DEUXIÈME
PARTIE (Index)
LIVRE V Depuis la mort du roi
Tchiel-tsong jusqu’au retour de l’expédition
française. 1864-1866. — 501 — CHAPITRE I. État de la mission de
Corée à la mort du roi. — Arrivée de MM. de
Bretenières, Dorie, Beaulieu et Huin. — Martyre de
Xavier Tsieun et de Jean Ni. À la mort du roi
Tchiel-tsong, le pouvoir avait changé de mains ; les
ministres jusqu’alors tout-puissants, avaient été
destitués et remplacés. Quel
devait être pour la religion le résultat de cette
révolution de palais ? On ne
le vit pas bien clairement tout d’abord. Les
missionnaires étaient partagés
entre la crainte et l’espérance. Le changement
évident qui, depuis plusieurs
années, s’était opéré dans l’esprit du peuple
relativement au christianisme, le
nombre toujours croissant des conversions, le
contre-coup de la terrible leçon
infligée à l’orgueil chinois, étaient autant de
motifs d’espérer, mais d’un
autre côté la présence au pouvoir de l’ancien parti
persécuteur, le système du
nouveau gouvernement de ne choisir les dignitaires
que parmi les Piek, toujours
hostiles à l’Évangile, en laissant de côté les Si
connus pour leur modération
relative, et d’autres symptômes encore pouvaient
faire présager de nouveaux et
terribles orages. La lettre suivante, que Mgr
Berneux adressait au séminaire
des Missions-Étrangères, au mois d’août 1864, expose
clairement cette
situation.
« Les espérances que
nous avions conçues de voir bientôt la religion
libre en Corée ne se sont pas
réalisées ; nous avons même été menacés d’une
persécution d’extermination. Le
roi est mort en janvier, ainsi que meurent presque
tous les rois de Corée, d’excès
de boisson et de débauche ; personne ne l’a
regretté. Il avait le cœur bon, il
aimait ses sujets ; mais trop faible pour
s’affranchir des hommes qui le
tenaient en tutelle, il fermait les — 502 — yeux sur les abus et
les malversations de tout genre qui réduisaient le
peuple à une misère insupportable. Il est mort sans
enfants, et le pouvoir
suprême s’est trouvé dévolu à une femme, veuve d’un
des rois précédents, la
reine Tcho, qui, le jour même de son avènement, a
adopté un enfant de douze
ans, fils d’un prince de Corée. La régente a confié
le gouvernement du royaume
au père de ce nouveau roi. Cet homme n’est hostile
ni à la religion qu’il sait
bonne, ni aux missionnaires qu’il connaît sous de
très-bons rapports ; il n’ignore
pas que nous sommes ici huit Européens, il a même
parlé de l’évêque en
particulier à un mandarin païen avec lequel j’ai
quelques relations. C’est à l’occasion
d’une lettre des Russes qui demandent à faire le
commerce avec la Corée ; il a
dit à ce mandarin que si je pouvais le débarrasser
des Russes, il accorderait
la liberté religieuse. J’ai fait répondre au prince
que, malgré tout mon désir
d’être utile au royaume, étant d’une nation et d’une
religion différente de
celles des Russes, je ne pouvais avoir sur eux
aucune influence ; que je
craignais autant que personne le danger dont était
menacé le pays de la part de
ces hommes qui, tôt ou tard, trouveraient moyen de
s’établir sur le territoire
coréen ; mais que le refus constant du gouvernement
de se mettre en rapport
avec aucune puissance européenne, refus que je
m’abstenais de blâmer, ne me
laissait aucun moyen de conjurer un danger qu’il
était cependant urgent de prévenir.
J’ignore si cette réponse a été rapportée au prince.
« Sa femme, mère du
roi, connaît la religion, a appris une partie du
catéchisme, récite chaque jour
quelques prières, et m’a fait demander des messes
d’action de grâces pour l’avénement
de son fils au trône. Mais, d’un caractère
naturellement mou, craignant,
aujourd’hui surtout, de se compromettre, elle ne
pourra nous rendre aucun
service, et je doute qu’elle puisse jamais être
baptisée. La nourrice du roi,
qui continue à résider au palais, est chrétienne ;
je l’ai confessée cette
année. Si elle était instruite et un peu capable,
elle pourrait nous rendre
bien des services, parce que tout jeune qu’il est,
le roi, quand il veut une
chose, ne trouve personne, pas même la reine
régente, qui ose le contredire ;
mais cette nourrice est l’être le plus borné que je
connaisse, une véritable
bûche. On prétend qu’elle a parlé au roi de la
religion et des missionnaires
européens, et que celui-ci a répondu qu’il se ferait
chrétien, et verrait l’évêque
; je n’en crois rien, elle n’est pas de taille à
cela. Voilà un côté de la
médaille, voyons le revers. — 503 —
« La reine régente
appartient à la famille Tcho, célèbre en Corée par
sa haine contre les
chrétiens. À son arrivée au pouvoir, elle a éloigné
les Kim, tout-puissants
sous le dernier règne, lesquels laissant tout aller
à vau-l’eau nous étaient
par là même favorables, et les a remplacés par des
hommes d’un caractère à
prendre contre nous les mesures les plus extrêmes.
« De cet amalgame de
personnes favorables et hostiles, que pouvons-nous
attendre ? je n’en sais rien
encore. À la troisième lune, plusieurs pétitions
adressées au gouvernement
demandaient qu’on ramenât le royaume à la pureté des
anciens usages, et qu’on
détruisît jusqu’à la racine la religion chrétienne.
Le bruit se répandit en
même temps dans tout le royaume que la persécution
allait éclater ; le jour
était fixé au 15 de la troisième lune : tous les
Européens, tous les
catéchistes, tous les chrétiens un peu influents
devaient être arrêtés et mis à
mort dans toute l’étendue du vicariat. On prétend
même que, le 13, l’ordre fut
donné de venir me prendre dans ma maison, connue de
la police, mais qu’il fut
aussitôt révoqué. Cette nouvelle, que je crois
fondée, répandit une grande
terreur dans la mission, et beaucoup de
catéchumènes, dont la foi était faible
encore, ont reculé devant le danger. Le bon Dieu qui
tient entre ses mains le
cœur des rois a cependant conjuré l’orage ; la
persécution n’a pas eu lieu, et
j’espère que nous serons assez tranquilles avec le
nouveau gouvernement. Le
seul district qui ait été sérieusement inquiété est
celui de Mgr d’Acônes, la
province de Kieng-sang, qui depuis plusieurs années
nous a donné de nombreuses
conversions. Les satellites lancés à la recherche
d’une secte qui s’est formée
depuis cinq ans dans cette province, sous le nom de
tong-hac (doctrine de l’Orient)
— pour se distinguer des chrétiens désignés sous le
nom de sen-hac (doctrine de
l’Occident), — les satellites, dis-je, profitant de
cette occasion de battre
monnaie et de satisfaire leur vengeance, ont arrêté
en même temps bon nombre de
chrétiens. Beaucoup d’autres ont déserté leurs
maisons, leurs champs, et sont
réduits par là à une misère extrême. Je n’ai pas de
nouvelles récentes de cette
province éloignée ; j’ignore où en sont les
affaires.
