vous que la sainte Église catholique confesse
et glorifie jusqu’aux
extrémités du monde ! Te Deum laudamus… ; te martyrum
candidatus laudat
exercitus ; te per orbem terrarum sancta confitetur
Ecclesia. |