DEUXIÈME
PARTIE (Index)
LIVRE
IV Depuis
la mort de Mgr Ferréol jusqu’à la mort du roi
Tchiel-tsong. 1853-1864. — 478 — CHAPITRE V. Troubles populaires. — Mort
de MM. Joanno et Landre. — Arrivée de M.
Aumaître. — Travaux et succès des missionnaires. —
Mort du roi Tchiel-tsong.
La première impression
de terreur causée par la prise de Péking ayant à peu
près disparu, il fut
facile de voir que rien n’était changé en Corée.
Presque aucun de ceux qui,
dans leur effroi, s’étaient rapprochés des chrétiens,
avaient obtenu des livres
de religion, et même commencé à apprendre les prières
et le catéchisme, ne
persévéra dans le dessein de se convertir. De son
côté, le gouvernement
persista dans le système de neutralité qu’il suivait
depuis longtemps déjà, n’abrogeant
en aucune façon les lois iniques portées contre les
chrétiens, n’en poursuivant
l’exécution par aucun acte officiel, et laissant
chaque mandarin à peu près
libre d’agir, en cette matière, selon ses opinions et
ses caprices personnels.
Aussi, dans les derniers mois de 1861, les vexations,
les avanies, les
persécutions locales, les emprisonnements dont les
chrétiens étaient
habituellement victimes, recommencèrent de plus belle
dans diverses provinces
et auraient continué sans interruption, si, au mois de
juin 1862, des émeutes
populaires n’avaient pendant quelque temps attiré
ailleurs l’attention des
mandarins. Dans une de ses lettres, M. Pourthié a fait
de ces événements un
récit rempli de détails curieux, et qui peint au vif
plusieurs traits des mœurs
coréennes.
« Vous ne sauriez
croire dans quelle ignorance je suis ici de la marche
du monde. Vous dites qu’en
Europe on ne sait rien de la Corée ; nous vous rendons
bien la pareille. Tout,
même ce qui se passe en Chine, nous est complètement
inconnu. Dans les quelques
lettres que nous recevons, on s’excuse habituellement
de nous donner des
nouvelles, en disant que nous les aurons apprises
d’ailleurs. Quelquefois même,
on a l’audace d’ajouter : les journaux vous
apprendront tout cela ; comme si
nous recevions des journaux, nous qui avons mille
peines à recevoir chaque
année quelques-unes des lettres qu’on nous envoie.
D’un autre côté, les
nouvelles que le gouvernement coréen donne au public
sont ou fausses ou
insignifiantes. L’ambassadeur annuel reçoit, à son
retour de Péking, l’ordre de
parler dans tel ou tel sens, de taire ceci, de faire
un long commentaire sur
cela, et la moindre — 479 — parole en désaccord avec les
ordres qu’il reçoit est punie de la
dégradation et même de l’exil.
« La Corée n’a qu’un
journal manuscrit, et encore n’est-il que pour la
capitale. Les nobles qui y
sont abonnés le parcourent quelques instants, et le
rendent de suite à l’estafette
qui attend à la porte pour le recevoir et aller le
communiquer aux autres
souscripteurs. Dans ce journal il y a chaque année, au
retour des ambassadeurs,
une espèce de rapport sur ce qu’ils ont entendu dire
en Chine. Autrefois, cette
feuille officielle du gouvernement ne pouvait nommer
un peuple d’Europe sans y
accoler le mot barbare ; des actes que d’ailleurs nous
savions être justes et
glorieux y étaient traités de vilenies, de cruautés ;
les succès européens
étaient invariablement transformés en échecs et en
désastres. Depuis le traité
de Chine, le style de ce journal change peu à peu, on
y voit plus de civilité,
plus de réserve, et plus de justice rendue aux
Européens. Cette année, on les a
dépeints comme amis du Céleste Empire, et même comme
aidant le régent à se
tirer d’embarras avec les rebelles. Mais ces rapports
officiels sont
très-courts, et surtout ne parlent pas de religion.
Les ambassadeurs cependant
en ont souvent causé dans leurs salons de réunion.
J’ai vu une lettre du
vice-ambassadeur qui rapporte au long la promulgation
des édits concernant la
liberté religieuse ; il insinue même que le régent de
Chine et son pupille
auraient l’intention de se faire chrétiens. Je ne
crois pas que cette dernière
nouvelle soit vraie ; mais qu’elle le soit ou non, dès
le moment que les
ambassadeurs en sont les porteurs, elle serait
très-utile à nos néophytes, si
elle était connue. Mais on se garde bien de la faire
circuler dans le public.
« Quoi qu’il en soit,
le gouvernement s’obstine toujours à agir comme par le
passé. Il ne provoque
pas de persécution générale, mais il voit avec assez
d’indifférence que les
mandarins, dans leurs districts respectifs, nous
fassent la guerre. Si on fait
trop de bruit, il pourra conseiller d’agir plus
doucement, mais il se garde d’interdire
toute poursuite ; au contraire, tant qu’il ne rapporte
pas les lois qui
condamnent les chrétiens à mort, la persécution est
parfaitement légale. Si
nous ne souffrons pas davantage, c’est parce qu’une
grande partie des mandarins
n’exécutent pas la loi ; mais du moment qu’un
subalterne cupide et cruel arrive
dans un district, la guerre contre les chrétiens
commence dans ce lieu, sans
que le gouvernement réclame, sans même qu’il en ait
connaissance. L’hiver
dernier a été encore signalé par plus d’une misère de
ce genre, mais surtout
deux — 480 — districts ont été
très-maltraités. Dans le district de M. Calais, les
chrétiens de sept petits hameaux ayant été envahis par
une troupe de satellites
renforcés d’une horde de maraudeurs, nos néophytes ont
perdu leur misérable
mobilier, leurs vivres et leurs habits ; beaucoup de
maisons ont été livrées
aux flammes, les autres sont devenues inhabitables.
Les persécuteurs qui
avaient envie de piller et non d’emprisonner, n’ont
emmené que trois chrétiens
qui, après six mois d’incarcération, ont eu le malheur
de se délivrer par une
apostasie formelle. Dans la province sud-est du
royaume, la persécution a aussi
grondé dans plusieurs districts, pendant l’hiver et le
printemps, jusqu’à la
Trinité. Vers cette époque, une préoccupation plus
sérieuse a imposé silence à
tout le monde ; païens et chrétiens, roi, ministres,
mandarins et peuple, tous
ont été tenus en haleine par quelques démonstrations
populaires assez
insignifiantes, quelquefois même ridicules, mais qui
ont cependant suffi pour
faire trembler le gouvernement et toute la Corée.
« J’avais souvent pensé
que le peuple coréen est incapable d’une insurrection
qui puisse renverser son
gouvernement, et cette pensée, je la puisais dans la
connaissance de son
égoïsme. Une conjuration se forme-t-elle ? les
conjurés semblent rivaliser à
qui trahira le premier le secret, pour avoir une
récompense du gouvernement. En
outre, l’autorité royale est toujours vénérée des
Coréens. On ne peut pas
entendre le mot rebelle sans lire en même temps, sur
la figure de celui qui le
prononce, l’horreur que provoque cette idée. Cela
explique pourquoi ce pauvre
peuple dévore en silence, et sans le moindre acte de
résistance ouverte, de
longues années d’oppression, d’injustices et d’avanies
que je ne vous rapporte
pas, parce que vous n’y croiriez pas. Cette fois
néanmoins, le peuple a semblé
pendant quelques semaines se réveiller de sa
léthargie, mais pour retomber plus
bas, et rester plus docilement foulé aux pieds, car je
doute que, dans deux ou
trois mois, les mandarins pensent encore à la frayeur
qu’ils ont éprouvée.
« Les causes de ces
manifestations populaires ont été l’avidité insatiable
et les vols monstrueux
des fonctionnaires de toute espèce et de tout grade.