« Nos chrétiens en
général paraissent un peu découragés. En voyant la
liberté religieuse accordée
en Chine, ils espéraient qu’elle leur serait aussi
donnée, et qu’ils seraient
affranchis de toutes les vexations qu’ils ont à
endurer de la part des
mandarins, des satellites et des païens ; et bien
que leur sort se soit
considérablement amélioré depuis dix ans, ils
supportent impatiemment — 504 — ce qui leur reste à
souffrir. Les provinces septentrionales ouvertes
récemment
à l’Évangile progressent toujours ; de nouvelles
conversions s’y font, la
ferveur y est admirable. Seulement, ces nouveaux
chrétiens isolés ont souvent
bien des luttes à soutenir dans leurs villages ou
dans leurs familles, dont ils
sont obligés de se séparer pour émigrer ailleurs.
« La présence d’un
missionnaire serait bien nécessaire pour les
soutenir et les encourager ; mais
à une pareille distance comment envoyer fréquemment
un confrère ? L’an dernier
j’allai moi-même visiter ces néophytes ; je compte y
aller encore dans un mois.
Mais ce voyage est fort dangereux ; je m’attends
qu’il ne se fera pas sans
quelque grave histoire, qui forcera enfin le
gouvernement à se prononcer sur le
compte des chrétiens et des Européens. À la garde de
Dieu ! Vous verrez par le
résultat de notre administration, que le chiffre des
baptêmes d’adultes qui
aurait dû dépasser celui de l’an dernier lui est
cependant inférieur ; c’est la
suite des bruits de persécution qui pendant
plusieurs mois ont couru dans le
royaume.»
Après quelques mots sur
l’état de santé de chacun de ses missionnaires, sur
la nécessité de plus en
plus pressante de leur envoyer de nouveaux renforts,
Mgr Berneux termine ainsi
: « Nos deux imprimeries nous ont donné cette année
quatre nouveaux ouvrages ;
trois autres seront imprimés l’an prochain. Les
livres imprimés sont : — Le
Catéchisme, 1 vol. — Les Livres de Prières,
contenant les prières du matin et
du soir, les prières pour tous les dimanches et
fêtes de l’année, celles du
chemin de la croix, du rosaire, et une méthode pour
assister à la messe, 4 vol.
— Le Rituel ou Prières et Cérémonies pour les
sépultures, avec une Méthode pour
exhorter les mourants et les disposer à une sainte
mort, 2 vol. — Introduction
à la Vie spirituelle, 2 vol. — Manuel des pénitents,
1 vol. — Préparation au
baptême, 1 vol. — Examen de conscience, 1 vol. —
Enfin, Exposition sommaire de
la Religion à l’usage des païens, 4 vol. — En tout
treize volumes. Ne pouvant
pas instruire de vive voix nos chrétiens, que nous
ne voyons qu’une fois chaque
année et seulement pendant quelques instants, nous
tâchons d’y suppléer en
répandant les livres le plus possible. Les fruits
cependant se font peu sentir
encore ; on sait la lettre du catéchisme, mais la
doctrine s’apprend lentement.
Outre que nos chrétiens se trouvent continuellement
en contact avec les païens,
qu’ils sont toujours préoccupés des moyens de se
procurer le riz nécessaire à
la subsistance de leur famille, et qu’ils se voient
chaque jour en butte à
mille tracasseries ou per- — 505 — sécutions, ils sont,
en leur qualité de Coréens, bien peu réfléchis et
d’un
esprit très-léger. Quand on leur expose les vérités
de la religion, ils sont
frappés, entraînés à l’embrasser, les sacrifices les
plus pénibles ne leur
coûtent pas ; mais quand on entre dans le détail de
chaque vérité, les
explications qu’on leur donne sont difficilement
comprises, des femmes surtout,
et des hommes qui n’ont fait aucune étude. Il faut
donc beaucoup de patience au
missionnaire ; il faut attendre de Dieu et du temps
ce que nous ne pouvons pas
faire au gré de nos désirs. »
Les troubles du
Kieng-sang, auxquels il est fait allusion dans la
lettre que nous venons de
citer, éclatèrent quelques jours après que Mgr
Daveluy eut terminé la visite
des chrétientés de cette province. Cette visite
avait, ainsi que les
précédentes, donné les plus heureux résultats ; elle
s’était faite dans
certains districts presque publiquement. Les païens
de cette contrée, comme
nous avons eu occasion de le remarquer,
connaissaient leurs compatriotes
chrétiens. Dans plusieurs villages, ils venaient en
grand nombre sur le bord de
la route, pour contempler l’évêque lors de son
passage. Plus d’une fois, quand
la maison de réunion choisie par les chrétiens se
trouvait trop petite, les
païens prêtèrent une des leurs afin que tout pût se
faire convenablement. Les
mandarins le savaient et gardaient le silence. Ce
qui, plus que tout le reste,
contribuait à faire taire les préjugés contre la
religion et à calmer les
passions hostiles, c’était la charité des néophytes
pour les malades, le soin
respectueux qu’ils prenaient des morts, et la
dignité grave des cérémonies de l’enterrement.
Voici par exemple comment, cette année-là même,
s’était fondée une nouvelle
chrétienté.
Deux néophytes, le père
et le fils, habitaient seuls dans un grand village.
Le fils étant allé à la
capitale essayer un petit commerce, son vieux père
tomba malade pendant son
absence. Quelques chrétiens des villages
environnants se réunirent pour le
soigner, et, après quelques jours de souffrances, il
mourut entre leurs bras.
