Histoire de l’Église de Corée


Par Charles Dallet 
Missionnaire apostolique de la Société des Missions-étrangères



DEUXIÈME PARTIE  (Index)

 

De l’érection de la Corée en Vicariat apostolique au martyre de Mgr Berneux et de ses confrères.  1831-1866.

 

 

LIVRE IV

 

Depuis la mort de Mgr Ferréol jusqu’à la mort du roi Tchiel-tsong.  1853-1864.

 

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CHAPITRE V.

 

Troubles populaires. — Mort de MM. Joanno et Landre. — Arrivée de M. Aumaître. — Travaux et succès des missionnaires. — Mort du roi Tchiel-tsong.

 

               La première impression de terreur causée par la prise de Péking ayant à peu près disparu, il fut facile de voir que rien n’était changé en Corée. Presque aucun de ceux qui, dans leur effroi, s’étaient rapprochés des chrétiens, avaient obtenu des livres de religion, et même commencé à apprendre les prières et le catéchisme, ne persévéra dans le dessein de se convertir. De son côté, le gouvernement persista dans le système de neutralité qu’il suivait depuis longtemps déjà, n’abrogeant en aucune façon les lois iniques portées contre les chrétiens, n’en poursuivant l’exécution par aucun acte officiel, et laissant chaque mandarin à peu près libre d’agir, en cette matière, selon ses opinions et ses caprices personnels. Aussi, dans les derniers mois de 1861, les vexations, les avanies, les persécutions locales, les emprisonnements dont les chrétiens étaient habituellement victimes, recommencèrent de plus belle dans diverses provinces et auraient continué sans interruption, si, au mois de juin 1862, des émeutes populaires n’avaient pendant quelque temps attiré ailleurs l’attention des mandarins. Dans une de ses lettres, M. Pourthié a fait de ces événements un récit rempli de détails curieux, et qui peint au vif plusieurs traits des mœurs coréennes.

               « Vous ne sauriez croire dans quelle ignorance je suis ici de la marche du monde. Vous dites qu’en Europe on ne sait rien de la Corée ; nous vous rendons bien la pareille. Tout, même ce qui se passe en Chine, nous est complètement inconnu. Dans les quelques lettres que nous recevons, on s’excuse habituellement de nous donner des nouvelles, en disant que nous les aurons apprises d’ailleurs. Quelquefois même, on a l’audace d’ajouter : les journaux vous apprendront tout cela ; comme si nous recevions des journaux, nous qui avons mille peines à recevoir chaque année quelques-unes des lettres qu’on nous envoie. D’un autre côté, les nouvelles que le gouvernement coréen donne au public sont ou fausses ou insignifiantes. L’ambassadeur annuel reçoit, à son retour de Péking, l’ordre de parler dans tel ou tel sens, de taire ceci, de faire un long commentaire sur cela, et la moindre

 

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parole en désaccord avec les ordres qu’il reçoit est punie de la dégradation et même de l’exil.

               « La Corée n’a qu’un journal manuscrit, et encore n’est-il que pour la capitale. Les nobles qui y sont abonnés le parcourent quelques instants, et le rendent de suite à l’estafette qui attend à la porte pour le recevoir et aller le communiquer aux autres souscripteurs. Dans ce journal il y a chaque année, au retour des ambassadeurs, une espèce de rapport sur ce qu’ils ont entendu dire en Chine. Autrefois, cette feuille officielle du gouvernement ne pouvait nommer un peuple d’Europe sans y accoler le mot barbare ; des actes que d’ailleurs nous savions être justes et glorieux y étaient traités de vilenies, de cruautés ; les succès européens étaient invariablement transformés en échecs et en désastres. Depuis le traité de Chine, le style de ce journal change peu à peu, on y voit plus de civilité, plus de réserve, et plus de justice rendue aux Européens. Cette année, on les a dépeints comme amis du Céleste Empire, et même comme aidant le régent à se tirer d’embarras avec les rebelles. Mais ces rapports officiels sont très-courts, et surtout ne parlent pas de religion. Les ambassadeurs cependant en ont souvent causé dans leurs salons de réunion. J’ai vu une lettre du vice-ambassadeur qui rapporte au long la promulgation des édits concernant la liberté religieuse ; il insinue même que le régent de Chine et son pupille auraient l’intention de se faire chrétiens. Je ne crois pas que cette dernière nouvelle soit vraie ; mais qu’elle le soit ou non, dès le moment que les ambassadeurs en sont les porteurs, elle serait très-utile à nos néophytes, si elle était connue. Mais on se garde bien de la faire circuler dans le public.

               « Quoi qu’il en soit, le gouvernement s’obstine toujours à agir comme par le passé. Il ne provoque pas de persécution générale, mais il voit avec assez d’indifférence que les mandarins, dans leurs districts respectifs, nous fassent la guerre. Si on fait trop de bruit, il pourra conseiller d’agir plus doucement, mais il se garde d’interdire toute poursuite ; au contraire, tant qu’il ne rapporte pas les lois qui condamnent les chrétiens à mort, la persécution est parfaitement légale. Si nous ne souffrons pas davantage, c’est parce qu’une grande partie des mandarins n’exécutent pas la loi ; mais du moment qu’un subalterne cupide et cruel arrive dans un district, la guerre contre les chrétiens commence dans ce lieu, sans que le gouvernement réclame, sans même qu’il en ait connaissance. L’hiver dernier a été encore signalé par plus d’une misère de ce genre, mais surtout deux

 

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districts ont été très-maltraités. Dans le district de M. Calais, les chrétiens de sept petits hameaux ayant été envahis par une troupe de satellites renforcés d’une horde de maraudeurs, nos néophytes ont perdu leur misérable mobilier, leurs vivres et leurs habits ; beaucoup de maisons ont été livrées aux flammes, les autres sont devenues inhabitables. Les persécuteurs qui avaient envie de piller et non d’emprisonner, n’ont emmené que trois chrétiens qui, après six mois d’incarcération, ont eu le malheur de se délivrer par une apostasie formelle. Dans la province sud-est du royaume, la persécution a aussi grondé dans plusieurs districts, pendant l’hiver et le printemps, jusqu’à la Trinité. Vers cette époque, une préoccupation plus sérieuse a imposé silence à tout le monde ; païens et chrétiens, roi, ministres, mandarins et peuple, tous ont été tenus en haleine par quelques démonstrations populaires assez insignifiantes, quelquefois même ridicules, mais qui ont cependant suffi pour faire trembler le gouvernement et toute la Corée.

               « J’avais souvent pensé que le peuple coréen est incapable d’une insurrection qui puisse renverser son gouvernement, et cette pensée, je la puisais dans la connaissance de son égoïsme. Une conjuration se forme-t-elle ? les conjurés semblent rivaliser à qui trahira le premier le secret, pour avoir une récompense du gouvernement. En outre, l’autorité royale est toujours vénérée des Coréens. On ne peut pas entendre le mot rebelle sans lire en même temps, sur la figure de celui qui le prononce, l’horreur que provoque cette idée. Cela explique pourquoi ce pauvre peuple dévore en silence, et sans le moindre acte de résistance ouverte, de longues années d’oppression, d’injustices et d’avanies que je ne vous rapporte pas, parce que vous n’y croiriez pas. Cette fois néanmoins, le peuple a semblé pendant quelques semaines se réveiller de sa léthargie, mais pour retomber plus bas, et rester plus docilement foulé aux pieds, car je doute que, dans deux ou trois mois, les mandarins pensent encore à la frayeur qu’ils ont éprouvée.