Depuis bien longtemps, les
ministres, qui sont en Corée de véritables maires du
palais, percevaient de
forts tributs sur la collation des dignités ; les
places étaient littéralement
à l’encan. L’abus allant toujours en augmentant, on
semble avoir introduit la
coutume de faire avancer, par chaque dignitaire
nouvellement nommé, une somme
égale à ses appointements — 481 — d’une année. Mais si le
gouvernement spécule sur les fonctionnaires
publics, ceux-ci à leur tour spéculent, sur le peuple
; on ne voit de toutes
parts que vexations, qu’augmentation des impôts, et
qu’un infâme trafic de la
justice. La loi exige bien que les mandarins fassent
approuver les
augmentations d’impôt par le gouverneur de la
province, mais cette loi, comme
toutes les autres, n’est nulle part observée. Le
gouvernement ne se mêle pas de
ces minuties. Tous les actes des fonctionnaires
inférieurs sont réputés justes,
pourvu que de temps en temps de grosses sommes,
produit de leurs exactions,
viennent attester leur probité et leur adresse. Les
impôts ont pris ainsi, dans
le courant de quelques années, des proportions
démesurées. Le taux légal des
impôts est de sept sapèques par tchien (mesure qui
équivaut à peu près à un
are), mais maintenant il n’y a pas de district qui
paye simplement le taux
légal. Dans le canton où je suis, l’impôt est
actuellement fixé à quatorze
sapèques par tchien ; d’autres localités payent
jusqu’à quinze, dix-huit,
vingt, ou même vingt-cinq sapèques, suivant le
désintéressement ou l’avidité du
mandarin.
« Or, au printemps
dernier, le mandarin d’un très-grand district situé au
sud de la presqu’île,
assez près de la mer, porta les impôts au taux
monstrueux de quatre-vingt-cinq
sapèques par tchien. Le peuple exaspéré usa de son
droit en députant un lettré
pour aller faire des réclamations à la capitale, près
du conseil des ministres.
Le mandarin ne pouvait ignorer que l’injustice de sa
conduite était trop
patente pour que le gouvernement n’en fût très-irrité
; il envoya le chef de
ses prétoriens à la poursuite du député du peuple qui
s’était déjà mis en
route, en lui ordonnant d’empêcher ce voyage à quelque
prix que ce fût. Le
prétorien fit diligence, rejoignit le député, et ne
pouvant, ni par prières, ni
par promesses, ni par menaces, le détourner de son
voyage, trouva moyen de lui
faire avaler de l’arsenic. La victime expira la nuit
même, et le peuple apprit
sa mort au moment où l’assassin rentrait près de son
maître. Aussitôt, on se
porte en foule à la maison de ce chef des prétoriens,
on se saisit de sa
personne, on pénètre dans le prétoire où l’on saisit
aussi le tsoa-siou (petit
dignitaire des préfectures qui remplace le mandarin
absent) ; on traîne ces
deux hommes sur une place voisine, et on les brûle
vivants sous les yeux du
mandarin. Le bruit même a couru qu’on aurait servi à
ce misérable un morceau de
la chair rôtie de ses deux employés. L’exaspération
populaire loin de se
calmer, devint de plus en plus menaçante, si bien que
le magistrat civil et le
mandarin militaire prirent la fuite, et personne — 482 — n’osant pénétrer dans ce
district pour prendre leur place, le peuple s’est
constitué en république pendant deux ou trois mois.
« Le mandarin voisin
était le digne émule de celui dont nous venons de
parler. Après avoir, pendant
des années, sucé le sang du peuple, et épuisé toutes
les ressources de son
district, il imagina un nouveau et ingénieux moyen de
battre monnaie. Les
veuves forment dans ce pays une classe assez
nombreuse, parce que, surtout chez
les nobles, la femme ne convole pas à de secondes
noces ; leur condition est
réputée misérable, digne de pitié et de protection.
Notre mandarin ayant un
jour lancé un décret qui invitait toutes les veuves à
se rendre à la
préfecture, celles-ci pensèrent que le magistrat, par
pitié, voulait faire
quelque chose pour améliorer leur état, et se
rendirent toutes à son appel.
Lorsque celui-ci les vit rassemblées, il écrivit le
nom et le lieu d’habitation
de chacune d’elles, et leur tint à peu près ce
discours : « Si vous étiez
remariées, vous contribueriez de concert avec vos
maris à payer les impôts, et
par conséquent vous serviriez le gouvernement.
Maintenant au contraire, étant
seules chez vos parents, vous êtes inutiles à l’État,
et vous ne concourez en
rien à la prospérité publique. Afin de vous rendre de
dignes sujets du roi, j’ai
pensé que je devais vous soumettre à un impôt
particulier. Ainsi, dès ce jour,
vous payerez au mandarin deux pièces de toile, l’une
au printemps, l’autre à l’automne
» (ces pièces de toile ont plus de quarante pieds de
long.) « L’assemblée
féminine ébahie et interdite, fit entendre quelques
chuchotements de surprise,
mais personne ne se pressait de répondre : « Nous
payerons. » Alors le mandarin
continua : « Que celles qui promettent de payer
l’impôt passent d’un côté ; et
celles qui refusent de payer du côté opposé. » Elles
obéirent, mais presque
toutes se rangèrent du côté des récalcitrantes. Le
mandarin renvoya les premières
à leurs maisons, et ordonna d’incarcérer les autres.
Mais une veuve en prison
est une femme mise dans un lieu de prostitution
publiquement connu comme tel.
Les parents des veuves emprisonnées, pour ne pas se
déshonorer, n’hésitèrent
pas à faire un sacrifice, et, pour les délivrer,
apportèrent au mandarin les
pièces de toile demandées.
« Ces veuves, ainsi
mises en liberté, résolurent de se venger d’une façon
cruelle, mais qui vous
fera bien connaître les mœurs du pays. La mère du
mandarin était descendue
depuis peu de la capitale pour voir son fils dans son
district. Un jour donc,
les veuves réunies en grande troupe entrent au
prétoire, demandant à haute voix
l’honneur de parler à l’illustre dame, et disant que — 483 — celle qui avait pu engendrer
un tel fils devait être une créature bien
étonnante, bien supérieure à toutes les autres femmes.
Il était évident qu’elles
ne voulaient rien moins que la dépouiller de ses
habits ; le mandarin justement
alarmé, mais ne pouvant, d’après les mœurs coréennes,
recourir à la force
contre une foule de femmes désarmées et tout à fait
inoffensives, fut, pour
échapper à l’outrage, obligé d’en venir aux
supplications, et à force de
prières et de ruses, parvint, ce jour-là, à les
éloigner. La mère du mandarin,
instruite de ce qui s’était passé, entra dans une
furieuse colère et dit à son
fils : « Gomment, c’est lorsque je descends en
province pour te voir, que tu me
fais recevoir un outrage si sanglant ! et cela dans ta
propre maison ! Je pars
dès demain matin ; fais attention que tout soit prêt
pour une heure
très-matinale. » Ainsi dit, ainsi fait, et la dame se
mit en route avant le
lever du soleil ; mais les veuves qui avaient eu
connaissance de son projet l’attendaient
sur le chemin, et, se précipitant sur le palanquin, la
mirent dans un état de
nudité complète, en l’accablant des sarcasmes et des
quolibets les plus
grossiers. Le pauvre mandarin s’est enfermé dans sa
maison pour y cacher sa
honte ; mais l’affront qu’il a causé à sa mère, et par
là à toute sa famille,
ne sera jamais lavé aux yeux des Coréens. C’est un
homme déshonoré.
« Dans un autre
district du midi, le peuple, fatigué par les
concussions de son mandarin, fit
préparer un repas dans une maison particulière près du
prétoire, et alla l’inviter
à dîner. « Mais pourquoi ? » dit le mandarin surpris.