Aussitôt, ils tirent les premières cérémonies de la
sépulture, et selon l’usage
du pays conservèrent le corps dans un cercueil
convenable, jusqu’à ce que le
fils pût venir l’enterrer lui-même. Les païens
furent très-surpris de les voir
se conduire ainsi envers un homme qui n’était point
de leur famille, et
plusieurs personnes sans enfants s’informèrent avec
empressement de la religion
qui commandait une telle façon d’agir, protestant
qu’elles voulaient l’embrasser
pour avoir les mêmes secours à leurs derniers
moments. Le fils revint, aussi
pauvre qu’il était parti, — 506 — mais considérant que
l’attention publique se portait sur lui, il résolut,
pour l’honneur de la religion, de faire les
funérailles avec toute la pompe
possible. Il invita tous les chrétiens du district,
et, au jour fixé, le convoi
se mit en marche à l’entrée de la nuit. Une grande
croix était portée en tête
du cortège ; venaient ensuite deux cents lanternes
de papier, allumées,
attachées au bout de longues piques, puis, tous les
chrétiens chantant leurs
prières à deux chœurs. Le village entier accourut ;
quelques mauvais sujets
ayant été avertir un petit mandarin qui réside dans
le voisinage, celui-ci se
hâta de venir jouir du spectacle et imposa silence à
ceux qui voulaient
troubler la cérémonie. « C’est un devoir d’honorer
ses parents, » leur dit-il ;
« laissez ces hommes remplir ce devoir à leur
manière. » Le lendemain, nombre
de païens, revenus de leur surprise, voulaient
chasser ce chrétien du village,
mais d’autres prirent son parti. On en appela au
petit mandarin, puis à un
mandarin supérieur ; ils ne voulurent pas se mêler
de l’affaire, et en fin de
compte, ce chrétien resta tranquille dans sa maison
où, à l’arrivée de l’évêque,
il avait déjà réuni plusieurs catéchumènes.
Mgr Daveluy eut de
grandes consolations pendant cette tournée. Il les a
racontées en détail dans
une longue lettre à sa famille ; nous n’en citerons
que quelques extraits. «…
Je rencontrai une catéchumène, veuve, de soixante et
quelques années, d’une foi
et d’une simplicité admirables. Ayant entendu, par
hasard, dire quelques mots
de la religion chrétienne, elle avait résolu de
l’embrasser ; mais seule, au
milieu d’un village tout païen, ne pouvant
s’instruire que dans de rares
visites à des chrétiens d’un hameau assez éloigné,
elle connaissait à peine les
vérités fondamentales. Néanmoins elle s’abstenait
scrupuleusement de toute
participation aux cérémonies païennes, ce qui lui
attirait des reproches de ses
deux fils et de ses belles-filles. Sur ces
entrefaites, la petite vérole
envahit le village ; une foule d’enfants avaient
déjà succombé, lorsque les
cinq enfants de ses fils furent attaqués le même
jour. En Corée, les païens
font mille superstitions bizarres contre cette
maladie ; les fils et les
belles-filles de notre veuve voulaient en faire
comme tout le monde, mais elle
s’y opposa résolument. Préparait-on sur de petites
tables les mets à offrir à
la déesse de la petite vérole, elle renversait le
tout d’un coup de pied, déclarant
que de son vivant on ne souillerait pas ainsi sa
maison. Le bruit s’en répandit
dans le voisinage ; on la croyait folle, et chacun
s’attendait à voir
infailliblement périr les cinq petits enfants. Elle,
cependant, tenait bon, et
ne sachant pas — 507 — encore les prières
chrétiennes, elle ne cessait au milieu des sarcasmes
et
des menaces de tous, de répéter ces simples paroles
: « Dieu du ciel, voyez ces
petites créatures ; si elles meurent, tous les
païens vont maudire votre nom et
dire que votre religion est fausse : conservez-les
donc à cause de votre
religion. » Dieu exauça cette came droite, les cinq
enfants furent sauvés. Les
fils et belles-filles de cette veuve ne sont pas
encore décidés à se faire
chrétiens, mais ils témoignent le plus grand respect
pour le christianisme, et
je compte, dans ce village, sur de prochaines
conquêtes.
« Un noble assez haut
placé eut, pendant un voyage, une longue
conversation sur la religion
chrétienne avec un de ses amis ; il lut quelques
livres, et ne put s’empêcher d’admirer
cette doctrine et d’en reconnaître la vérité. «Ma
position dans le monde, »
ajouta-t-il, « ne me permet pas de pratiquer
moi-même tout ceci, mais
donnez-moi quelques prières, je veux les enseigner à
ma femme et à ma fille
veuve qui n’ont pas les mêmes empêchements. » Il
tint parole, et les deux
femmes, ravies d’avoir trouvé un pareil trésor,
tâchèrent de pratiquer
fidèlement le peu qu’elles venaient d’apprendre. Un
jour la mère dit à sa fille
: « Il n’est guère possible, au milieu du monde, de
suivre parfaitement ces
préceptes divins. Pour moi, retenue par les liens du
mariage, je ne puis
quitter ma position ; mais toi, tu es libre puisque
tu es veuve, retire-toi
dans une bonzerie pour te livrer à la méditation, et
plus tard, si c’est possible,
je t’y suivrai. » On voit par là combien grande
était leur ignorance des choses
de la religion. La fille obéit, se rendit dans une
bonzerie, se fit couper les
cheveux, et ne s’occupa plus que de prières et de
méditations. On s’aperçut
bientôt qu’elle ne prenait aucune part aux pratiques
superstitieuses des
bouddhistes en l’honneur de Fô, et sur son refus de
faire comme les autres, on
lui refusa la nourriture. Elle se mit alors à
mendier de village en village,
comme les bonzesses, cherchant partout des
chrétiens. Mais son costume même
était pour ceux-ci une occasion de la repousser avec
mépris. Enfin, après des
dangers de toute nature dont elle fut délivrée par
l’intervention de la
Providence divine, elle arriva dans le lieu où son
père avait entendu parler de
la religion. Elle se rappelait le nom du noble qui
avait eu avec lui la
conversation que j’ai mentionnée plus haut ; elle
vint mendier à sa porte, et
demanda à pénétrer dans l’appartement des femmes.
Les domestiques s’y
opposèrent avec menaces. Le maître de la maison
rentrait en ce moment, et,
voyant cette bonzesse, il lui signifia d’un ton
colère — 508 — de partir au plus
tôt. Elle se mit à pleurer en disant : « Si vous
saviez
qui je suis, vous ne me traiteriez pas de la sorte,
» et, après quelques
hésitations, elle fit connaître son nom, sa famille,
et ses diverses aventures.
On la reçut à bras ouverts, et elle commença à
étudier à fond la religion dont
elle n’avait encore qu’une idée très-vague. Ceci se
passait quatre jours avant
mon arrivée. J’eus le regret de ne pouvoir pas
encore la baptiser, parce qu’elle
n’avait pas l’instruction suffisante ; mais vous
voyez quelle fervente
chrétienne elle fera plus tard…
« Vous comprenez
maintenant pourquoi le démon, jaloux de nos
conquêtes, furieux de voir les âmes
lui échapper, a tout mis en œuvre pour susciter des
obstacles, et semer l’ivraie
dans un champ si bien préparé. De là, les troubles
et les persécutions locales
qui ont suivi, et m’ont empêché l’année suivante de
faire la visite habituelle…
»
Dans les provinces
septentrionales, récemment ouvertes à l’Évangile,
les progrès de la religion
étaient plus rapides et plus considérables que
partout ailleurs. Mgr Berneux, n’ayant
aucun missionnaire à y envoyer, y alla lui-même,
malgré le triste état de sa santé,
malgré les avanies et les mauvais traitements qu’il
avait eu à y subir l’année
précédente. Son voyage commencé à la fin de décembre
1864, dura vingt-sept
jours, pendant lesquels il parcourut toutes les
chrétientés sur un espace de
cent cinquante lieues. Le zèle, la ferveur des
néophytes lui firent trouver
douces toutes les fatigues, et quand il rentra à la
capitale, il avait eu la
consolation de baptiser cent trente adultes.