               « Les causes de ces manifestations populaires ont été l’avidité insatiable et les vols monstrueux des fonctionnaires de toute espèce et de tout grade. Depuis bien longtemps, les ministres, qui sont en Corée de véritables maires du palais, percevaient de forts tributs sur la collation des dignités ; les places étaient littéralement à l’encan. L’abus allant toujours en augmentant, on semble avoir introduit la coutume de faire avancer, par chaque dignitaire nouvellement nommé, une somme égale à ses appointements

 

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d’une année. Mais si le gouvernement spécule sur les fonctionnaires publics, ceux-ci à leur tour spéculent, sur le peuple ; on ne voit de toutes parts que vexations, qu’augmentation des impôts, et qu’un infâme trafic de la justice. La loi exige bien que les mandarins fassent approuver les augmentations d’impôt par le gouverneur de la province, mais cette loi, comme toutes les autres, n’est nulle part observée. Le gouvernement ne se mêle pas de ces minuties. Tous les actes des fonctionnaires inférieurs sont réputés justes, pourvu que de temps en temps de grosses sommes, produit de leurs exactions, viennent attester leur probité et leur adresse. Les impôts ont pris ainsi, dans le courant de quelques années, des proportions démesurées. Le taux légal des impôts est de sept sapèques par tchien (mesure qui équivaut à peu près à un are), mais maintenant il n’y a pas de district qui paye simplement le taux légal. Dans le canton où je suis, l’impôt est actuellement fixé à quatorze sapèques par tchien ; d’autres localités payent jusqu’à quinze, dix-huit, vingt, ou même vingt-cinq sapèques, suivant le désintéressement ou l’avidité du mandarin.

               « Or, au printemps dernier, le mandarin d’un très-grand district situé au sud de la presqu’île, assez près de la mer, porta les impôts au taux monstrueux de quatre-vingt-cinq sapèques par tchien. Le peuple exaspéré usa de son droit en députant un lettré pour aller faire des réclamations à la capitale, près du conseil des ministres. Le mandarin ne pouvait ignorer que l’injustice de sa conduite était trop patente pour que le gouvernement n’en fût très-irrité ; il envoya le chef de ses prétoriens à la poursuite du député du peuple qui s’était déjà mis en route, en lui ordonnant d’empêcher ce voyage à quelque prix que ce fût. Le prétorien fit diligence, rejoignit le député, et ne pouvant, ni par prières, ni par promesses, ni par menaces, le détourner de son voyage, trouva moyen de lui faire avaler de l’arsenic. La victime expira la nuit même, et le peuple apprit sa mort au moment où l’assassin rentrait près de son maître. Aussitôt, on se porte en foule à la maison de ce chef des prétoriens, on se saisit de sa personne, on pénètre dans le prétoire où l’on saisit aussi le tsoa-siou (petit dignitaire des préfectures qui remplace le mandarin absent) ; on traîne ces deux hommes sur une place voisine, et on les brûle vivants sous les yeux du mandarin. Le bruit même a couru qu’on aurait servi à ce misérable un morceau de la chair rôtie de ses deux employés. L’exaspération populaire loin de se calmer, devint de plus en plus menaçante, si bien que le magistrat civil et le mandarin militaire prirent la fuite, et personne

 

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n’osant pénétrer dans ce district pour prendre leur place, le peuple s’est constitué en république pendant deux ou trois mois.

               « Le mandarin voisin était le digne émule de celui dont nous venons de parler. Après avoir, pendant des années, sucé le sang du peuple, et épuisé toutes les ressources de son district, il imagina un nouveau et ingénieux moyen de battre monnaie. Les veuves forment dans ce pays une classe assez nombreuse, parce que, surtout chez les nobles, la femme ne convole pas à de secondes noces ; leur condition est réputée misérable, digne de pitié et de protection. Notre mandarin ayant un jour lancé un décret qui invitait toutes les veuves à se rendre à la préfecture, celles-ci pensèrent que le magistrat, par pitié, voulait faire quelque chose pour améliorer leur état, et se rendirent toutes à son appel. Lorsque celui-ci les vit rassemblées, il écrivit le nom et le lieu d’habitation de chacune d’elles, et leur tint à peu près ce discours : « Si vous étiez remariées, vous contribueriez de concert avec vos maris à payer les impôts, et par conséquent vous serviriez le gouvernement. Maintenant au contraire, étant seules chez vos parents, vous êtes inutiles à l’État, et vous ne concourez en rien à la prospérité publique. Afin de vous rendre de dignes sujets du roi, j’ai pensé que je devais vous soumettre à un impôt particulier. Ainsi, dès ce jour, vous payerez au mandarin deux pièces de toile, l’une au printemps, l’autre à l’automne » (ces pièces de toile ont plus de quarante pieds de long.) « L’assemblée féminine ébahie et interdite, fit entendre quelques chuchotements de surprise, mais personne ne se pressait de répondre : « Nous payerons. » Alors le mandarin continua : « Que celles qui promettent de payer l’impôt passent d’un côté ; et celles qui refusent de payer du côté opposé. » Elles obéirent, mais presque toutes se rangèrent du côté des récalcitrantes. Le mandarin renvoya les premières à leurs maisons, et ordonna d’incarcérer les autres. Mais une veuve en prison est une femme mise dans un lieu de prostitution publiquement connu comme tel. Les parents des veuves emprisonnées, pour ne pas se déshonorer, n’hésitèrent pas à faire un sacrifice, et, pour les délivrer, apportèrent au mandarin les pièces de toile demandées.

               « Ces veuves, ainsi mises en liberté, résolurent de se venger d’une façon cruelle, mais qui vous fera bien connaître les mœurs du pays. La mère du mandarin était descendue depuis peu de la capitale pour voir son fils dans son district. Un jour donc, les veuves réunies en grande troupe entrent au prétoire, demandant à haute voix l’honneur de parler à l’illustre dame, et disant que

 

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celle qui avait pu engendrer un tel fils devait être une créature bien étonnante, bien supérieure à toutes les autres femmes. Il était évident qu’elles ne voulaient rien moins que la dépouiller de ses habits ; le mandarin justement alarmé, mais ne pouvant, d’après les mœurs coréennes, recourir à la force contre une foule de femmes désarmées et tout à fait inoffensives, fut, pour échapper à l’outrage, obligé d’en venir aux supplications, et à force de prières et de ruses, parvint, ce jour-là, à les éloigner. La mère du mandarin, instruite de ce qui s’était passé, entra dans une furieuse colère et dit à son fils : « Gomment, c’est lorsque je descends en province pour te voir, que tu me fais recevoir un outrage si sanglant ! et cela dans ta propre maison ! Je pars dès demain matin ; fais attention que tout soit prêt pour une heure très-matinale. » Ainsi dit, ainsi fait, et la dame se mit en route avant le lever du soleil ; mais les veuves qui avaient eu connaissance de son projet l’attendaient sur le chemin, et, se précipitant sur le palanquin, la mirent dans un état de nudité complète, en l’accablant des sarcasmes et des quolibets les plus grossiers. Le pauvre mandarin s’est enfermé dans sa maison pour y cacher sa honte ; mais l’affront qu’il a causé à sa mère, et par là à toute sa famille, ne sera jamais lavé aux yeux des Coréens. C’est un homme déshonoré.