— « Le peuple, »
répondit-on, « désire traiter une fois son magistrat ;
il n’y a pas d’autre
raison. » Le mandarin, étonné d’une pareille affaire,
refusa longtemps, mais
enfin, la foule s’opiniâtrant dans sa demande, il se
rendit malgré lui. Il
entra donc dans la maison et, prenant place à table :
« Mais enfin, » s’écria-t-il,
« dites-moi à quel titre et pour quelle raison vous me
servez ce repas ? » Un
de la troupe répondit pour tous : « Notre mandarin
mange bien les sapèques du
peuple sans titre ni raison, pourquoi ne mangerait-il
pas également son riz
sans titre ni raison ? » La leçon était sévère, et le
mandarin, couvert de
honte, se hâta de quitter le district.
« Ces divers incidents,
grossis par la renommée, furent bientôt connus dans
tout le royaume, et, de
toutes parts, le peuple se hâta de se venger de ses
oppresseurs. En moins de
six semaines, plus de quarante mandarins avaient été
forcés, d’une manière ou d’une
autre, à déserter leurs postes ; des attroupements — 484 — populaires se formèrent sur
plusieurs points ; les maisons d’une infinité
de nobles qui avaient tyrannisé et pillé leurs
administrés furent livrées aux
flammes, et dans quelques districts la foule ameutée
lit des ravages
considérables. Les prophéties coréennes annoncent que
celui qui détrônera la
dynastie régnante s’appellera Tcheung. Or, un maître
d’école nommé Tcheung
Han-soun-i, ayant mis en fuite le mandarin, se trouva
à la tête du mouvement
populaire de son district. De là une grande alarme
dans tout le royaume. Des
commentaires sinistres de la fameuse prophétie
circulaient de toutes parts,
annonçant l’incendie de la capitale, et un massacre
général des nobles. Le
gouvernement tremblait. L’un des principaux ministres,
Kim Tchoa-keun-i, homme
très-borné, mais respecté pour son intégrité relative,
tout en avouant que dans
sa maison on avait malheureusement gagné de
très-fortes sommes en vendant les
dignités, présenta à Sa Majesté un projet de loi pour
interdire sévèrement à l’avenir
un pareil abus ; mais le beau-père du roi s’opposa à
cette loi en disant que,
pour sa part, il recevrait toujours l’argent qui lui
viendrait de cette source.
Le roi donc désapprouva le projet, et par une
conséquence toute naturelle, le
ministre qui en était l’auteur fut disgracié, ainsi
que son fils Kim
Piong-ku-i, jusqu’alors tout-puissant à la cour. Kim
Piong-kouk-i, cousin de la
reine et de Kim Piong-ku-i, resta seul en possession
du pouvoir. Cependant,
tout le royaume était dans une perplexité inexprimable
; chaque courrier
annonçait la défection de quelque district. Les
fausses rumeurs, de plus en
plus nombreuses, rapportaient les courses des
révoltés, leurs propos
provocateurs, leur nombre fabuleux, leur route tracée
jusqu’à la capitale. Au
milieu du tumulte, le ministre Kim Piong-kouk-i, homme
aussi lâche que stupide,
était toujours pâle de crainte ; la tristesse
l’empêchait de manger, et
cependant il répondait à ceux qui l’engageaient à
consentir à la loi proposée :
« Jamais ; il faut bien que je vive ; je ne veux pas
me condamner à la
mendicité. »
« La vérité était que
le peuple, en maints endroits, avait poursuivi les
nobles voleurs, et chassé
beaucoup de mauvais mandarins ; mais nulle part on
n’avait songé à faire une
insurrection générale et à détrôner le roi. Le
gouvernement vit bientôt qu’on
ne songeait pas à envahir la capitale ; les courriers
des diverses provinces le
rassurèrent sur ce point. Alors on envoya, pour
rétablir l’ordre compromis,
deux délégués extraordinaires, dans les deux provinces
du midi où il y avait eu
le plus de troubles. Ces délégués, que l’on désigne
sous le nom d’anaik-sa,
munis de pleins — 485 — pouvoirs, ont pour mission de
consoler le peuple, de réformer les abus de
l’administration,
et de rendre aux lois leur vigueur. Mais depuis
longtemps un anaik-sa, en
Corée, ne peut satisfaire le gouvernement qu’en
épouvantant le peuple, et en
tuant beaucoup de monde. L’un de ces deux délégués
ayant voulu agir par les
voies de douceur, fut de suite révoqué, envoyé en
exil, et remplacé par un
monstre de cruauté. Les deux anaik-sa, par ruse, par
flatterie, par promesses,
par menaces, et par trahison, ont peu à peu dissipé
les attroupements ; leurs
satellites ont à la dérobée, et pendant la nuit, saisi
quelques personnes de
tous les districts soulevés, et les ont mises à mort
sans distinction et sans
jugement.
« Le gouvernement,
satisfait, a porté au compte du budget le prix de
toutes les maisons brûlées
par le peuple. On a ordonné une révision du cadastre
aux frais des
propriétaires. Ceux-ci ont été écrasés de dépenses,
l’État n’y a pas gagné une
sapèque, les prétoriens seuls en ont profité. De
toutes parts, ils ont trouvé
des champs qui n’étaient pas soumis à l’impôt, mais
ils gardent pour eux cette
connaissance, et perçoivent cet impôt à leur propre
compte. Les mandarins n’ignorent
pas cette maltôte, mais la race prétorienne est si
puissante, qu’ils n’essayent
pas de leur enlever le produit de ces vols. Le
ministre Kim Piong-ku-i est
rentré au pouvoir ; son cousin Kim Piong-kouk-i est
incapable de gérer les
affaires, et il le sent bien ; aussi laisse-t-il le
premier reprendre la
puissance pour ne pas être renversé lui-même. Une
dernière loi vient d’être
proposée pour augmenter l’impôt annuel d’au moins cinq
millions, ce qui est
énorme pour ce pays, et le peuple, plus faible que
jamais, souffre et paye en
silence.