Une foule de
catéchumènes dont l’instruction n’était pas
suffisamment avancée lors de la
visite, ou qui n’avaient pu rencontrer l’évêque,
vinrent à la capitale, pendant
l’été, recevoir le baptême. Ils arrivaient de six,
huit et quelquefois dix
journées de distance, par petites troupes de cinq ou
six personnes, et tous, à
leur retour, emportaient quelques livres de religion
pour s’instruire eux-mêmes
plus à fond, et prêcher l’Évangile à leurs
compatriotes païens. Tous ces
nouveaux convertis affichaient publiquement leur
foi, prétendant que ne pas se
cacher était le meilleur moyen de résister aux
vexations. Quelques-uns d’entre
eux ayant été, au printemps de 1865, maltraités par
les satellites d’un petit
mandarin, ils se réunirent au nombre de cinquante,
et s’en allèrent droit au
gouverneur de la province demander justice.
Celui-ci, effrayé, n’en admit que
cinq à son audience, les fit emprisonner pour la
forme, et les relâcha deux
jours après. Ils voulaient pousser l’affaire, et
venir à la capitale pour en
appeler — 509 — au gouvernement
suprême ; Mgr Berneux eut beaucoup de peine à
empêcher
cette démarche imprudente. Il obtint secrètement
pour eux, d’un homme très-haut
placé, une lettre de recommandation, et on les
laissa tranquilles.
Au milieu de ses
occupations continuelles, Mgr Berneux ne perdait
point de vue la formation d’un
clergé indigène. Il se sentait épuisé de fatigue ;
plusieurs infirmités
cruelles, entre autres la gravelle, le rendaient
souvent incapable de dire la
sainte messe. Son coadjuteur et tous ses
missionnaires, constamment malades, ne
pouvaient suffire aux travaux du saint ministère ;
et la nécessité de se créer,
dans le pays même, des auxiliaires semblables au
vénérable André Kim, ou au P.
Thomas T’soi, était plus évidente que jamais. Mais,
comme le savent tous les
missionnaires qui y ont mis la main, cette œuvre, la
plus nécessaire et la plus
féconde de toutes, est en même temps la plus lente
et la plus difficile. «
Notre séminaire, » écrivait le prélat, en février
1865, « notre séminaire me
donne bien du souci ; tous ces enfants y perdent la
santé et sont obligés tôt
ou tard d’abandonner leurs études. J’ai, depuis deux
ans, cherché avec Mgr d’Acônes
(Mgr Daveluy) à former un second établissement ;
impossible de trouver un lieu
tant soit peu sûr. J’ai donné la tonsure à l’élève
de Pinang revenu il y a
quatre ans, et les ordres mineurs à Vincent Nim,
l’un des deux qui sont rentrés
avec M. Aumaître ; l’autre a défroqué. Mais ces
jeunes gens sont faibles et
maladifs ; je doute qu’ils vivent assez longtemps
pour recevoir la prêtrise.
Dans tous les cas, avec une santé pareille, nous
n’avons pas grand’chose à
attendre de leur ministère. C’est désolant, car des
prêtres indigènes nous
seraient infiniment utiles. Que n’ai-je dix P.
Thomas ! »
Ces quelques lignes se
complètent et s’expliquent par ce qu’écrivait, à peu
près à la même époque, M.
Pourthié, qui depuis son arrivée en mission avait la
charge du séminaire. « Je
suis encore un des plus robustes, et cependant je ne
le suis guère (il crachait
le sang depuis plus d’un an) ; huit ans de réclusion
dans ma prison, c’est-à-dire
dans la cabane qui me sert de collège, m’ont miné
tout à fait. Mes élèves aussi
sont tous plus ou moins malades, et il n’en peut
être autrement. Toujours
enfermés, n’osant pas même lire à haute voix, de
peur que quelque païen passant
près de la maison ne nous entende, nous n’avons que
deux chambres pour eux et
moi. Ces deux chambres sont séparées par une cloison
qui ferme aussi mal que
possible, de sorte que l’air et les émanations
pénètrent sans difficulté de l’une
— 510 — dans l’autre ;
aussitôt qu’un seul est malade, nous sommes tous
dans un
hôpital mal aéré et très-dangereux. Cet hiver, j’ai
eu le typhus, je l’ai
communiqué aux élèves qui l’ont successivement ;
aussi, depuis trois mois, il y
en a toujours sur le grabat. J’ai un minoré, un
tonsuré, deux autres
théologiens ; quelques autres étudient seulement le
latin. Vous comprenez que
les lieux et les temps s’opposent à ce que nous
ayons un collège nombreux et un
peu mieux organisé. »
Au commencement de juin
de cette année 1865, la barque expédiée par Mgr
Berneux au rendez-vous habituel
de l’île de Mérin-to rencontra quatre nouveaux
missionnaires. L’expédition
offrait plus de dangers qu’auparavant. Outre que le
développement de la
contrebande sur les frontières avait fait redoubler
de sévérité dans la
surveillance, on saisissait à cette époque tous les
navires pour les corvées du
gouvernement. Aussi les nouveaux arrivants, au lieu
de venir droit à la
capitale, furent-ils obligés d’aller débarquer avec
tous les bagages à trente
lieues au sud, contre-temps qui occasionna bien des
retards et bien des
embarras. Mgr Daveluy dont la maison venait d’être
détruite par un incendie,
était alors dans le Naï-po, se cherchant un gîte
pour l’été. Il reçut à temps
la nouvelle que quatre prêtres européens venaient de
débarquer dans son
district ; il courut au-devant d’eux, et les trouva
entassés, eux et leurs
bagages, dans une petite chaumière sur les bords de
la mer, où ils pouvaient à
peine remuer. Son arrivée immédiate fut un coup de
la Providence, car les jeunes
missionnaires, trompés par les fausses nouvelles qui
couraient dans le
Léao-tong, étaient persuadés que la liberté
religieuse venait d’être proclamée
en Corée, et qu’il n’était plus nécessaire de
prendre aucune précaution pour se
cacher des païens. S’ils fussent restés seuls, ils
eussent été, sans aucun
doute, arrêtés le même jour, et Dieu sait quelles
terribles suites un tel
accident aurait eues pour la chrétienté. Mgr Daveluy
partit avec eux sur trois
petits bateaux, qui emportaient en même temps leurs
effets et les objets d’Europe
envoyés à la mission ; il gagna un grand village où
il y avait de nombreux
chrétiens, et de là les expédia successivement à la
capitale, avec toutes les
précautions voulues.