               « Dans un autre district du midi, le peuple, fatigué par les concussions de son mandarin, fit préparer un repas dans une maison particulière près du prétoire, et alla l’inviter à dîner. « Mais pourquoi ? » dit le mandarin surpris. — « Le peuple, » répondit-on, « désire traiter une fois son magistrat ; il n’y a pas d’autre raison. » Le mandarin, étonné d’une pareille affaire, refusa longtemps, mais enfin, la foule s’opiniâtrant dans sa demande, il se rendit malgré lui. Il entra donc dans la maison et, prenant place à table : « Mais enfin, » s’écria-t-il, « dites-moi à quel titre et pour quelle raison vous me servez ce repas ? » Un de la troupe répondit pour tous : « Notre mandarin mange bien les sapèques du peuple sans titre ni raison, pourquoi ne mangerait-il pas également son riz sans titre ni raison ? » La leçon était sévère, et le mandarin, couvert de honte, se hâta de quitter le district.

               « Ces divers incidents, grossis par la renommée, furent bientôt connus dans tout le royaume, et, de toutes parts, le peuple se hâta de se venger de ses oppresseurs. En moins de six semaines, plus de quarante mandarins avaient été forcés, d’une manière ou d’une autre, à déserter leurs postes ; des attroupements

 

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populaires se formèrent sur plusieurs points ; les maisons d’une infinité de nobles qui avaient tyrannisé et pillé leurs administrés furent livrées aux flammes, et dans quelques districts la foule ameutée lit des ravages considérables. Les prophéties coréennes annoncent que celui qui détrônera la dynastie régnante s’appellera Tcheung. Or, un maître d’école nommé Tcheung Han-soun-i, ayant mis en fuite le mandarin, se trouva à la tête du mouvement populaire de son district. De là une grande alarme dans tout le royaume. Des commentaires sinistres de la fameuse prophétie circulaient de toutes parts, annonçant l’incendie de la capitale, et un massacre général des nobles. Le gouvernement tremblait. L’un des principaux ministres, Kim Tchoa-keun-i, homme très-borné, mais respecté pour son intégrité relative, tout en avouant que dans sa maison on avait malheureusement gagné de très-fortes sommes en vendant les dignités, présenta à Sa Majesté un projet de loi pour interdire sévèrement à l’avenir un pareil abus ; mais le beau-père du roi s’opposa à cette loi en disant que, pour sa part, il recevrait toujours l’argent qui lui viendrait de cette source. Le roi donc désapprouva le projet, et par une conséquence toute naturelle, le ministre qui en était l’auteur fut disgracié, ainsi que son fils Kim Piong-ku-i, jusqu’alors tout-puissant à la cour. Kim Piong-kouk-i, cousin de la reine et de Kim Piong-ku-i, resta seul en possession du pouvoir. Cependant, tout le royaume était dans une perplexité inexprimable ; chaque courrier annonçait la défection de quelque district. Les fausses rumeurs, de plus en plus nombreuses, rapportaient les courses des révoltés, leurs propos provocateurs, leur nombre fabuleux, leur route tracée jusqu’à la capitale. Au milieu du tumulte, le ministre Kim Piong-kouk-i, homme aussi lâche que stupide, était toujours pâle de crainte ; la tristesse l’empêchait de manger, et cependant il répondait à ceux qui l’engageaient à consentir à la loi proposée : « Jamais ; il faut bien que je vive ; je ne veux pas me condamner à la mendicité. »

               « La vérité était que le peuple, en maints endroits, avait poursuivi les nobles voleurs, et chassé beaucoup de mauvais mandarins ; mais nulle part on n’avait songé à faire une insurrection générale et à détrôner le roi. Le gouvernement vit bientôt qu’on ne songeait pas à envahir la capitale ; les courriers des diverses provinces le rassurèrent sur ce point. Alors on envoya, pour rétablir l’ordre compromis, deux délégués extraordinaires, dans les deux provinces du midi où il y avait eu le plus de troubles. Ces délégués, que l’on désigne sous le nom d’anaik-sa, munis de pleins

 

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pouvoirs, ont pour mission de consoler le peuple, de réformer les abus de l’administration, et de rendre aux lois leur vigueur. Mais depuis longtemps un anaik-sa, en Corée, ne peut satisfaire le gouvernement qu’en épouvantant le peuple, et en tuant beaucoup de monde. L’un de ces deux délégués ayant voulu agir par les voies de douceur, fut de suite révoqué, envoyé en exil, et remplacé par un monstre de cruauté. Les deux anaik-sa, par ruse, par flatterie, par promesses, par menaces, et par trahison, ont peu à peu dissipé les attroupements ; leurs satellites ont à la dérobée, et pendant la nuit, saisi quelques personnes de tous les districts soulevés, et les ont mises à mort sans distinction et sans jugement.

               « Le gouvernement, satisfait, a porté au compte du budget le prix de toutes les maisons brûlées par le peuple. On a ordonné une révision du cadastre aux frais des propriétaires. Ceux-ci ont été écrasés de dépenses, l’État n’y a pas gagné une sapèque, les prétoriens seuls en ont profité. De toutes parts, ils ont trouvé des champs qui n’étaient pas soumis à l’impôt, mais ils gardent pour eux cette connaissance, et perçoivent cet impôt à leur propre compte. Les mandarins n’ignorent pas cette maltôte, mais la race prétorienne est si puissante, qu’ils n’essayent pas de leur enlever le produit de ces vols. Le ministre Kim Piong-ku-i est rentré au pouvoir ; son cousin Kim Piong-kouk-i est incapable de gérer les affaires, et il le sent bien ; aussi laisse-t-il le premier reprendre la puissance pour ne pas être renversé lui-même. Une dernière loi vient d’être proposée pour augmenter l’impôt annuel d’au moins cinq millions, ce qui est énorme pour ce pays, et le peuple, plus faible que jamais, souffre et paye en silence.

               « On a découvert ou prétendu découvrir, au mois d’août, une conspiration qui aurait eu pour but de mettre sur le trône un parent éloigné du roi. Le chef du complot, Ni Ha-tchon-i, homme petit, difforme, et sans aucun talent, a, dans les supplices, présenté un billet au premier ministre interrogateur ; celui-ci, après l’avoir lu, l’a de suite brûlé sans rien dire. On prétend que, dans ce billet, Ha-tchon-i disait qu’il avait été engagé à conspirer par la reine Tcho, femme du roi précédent. Cette femme, que tout le monde connaît comme très-violente, a déjà plusieurs fois tenté d’empoisonner le roi ; néanmoins, on ne peut ni la tuer ni même l’exiler, parce qu’elle est le nœud de légitimité de succession entre le roi actuel et le roi précédent. La faire disparaître, serait, d’après les mœurs coréennes, abolir la légitimité et déclarer le roi actuel usurpateur du trône. Ni Ha-tchon-i a été

 

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condamné à avaler une potion empoisonnée. Le principal de ses complices, Kim Ie-saing-i, cet odieux apostat qui, en 1839, a trahi et livré aux satellites Mgr Imbert, ses deux missionnaires, et un grand nombre de chrétiens, a été décapité. Son corps, coupé en six morceaux et salé pour empêcher la corruption, a été promené dans tout le royaume, afin d’inspirer de l’horreur contre les rebelles. Plusieurs chrétiens ont vu ce cadavre voiture de village en village, et l’on criait devant lui les trois chefs d’accusation : « Il a trahi son maître spirituel (Mgr Imbert), il s’est révolté contre le roi, il a été impie jusqu’à lever la main sur son père. »

 

Pendant ce temps, que devenaient les chrétiens et les missionnaires ? Mgr Berneux, dans son compte rendu d’administration pour 1862, raconte, comme il suit, leurs travaux et leurs souffrances.