« On a découvert ou
prétendu découvrir, au mois d’août, une conspiration
qui aurait eu pour but de
mettre sur le trône un parent éloigné du roi. Le chef
du complot, Ni
Ha-tchon-i, homme petit, difforme, et sans aucun
talent, a, dans les supplices,
présenté un billet au premier ministre interrogateur ;
celui-ci, après l’avoir
lu, l’a de suite brûlé sans rien dire. On prétend que,
dans ce billet,
Ha-tchon-i disait qu’il avait été engagé à conspirer
par la reine Tcho, femme
du roi précédent. Cette femme, que tout le monde
connaît comme très-violente, a
déjà plusieurs fois tenté d’empoisonner le roi ;
néanmoins, on ne peut ni la
tuer ni même l’exiler, parce qu’elle est le nœud de
légitimité de succession
entre le roi actuel et le roi précédent. La faire
disparaître, serait, d’après
les mœurs coréennes, abolir la légitimité et déclarer
le roi actuel usurpateur
du trône. Ni Ha-tchon-i a été — 486 — condamné à avaler une potion
empoisonnée. Le principal de ses complices,
Kim Ie-saing-i, cet odieux apostat qui, en 1839, a
trahi et livré aux
satellites Mgr Imbert, ses deux missionnaires, et un
grand nombre de chrétiens,
a été décapité. Son corps, coupé en six morceaux et
salé pour empêcher la corruption,
a été promené dans tout le royaume, afin d’inspirer de
l’horreur contre les
rebelles. Plusieurs chrétiens ont vu ce cadavre
voiture de village en village,
et l’on criait devant lui les trois chefs d’accusation
: « Il a trahi son
maître spirituel (Mgr Imbert), il s’est révolté contre
le roi, il a été impie
jusqu’à lever la main sur son père. » Pendant ce temps, que
devenaient les chrétiens et les missionnaires ? Mgr
Berneux, dans son compte rendu d’administration pour
1862, raconte, comme il
suit, leurs travaux et leurs souffrances. « Cette année-ci s’est passée
péniblement. Quoique le gouvernement semble
prendre à tâche de ne pas s’occuper de nous et de nos
chrétiens, nous ne
laissons pas d’avoir à souffrir beaucoup. Le sang ne
coule pas sous la hache du
bourreau ; mais on réduit nos néophytes à mourir de
misère. La haine des païens
contre le nom chrétien, et la cupidité des satellites
nous ont poursuivis, dans
ces derniers temps, avec un acharnement satanique. La
province de Kieng-sang,
cette belle province où nous comptions un millier de
catéchumènes, où l’Évangile
se répandait si rapidement et avec tant de succès, est
bouleversée de fond en
comble. Le peuple s’est ameuté contre les chrétiens,
et a adressé aux mandarins
des pétitions tendant à les faire chasser hors de leur
territoire. Ces
démarches, inspirées par l’enfer, ont presque partout
été accueillies
favorablement, et aujourd’hui, nos pauvres chrétiens
ne sachant où se fixer,
errent de côté et d’autre, sans ressources, sans
moyens de subsistance. Dans
une pareille extrémité, ne pouvant ni recevoir les
sacrements, ni même se
rencontrer entre eux pour se consoler et s’affermir
mutuellement, le
découragement s’empare des esprits ; ils perdent le
goût de s’instruire,
tombent dans le relâchement, pratiquent mal ou
négligent tout à fait leurs
devoirs, et ne s’occupent plus guère de
l’évangélisation des païens. Voici
quelques lignes du rapport que m’a adressé Mgr
Daveluy, mon vénéré coadjuteur,
à qui, depuis la mort du P. Thomas T’soi, j’ai confié
l’administration de ce
district aussi important que difficile. Vous pourrez,
en les lisant, vous faire
une idée des obstacles que l’œuvre de Dieu rencontre
dans ce pays. — 487 —
« … Au district de
Tsil-kok se trouve, très-isolé et à mi-côte d’une
énorme montagne, un village
où environ quarante personnes reçoivent les
sacrements. Dans le kong-so (maison
qui, à l’arrivée du missionnaire dans un village, se
convertit en oratoire et où
l’on administre les sacrements), je reçus une lettre
m’annonçant la persécution
au district de Niang-san ; sept chrétiens venaient
d’être accusés, et le
mandarin les avait jetés en prison. C’était au fond
une affaire d’argent ; et
les accusateurs contents d’avoir pillé leurs victimes,
n’avaient plus de
plaintes à formuler. Le mandarin cependant voulait
pousser l’affaire, et en
référer au gouverneur. Il en fut heureusement détourné
par un de ses parents de
la capitale, alors près de lui, et se contenta
d’ordonner de briller deux
kong-so, et de chasser les chrétiens de deux villages
de son arrondissement.
Les prétoriens brûlèrent non-seulement les deux
kong-so, mais encore toutes les
autres maisons de ces deux villages. Dès lors, je ne
pouvais plus songer a
faire l’administration de ce district. En même temps,
les nobles de Kim-hai faisaient
entre eux une convention écrite pour mettre tous les
chrétiens au ban de la
société, et ce district encore me devenait fermé. Les
chrétientés de l’arrondissement
de Kei-tsiang étaient aussi tracassées par les païens.
Enfin deux accusations
furent présentées contre les chrétiens au mandarin du
Tong-nai qui ne les reçut
pas, détourné qu’il en fut par une esclave de
préfecture qui a sur lui beaucoup
d’influence. Mais les accusateurs ne se tinrent pas
pour battus ; ils prirent
eux-mêmes leur affaire en main, chassèrent les
chrétiens loin de leurs
villages, et brûlèrent leurs maisons … »
« Ces avanies se
produisent contre tous les chrétiens de la province de
Kieng-sang. Dans celle
de Kieng-kei, où se trouve la capitale du royaume, six
ou sept villages ont été
envahis par les satellites, sans ordre du mandarin.
Les maisons ont été pillées
ou brûlées, les habitants cruellement battus ou
traînés en prison ; d’autres
ont pu se racheter en donnant des sommes d’argent
qu’il leur a fallu emprunter
à gros intérêts, dont ils seront grevés pendant bien
des années. Tant de
vexations découragent, non pas seulement ceux qui en
sont les victimes, mais
tous nos chrétiens en général, parce que tous, d’un
jour à l’autre, peuvent en
éprouver de semblables, dans un pays où personne ne
les réprime. Pour peu que
ce genre de persécution continue, la mission de Corée,
qui, avec un peu de
paix, offrirait tant de ressources à la prédication de
l’Évangile, cessera de
prospérer, et finira par périr entièrement. Priez donc
pour que le temps de ces
épreuves soit abrégé ! — 488 —
« Tous les
missionnaires sont excessivement fatigués et plusieurs
malades. M. Landre a
failli mourir au printemps. MM. Féron et Ridel ont
souffert de la fièvre
pendant tout Télé. Mais c’est l’état de M. Joanno qui
m’inquiète le plus, je
crains bien que sa poitrine ne soit attaquée, et qu’il
ne tienne pas longtemps
contre les privations inévitables qui accompagnent en
Corée l’exercice du saint
ministère. Pour moi, j’ai passé un été assez difficile
; j’ai pu néanmoins,
tant bien que mal, faire face à toutes mes
occupations, mais combien cela
durera-t-il encore ? Je n’ai plus aucune activité,
aucune force, aucune énergie
… »
Vers la fin de mars
1863, un nouveau missionnaire, M. Aumaître, jetait
l’ancre près de l’île de
Mérin-to, accompagné de deux élèves coréens qui
avaient fait à Pinang une
partie de leurs études. La mauvaise volonté des
matelots chinois ayant retardé
son départ de quelques jours, il ne put trouver la
barque coréenne envoyée à sa
rencontre ; l’on sut plus tard que celle-ci, après
avoir, pendant quinze jours,
louvoyé autour de l’île, fouillé tous les coins et
recoins de la côte, était
repartie quelques heures seulement avant l’arrivée du
missionnaire. Une seconde
expédition, tentée trois mois plus tard, eut un
meilleur succès, et à la fin de
juin, M. Aumaître put chanter son cantique d’action de
grâces, agenouillé sur
la terre de Corée, qu’il devait bientôt arroser de son
sang. M. Pierre
Aumaître, né le 8 avril 1837, à Aizecq, canton de
Ruffec, diocèse d’Angoulème,
était entré au séminaire des Missions-Étrangères le 18
août 1859 ; il y passa
trois ans pour achever ses études théologiques.
Ordonné prêtre le 30 mai 1862,
il fut destiné à la mission de Corée, et partit de
France le 18 août suivant
pour se rendre à son poste.
« Vous savez sans
doute, » écrivait Mgr Berneux quelques mois plus tard,
« que mon bateau, dans
la seconde expédition, a rencontré M. Aumaître au
rendez-vous ; j’ai retenu ce
cher confrère près de moi dans ma maison pendant un
mois, pour le façonner un
peu au genre des Coréens, et lui faire préparer tous
les habits nécessaires ;
après quoi, je l’ai mis en nourrice, si vous permettez
l’expression, dans un
village chrétien où il apprendra la langue bien mieux
que s’il était chez moi, où
nous parlerions toujours français. Étant seul avec des
Coréens, il faut, bon
gré, mal gré, qu’il se débrouille ; c’est là le seul
moyen d’apprendre une
langue. Comme les jeunes missionnaires sont exposés
pendant qu’ils étudient la
langue à se laisser aller au dégoût et à la tristesse,
j’ai tâché de le
prémunir contre cette tentation ; et pour m’assurer
qu’il avait profité de mes
avis, et lui remettre les esprits en place — 489 — si besoin était, je suis
allé, au mois de septembre, passer une nuit avec lui.