Voici les noms de ces
quatre jeunes apôtres qui, après un séjour de
quelques mois seulement en Corée,
devaient donner leur sang pour Jésus-Christ avant
d’avoir pu lui donner leurs
sueurs, et à qui Dieu, dans son infinie bonté, avait
résolu d’accorder, dès la
première heure, la plus haute récompense que — 511 — le missionaire puisse
désirer en ce monde, la couronne du martyre. — M.
Simon-Marie-Antoine-Just Ranfer de Bretenières, du
diocèse de Dijon, né le 28
février 1838, à Chalon-sur-Saône, où ses parents
faisaient momentanément leur
résidence, était le fils aîné de M. le baron de
Bretenières, et appartenait à
une ancienne famille, dont les membres se sont
longtemps succédé dans les
hautes charges de la magistrature de Bourgogne.
Méprisant tous les avantages
que devaient lui offrir, dans le monde, une
naissance illustre, la fortune, et
des talents distingués, il entra en 1839 au
séminaire d’Issy, et deux ans plus
tard, le 25 juillet 1861, au séminaire des
Missions-Étrangères, où il fit ses
études de théologie. Il fut, ainsi que ses
compagnons MM. Beaulieu et Dorie,
ordonné prêtre le 21 mai 1864, par Mgr
Thomine-Desmazures, vicaire apostolique
du Thibet. — M. Bernard-Louis Beaulieu, né le 8
octobre 1840, à Langon, diocèse
de Bordeaux, après cinq ans d’études au grand
séminaire de Bordeaux, entra
diacre au séminaire des Missions-Étrangères le 28
août 1863, et fut ordonné
prêtre le 21 mai de l’année suivante. — M.
Pierre-Henri Dorie, né à
Saint-Hilaire-de-Talmont, diocèse de Luçon, le 22
septembre 1839, n’avait
encore reçu que les ordres mineurs lorsqu’il entra
au séminaire des
Missions-Étrangères, le 13 août 1862. Il fut fait
prêtre le 21 mai 1864. — M.
Martin-Luc Huin, né à Guyonvelle, canton de la
Ferté-sur-Amance, diocèse de
Langres, entra au séminaire des Missions-Étrangères
le 20 août 1863. Il était
prêtre depuis plus de deux ans, et avait exercé avec
beaucoup de zèle les
fonctions de vicaire dans les paroisses de Melay et
de Voisey. — Les quatre
missionnaires quittèrent Paris le 15 juillet 1864,
et, le 19, s’embarquèrent à
Marseille sur un paquebot des Messageries
impériales. Arrivés à Hong-kong, vers
la mi-septembre, ils furent envoyés à Chang-haï, et
de là dans le Léao-tong,
pour se mettre en rapport avec le vicaire
apostolique de la Corée. C’est là qu’ils
passèrent l’hiver, se préparant, par la prière et
par l’étude des caractères
chinois, aux travaux qui les attendaient.
« Je ne saurais trop
vous remercier, » écrivait Mgr Berneux, le 19
novembre 1865, au supérieur du
séminaire des Missions-Étrangères, « je ne saurais
trop vous remercier de l’envoi
des quatre ouvriers que vous nous avez adjoints
cette année. J’espère qu’ils
nous rendront de grands services ; ils sont contents
de l’héritage qui leur est
échu ; ils étudient la langue de toutes leurs
forces, et, au printemps
prochain, ils commenceront à — 512 — travailler. Mais, de
grâce, ne vous en tenez pas là. Envoyez-nous le plus
de renforts que vous pourrez. Pour nous mettre un
peu à l’aise, il faudrait que
d’ici à deux ans nous reçussions dix nouveaux
confrères, et nous serons tous
très-occupés… Depuis trois mois et demi je suis pris
d’une fièvre quotidienne
dont je commence à peine à me débarrasser, je suis
sans intelligence et sans
énergie. Je m’arrête à bout de forces… » Cette lettre, la
dernière que le saint évêque ait écrite en Europe,
donne
le résultat de l’administration des sacrements
pendant l’année. En voici les
chiffres les plus saillants : confessions annuelles,
quatorze mille quatre cent
trente-trois ; confessions répétées, trois mille
quatre cent
quatre-vingt-treize ; adultes baptisés, neuf cent
sept ; enfants de païens
ondoyés, mille cent seize, dont morts, neuf cent
quatre-vingt-trois.
Puis, vient le
post-scriptum suivant : « J’ai eu tout dernièrement
avec le prince régent, par
le moyen d’un mandarin, quelques rapports au sujet
de la nouvelle instance que
font les Russes pour obtenir la permission de
s’établir sur le territoire
coréen. Le prince a reçu avec bienveillance mes
communications. Sa femme, mère
du roi, m’a fait prier secrètement d’écrire à notre
ministre, à Péking, de
venir demander la liberté religieuse. Les grands de
la capitale désirent l’arrivée
des navires français. Pour moi, je persiste à ne
rien faire avant d’avoir
conféré avec le régent. Quoique toujours proscrits,
notre position est bonne,
et je crois que, l’an prochain, nous serons encore
plus à l’aise. »
Ces espérances devaient
être bientôt cruellement déçues. Du reste, les
confrères de Mgr Berneux étaient
loin d’être aussi rassurés que lui. « Le père du
jeune roi, » écrivait, à la
même époque, Mgr Daveluy, « ne s’est occupé
jusqu’ici ni de nous ni de nos
chrétiens ; mais combien cela durera-t-il ? Il est
d’un caractère violent,
cruel, méprisant le peuple et comptant pour rien la
vie des hommes ; si jamais
il attaque la religion, il le fera d’une manière
terrible… Cet hiver sera dur à
passer. La sécheresse d’abord, puis les inondations,
puis, à l’automne, d’effroyables
coups de vent, ont ruiné les moissons et causé la
disette. Déjà, beaucoup de
pauvres gens souffrent de la faim. Or, l’expérience
prouve que les temps de famine
sont des temps de vexations et de persécutions pour
nos chrétiens. Ils sont
toujours hors la loi, et par conséquent offrent une
proie facile à tous les
maraudeurs, et aux pillards qui encombrent les
maisons des mandarins. Priez
beaucoup pour nous… » — 513 —
M. Féron écrivait, de
son côté : « Le père du roi, régent du royaume, a
complétement perdu sa
réputation. Ses violences, sa rapacité, le peu de
cas qu’il tait de la vie des
hommes lui ont complétement aliéné les cœurs. Il
s’est engoué des bonzes et de
leurs superstitions. Persuadé que la fortune de sa
famille tient à ce que son
père avait été enterré sur remplacement d’une pagode
démolie, il a rebâti cette
pagode avec un luxe inouï, et fait à d’autres
pagodes des largesses
inconcevables ; le tout, bien entendu, aux frais du
trésor public. Ce
printemps, il s’est mis en tête de bâtir un nouveau
palais pour son fils. On
parle de soixante mille ouvriers employés à la fois
rien que pour niveler le
terrain. Le plan comporte dix-sept cent
soixante-dix-sept chambres. Pour cela,
il a fallu lever des impôts fabuleux. Afin de
colorer aux yeux du peuple cette
extravagante lubie, il a fait publier partout qu’on
avait trouvé, enfouie dans
la terre, une vieille inscription annonçant que la
prospérité du royaume serait
inébranlable, quand on aurait reconstruit en cet
endroit l’ancien palais, brûlé
jadis dans la guerre contre les Japonais. Que
l’inscription ait été trouvée, c’est
probable ; mais personne ne doute que ce ne soit
lui-même qui l’ait préparée et
cachée à l’avance. Malgré tout, on a fait semblant
de croire à la prophétie, et
on a payé. Quelques personnes ont même fait des
offrandes volontaires
considérables, dans l’espérance qu’il leur en
tiendrait compte, et qu’il
récompenserait leur zèle par des mandarinats ou
autres fonctions publiques.