 

« Cette année-ci s’est passée péniblement. Quoique le gouvernement semble prendre à tâche de ne pas s’occuper de nous et de nos chrétiens, nous ne laissons pas d’avoir à souffrir beaucoup. Le sang ne coule pas sous la hache du bourreau ; mais on réduit nos néophytes à mourir de misère. La haine des païens contre le nom chrétien, et la cupidité des satellites nous ont poursuivis, dans ces derniers temps, avec un acharnement satanique. La province de Kieng-sang, cette belle province où nous comptions un millier de catéchumènes, où l’Évangile se répandait si rapidement et avec tant de succès, est bouleversée de fond en comble. Le peuple s’est ameuté contre les chrétiens, et a adressé aux mandarins des pétitions tendant à les faire chasser hors de leur territoire. Ces démarches, inspirées par l’enfer, ont presque partout été accueillies favorablement, et aujourd’hui, nos pauvres chrétiens ne sachant où se fixer, errent de côté et d’autre, sans ressources, sans moyens de subsistance. Dans une pareille extrémité, ne pouvant ni recevoir les sacrements, ni même se rencontrer entre eux pour se consoler et s’affermir mutuellement, le découragement s’empare des esprits ; ils perdent le goût de s’instruire, tombent dans le relâchement, pratiquent mal ou négligent tout à fait leurs devoirs, et ne s’occupent plus guère de l’évangélisation des païens. Voici quelques lignes du rapport que m’a adressé Mgr Daveluy, mon vénéré coadjuteur, à qui, depuis la mort du P. Thomas T’soi, j’ai confié l’administration de ce district aussi important que difficile. Vous pourrez, en les lisant, vous faire une idée des obstacles que l’œuvre de Dieu rencontre dans ce pays.

 

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               « … Au district de Tsil-kok se trouve, très-isolé et à mi-côte d’une énorme montagne, un village où environ quarante personnes reçoivent les sacrements. Dans le kong-so (maison qui, à l’arrivée du missionnaire dans un village, se convertit en oratoire et où l’on administre les sacrements), je reçus une lettre m’annonçant la persécution au district de Niang-san ; sept chrétiens venaient d’être accusés, et le mandarin les avait jetés en prison. C’était au fond une affaire d’argent ; et les accusateurs contents d’avoir pillé leurs victimes, n’avaient plus de plaintes à formuler. Le mandarin cependant voulait pousser l’affaire, et en référer au gouverneur. Il en fut heureusement détourné par un de ses parents de la capitale, alors près de lui, et se contenta d’ordonner de briller deux kong-so, et de chasser les chrétiens de deux villages de son arrondissement. Les prétoriens brûlèrent non-seulement les deux kong-so, mais encore toutes les autres maisons de ces deux villages. Dès lors, je ne pouvais plus songer a faire l’administration de ce district. En même temps, les nobles de Kim-hai faisaient entre eux une convention écrite pour mettre tous les chrétiens au ban de la société, et ce district encore me devenait fermé. Les chrétientés de l’arrondissement de Kei-tsiang étaient aussi tracassées par les païens. Enfin deux accusations furent présentées contre les chrétiens au mandarin du Tong-nai qui ne les reçut pas, détourné qu’il en fut par une esclave de préfecture qui a sur lui beaucoup d’influence. Mais les accusateurs ne se tinrent pas pour battus ; ils prirent eux-mêmes leur affaire en main, chassèrent les chrétiens loin de leurs villages, et brûlèrent leurs maisons … »

              « Ces avanies se produisent contre tous les chrétiens de la province de Kieng-sang. Dans celle de Kieng-kei, où se trouve la capitale du royaume, six ou sept villages ont été envahis par les satellites, sans ordre du mandarin. Les maisons ont été pillées ou brûlées, les habitants cruellement battus ou traînés en prison ; d’autres ont pu se racheter en donnant des sommes d’argent qu’il leur a fallu emprunter à gros intérêts, dont ils seront grevés pendant bien des années. Tant de vexations découragent, non pas seulement ceux qui en sont les victimes, mais tous nos chrétiens en général, parce que tous, d’un jour à l’autre, peuvent en éprouver de semblables, dans un pays où personne ne les réprime. Pour peu que ce genre de persécution continue, la mission de Corée, qui, avec un peu de paix, offrirait tant de ressources à la prédication de l’Évangile, cessera de prospérer, et finira par périr entièrement. Priez donc pour que le temps de ces épreuves soit abrégé !

 

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               « Tous les missionnaires sont excessivement fatigués et plusieurs malades. M. Landre a failli mourir au printemps. MM. Féron et Ridel ont souffert de la fièvre pendant tout Télé. Mais c’est l’état de M. Joanno qui m’inquiète le plus, je crains bien que sa poitrine ne soit attaquée, et qu’il ne tienne pas longtemps contre les privations inévitables qui accompagnent en Corée l’exercice du saint ministère. Pour moi, j’ai passé un été assez difficile ; j’ai pu néanmoins, tant bien que mal, faire face à toutes mes occupations, mais combien cela durera-t-il encore ? Je n’ai plus aucune activité, aucune force, aucune énergie … »

               Vers la fin de mars 1863, un nouveau missionnaire, M. Aumaître, jetait l’ancre près de l’île de Mérin-to, accompagné de deux élèves coréens qui avaient fait à Pinang une partie de leurs études. La mauvaise volonté des matelots chinois ayant retardé son départ de quelques jours, il ne put trouver la barque coréenne envoyée à sa rencontre ; l’on sut plus tard que celle-ci, après avoir, pendant quinze jours, louvoyé autour de l’île, fouillé tous les coins et recoins de la côte, était repartie quelques heures seulement avant l’arrivée du missionnaire. Une seconde expédition, tentée trois mois plus tard, eut un meilleur succès, et à la fin de juin, M. Aumaître put chanter son cantique d’action de grâces, agenouillé sur la terre de Corée, qu’il devait bientôt arroser de son sang. M. Pierre Aumaître, né le 8 avril 1837, à Aizecq, canton de Ruffec, diocèse d’Angoulème, était entré au séminaire des Missions-Étrangères le 18 août 1859 ; il y passa trois ans pour achever ses études théologiques. Ordonné prêtre le 30 mai 1862, il fut destiné à la mission de Corée, et partit de France le 18 août suivant pour se rendre à son poste.

               « Vous savez sans doute, » écrivait Mgr Berneux quelques mois plus tard, « que mon bateau, dans la seconde expédition, a rencontré M. Aumaître au rendez-vous ; j’ai retenu ce cher confrère près de moi dans ma maison pendant un mois, pour le façonner un peu au genre des Coréens, et lui faire préparer tous les habits nécessaires ; après quoi, je l’ai mis en nourrice, si vous permettez l’expression, dans un village chrétien où il apprendra la langue bien mieux que s’il était chez moi, où nous parlerions toujours français. Étant seul avec des Coréens, il faut, bon gré, mal gré, qu’il se débrouille ; c’est là le seul moyen d’apprendre une langue. Comme les jeunes missionnaires sont exposés pendant qu’ils étudient la langue à se laisser aller au dégoût et à la tristesse, j’ai tâché de le prémunir contre cette tentation ; et pour m’assurer qu’il avait profité de mes avis, et lui remettre les esprits en place

 

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si besoin était, je suis allé, au mois de septembre, passer une nuit avec lui. Il était content et bien portant. C’est un charmant confrère ; soyez remercié mille fois de me l’avoir envoyé. »