Il était content et bien portant. C’est un charmant
confrère ; soyez remercié
mille fois de me l’avoir envoyé. »
Avant que M. Aumaître
eût pu rejoindre Mgr Berneux, les tristes prévisions
du prélat sur la santé de
M. Joanno s’étaient réalisées. Ce jeune missionnaire,
d’un zèle constant et
éclairé, d’une régularité parfaite, en un mot, comme
le disait Mgr Berneux en
annonçant sa mort : l’un de ces hommes que Dieu donne
aux peuples dans sa
miséricorde, s’en alla, le 13 avril 1863, après deux
ans de travaux, recevoir
au ciel la récompense de ses vertus. Il fut assisté
jusqu’à la fin par M. Ridel
qui raconte ainsi ses derniers moments : « Je devais
terminer mon
administration vers le dimanche des Rameaux. M. Joanno
se trouvait alors dans
un point de son district assez rapproché de ma
résidence, et nous nous étions
entendus pour nous rencontrer chez moi. Je me
disposais à tout préparer pour la
fête de Pâques, afin que notre entrevue fût aussi
agréable que possible,
lorsque je reçus une lettre qui m’apprenait qu’il
était à trois lieues de là,
très-malade. Je courus aussitôt auprès de lui ; il ne
semblait pas
excessivement fatigué, et cependant l’état de la
poitrine me fit craindre dès
lors quelque catastrophe. Nous causâmes assez
longtemps ; deux fois, je fus obligé
de le quitter pendant quelques heures pour aller
administrer des malades, je
revenais immédiatement. La veille de Pâques, je le
trouvai tellement abattu que
je lui donnai l’extrême-onction, et je passai la nuit
avec lui. Pendant tout ce
temps il ne cessait de prier ; de ses lèvres
s’échappaient de fréquentes
oraisons jaculatoires, et de chaleureuses aspirations
vers son Dieu. Le danger
augmentant, je résolus de dire la sainte messe
immédiatement après minuit ; il
reçut avec une ferveur peu ordinaire la sainte
Eucharistie en viatique ;
ensuite il s’assoupit, et ne recouvra plus entièrement
sa connaissance pendant
une longue agonie qui dura neuf jours entiers. Le
lundi, 13 avril, vers midi,
deux fois il leva les yeux et les bras vers le ciel,
et se mit à sourire ; que
voyait-il ? Il eut, vers deux heures, une crise
très-grave, je récitai les
prières des agonisants ; enfin, le soir vers sept
heures et demie, il rendit
doucement et sans aucun mouvement sa belle âme à Dieu.
»
À cette lettre, datée
des premiers jours de septembre se trouve joint le
post-scriptum suivant : « Je
rouvre ma lettre sous l’impression de la plus vive
douleur. Notre pauvre
mission est cruellement éprouvée. Les ouvriers ne
suffisent pas au travail, et
ils nous sont enlevés coup sur coup. Que la sainte
volonté de Dieu — 490 — soit faite ! que son saint
nom soit béni ! M. Landre, ce confrère si bon,
si zelé, si pieux, est parti pour un monde meilleur.
J’avais été appelé auprès
de lui une quinzaine de jours auparavant, à cause
d’une forte fièvre dont il
avait été attaqué, mais au bout de quelques jours, la
fièvre ayant disparu, je
le laissai en pleine convalescence et commençant à
reprendre ses forces. Il
était convenu qu’il viendrait me joindre le 20
septembre ; mais, le 16, un
chrétien vint m’apprendre qu’il était mort la veille,
emporté en quelques
heures par une maladie épidémique. Je me mis en route
aussitôt, et je
rencontrai près du corps Mgr Daveluy qui à la première
nouvelle du danger était
accouru, mais n’avait pu arriver que deux ou trois
heures après la mort de ce
cher ami. Nous confondîmes nos larmes, adorant les
impénétrables desseins de
Dieu sur notre pauvre Corée. Priez et faites prier
beaucoup pour nous et nos
chrétiens. »
En même temps que le
nombre des missionnaires diminuait, celui des
chrétiens allait en augmentant.
Chaque année, en moyenne, près de mille catéchumènes
étaient régénérés dans les
eaux du baptême, et s’efforçaient à leur tour de
communiquer à d’autres la grâce
qu’ils avaient reçue. Comme nous lavons souvent
remarqué dont le cours de cette
histoire, les rigueurs injustes exercées contre les
chrétiens, en les forçant à
des émigrations continuelles, devenaient dans les
desseins de la Providence, un
puissant moyen d’évangélisation. La persécution de
1860, les troubles, les
vexations, les inquiétudes des années suivantes,
avaient dispersé beaucoup de
néophytes dans toutes les directions. C’était l’orage
qui emportait la divine
semence aux quatre vents du ciel. Presque partout, ces
pauvres chrétiens perdus
à de grandes distances, au milieu des païens,
réussissaient à former autour d’eux
un petit noyau de catéchumènes. La lettre des prières
et de quelques chapitres
du catéchisme formait toute leur science, mais leur
ferveur, leur simplicité,
leur zèle à chercher le baptême ou à se préparer aux
sacrements, attiraient sur
eux la miséricorde de Dieu. Les missionnaires, trop
peu nombreux, ne pouvaient
les visiter tous ; ils passaient quelques jours dans
chaque centre un peu
important, et repartaient à la hâte. Un séjour trop
prolongé eût tout compromis
en attirant l’attention des païens ; d’ailleurs le
temps manquait. Néanmoins,
dans ces haltes si courtes, ils trouvaient toujours,
préparés au baptême,
quelques adultes amenés à la foi tantôt par la
rencontre fortuite d’un livre de
religion, tantôt par quelque parole ou par quelque
acte des chrétiens qui
vivaient dans leur voisinage. C’est surtout dans le
sud-est, — 491 — et dans les provinces
septentrionales que se manifestait ce mouvement de
conversion. Voici quelques extraits des
lettres où Mgr Daveluy rendait compte de ses
deux voyages successifs dans le sud, dont il était
chargé depuis la mort du P.
Thomas. « … Dans ces provinces
éloignées, les choses ne se passent point en secret,
comme autour de la capitale. Un chrétien errant plante
sa tente quelque part ;
en moins de huit jours, on connaît sa religion. Les
voisins arrivent. « Tu es
sans doute chrétien ? — Oui. — Alors, va-t’en d’ici ;
tu ne peux vivre dans
notre village et demeurer avec nous. — Pourquoi ? —
Parce que ta religion est
mauvaise. — Pas le moins du monde, au contraire. » Et
l’on discute, et le
chrétien expose du son mieux ce qu’il sait de la
religion. Les avis se
partagent, les uns trouvent la chose raisonnable, les
autres la rejettent. En
fin de compte, si le chrétien trouve un peu d’appui,
il demeure, et petit à
petit se fait quelques compagnons ; s’il n’a personne
pour lui, il faut qu’il
aille chercher fortune ailleurs. Voilà comment nos
chrétiens qui, au moment de
la persécution, étaient renfermés dans trois ou quatre
districts, sont aujourd’hui
répandus dans seize ou dix-sept districts différents,
et font partout des
prosélytes.
« Les persécutions
locales qu’ils ont à essuyer viennent presque toujours
du peuple lui-même ;
rarement c’est le mandarin qui en prend l’initiative.
Le caractère du peuple
étant, par ici, plus tenace et plus fier, les luttes
sont plus obstinées ; tout
le monde y prend part, pour ou contre, ce qui amène
assez souvent de grandes
difficultés ; je crois que nos chrétiens sauront y
tenir tête. Ce qui me fait
surtout espérer pour l’avenir, c’est que dans ces
chrétientés nouvelles, la
plus grande partie des baptisés sont des hommes,
c’est-à-dire des chefs de
famille ; leurs femmes ou enfants se font quelquefois
longtemps prier pour se
convertir, mais par la force naturelle des choses tous
viendront petit à petit.
Et d’ailleurs, mieux vaut cent fois qu’ils ne se
fassent chrétiens que par une
conviction personnelle ; ce sera plus stable que s’ils
suivaient aveuglément
leurs chefs sans savoir pourquoi. Les lieux de réunion
manquant de toutes
parts, force fut de m’en aller sans avoir pu
administrer tous les chrétiens.
« Restait à voir le
district de Tong-nai où se trouvent les Japonais, non
pas à la ville même, mais
à trente lys de là, sur la côte. Cette chrétienté qui
ne date que de deux ans,
est due à la foi vive d’un vieillard dont Dieu sans
doute voulut récompenser
les vertus ; elle donne passablement d’espérances.