Mais il n’a pas eu la mémoire aussi longue, et ceux
qui ont spéculé sur sa
reconnaissance ont perdu leur peine et leur argent.
Maintenant on dit que les
travaux sont suspendus ; probablement il trouve plus
simple de garder l’argent
que de le dépenser en briques et en mortier. »
Enfin, M. Pourthié, en
réponse à diverses questions que lui avait adressées
M. Albrand, supérieur du
séminaire des Missions-Étrangères, sur l’influence
des derniers événements de
Chine, sur les chances plus ou moins probables de
liberté religieuse, etc…
expose comme il suit, avec sa sagacité habituelle,
la véritable situation des
affaires. Cette lettre, du 20 novembre 1865, est,
croyons-nous, la dernière qu’il
ait adressée en Europe avant son martyre. Aussi la
citons-nous presque tout
entière.
« Hélas ! comme vous le
dites, nous sommes toujours inaccessibles, toujours
en dehors de toute relation
avec le reste de l’univers. Il est vrai que la Corée
est soi-disant amie de la
Chine, et, qui plus est, sa vassale. Il faut qu’elle
aille tous les ans
chercher en Chine son calendrier comme signe de
vassalité ; tous les — 514 — ans, un ambassadeur
coréen va à Péking souhaiter la bonne année à
l’empereur
chinois et lui offrir certains présents déterminés ;
enfin, lorsqu’un roi de
Corée meurt, un ambassadeur spécial vient de Chine
investir son successeur. Ne
croyez pas cependant que les Coréens fassent tout ce
que veulent les Chinois ;
les envoyés de l’empereur eux-mêmes se font,
lorsqu’ils arrivent en Corée,
aussi humbles et obéissants que possible, et
lorsqu’ils entrent dans la
capitale de la Corée, ils ne peuvent voir personne,
pas même les maisons, car
on couvre tout d’une toile sur leur passage, sous
prétexte que les Coréens
pourraient manquer de respect au représentant du
Céleste Empire, en riant de
son bizarre costume. Et d’ailleurs, les deux
royaumes fussent-ils plus unis qu’ils
ne le sont, la Corée fût-elle dépendante de la Chine
au point qu’un ordre émané
de Péking dût suffire pour nous donner la liberté,
croyez-vous que les
ministres chinois donneront jamais cet ordre, ou
diront là-dessus le moindre
mot aux Coréens, s’ils n’y sont forcés par les
Européens ? Supposé même que les
ambassadeurs européens voulussent traiter cette
affaire avec la cour de Péking,
celle-ci répondrait bien certainement que la Corée
étant un royaume
indépendant, un pays qui a son roi et ses lois
distinctes, la Chine n’a rien à
voir ou à ordonner dans des matières de cette
nature. Et, tout naturellement,
les consuls européens prendraient ces réponses
chinoises comme des vérités de
bon aloi, et se déclareraient satisfaits.
« Non, en fait de
liberté, je crois que, pour le moment, nous n’avons
d’autres démarches à faire
qu’auprès du bon Dieu. Il nous faut remettre tout
entre ses mains, accepter de
bon cœur les difficultés, les périls, les
persécutions, comme et quand il
plaira à sa divine Majesté, certains qu’elle nous
enverra ce qui est le plus
selon sa gloire ; que nous faut-il de plus ?
D’ailleurs, j’entends dire assez
souvent que cette liberté si désirée, si prônée, et
dont la concession en Chine
a retenti si loin, promulguée qu’elle était par la
voix du canon, j’entends,
dis-je, souvent répéter qu’elle procure bien des
déceptions, et qu’elle n’a
fait que changer la nature des difficultés, sans
faire avancer la conversion
des peuples aussi vite qu’on l’avait espéré. Avec la
liberté, entrent les
marchands, gens souvent impies et de mœurs
scandaleuses, les ministres des
diverses sectes, plus dangereux encore. Or, c’est
peu de pouvoir dépenser de
fortes sommes d’argent à élever de grandes églises
en pierre, si une infinité d’âmes
destinées à être les temples de l’Esprit-Saint
restent toujours sous l’empire
du démon ; c’est peu de pouvoir — 515 — marcher la tête haute
dans les rues, si l’on ne peut persuader le cœur
d’une
population indifférente, souvent même hostile, à des
étrangers qui l’ont
humiliée.
« Pour nous, nous voici
sans églises, offrant le saint sacrifice dans de
bien humbles cabanes, ayant
pour autel un banc, ou une simple planche : notre
petite croix fixée sur un mur
de boue, est le seul ornement qui brille sur cet
autel ; de la main et même
trop souvent de la tête on touche à la voûte de ces
oratoires ; la nef, le
chœur, les ailes, les tribunes se composent de deux
petites chambres dans
lesquelles nos chrétiens et nos chrétiennes sont
entassés. Néanmoins, en voyant
la dévotion, la foi vive et la simplicité avec
lesquelles ces pauvres gens
viennent adorer Jésus pauvre, et lui offrir les
mépris, les outrages, les
vexations dont ils sont tous les jours victimes, je
ne puis m’empêcher de me
dire en moi-même : peut-être un jour ces mêmes
fidèles s’assembleront dans de
grandes et splendides églises, mais y
apporteront-ils ce cœur simple, cette âme
humiliée et résignée sous la main de Dieu, cet
esprit souple qui ne veut
connaître la loi de Dieu que pour lui obéir ? Et
nous aussi, peut-être un jour,
déposerons-nous l’embarrassant habit de deuil, et
alors nous pourrons nous
dispenser de patauger continuellement dans la boue
et la neige, et les
aubergistes nous offriront autre chose qu’une soupe
aux algues ou du poisson
pourri ; mais quand nous arriverons dans nos
villages chrétiens, l’or
protestant et le mauvais exemple des Européens,
marchands ou aventuriers de
toute espèce, n’auront-ils pas éclairci les rangs de
ces bons catéchumènes, qui
maintenant se pressent en foule dans les cabanes qui
nous servent d’oratoires ?
