DEUXIÈME
PARTIE (Index)
LIVRE IV Depuis la mort de Mgr Ferréol
jusqu’à la mort du roi Tchiel-tsong. 1853-1864. — 403 — CHAPITRE II. Mgr Berneux entre en Corée
avec MM. Pourthié et Petitnicolas. — Ses
premiers travaux apostoliques.
« Nous partîmes de
Chang-haï, » écrit Mgr Berneux, « le 17 janvier. De là
en Corée, la distance
est peu considérable ; quatre jours, dans la bonne
saison, peuvent suffire pour
ce trajet, mais à l’époque où nous l’entreprenions,
avec la mousson contraire,
nous devions compter sur deux mois de mer. Retenus par
les vents du nord qui n’ont
cessé de souffler avec violence, nous avons passé tout
le temps que nous sommes
restés sur la jonque, à l’exception de quelques jours,
dans les ports du
Kiang-nan ou du Chan-tong. Ces derniers surtout
étaient tellement encombrés,
que les navires des différentes provinces de la Chine,
qui attendaient le vent
du midi pour se rendre soit au Léao-tong, soit en
Corée, trouvaient à peine où
jeter leurs ancres. Ce voisinage de barques païennes
nous gênait
singulièrement. Il importait que notre présence
demeurât ignorée aussi bien que
le but de notre voyage. Si la nouvelle s’en fût
répandue, nul doute qu’elle ne
nous eût attiré quelque mauvaise affaire de la part
des pirates qui, malgré la
rude chasse que leur a donnée, l’année dernière, un
brave capitaine anglais,
sont encore nombreux dans ces parages. Ils n’auraient
pas manqué cette occasion
d’assouvir à la fois et leur cupidité et leur
vengeance. La nouvelle eût pu
aussi être portée jusqu’en Corée, et les employés du
gouvernement n’eussent pas
manqué de prendre des mesures qui auraient rendu notre
débarquement impossible.
De là, pour nous, la nécessité de rester enfermés jour
et nuit, pendant deux
mois, dans une cale étroite, où l’air et la lumière
pouvaient à peine pénétrer,
et infectée encore par l’épaisse fumée d’une lampe
qu’on y tenait allumée.
« Le 14 mars, jour de
la Compassion de la Sainte Vierge, nous pûmes enfin
sortir de cette prison ;
nous avions levé l’ancre pour ne plus la jeter qu’au
rivage coréen. Malgré l’intensité
du froid, nous passâmes la journée entière sur le pont
; nous avions tellement
besoin de respirer un air pur, que ni la pluie ni la
neige — 404 — n’eussent pu nous faire
rentrer dans notre cale. Ce voyage était le premier
que notre navire faisait en Corée ; il fallut prendre
au Chan-tong un pilote
qui se fit payer fort cher et se donnait pour
très-habile. Je veux bien croire
que pendant onze années consécutives il avait, ainsi
qu’il l’assurait, péché le
hareng sur les côtes de Corée ; mais ce qui est bien
certain aussi, c’est que
de tant de voyages, il ne lui restait que le souvenir
de les avoir faits. Nous
avions à peine perdu de vue les montagnes de son pays,
qu’il ne sut pas nous
indiquer la route qu’il fallait tenir. Nous marchions
donc à l’aventure, tantôt
au nord, tantôt au midi.
« Le lendemain nous
aperçûmes la terre. Quelle était cette terre ? À la
manière dont nous avions
gouverné, il était difficile de le savoir : Ce pouvait
être le Léao-tong ou le
Kiang-nan, tout aussi bien que la Corée. Mais le
Seigneur avait lui-même dirigé
le navire ; non-seulement c’était la péninsule
désirée, c’étaient encore deux
montagnes très-rapprochées l’une de l’autre, au milieu
desquelles nous devions
passer pour atteindre le rendez-vous qui nous était
assigné, et où devait nous
attendre un bateau préparé pour les missionnaires.
Contrariés par le vent et
des courants terribles, nous louvoyâmes pendant huit
heures dans cette passe
dangereuse ; notre capitaine, déployant cette fois une
habileté que des marins
européens eussent admirée, finit par triompher des
obstacles, et, le 15, veille
du dimanche des Rameaux, nous mouillions en face d’un
gros village coréen.
« La première partie de
notre course était accomplie ; restait la seconde,
incomparablement plus
difficile. Nous étions en Corée, mais non pas encore
au milieu de nos néophytes
; nous avions encore cinquante lieues à faire pour
arriver à la chrétienté la
plus rapprochée, et, pour nous y rendre, il nous
fallait rencontrer le bateau
qu’on avait dû expédier à notre rencontre. M. Maistre
qui, pendant dix ans,
avec une constance vraiment héroïque, s’est présenté
sur tous les points des
frontières coréennes, M. Maistre était venu plusieurs
fois à ce même point, et
chaque fois, n’ayant pu rencontrer les hommes envoyés
pour l’introduire dans la
mission, il avait été forcé de retourner en Chine.