               Avant que M. Aumaître eût pu rejoindre Mgr Berneux, les tristes prévisions du prélat sur la santé de M. Joanno s’étaient réalisées. Ce jeune missionnaire, d’un zèle constant et éclairé, d’une régularité parfaite, en un mot, comme le disait Mgr Berneux en annonçant sa mort : l’un de ces hommes que Dieu donne aux peuples dans sa miséricorde, s’en alla, le 13 avril 1863, après deux ans de travaux, recevoir au ciel la récompense de ses vertus. Il fut assisté jusqu’à la fin par M. Ridel qui raconte ainsi ses derniers moments : « Je devais terminer mon administration vers le dimanche des Rameaux. M. Joanno se trouvait alors dans un point de son district assez rapproché de ma résidence, et nous nous étions entendus pour nous rencontrer chez moi. Je me disposais à tout préparer pour la fête de Pâques, afin que notre entrevue fût aussi agréable que possible, lorsque je reçus une lettre qui m’apprenait qu’il était à trois lieues de là, très-malade. Je courus aussitôt auprès de lui ; il ne semblait pas excessivement fatigué, et cependant l’état de la poitrine me fit craindre dès lors quelque catastrophe. Nous causâmes assez longtemps ; deux fois, je fus obligé de le quitter pendant quelques heures pour aller administrer des malades, je revenais immédiatement. La veille de Pâques, je le trouvai tellement abattu que je lui donnai l’extrême-onction, et je passai la nuit avec lui. Pendant tout ce temps il ne cessait de prier ; de ses lèvres s’échappaient de fréquentes oraisons jaculatoires, et de chaleureuses aspirations vers son Dieu. Le danger augmentant, je résolus de dire la sainte messe immédiatement après minuit ; il reçut avec une ferveur peu ordinaire la sainte Eucharistie en viatique ; ensuite il s’assoupit, et ne recouvra plus entièrement sa connaissance pendant une longue agonie qui dura neuf jours entiers. Le lundi, 13 avril, vers midi, deux fois il leva les yeux et les bras vers le ciel, et se mit à sourire ; que voyait-il ? Il eut, vers deux heures, une crise très-grave, je récitai les prières des agonisants ; enfin, le soir vers sept heures et demie, il rendit doucement et sans aucun mouvement sa belle âme à Dieu. »

               À cette lettre, datée des premiers jours de septembre se trouve joint le post-scriptum suivant : « Je rouvre ma lettre sous l’impression de la plus vive douleur. Notre pauvre mission est cruellement éprouvée. Les ouvriers ne suffisent pas au travail, et ils nous sont enlevés coup sur coup. Que la sainte volonté de Dieu

 

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soit faite ! que son saint nom soit béni ! M. Landre, ce confrère si bon, si zelé, si pieux, est parti pour un monde meilleur. J’avais été appelé auprès de lui une quinzaine de jours auparavant, à cause d’une forte fièvre dont il avait été attaqué, mais au bout de quelques jours, la fièvre ayant disparu, je le laissai en pleine convalescence et commençant à reprendre ses forces. Il était convenu qu’il viendrait me joindre le 20 septembre ; mais, le 16, un chrétien vint m’apprendre qu’il était mort la veille, emporté en quelques heures par une maladie épidémique. Je me mis en route aussitôt, et je rencontrai près du corps Mgr Daveluy qui à la première nouvelle du danger était accouru, mais n’avait pu arriver que deux ou trois heures après la mort de ce cher ami. Nous confondîmes nos larmes, adorant les impénétrables desseins de Dieu sur notre pauvre Corée. Priez et faites prier beaucoup pour nous et nos chrétiens. »

               En même temps que le nombre des missionnaires diminuait, celui des chrétiens allait en augmentant. Chaque année, en moyenne, près de mille catéchumènes étaient régénérés dans les eaux du baptême, et s’efforçaient à leur tour de communiquer à d’autres la grâce qu’ils avaient reçue. Comme nous lavons souvent remarqué dont le cours de cette histoire, les rigueurs injustes exercées contre les chrétiens, en les forçant à des émigrations continuelles, devenaient dans les desseins de la Providence, un puissant moyen d’évangélisation. La persécution de 1860, les troubles, les vexations, les inquiétudes des années suivantes, avaient dispersé beaucoup de néophytes dans toutes les directions. C’était l’orage qui emportait la divine semence aux quatre vents du ciel. Presque partout, ces pauvres chrétiens perdus à de grandes distances, au milieu des païens, réussissaient à former autour d’eux un petit noyau de catéchumènes. La lettre des prières et de quelques chapitres du catéchisme formait toute leur science, mais leur ferveur, leur simplicité, leur zèle à chercher le baptême ou à se préparer aux sacrements, attiraient sur eux la miséricorde de Dieu. Les missionnaires, trop peu nombreux, ne pouvaient les visiter tous ; ils passaient quelques jours dans chaque centre un peu important, et repartaient à la hâte. Un séjour trop prolongé eût tout compromis en attirant l’attention des païens ; d’ailleurs le temps manquait. Néanmoins, dans ces haltes si courtes, ils trouvaient toujours, préparés au baptême, quelques adultes amenés à la foi tantôt par la rencontre fortuite d’un livre de religion, tantôt par quelque parole ou par quelque acte des chrétiens qui vivaient dans leur voisinage. C’est surtout dans le sud-est,

 

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et dans les provinces septentrionales que se manifestait ce mouvement de conversion.

 

Voici quelques extraits des lettres où Mgr Daveluy rendait compte de ses deux voyages successifs dans le sud, dont il était chargé depuis la mort du P. Thomas.

 

« … Dans ces provinces éloignées, les choses ne se passent point en secret, comme autour de la capitale. Un chrétien errant plante sa tente quelque part ; en moins de huit jours, on connaît sa religion. Les voisins arrivent. « Tu es sans doute chrétien ? — Oui. — Alors, va-t’en d’ici ; tu ne peux vivre dans notre village et demeurer avec nous. — Pourquoi ? — Parce que ta religion est mauvaise. — Pas le moins du monde, au contraire. » Et l’on discute, et le chrétien expose du son mieux ce qu’il sait de la religion. Les avis se partagent, les uns trouvent la chose raisonnable, les autres la rejettent. En fin de compte, si le chrétien trouve un peu d’appui, il demeure, et petit à petit se fait quelques compagnons ; s’il n’a personne pour lui, il faut qu’il aille chercher fortune ailleurs. Voilà comment nos chrétiens qui, au moment de la persécution, étaient renfermés dans trois ou quatre districts, sont aujourd’hui répandus dans seize ou dix-sept districts différents, et font partout des prosélytes.

               « Les persécutions locales qu’ils ont à essuyer viennent presque toujours du peuple lui-même ; rarement c’est le mandarin qui en prend l’initiative. Le caractère du peuple étant, par ici, plus tenace et plus fier, les luttes sont plus obstinées ; tout le monde y prend part, pour ou contre, ce qui amène assez souvent de grandes difficultés ; je crois que nos chrétiens sauront y tenir tête. Ce qui me fait surtout espérer pour l’avenir, c’est que dans ces chrétientés nouvelles, la plus grande partie des baptisés sont des hommes, c’est-à-dire des chefs de famille ; leurs femmes ou enfants se font quelquefois longtemps prier pour se convertir, mais par la force naturelle des choses tous viendront petit à petit. Et d’ailleurs, mieux vaut cent fois qu’ils ne se fassent chrétiens que par une conviction personnelle ; ce sera plus stable que s’ils suivaient aveuglément leurs chefs sans savoir pourquoi. Les lieux de réunion manquant de toutes parts, force fut de m’en aller sans avoir pu administrer tous les chrétiens.