Cet élan vers notre sainte religion ne
disparaîtra-t-il pas, lorsqu’on verra
que les actions des chrétiens démentent leur
doctrine ? Maintenant, le corps du
missionnaire est malheureux ; il souffre du genre de
vie, du climat, du repos
et des courses, car lorsque nous lui donnons la clef
des champs, nous le
fatiguons par trop fort, et quand nous pouvons le
faire reposer, nous l’emprisonnons
étroitement ; mais en revanche, la divine Providence
ménage à l’âme bien des
consolations spirituelles que nous ne pourrons
peut-être plus goûter sous l’éclatant
soleil de la liberté. Vous voyez qu’en cette
question, comme dans beaucoup d’autres,
il y a du pour et du contre, et que le mieux est de
se résigner à tout, soit à
la persécution, soit à la paix, soit à la liberté,
soit aux coups de sabre.
Aussi, sans pencher ni pour l’un ni pour l’autre, je
dis seulement au bon Dieu
: Fiat voluntas tua ! — 516 —
« Vous aurez appris par
d’autres, mieux renseignés que moi, que nos
administrations annuelles
produisent toujours de plus en plus de fruit ; nous
gagnons sur le paganisme,
non-seulement en ce que chaque année nous lui
enlevons un millier d’adeptes
pour les incorporer dans nos rangs, mais aussi en ce
que ceux qui restent
païens changent d’idée à notre égard. Cette religion
qu’ils détestaient tant,
qu’ils croyaient méritoire de détruire, ils la
trouvent déjà bonne ou au moins
peu nuisible. Si je considère ce qu’était l’opinion
publique il y a dix ans,
lorsque je suis entré en Corée, et ce qu’elle est
actuellement, il me semble
que nous avons fait un progrès immense ; les loups
sont devenus presque des
agneaux ; mandarins et peuple, tous inclinent à la
tolérance. Cependant nous ne
pouvons oublier que cet esprit peut changer d’un
jour à l’autre, et si le
gouvernement semble toujours pencher à nous laisser
tranquilles, celui qui en
ce moment tient dans ses mains les destinées de la
Corée, le père de notre
jeune roi, est l’homme de tous auquel on peut le
moins se lier. C’est un
maniaque capable, dans un de ses nombreux coups de
tête, de déchaîner sur nous
une persécution si violente, que chrétiens et
missionnaires aient tous disparu
de ce monde avant que vous en ayez la moindre
nouvelle. »
Après les fêtes de
Noël, à la fin de décembre 1865, les missionnaires,
selon la coutume,
recommencèrent, chacun de son côté, la visite de
leurs chrétientés respectives.
Mgr Berneux repartit pour les provinces
septentrionales. L’œuvre de Dieu y
prenait des développements de plus en plus
sensibles, et, en quelques semaines,
le prélat eut la consolation de baptiser, dans
quatre stations seulement, plus
de huit cents adultes. Un pareil succès devait
exciter la fureur de l’enfer.
Dans la province de Hoang-haï, un mandarin, ennemi
déclaré de la religion, fit,
on ne sait trop sous quel prétexte, arrêter tous les
chrétiens de son district.
Pour les forcer à l’apostasie, il employa des
tortures si cruelles, que
plusieurs en moururent quelques jours après, et
d’autres restèrent estropiés
pour le reste de leur vie. Aucun d’eux n’ayant voulu
apostasier, le mandarin
les fit dépouiller de tout ce qu’ils possédaient,
fit vendre leurs terres et
leurs maisons, et les chassa, nus et sans aucune
ressource, hors de son
district, avec défense, sous peine de mort, d’y
jamais rentrer. Expulsés ainsi,
au milieu d’un hiver rigoureux, ils allèrent dans
les cantons voisins, mendiant
leur nourriture, et donnant à tous l’exemple d’une
admirable résignation. Dans
la province de Pieng-an, le gouverneur fit arrêter
deux chrétiens, uniquement
parce qu’ils — 517 — étaient chrétiens. À
cette nouvelle, une centaine d’autres accoururent à
son palais en criant : « Vous avez mis en prison
deux d’entre nous parce qu’ils
sont chrétiens ; nous le sommes aussi ; nous
professons la même foi, nous
adorons le même Dieu ; pour être juste,
emprisonnez-nous tous. » Le gouverneur
effrayé de leur nombre, et redoutant une sédition,
fit ouvrir à la hâte les
portes de la prison et les congédia tous.
Dans le Kieng-sang, au
sud-est, les affaires prenaient, à la même époque,
une tournure beaucoup plus
menaçante. Un noble nommé Hoang, du district de
Iei-tsieun, mauvais sujet qui
avait dissipé tout son bien et se trouvait sans
autre ressource que le
brigandage, s’entendit avec quelques autres voleurs,
pour piller les villages
chrétiens de la contrée. Il savait bien que personne
n’oserait aller porter
plainte au mandarin, parce que devant les magistrats
les chrétiens ont toujours
tort, quelque juste que puisse être leur cause. Il
suffit que leurs adversaires
leur reprochent leur religion, pour les mettre dans
le plus grand embarras, et
les exposer à des avanies et à des mauvais
traitements sans fin. Déjà plusieurs
villages avaient été dévastés, lorsque les
néophytes, poussés à bout,
résolurent d’opposer la force à la force, et de se
porter mutuellement secours,
d’un village à l’autre, contre ces bandits. Hoang,
battu une ou deux fois, s’en
alla trouver le mandarin de Iei-tsieun qui était de
ses amis, et lui demanda un
satellite afin d’arrêter un homme couvert de crimes,
disait-il, mais qui en
réalité n’avait d’autre tort que d’être chrétien et
de jouir d’une certaine
aisance. Cet homme nommé François Pak, du village de
Pou-reki, était honoré de
l’estime générale. Hoang, avec ses compagnons,
précédés du satellite, arriva au
village, et ne trouvant pas François, qui avait eu
le temps de s’évader, fit
piller, puis incendier toutes les maisons des
chrétiens. L’alarme ayant été
donnée dans les villages environnants, tous les
chrétiens accoururent armés de
bâtons, mais ils ne trouvèrent plus que des ruines
fumantes, et voyant que les
brigands étaient partis, s’en retournèrent chez eux.