Nous pouvions avoir le même
sort. Pendant cinq jours, notre barque visita toutes
les anses de ces îles,
ayant à son mât un pavillon portant une grande croix,
signal convenu auquel les
chrétiens devaient nous reconnaître, et, pendant ces
cinq jours, personne ne
parut. Que faisait donc ce bateau ? Aurait-il péri
dans les rafales des jours
précédents ? Ou bien un redoublement — 405 — de persécution aurait-il
empêché de nous l’expédier ? Quand on souhaite
ardemment une chose, on s’inquiète de tout, et on
accueille avec la même
facilité ce qui favorise et ce qui contrarie nos
désirs.
« Déjà nous regardions
comme probable que mes deux confrères seraient obligés
de retourner à Hong-kong
avec les effets de la mission. Pour moi, mon parti
était pris de faire par
terre le trajet de cinquante lieues qui restaient à
parcourir jusqu’à la
chrétienté la plus voisine. C’était un parti extrême,
mais nos courriers ne
reculant pas devant les dangers qu’il offrait, j’étais
disposé à tenter cette
entreprise. Nous étions à délibérer sur les moyens de
l’exécuter, lorsque le
vendredi saint, sur les neuf heures du matin, un petit
bateau se dirige sur
nous, et l’équipage répond à nos signaux en levant les
mains au ciel, et
faisant force signes de croix. C’étaient, en effet,
nos chrétiens. La
reconnaissance opérée, ils allèrent mouiller loin de
nous pour n’exciter aucun
soupçon ; et nous, après avoir rendu grâces au
Seigneur, nous fîmes nos
derniers préparatifs. La pluie qui survint pendant la
nuit, ne permit pas de
transborder ; ce ne fut que le dimanche de Pâques, à
une heure du matin, que
nous quittâmes la jonque chinoise pour monter sur le
bateau coréen.
« Après quatre jours de
navigation au milieu des îles et des barques de
pêcheurs, nous étions encore à
quinze lieues de la capitale. Le vent et l’eau nous
manquant à la fois, nous
descendîmes avec un de nos courriers et trois rameurs
dans un tout petit canot.
Nous avions revêtu le costume de deuil, large chapeau
de paille tombant jusqu’aux
épaules, habits de toile de chanvre ressemblant à nos
grosses toiles d’emballage,
souliers de paille, etc. À onze heures du soir, la
marée, devenue contraire, ne
permettant plus d’avancer, nous résolûmes de faire à
pied les quatre ou cinq
lieues qui restaient encore. Plus confiants dans les
ténèbres de la nuit que
dans les larges bords de notre chapeau pour couvrir
notre entrée dans la ville,
nous marchions aussi vite que le permettaient le
mauvais état des chemins et le
genre de chaussures que nous portions pour la première
fois, afin d’arriver
avant l’aube. Elle ne paraissait pas encore, en effet,
lorsque nous atteignîmes
les murs de la capitale. Mais, ce jour-là, le roi
étant absent, et pour cette
raison les portes ne devant s’ouvrir qu’au lever du
soleil, nous allâmes
prendre un peu de repos dans la maison d’un chrétien.
« Le jour venu et les
portes ouvertes, nous fîmes notre entrée dans la
première ville du royaume. Je marchais
précédé d’un — 406 — chrétien, et suivi à distance
de M. Petitnicolas et de M. Pourthié. J’avais
bien envie de regarder un grand mandarin qui sortait
en ce moment-là, monté sur
une espèce de brouette, et environné d’un nombreux
cortège. Cependant je jugeai
prudent de n’en rien faire, de peur d’être reconnu.
J’étais d’ailleurs fort
occupé à disputer au vent, qui voulait s’en emparer,
le chapeau protecteur qui
alors m’était si nécessaire. Plus modeste encore, un
de mes confrères, M.
Pourthié, s’interdit tellement l’usage de ses yeux,
qu’il nous perdit de vue
dans la foule qui remplissait la rue, et qu’il
s’engagea dans de petites rues
détournées, à la suite des païens qu’il prenait pour
ses guides. On s’aperçut
heureusement de sa disparition, et on parvint à le
retrouver. Un instant après,
nous nous réunissions à l’excellent M. Daveluy, et
tous ensemble nous rendions
grâces au Seigneur qui nous avait accordé un si
heureux voyage. »
L’extrait suivant d’une
lettre de M. Pourthié à son cousin, M. l’abbé
Bouteille, professeur au petit
séminaire de Lavaur, complète d’une manière
intéressante le récit de Mgr
Berneux. « Arrivé à Chang-haï, le 12
janvier 1856, sur le paquebot à vapeur qui
porte les dépêches, je recommençai, huit jours après,
un nouveau voyage, et
cette fois, je devais enfin aboutir à ma mission.