               « Restait à voir le district de Tong-nai où se trouvent les Japonais, non pas à la ville même, mais à trente lys de là, sur la côte. Cette chrétienté qui ne date que de deux ans, est due à la foi vive d’un vieillard dont Dieu sans doute voulut récompenser les vertus ; elle donne passablement d’espérances. J’aurais dû m’y

 

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rendre un peu plus tôt, mais des circonstances qui méritent d’être rapportées m’ont fait retarder cette administration. Dans ce district, deux villages païens s’étaient, peu de temps auparavant, ligués contre les chrétiens, et les avaient dénoncés au mandarin. Celui-ci reçut les dénonciateurs assez froidement, et, persuadé par les paroles d’une esclave de la préfecture, célèbre par son esprit et sa capacité, il refusa d’accepter l’accusation. Quand je pris jour pour me rendre dans ce pays, le bruit s’en répandit dans toute la ville. On y parlait de mon équipage, de mon costume et de mes suivants ; grand nombre de personnes se promettaient de venir voir nos cérémonies, et disaient publiquement : « Cette fois-ci, ce n’est plus un prêtre du pays (le P. Thomas y est allé une fois), « c’est un étranger, et, de plus, c’est un évêque ; il faut absolument que nous le voyions, ne manquons pas l’occasion. » Quoique les intentions de ces curieux ne fussent nullement hostiles, la rumeur devint si grande que le catéchiste effrayé m’envoya un exprès, la nuit avant mon départ, pour me prier de ne pas me présenter. Tout peiné que je fusse, il fallait bien m’en tenir à son dire, et je fis route pour une autre chrétienté, située dans une direction tout opposée.

               « Quelques heures après mon départ, arrivaient deux nouveaux courriers pour m’inviter à venir de suite. Quelle était la cause de ce changement subit ? À peine le premier courrier m’eut-il été expédié, que la ville entière apprit que je n’arriverais pas. Aussitôt un païen, assez influent par sa position et la petite dignité dont il est revêtu, se rend chez notre catéchiste et, après les premières civilités, lui dit : « On prétend qu’après avoir tout préparé pour recevoir l’évêque, vous l’avez fait prier de ne pas venir, est-ce vrai ? — Oui. — Mais pourquoi donc ? — C’est que le bruit de sa visite s’est répandu partout, et que beaucoup de curieux veulent venir le voir. Telle et telle famille, telles et telles personnes, se promettent publiquement d’assister à nos cérémonies. Or, devrais-je me priver de voir l’évêque, je ne puis me décider à le mettre dans une position si fâcheuse. — Ah ! » reprend le païen, « vous êtes bien bon de vous inquiéter pour de telles gens ; soyez sûr que personne ne viendra porter le trouble chez vous, et si par hasard quelqu’un le faisait, avertissez-moi et je saurai bien le mettre à la raison. Vous qui êtes chrétien, comment pourriez-vous vous décider à manquer à votre devoir annuel ? Cette occasion passée, il n’y aura plus pour vous moyen de l’accomplir. Croyez-moi ; envoyez de suite un exprès à l’évêque pour le prier de venir sans crainte. »

 

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               « Je fus aussi étonné que satisfait en entendant cette histoire, mais j’étais déjà parvenu dans d’autres parages, et je ne pouvais me rendre immédiatement à cet appel. Je promis seulement qu’après le jour de l’an, je fixerais un jour, ce qui eut lieu, et protégé par ce brave païen, je fis la visite épiscopale sans la moindre difficulté, quoique tous les habitants à peu près fussent instruits de ma présence. La pauvre esclave dont j’ai parlé plus haut voulut se charger elle-même de faire quelques approvisionnements. J’ai su depuis qu’elle eût bien voulu venir me saluer, mais qu’effrayée par ce que les chrétiens lui dirent de ma sévérité de manières, elle n’osa pas se présenter. Il y a là un bon nombre de catéchumènes, parmi lesquels plusieurs hommes capables.

               « L’année suivante, je recommençai mon pèlerinage, j’allai même deux journées plus loin du côté de l’est. Je retrouvai tous mes chrétiens en bon état. Ils sont pauvres, les vexations et les avanies sont leur pain quotidien ; mais ils demeurent fermes dans la foi, fervents, assidus à s’instruire et à pratiquer leurs devoirs. Dans quelques localités même, il est nécessaire de modérer leur zèle. Ainsi, depuis la publication en coréen des prières et cérémonies d’enterrement, beaucoup d’entre eux se sont mis à les faire publiquement sans s’inquiéter des païens. Vous imaginez-vous ici, en Corée, un convoi funèbre défilant en plein jour dans les rues, la croix en tête, les assistants chacun un cierge à la main, et récitant des psaumes à haute voix ? Dans quelques localités, il s’en est suivi des rixes et des querelles qui heureusement n’ont pas eu de conséquences trop graves ; dans d’autres endroits au contraire, les païens se sont accordés à trouver nos cérémonies très-dignes et très-belles, et ce spectacle a amené quelques conversions. Ah ! pourquoi nous est-il impossible aujourd’hui d’avoir un prêtre fixé dans ce pays ! quelle abondante moisson il pourrait recueillir ! Pendant trois mois de courses, j’ai baptisé plus de deux cent trente adultes.

               « La religion ayant pénétré dans un nouveau district, on me pria de m’y rendre ; je devais y trouver trois chrétiens et bon nombre de catéchumènes. J’en rencontrai plus de quarante ; je ne pus en baptiser que sept, les autres n’étant pas suffisamment préparés, mais leur ferveur promet pour l’avenir. Deux mois après ma visite, les satellites saisirent deux de ces nouveaux baptisés, et les traînèrent devant le mandarin qui, sur leur refus d’apostasier, les fit fustiger cruellement, puis les dénonça au gouverneur de la province. Celui-ci, d’après la pratique actuelle du

 

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gouvernement, approuva par une lettre publique la conduite du magistrat subalterne et ordonna d’employer les supplices ; mais en même temps, dans un billet particulier, il dit au mandarin qu’il était un sot, et lui défendit de poursuivre l’affaire. Le mandarin, bien embarrassé, essaya à plusieurs reprises d’ébranler les confesseurs par des menaces. N’en pouvant venir à bout, il ordonna sous main de laisser ouverte la porte de la prison. Mais ils se gardèrent bien de fuir, malgré les instigations des geôliers. Le mandarin envoya le chef des satellites leur dire de sa part qu’ils étaient libres de se retirer chez eux. Ils feignirent de croire que c’était un mensonge et répondirent : « C’est par l’ordre du mandarin que nous avons été incarcérés : il nous est impossible de sortir sans son ordre, c’est à lui seul qu’il appartient de nous délivrer. » Toute la ville connaissait ces détails et riait de l’embarras du magistrat qui, à la fin, tout honteux, envoya un ordre de mise en liberté, bien en règle, signé de sa main et muni de son sceau. Sans doute ces néophytes ne seront pas à l’abri de nouvelles misères, mais leur fermeté est pour nous une grande consolation. »

              

               De son côté, Mgr Berneux écrivait, en novembre 1863 : « Nous faisons des progrès ; Dieu nous bénit plus que jamais. Partout on se remue, on veut connaître notre religion, on lit nos livres, et les conversions se multiplient. Les hautes classes n’ont plus autant de mépris pour ceux qui embrassent le christianisme ; on s’attend à ce qu’il soit prochainement autorisé comme il l’est en Chine. Le district le plus remarquable pour les conversions est celui de Mgr Daveluy, où nous avons eu deux cent trente adultes baptisés. Vient ensuite le mien, où j’ai baptisé deux cent trois personnes. La capitale m’en donne chaque année une centaine. Depuis quelque temps les provinces du Nord, qui jusqu’ici avaient peu ou point de chrétiens, s’ouvrent à l’Évangile. Il n’en restait plus qu’une où le bon Dieu n’eût pas d’adorateurs, quand, au mois de mai dernier, sans que j’eusse reçu à l’avance aucune nouvelle, huit hommes de cette province éloignée m’arrivèrent à la capitale, ayant bien appris les prières et le catéchisme ; je leur ai donné le baptême. Ils travaillent maintenant à convertir leurs voisins.