J’aurais dû m’y — 492 — rendre un peu plus tôt, mais
des circonstances qui méritent d’être
rapportées m’ont fait retarder cette administration.
Dans ce district, deux
villages païens s’étaient, peu de temps auparavant,
ligués contre les
chrétiens, et les avaient dénoncés au mandarin.
Celui-ci reçut les
dénonciateurs assez froidement, et, persuadé par les
paroles d’une esclave de
la préfecture, célèbre par son esprit et sa capacité,
il refusa d’accepter l’accusation.
Quand je pris jour pour me rendre dans ce pays, le
bruit s’en répandit dans
toute la ville. On y parlait de mon équipage, de mon
costume et de mes suivants
; grand nombre de personnes se promettaient de venir
voir nos cérémonies, et
disaient publiquement : « Cette fois-ci, ce n’est plus
un prêtre du pays (le P.
Thomas y est allé une fois), « c’est un étranger, et,
de plus, c’est un évêque
; il faut absolument que nous le voyions, ne manquons
pas l’occasion. » Quoique
les intentions de ces curieux ne fussent nullement
hostiles, la rumeur devint
si grande que le catéchiste effrayé m’envoya un
exprès, la nuit avant mon
départ, pour me prier de ne pas me présenter. Tout
peiné que je fusse, il
fallait bien m’en tenir à son dire, et je fis route
pour une autre chrétienté,
située dans une direction tout opposée.
« Quelques heures après
mon départ, arrivaient deux nouveaux courriers pour
m’inviter à venir de suite.
Quelle était la cause de ce changement subit ? À peine
le premier courrier m’eut-il
été expédié, que la ville entière apprit que je
n’arriverais pas. Aussitôt un
païen, assez influent par sa position et la petite
dignité dont il est revêtu,
se rend chez notre catéchiste et, après les premières
civilités, lui dit : « On
prétend qu’après avoir tout préparé pour recevoir
l’évêque, vous l’avez fait
prier de ne pas venir, est-ce vrai ? — Oui. — Mais
pourquoi donc ? — C’est que
le bruit de sa visite s’est répandu partout, et que
beaucoup de curieux veulent
venir le voir. Telle et telle famille, telles et
telles personnes, se
promettent publiquement d’assister à nos cérémonies.
Or, devrais-je me priver
de voir l’évêque, je ne puis me décider à le mettre
dans une position si
fâcheuse. — Ah ! » reprend le païen, « vous êtes bien
bon de vous inquiéter
pour de telles gens ; soyez sûr que personne ne
viendra porter le trouble chez
vous, et si par hasard quelqu’un le faisait,
avertissez-moi et je saurai bien
le mettre à la raison. Vous qui êtes chrétien, comment
pourriez-vous vous
décider à manquer à votre devoir annuel ? Cette
occasion passée, il n’y aura
plus pour vous moyen de l’accomplir. Croyez-moi ;
envoyez de suite un exprès à
l’évêque pour le prier de venir sans crainte. » — 493 —
« Je fus aussi étonné
que satisfait en entendant cette histoire, mais
j’étais déjà parvenu dans d’autres
parages, et je ne pouvais me rendre immédiatement à
cet appel. Je promis
seulement qu’après le jour de l’an, je fixerais un
jour, ce qui eut lieu, et
protégé par ce brave païen, je fis la visite
épiscopale sans la moindre
difficulté, quoique tous les habitants à peu près
fussent instruits de ma
présence. La pauvre esclave dont j’ai parlé plus haut
voulut se charger
elle-même de faire quelques approvisionnements. J’ai
su depuis qu’elle eût bien
voulu venir me saluer, mais qu’effrayée par ce que les
chrétiens lui dirent de
ma sévérité de manières, elle n’osa pas se présenter.
Il y a là un bon nombre
de catéchumènes, parmi lesquels plusieurs hommes
capables.
« L’année suivante, je
recommençai mon pèlerinage, j’allai même deux journées
plus loin du côté de l’est.
Je retrouvai tous mes chrétiens en bon état. Ils sont
pauvres, les vexations et
les avanies sont leur pain quotidien ; mais ils
demeurent fermes dans la foi,
fervents, assidus à s’instruire et à pratiquer leurs
devoirs. Dans quelques
localités même, il est nécessaire de modérer leur
zèle. Ainsi, depuis la
publication en coréen des prières et cérémonies
d’enterrement, beaucoup d’entre
eux se sont mis à les faire publiquement sans
s’inquiéter des païens. Vous
imaginez-vous ici, en Corée, un convoi funèbre
défilant en plein jour dans les
rues, la croix en tête, les assistants chacun un
cierge à la main, et récitant
des psaumes à haute voix ? Dans quelques localités, il
s’en est suivi des rixes
et des querelles qui heureusement n’ont pas eu de
conséquences trop graves ;
dans d’autres endroits au contraire, les païens se
sont accordés à trouver nos
cérémonies très-dignes et très-belles, et ce spectacle
a amené quelques
conversions. Ah ! pourquoi nous est-il impossible
aujourd’hui d’avoir un prêtre
fixé dans ce pays ! quelle abondante moisson il
pourrait recueillir ! Pendant
trois mois de courses, j’ai baptisé plus de deux cent
trente adultes.
« La religion ayant
pénétré dans un nouveau district, on me pria de m’y
rendre ; je devais y
trouver trois chrétiens et bon nombre de catéchumènes.
J’en rencontrai plus de
quarante ; je ne pus en baptiser que sept, les autres
n’étant pas suffisamment
préparés, mais leur ferveur promet pour l’avenir. Deux
mois après ma visite,
les satellites saisirent deux de ces nouveaux
baptisés, et les traînèrent
devant le mandarin qui, sur leur refus d’apostasier,
les fit fustiger
cruellement, puis les dénonça au gouverneur de la
province. Celui-ci, d’après
la pratique actuelle du — 494 — gouvernement, approuva par
une lettre publique la conduite du magistrat
subalterne et ordonna d’employer les supplices ; mais
en même temps, dans un
billet particulier, il dit au mandarin qu’il était un
sot, et lui défendit de
poursuivre l’affaire. Le mandarin, bien embarrassé,
essaya à plusieurs reprises
d’ébranler les confesseurs par des menaces. N’en
pouvant venir à bout, il
ordonna sous main de laisser ouverte la porte de la
prison. Mais ils se
gardèrent bien de fuir, malgré les instigations des
geôliers. Le mandarin
envoya le chef des satellites leur dire de sa part
qu’ils étaient libres de se
retirer chez eux. Ils feignirent de croire que c’était
un mensonge et
répondirent : « C’est par l’ordre du mandarin que nous
avons été incarcérés :
il nous est impossible de sortir sans son ordre, c’est
à lui seul qu’il
appartient de nous délivrer. » Toute la ville
connaissait ces détails et riait
de l’embarras du magistrat qui, à la fin, tout
honteux, envoya un ordre de mise
en liberté, bien en règle, signé de sa main et muni de
son sceau. Sans doute
ces néophytes ne seront pas à l’abri de nouvelles
misères, mais leur fermeté
est pour nous une grande consolation. »
De son côté, Mgr
Berneux écrivait, en novembre 1863 : « Nous faisons
des progrès ; Dieu nous
bénit plus que jamais. Partout on se remue, on veut
connaître notre religion,
on lit nos livres, et les conversions se multiplient.
Les hautes classes n’ont
plus autant de mépris pour ceux qui embrassent le
christianisme ; on s’attend à
ce qu’il soit prochainement autorisé comme il l’est en
Chine. Le district le
plus remarquable pour les conversions est celui de Mgr
Daveluy, où nous avons
eu deux cent trente adultes baptisés. Vient ensuite le
mien, où j’ai baptisé
deux cent trois personnes. La capitale m’en donne
chaque année une centaine.