Deux seulement, Xavier
Tsieun et Jean Ni, plus courageux que les autres, se
mirent à la poursuite des
pillards pour délivrer les femmes et les enfants
qu’ils emmenaient prisonniers,
et leur arracher au moins une partie des dépouilles.
Grande fut leur surprise,
en les rejoignant, de trouver parmi eux un
satellite, dont la présence
indiquait que ce qui s’était fait avait été ordonné
par le mandarin. On se jeta
sur eux, on leur arracha leurs bâtons, et après les
avoir frappés si
brutalement qu’ils pensèrent expirer sous les coups,
on les traîna devant le
magistrat. — 518 —
François-Xavier Tsieun,
originaire du Naï-po, appartenait à une famille de
la classe moyenne qui s’était
convertie dès le temps de l’introduction du
christianisme en Corée. Son père
avait longtemps et dignement exercé les fonctions de
catéchiste, et lui-même
lui avait succédé dans cette charge. Au moment de
son arrestation, il demeurait
dans le village de Kon-aki, cultivant la terre, et
vivant tranquillement avec
sa femme et ses trois enfants. Sa science bien
connue, la douceur de son caractère,
et son zèle pour le salut des âmes, lui avaient
conquis l’affection et l’estime
de tous. Jean Ni était le fils du catéchiste de
Iei-mok-i. Sa famille,
chrétienne depuis trois générations, était comme
celle de Xavier, originaire du
Naï-po. Bien qu’appartenant à la classe moyenne,
elle était peu favorisée des
biens de la fortune, mais en revanche, elle avait
toujours brillé par la foi et
le courage de ses membres, dont trois déjà avaient
gagné la palme du martyre.
Les satellites,
aussitôt après avoir saisi Xavier et Jean,
laissèrent aller les femmes et les
enfants qu’ils avaient pris dans le village. La
capture de ces deux chrétiens
marquants leur suffisait. Au tribunal du mandarin,
on produisit les bâtons dont
ils étaient armés, afin de les accuser d’être des
perturbateurs du repos
public. La preuve sembla plus que suffisante à ce
juge inique qui les fit
flageller et mettre à la torture, puis les expédia,
la cangue au cou, au
gouverneur de la province à Kong-tsiou. La distance
était de plusieurs journées
de marche, et ils eurent beaucoup à souffrir,
pendant la route, de la brutale
violence des satellites. Le gouverneur, instruit de
l’affaire dans tous ses
détails, reconnut leur innocence, mais comme ils
étaient chrétiens, avant de
les mettre en liberté, il exigea, selon la loi,
qu’ils prononçassent d’abord
une formule d’apostasie. Sur leur refus énergique,
il les fit mettre à la
torture. Dans les deux interrogatoires qui
suivirent, à quelques jours de
distance, Xavier et Jean eurent l’occasion d’exposer
nettement devant la foule,
les vérités fondamentales de la religion,
l’existence de Dieu, ses principaux
attributs, la création, la rédemption, les
commandements de Dieu, etc… Le
gouverneur eût voulu les sauver ; il les pressait de
dire seulement un mot équivoque
qui pût passer pour un acte de soumission au roi.
Jean lui répondit avec calme
au nom des deux : « Vous arracheriez nos quatre
membres en les attachant aux
branches d’un arbre, vous couperiez notre chair en
lambeaux, vous réduiriez nos
os en poudre, que nous n’apostasierions point. —
Est-ce du fond du cœur que
vous parlez — 519 — ainsi ? — Oui, du
fond du cœur. — Mais si je vous fais mourir, vos
parents
et les autres chrétiens ne chercheront-ils pas à se
venger sur moi de votre
mort ? — Jamais. » Sur cette assurance, le juge
prononça immédiatement la
sentence, et afin d’éviter des formalités gênantes
et de longs retards, il les
condamna à être étranglés dans la prison.
L’exécution se fait
habituellement de la manière suivante. Un trou est
pratiqué dans le mur de la
prison, à un peu plus d’un pied de hauteur. Après
avoir mis la corde en nœud
coulant au cou du patient, on la passe par ce trou,
et à un signal donné de l’intérieur
de la prison, le bourreau placé en dehors tire
brusquement sur la corde de
toutes ses forces. Quand la victime a succombé, on
traîne le cadavre au dehors,
et on le jette dans les champs où il reste sans
sépulture. Au jour fixé,
pendant qu’on faisait les derniers préparatifs, les
confesseurs demeurèrent
quelques instants à genoux, offrant à Dieu le
sacrifice de leur vie, puis ils
dirent au bourreau : « Quand tu nous auras
étranglés, enterre nos corps avec le
plus grand soin, car dans quelques jours on viendra
te les demander, et tu
seras largement récompensé de ta peine. » Puis
Xavier dit à Jean : « Tu es le
plus jeune, je crains que la vue de mon supplice ne
te fasse trop d’impression
; passe le premier, je te suis immédiatement. »
Ainsi fut fait, et quelques
minutes après nos deux martyrs étaient introduits
par les anges dans la cité
céleste. C’était vers le 10 de la douzième lune
(janvier 1866). Selon la
recommandation qui lui avait été faite, le bourreau
enterra leurs précieuses
dépouilles ; et, le mois suivant, les chrétiens
purent les racheter, et leur
donner une sépulture honorable.
Quelques semaines après
la mort de Xavier, M. Calais passa dans le village
de Kon-aki, pour y
administrer les sacrements. La famille du martyr
vint demander pour lui une
messe, à laquelle sa femme et l’aîné de ses fils
communièrent. Le missionnaire
demanda au second fils, petit garçon de huit ans, où
était son père ; l’enfant,
levant la main, lui montra le ciel en disant : « Il
est là-haut, en paradis. »
Ces martyrs du
Hoang-haï et du Kieng-sang, furent les premiers de
cette année 1866, glorieuse
entre toutes dans l’histoire de la mission de Corée.
La persécution cependant n’était
pas encore officiellement déclarée, et ces violences
isolées n’étaient que les
souffles avant-coureurs de la tempête. L’enfer
préludait ainsi à ce
déchaînement de haine et de férocité sataniques, qui
bientôt allait bouleverser
de fond en comble l’Église — 520 — coréenne, et la
plonger, pour bien longtemps peut-être, dans le sang
et les
larmes. De son côté, cette Église, si souvent et si
cruellement éprouvée,
préludait, par ces généreuses confessions de foi, à
de plus nombreux et plus
éclatants triomphes. |