               « La province de Hoang-haï qui, depuis sept à huit ans, n’avait que quelques femmes chrétiennes, et dans une seule ville, s’est remuée plus que toutes les autres ; une quarantaine d’individus presque tous hommes très-remarquables par leurs talents ou leur position, ont été baptisés. Il y reste encore une centaine

 

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de catéchumènes. Le bruit de toutes ces conversions devait naturellement exciter des persécutions contre ces néophytes ; un certain nombre, en effet, ont été chassés de leur district par le mandarin ; d’autres ont vu leurs maisons démolies parles païens. Ces vexations nuisent un peu au progrès de la foi en effrayant les catéchumènes encore peu solides. J’aurais bien des faits édifiants, admirables, à vous citer, mais le temps me manque. Pour ne pas obliger tous ces chrétiens à venir se confesser à la capitale, et leur épargner la fatigue et les dépenses d’un voyage de cent lieues, je leur avais promis de leur envoyer un missionnaire. Au printemps ce fut impossible ; M. Féron et M. Calais attaqués du typhus, n’étaient pas encore suffisamment rétablis, M. Joanno se mourait, tous les autres étaient occupés dans leurs districts ; il fallut ajourner à l’automne. Au mois de septembre, tout mon monde était harassé. Ne voulant pas compromettre leur santé, j’y suis allé moi-même. Ce voyage de cent lieues tout en pays païen, où il faut loger dans les auberges, était dangereux pour moi surtout, à cause de ma figure anticoréenne. Mais comme personne autre ne pouvait faire cette expédition, et que, d’ailleurs, je ne pouvais laisser ces chrétiens sans sacrements, je jugeai que la volonté de Dieu était que je prisse ce travail pour moi. J’ai visité ces chrétientés naissantes ; ensuite, reconnu par les païens, j’ai été arrêté, injurié, retenu prisonnier dans une auberge, puis relâché moyennant une quarantaine de francs, et me voilà. Il y a trois ans, on m’eût conduit au mandarin, et de là à l’échafaud.

               « Ces conversions, qui se déclarent chaque jour sur tous les points du royaume, multiplient le travail et les fatigues et nous prennent un temps considérable, en sorte que nous sommes débordés sans pouvoir faire face à tous les besoins. Obligé de prendre moi-même l’administration d’un assez vaste district, occupé par la correspondance avec les confrères, les nouveaux surtout dont l’inexpérience rencontre à chaque pas des difficultés, par la correspondance avec les chrétiens, et par toutes les affaires de la mission, les vingt-quatre heures de chaque jour ne me suffisent plus. Je m’agite, je m’embarrasse dans cette multitude d’occupations, et rien ne se fait, et c’est au moment où dix nouveaux missionnaires ne seraient pas de trop que les miens me sont enlevés coup sur coup. La nature de la maladie de M. Joanno ne laissait aucun espoir, et m’avait préparé à ce sacrifice. Un autre m’était réservé, d’autant plus pénible qu’il était moins prévu. À mon retour de Hoang-haï, j’ai appris que M. Landre, dont j’arrose le nom de mes larmes, qui faisait tant de bien, est

 

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mort presque subitement. Que le bon Dieu soit béni des épreuves auxquelles il nous soumet ! De grâce, envoyez-moi au moins quatre confrères, six même si c’est possible. Je désire envoyer quelques enfants au collège de Pinang, mais je suis arrêté par la difficulté de les faire conduire à Hong-kong. »

                               Dans cette lettre, Mgr Berneux n’oubliait qu’un détail ; c’est qu’au moment de son arrestation, il avait été cruellement maltraité et avait reçu, en pleine poitrine, plusieurs coups de pied dont il souffrit longtemps. Le saint évêque, heureux de participer au calice d’amertume du Sauveur Jésus, passait cette circonstance sous silence ; mais les lettres de ses confrères ont révélé ce que son humilité voulait cacher.

               À la vue de ce mouvement qui, dans toutes les provinces à la fois, se manifestait en faveur de la religion, à la vue de ces conversions importantes qui semblaient le prélude d’une multitude d’autres, les missionnaires bénissaient Dieu, et leur cœur s’ouvrait aux plus magnifiques espérances. Mais les desseins de la Providence divine sont impénétrables. Au commencement de l’année 1864, survint un événement, de peu d’importance en lui-même, qui néanmoins eut pour la religion, en Corée, les suites les plus funestes, et prépara les voies à cette épouvantable persécution qui dure encore maintenant, et a fait déjà d’innombrables victimes. Le roi Tchiel-tsong mourut le 15 janvier, après un règne de quatorze ans, et à sa mort, une révolution de palais fit passer le pouvoir dans les mains d’une famille qui avait toujours été très-hostile aux chrétiens.

               M. Pourthié écrivait, en novembre 1863 : « Aujourd’hui, en Corée, grands et petits, mandarins et peuple, tous sont préoccupés ; un souci agite tout le monde, notre roi paraît être sur le point de mourir. Ce n’est pas lui qui règne, mais c’est la famille Kim, à laquelle appartient la reine sa première femme, qui gouverne sous son nom. Néanmoins, comme toutes les fois que nos fantômes de rois disparaissent de la scène, les partis sont plus disposés à élever des prétentions et à lutter contre les familles au pouvoir, l’inquiétude publique est parfaitement légitime. Le roi actuel ne sera, je crois, guère regretté. Quand il fut appelé au trône en 1849, à l’âge de dix-neuf ans, les grands personnages qui allèrent le saluer roi dans son exil à Kang-hoa, le trouvèrent avec des vêtements couverts d’ordures, les mains sales, le visage tout barbouillé du jus d’un melon qu’il mangeait à belles dents. On le lava, et on l’amena à la capitale. Installé dans son palais et reconnu pour roi, il n’a pas fait du mal au peuple, car il n’a rien

 

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fait. La famille Kim a toujours eu l’autorité en main, elle a disposé de tout comme elle a voulu ; le roi a signé les décrets qu’on lui a présentés, souvent même sans le savoir, car il est constamment ivre. Chaque jour, il avale une grosse cruche de vin de riz ; des centaines de femmes sont là, pour l’occuper le reste du temps. On prétend que lorsqu’un jeune roi de Corée montre de la fierté, de la fermeté et de l’indépendance de caractère, les grands lui font secrètement boire une potion qui le rend imbécile et inhabile à toutes les affaires. Je ne sais pas si cet on-dit général est vrai, mais je crois qu’une telle précaution est inutile, car ne pouvoir passer sa vie qu’an fond d’un harem, n’avoir d’autres occupations que de manger, boire, dormir, et se vautrer dans une perpétuelle débauche, me semblent des moyens plus que suffisants pour abrutir rapidement l’homme le mieux doué des facultés du corps et de l’esprit.