Depuis quelque temps les provinces du Nord, qui
jusqu’ici avaient peu ou point
de chrétiens, s’ouvrent à l’Évangile. Il n’en restait
plus qu’une où le bon
Dieu n’eût pas d’adorateurs, quand, au mois de mai
dernier, sans que j’eusse
reçu à l’avance aucune nouvelle, huit hommes de cette
province éloignée m’arrivèrent
à la capitale, ayant bien appris les prières et le
catéchisme ; je leur ai
donné le baptême. Ils travaillent maintenant à
convertir leurs voisins.
« La province de
Hoang-haï qui, depuis sept à huit ans, n’avait que
quelques femmes chrétiennes,
et dans une seule ville, s’est remuée plus que toutes
les autres ; une
quarantaine d’individus presque tous hommes
très-remarquables par leurs talents
ou leur position, ont été baptisés. Il y reste encore
une centaine — 495 — de catéchumènes. Le bruit de
toutes ces conversions devait naturellement
exciter des persécutions contre ces néophytes ; un
certain nombre, en effet,
ont été chassés de leur district par le mandarin ;
d’autres ont vu leurs
maisons démolies parles païens. Ces vexations nuisent
un peu au progrès de la
foi en effrayant les catéchumènes encore peu solides.
J’aurais bien des faits
édifiants, admirables, à vous citer, mais le temps me
manque. Pour ne pas
obliger tous ces chrétiens à venir se confesser à la
capitale, et leur épargner
la fatigue et les dépenses d’un voyage de cent lieues,
je leur avais promis de
leur envoyer un missionnaire. Au printemps ce fut
impossible ; M. Féron et M.
Calais attaqués du typhus, n’étaient pas encore
suffisamment rétablis, M.
Joanno se mourait, tous les autres étaient occupés
dans leurs districts ; il
fallut ajourner à l’automne. Au mois de septembre,
tout mon monde était
harassé. Ne voulant pas compromettre leur santé, j’y
suis allé moi-même. Ce
voyage de cent lieues tout en pays païen, où il faut
loger dans les auberges,
était dangereux pour moi surtout, à cause de ma figure
anticoréenne. Mais comme
personne autre ne pouvait faire cette expédition, et
que, d’ailleurs, je ne
pouvais laisser ces chrétiens sans sacrements, je
jugeai que la volonté de Dieu
était que je prisse ce travail pour moi. J’ai visité
ces chrétientés naissantes
; ensuite, reconnu par les païens, j’ai été arrêté,
injurié, retenu prisonnier
dans une auberge, puis relâché moyennant une
quarantaine de francs, et me
voilà. Il y a trois ans, on m’eût conduit au mandarin,
et de là à l’échafaud.
« Ces conversions, qui
se déclarent chaque jour sur tous les points du
royaume, multiplient le travail
et les fatigues et nous prennent un temps
considérable, en sorte que nous
sommes débordés sans pouvoir faire face à tous les
besoins. Obligé de prendre
moi-même l’administration d’un assez vaste district,
occupé par la
correspondance avec les confrères, les nouveaux
surtout dont l’inexpérience
rencontre à chaque pas des difficultés, par la
correspondance avec les
chrétiens, et par toutes les affaires de la mission,
les vingt-quatre heures de
chaque jour ne me suffisent plus. Je m’agite, je
m’embarrasse dans cette
multitude d’occupations, et rien ne se fait, et c’est
au moment où dix nouveaux
missionnaires ne seraient pas de trop que les miens me
sont enlevés coup sur
coup. La nature de la maladie de M. Joanno ne laissait
aucun espoir, et m’avait
préparé à ce sacrifice. Un autre m’était réservé,
d’autant plus pénible qu’il
était moins prévu. À mon retour de Hoang-haï, j’ai
appris que M. Landre, dont j’arrose
le nom de mes larmes, qui faisait tant de bien, est — 496 — mort presque subitement. Que
le bon Dieu soit béni des épreuves auxquelles
il nous soumet ! De grâce, envoyez-moi au moins quatre
confrères, six même si c’est
possible. Je désire envoyer quelques enfants au
collège de Pinang, mais je suis
arrêté par la difficulté de les faire conduire à
Hong-kong. »
Dans
cette lettre, Mgr Berneux n’oubliait qu’un détail ;
c’est qu’au moment de son
arrestation, il avait été cruellement maltraité et
avait reçu, en pleine
poitrine, plusieurs coups de pied dont il souffrit
longtemps. Le saint évêque,
heureux de participer au calice d’amertume du Sauveur
Jésus, passait cette
circonstance sous silence ; mais les lettres de ses
confrères ont révélé ce que
son humilité voulait cacher.
À la vue de ce
mouvement qui, dans toutes les provinces à la fois, se
manifestait en faveur de
la religion, à la vue de ces conversions importantes
qui semblaient le prélude
d’une multitude d’autres, les missionnaires
bénissaient Dieu, et leur cœur s’ouvrait
aux plus magnifiques espérances. Mais les desseins de
la Providence divine sont
impénétrables. Au commencement de l’année 1864,
survint un événement, de peu d’importance
en lui-même, qui néanmoins eut pour la religion, en
Corée, les suites les plus
funestes, et prépara les voies à cette épouvantable
persécution qui dure encore
maintenant, et a fait déjà d’innombrables victimes. Le
roi Tchiel-tsong mourut
le 15 janvier, après un règne de quatorze ans, et à sa
mort, une révolution de
palais fit passer le pouvoir dans les mains d’une
famille qui avait toujours
été très-hostile aux chrétiens.
M. Pourthié écrivait,
en novembre 1863 : « Aujourd’hui, en Corée, grands et
petits, mandarins et
peuple, tous sont préoccupés ; un souci agite tout le
monde, notre roi paraît
être sur le point de mourir. Ce n’est pas lui qui
règne, mais c’est la famille
Kim, à laquelle appartient la reine sa première femme,
qui gouverne sous son
nom. Néanmoins, comme toutes les fois que nos fantômes
de rois disparaissent de
la scène, les partis sont plus disposés à élever des
prétentions et à lutter
contre les familles au pouvoir, l’inquiétude publique
est parfaitement
légitime. Le roi actuel ne sera, je crois, guère
regretté. Quand il fut appelé
au trône en 1849, à l’âge de dix-neuf ans, les grands
personnages qui allèrent
le saluer roi dans son exil à Kang-hoa, le trouvèrent
avec des vêtements
couverts d’ordures, les mains sales, le visage tout
barbouillé du jus d’un
melon qu’il mangeait à belles dents. On le lava, et on
l’amena à la capitale.
Installé dans son palais et reconnu pour roi, il n’a
pas fait du mal au peuple,
car il n’a rien — 497 — fait. La famille Kim a
toujours eu l’autorité en main, elle a disposé de
tout comme elle a voulu ; le roi a signé les décrets
qu’on lui a présentés,
souvent même sans le savoir, car il est constamment
ivre. Chaque jour, il avale
une grosse cruche de vin de riz ; des centaines de
femmes sont là, pour l’occuper
le reste du temps. On prétend que lorsqu’un jeune roi
de Corée montre de la fierté,
de la fermeté et de l’indépendance de caractère, les
grands lui font
secrètement boire une potion qui le rend imbécile et
inhabile à toutes les
affaires. Je ne sais pas si cet on-dit général est
vrai, mais je crois qu’une
telle précaution est inutile, car ne pouvoir passer sa
vie qu’an fond d’un
harem, n’avoir d’autres occupations que de manger,
boire, dormir, et se vautrer
dans une perpétuelle débauche, me semblent des moyens
plus que suffisants pour
abrutir rapidement l’homme le mieux doué des facultés
du corps et de l’esprit.