               « Quoi qu’il en soit, tous les Coréens savent que le jeune roi est maintenant sur le bord de la tombe. Il y a quelques semaines, un grand nombre de lettrés étaient réunis à la capitale pour la session d’examens du baccalauréat ; les bruits les plus étranges couraient parmi eux, on allait jusqu’à dire que le roi était mort, quelques-uns même ajoutaient : depuis longtemps. Pour faire cesser ces rumeurs, la cour voulut que le roi se produisît devant les lettrés selon l’usage. Le palanquin royal vint donc s’arrêter à l’extrémité de la vaste enceinte où ils étaient rassemblés, mais personne ne sortait de ce palanquin, et l’on commençait à crier que les ministres voulaient tromper le peuple, et qu’ils avaient envoyé un palanquin vide. Enfin, après bien du temps et des efforts, on produisit à la vue de tous les spectateurs ce pauvre prince démesurément enflé et ne pouvant remuer aucun de ses membres. Les lettrés se dispersèrent dans toutes les directions, en criant : Deuil du royaume ! Deuil du royaume ! Ces cris ont beaucoup fâché les ministres, parce qu’on semblait annoncer la mort du roi lorsqu’il était encore vivant. Quelques jours après, pour la consolation du malade, tous les grands lui ont fastueusement décerné les titres suivants : illuminateur des relations sociales, administrateur intègre, prince d’une vertu parfaite, sage d’une sainteté consommée. Pauvres gens i En attendant, comme le roi a vu mourir jeunes tous ses enfants, légitimes ou naturels, et qu’il n’a pas d’héritier direct, les intrigues vont leur train. On pense que la famille Kim, aujourd’hui toute-puissante, lui fera adopter un de ses parents, enfant de treize ans, lequel épouserait une fille du ministre Kim Piong-kouk-i. »

 

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               Une autre lettre du même missionnaire, écrite quelques mois plus tard, raconte la mort du roi et les curieuses scènes qui la suivirent : « À la fin de l’automne dernier, la maladie du roi fit des progrès effrayants ; les facultés intellectuelles étaient à peu près éteintes, les parties inférieures du corps pourrissaient rapidement, et dans tout le royaume on attendait à chaque instant la nouvelle de sa mort. Ce prince voulait alors se choisir un héritier, mais la famille Kim, pensant qu’au dernier moment elle pourrait elle-même désigner plus facilement ce successeur, et se maintenir ainsi au pouvoir, cette famille, dis-je, s’opposa à ce dessein, et le roi dut en passer par la volonté de ses maîtres.

               « Pour bien comprendre ceci, il faut observer que le roi, en Corée, nomme toujours ou du moins est censé nommer son successeur, parmi ses enfants s’il en a, et dans ce cas c’est ordinairement l’aîné qui est préféré, ou, à défaut d’enfants, parmi ses plus proches parents. Si ce choix a lieu le roi étant en bonne santé, il est annoncé à tout le royaume par une grande cérémonie ; mais lorsqu’il n’a lieu qu’au lit de mort, un ministre est nommé exécuteur testamentaire du roi, sous le titre d’ouon-sang. Quelquefois le ministre, qui domine et le palais et le roi, laisse mourir le roi, puis, nomme lui-même ouon-sang et roi qui il veut, mais il faut toujours que le décret soit sous le nom du roi mourant ou mort. Le trône se livre par la tradition du sceau royal que reçoit immédiatement l’élu, s’il est majeur. S’il est encore trop jeune pour gouverner, on confie le sceau et par conséquent la régence à la reine que choisit le roi mourant, mais c’est ordinairement la plus ancienne des reines qui a ce privilège. Or, maintenant le palais royal de Corée compte quatre reines veuves, savoir : la reine Tcho, mère du roi qui en 1839 a suscité une si cruelle persécution, c’est une ennemie personnelle des Kim : les reines Hong et Pak, femmes de ce même roi : et la reine Kim, femme du roi qui vient de mourir.

               « Au commencement de janvier, un mieux sensible s’était manifesté dans la santé du roi, il commençait à marcher un peu. Le 15 de ce mois, se sentant la poitrine plus oppressée que de coutume, il se lève et veut aller se promener dans le jardin du palais. Après quelques minutes de promenade, il crie qu’on lui apporte du vin ; une bonne rasade bue, il essaye encore de se promener, mais bientôt, n’en pouvant plus, il se traîne avec peine jusqu’à sa chambre où il tombe mourant. Le ministre Kim Tchoa-keun-i, son fils Piong-ku-i, ses parents Piong-kak-i, Piong-kouk-i et Piong-pir-i, sont bientôt rassemblés autour du mourant

 

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et délibèrent beaucoup, mais sans savoir à quel parti s’arrêter. Pendant ce temps-là, le neveu de la reine Tcho, jeune homme âgé de vingt ans, se promenait devant la chambre du roi, cherchant lui aussi à profiter de la circonstance pour l’avantage de sa tante et de sa famille. Voyant le trouble et l’air empressé des ministres Kim, il comprit ce qui se passait, et courant à la chambre de sa tante, il lui dit : « Que faites-vous ici ? le roi est mort. — Que faire ? — Emparez- vous du sceau royal, nommez le second ministre ouon-sang, élisez tel enfant pour roi en le déclarant fils et héritier de votre défunt mari, le roi Ik-tsong. » La reine Tcho se rend en diligence dans les appartements du roi. Il venait d’expirer ; les ministres délibéraient, le sceau royal était déjà dans un pli des jupes de la reine Kim. « Qu’on me donne le sceau, » crie la reine Tcho. — « Pourquoi vous le donner ? — Qu’on me donne le sceau ; ne suis-je pas le chef de la maison ? dans toute famille il faut obéir au chef. » Ce disant, elle se jette sur la reine Kim, et lui arrache le sceau. La jeune reine, soit respect, soit étonnement, n’ose pas résister ; les ministres terrifiés par la voix impérieuse et colère de la reine, et ne pouvant porter la main sur une femme, restent ébahis et immobiles.

               « La reine Tcho, une fois en possession du sceau, dit à Piong-kouk-i : « Écris ce que je vais te dicter. » Ce ministre qui croyait rêver, se met machinalement en devoir d’écrire, et la reine lui dicte les mots suivants : « Le roi dit : Le sceau royal sera remis à la reine Tcho : le trône est dévolu à Miong-pok-i, deuxième fils du prince Heung-song-koun : le ministre Tchong est nommé ouon-sang : le ministre Kim est chargé d’aller chercher le roi. » À peine Piong-kouk-i a-t-il écrit d’une main tremblante ce décret foudroyant pour sa famille, que la reine le lui prend des mains ; le ministre Tchong, mandé à la hâte, entre sur-le-champ, et remplissant ses nouvelles fonctions, lit à haute voix et promulgue le décret censé provenu du roi mort. La révolution était faite ; la reine Tcho était régente, elle avait adopté un fils, et les ministres Kim, à qui leurs tergiversations imprudentes avaient fait perdre le pouvoir, s’enfuyaient tremblants, pour cacher leur honte et se mettre en sûreté.

               « Maintenant nous voici sous un enfant de douze ans, gouvernés nominalement par la reine Tcho, et, en réalité, par le père du nouveau roi, qui a eu l’adresse de s’emparer de tout le pouvoir sous le nom de la reine. Ce prince et le roi son fils ont un caractère brusque, entier, violent, avec un corps petit, frêle et cependant robuste ; tous deux ont des yeux farouches qui roulent

 

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sans cesse dans leurs orbites. Le nouveau gouvernement affecte de vouloir corriger tous les abus, mais il se fait de temps en temps remarquer par des actes de la tyrannie la plus arbitraire. Beaucoup d’individus ont disparu sans qu’on sache ni pourquoi, ni comment. Pouvons-nous nous croire à l’abri d’un coup de tête ? Pour ma part, je suis loin d’être rassuré. »