« Quoi qu’il en soit,
tous les Coréens savent que le jeune roi est
maintenant sur le bord de la
tombe. Il y a quelques semaines, un grand nombre de
lettrés étaient réunis à la
capitale pour la session d’examens du baccalauréat ;
les bruits les plus
étranges couraient parmi eux, on allait jusqu’à dire
que le roi était mort,
quelques-uns même ajoutaient : depuis longtemps. Pour
faire cesser ces rumeurs,
la cour voulut que le roi se produisît devant les
lettrés selon l’usage. Le palanquin
royal vint donc s’arrêter à l’extrémité de la vaste
enceinte où ils étaient
rassemblés, mais personne ne sortait de ce palanquin,
et l’on commençait à
crier que les ministres voulaient tromper le peuple,
et qu’ils avaient envoyé
un palanquin vide. Enfin, après bien du temps et des
efforts, on produisit à la
vue de tous les spectateurs ce pauvre prince
démesurément enflé et ne pouvant
remuer aucun de ses membres. Les lettrés se
dispersèrent dans toutes les
directions, en criant : Deuil du royaume ! Deuil du
royaume ! Ces cris ont
beaucoup fâché les ministres, parce qu’on semblait
annoncer la mort du roi
lorsqu’il était encore vivant. Quelques jours après,
pour la consolation du
malade, tous les grands lui ont fastueusement décerné
les titres suivants :
illuminateur des relations sociales, administrateur
intègre, prince d’une vertu
parfaite, sage d’une sainteté consommée. Pauvres gens
i En attendant, comme le
roi a vu mourir jeunes tous ses enfants, légitimes ou
naturels, et qu’il n’a
pas d’héritier direct, les intrigues vont leur train.
On pense que la famille
Kim, aujourd’hui toute-puissante, lui fera adopter un
de ses parents, enfant de
treize ans, lequel épouserait une fille du ministre
Kim Piong-kouk-i. » — 498 —
Une autre lettre du
même missionnaire, écrite quelques mois plus tard,
raconte la mort du roi et
les curieuses scènes qui la suivirent : « À la fin de
l’automne dernier, la
maladie du roi fit des progrès effrayants ; les
facultés intellectuelles
étaient à peu près éteintes, les parties inférieures
du corps pourrissaient
rapidement, et dans tout le royaume on attendait à
chaque instant la nouvelle
de sa mort. Ce prince voulait alors se choisir un
héritier, mais la famille
Kim, pensant qu’au dernier moment elle pourrait
elle-même désigner plus
facilement ce successeur, et se maintenir ainsi au
pouvoir, cette famille,
dis-je, s’opposa à ce dessein, et le roi dut en passer
par la volonté de ses
maîtres.
« Pour bien comprendre
ceci, il faut observer que le roi, en Corée, nomme
toujours ou du moins est
censé nommer son successeur, parmi ses enfants s’il en
a, et dans ce cas c’est
ordinairement l’aîné qui est préféré, ou, à défaut
d’enfants, parmi ses plus
proches parents. Si ce choix a lieu le roi étant en
bonne santé, il est annoncé
à tout le royaume par une grande cérémonie ; mais
lorsqu’il n’a lieu qu’au lit
de mort, un ministre est nommé exécuteur testamentaire
du roi, sous le titre d’ouon-sang.
Quelquefois le ministre, qui domine et le palais et le
roi, laisse mourir le
roi, puis, nomme lui-même ouon-sang et roi qui il
veut, mais il faut toujours
que le décret soit sous le nom du roi mourant ou mort.
Le trône se livre par la
tradition du sceau royal que reçoit immédiatement
l’élu, s’il est majeur. S’il
est encore trop jeune pour gouverner, on confie le
sceau et par conséquent la
régence à la reine que choisit le roi mourant, mais
c’est ordinairement la plus
ancienne des reines qui a ce privilège. Or, maintenant
le palais royal de Corée
compte quatre reines veuves, savoir : la reine Tcho,
mère du roi qui en 1839 a
suscité une si cruelle persécution, c’est une ennemie
personnelle des Kim : les
reines Hong et Pak, femmes de ce même roi : et la
reine Kim, femme du roi qui
vient de mourir.
« Au commencement de
janvier, un mieux sensible s’était manifesté dans la
santé du roi, il
commençait à marcher un peu. Le 15 de ce mois, se
sentant la poitrine plus
oppressée que de coutume, il se lève et veut aller se
promener dans le jardin
du palais. Après quelques minutes de promenade, il
crie qu’on lui apporte du
vin ; une bonne rasade bue, il essaye encore de se
promener, mais bientôt, n’en
pouvant plus, il se traîne avec peine jusqu’à sa
chambre où il tombe mourant.
Le ministre Kim Tchoa-keun-i, son fils Piong-ku-i, ses
parents Piong-kak-i,
Piong-kouk-i et Piong-pir-i, sont bientôt rassemblés
autour du mourant — 499 — et délibèrent beaucoup, mais
sans savoir à quel parti s’arrêter. Pendant ce
temps-là, le neveu de la reine Tcho, jeune homme âgé
de vingt ans, se promenait
devant la chambre du roi, cherchant lui aussi à
profiter de la circonstance
pour l’avantage de sa tante et de sa famille. Voyant
le trouble et l’air
empressé des ministres Kim, il comprit ce qui se
passait, et courant à la
chambre de sa tante, il lui dit : « Que faites-vous
ici ? le roi est mort. —
Que faire ? — Emparez- vous du sceau royal, nommez le
second ministre
ouon-sang, élisez tel enfant pour roi en le déclarant
fils et héritier de votre
défunt mari, le roi Ik-tsong. » La reine Tcho se rend
en diligence dans les
appartements du roi. Il venait d’expirer ; les
ministres délibéraient, le sceau
royal était déjà dans un pli des jupes de la reine
Kim. « Qu’on me donne le
sceau, » crie la reine Tcho. — « Pourquoi vous le
donner ? — Qu’on me donne le
sceau ; ne suis-je pas le chef de la maison ? dans
toute famille il faut obéir
au chef. » Ce disant, elle se jette sur la reine Kim,
et lui arrache le sceau.
La jeune reine, soit respect, soit étonnement, n’ose
pas résister ; les
ministres terrifiés par la voix impérieuse et colère
de la reine, et ne pouvant
porter la main sur une femme, restent ébahis et
immobiles.
« La reine Tcho, une
fois en possession du sceau, dit à Piong-kouk-i : «
Écris ce que je vais te
dicter. » Ce ministre qui croyait rêver, se met
machinalement en devoir d’écrire,
et la reine lui dicte les mots suivants : « Le roi dit
: Le sceau royal sera
remis à la reine Tcho : le trône est dévolu à
Miong-pok-i, deuxième fils du
prince Heung-song-koun : le ministre Tchong est nommé
ouon-sang : le ministre
Kim est chargé d’aller chercher le roi. » À peine
Piong-kouk-i a-t-il écrit d’une
main tremblante ce décret foudroyant pour sa famille,
que la reine le lui prend
des mains ; le ministre Tchong, mandé à la hâte, entre
sur-le-champ, et
remplissant ses nouvelles fonctions, lit à haute voix
et promulgue le décret
censé provenu du roi mort. La révolution était faite ;
la reine Tcho était
régente, elle avait adopté un fils, et les ministres
Kim, à qui leurs
tergiversations imprudentes avaient fait perdre le
pouvoir, s’enfuyaient
tremblants, pour cacher leur honte et se mettre en
sûreté.
« Maintenant nous voici
sous un enfant de douze ans, gouvernés nominalement
par la reine Tcho, et, en
réalité, par le père du nouveau roi, qui a eu
l’adresse de s’emparer de tout le
pouvoir sous le nom de la reine. Ce prince et le roi
son fils ont un caractère
brusque, entier, violent, avec un corps petit, frêle
et cependant robuste ;
tous deux ont des yeux farouches qui roulent — 500 — sans cesse dans leurs
orbites. Le nouveau gouvernement affecte de vouloir
corriger tous les abus, mais il se fait de temps en
temps remarquer par des
actes de la tyrannie la plus arbitraire. Beaucoup
d’individus ont disparu sans
qu’on sache ni pourquoi, ni comment. Pouvons-nous nous
croire à l’abri d’un
coup de tête ? Pour ma part, je suis loin d’être
rassuré. » |