Voici donc quatre
missionnaires, sortant de Chang-haï, qui s’entassent
dans une petite barque. Le
premier est Mgr Berneux, mon nouvel évêque, vétéran
des missions, puisqu’il y a
seize ans que Sa Grandeur est sur le champ de
bataille. D’abord envoyé au
Tong-king, et bientôt après, au fort de la
persécution, jeté dans les fers, ce
prélat a fait connaissance avec la cangue et le rotin
dans les prisons du roi
de Cochinchine. La palme du martyre allait
probablement couronner sa captivité,
lorsqu’un commandant français arriva sur les côtes de
ce pays, et délivra les
missionnaires prisonniers. Mgr Berneux fut ensuite
envoyé en Mandchourie, où il
a travaillé plus de dix ans. C’est de là que la Sacrée
Congrégation de la
Propagande vient de le tirer pour le mettre à la tête
de la mission coréenne.
Le deuxième missionnaire est un bon Père jésuite de la
mission du Kiang-nan ;
son poste étant l’île de Tsong-ming, nous faisons
voyage ensemble jusqu’à cette
île. Le troisième est un jeune confrère qui,
maintenant attaché à la Corée, a d’abord
exercé le saint ministère dans les Indes. Le
quatrième, quoique affublé d’une
toque chinoise, d’une robe bleue de la même fabrique,
et paré d’une barbe assez
bien fournie, vous pourriez peut-être encore le
reconnaître pour votre cousin. — 407 —
« Chacun de nous s’installe
de son mieux sur la maison flottante ; du reste, le
choix du local est bientôt
fait : un appartement unique, et qui n’a guère plus
d’un mètre dans chaque
dimension, forme notre commun corps de logis.
Emmagasinés dans notre réduit à l’instar
des sardines, nous ne pourrons pas nous tenir debout,
nous ne serons protégés
contre le froid piquant de la saison que par quelques
planches ; il sera
très-difficile de dormir ; mais patience, ce n’est que
du provisoire : nous
allons simplement rejoindre une grande jonque qui
stationne à l’embouchure du
fleuve Bleu, au mouillage de Tsong-ming. Deux jours de
navigation nous
suffisent pour arriver à cette barque, qui doit nous
transporter sur les côtes
de la Corée. Nous l’atteignons, en effet, sans
accident, et montant sur le
pont, je contemple pour la première fois cette
monstrueuse fabrication de l’art
chinois : une carcasse plate, informe, de la grandeur
de nos petits cabotiers ;
un pont raboteux, à ouvertures multipliées, presque
complètement occupé par les
machines grossières du bord ou par une barque
secondaire ; cinq mâts d’une
seule pièce, parés chacun d’une toile retenue par des
bambous, voilà ce qu’il m’est
permis d’envisager du premier coup d’œil. Mais les
matelots, ayant le capitaine
à leur tête, viennent saluer très-révérencieusement Sa
Grandeur, et
immédiatement on nous introduit dans un appartement
qui s’élève sur le derrière
de la jonque. À peine y avais-je pénétré qu’une odeur
assez peu suave et des
bouffées de fumée me préviennent que j’entre dans la
cuisine ; puis, à la lueur
du foyer, voyant jonché sur le plancher un assortiment
complet de tout le
matériel qu’on peut supposer sur une barque, il ne me
fut pas difficile de
deviner que la salle servait tout à la fois de
tabagie, d’arsenal, de
vestiaire, de dépense et de dortoir. Cependant on me
montre, au milieu de la
salle, une petite trappe ; je comprends qu’il faut se
glisser par là, et
aussitôt, engageant mon corps dans l’intérieur, mes
pieds parviennent à
rencontrer une échelle à peu près verticale, à l’aide
de laquelle je m’insinue
dans un petit réduit ménagé dans la cale. Quelques
cachettes y étaient
pratiquées sur les côtés pour dormir, et un petit
autel pour dire la sainte
messe était le seul meuble que pût comporter
l’étroitesse du lieu : c’étaient
là les appartements de Sa Grandeur, de deux
missionnaires, de nos deux
courriers et du patron de la barque.
« Comme les quelques
rayons de lumière qui pénètrent dans l’appartement
extérieur viennent expirer à
l’entrée de la trappe, notre unique soupirail, le jour
est remplacé par la
lueur d’une — 408 — lampe chinoise, qui si elle
éclaire peu, projette en revanche autour d’elle
une abondante et désagréable fumée. Au reste, le tout
serait encore sans
inconvénient grave, s’il nous était donné de pouvoir
respirer librement l’air
bienfaisant et pur de la mer ; mais une infinité
d’embarcations circulent
autour de nous, près de trois cents jonques
stationnent à nos côtés, et il est
plus que probable que plusieurs d’entre elles,
corsaires masqués, cherchent
parmi leurs voisines une proie à leur rapacité. La
tragique fin d’un de nos
confrères, jeté à la mer par des pirates l’année
précédente et dans les mêmes
lieux, sonne trop haut pour que la prudence nous
permette de laisser ébruiter
notre présence. Nous nous condamnons donc à la
réclusion dans notre sépulcre :
et c’est là le côté le plus douloureux de notre
position ; car l’air n’arrivant
que fort médiocrement au fond de notre cale, et après
s’être chargé des vapeurs
de la cuisine, ne peut être que lourd et morbide. Si
vous ajoutez à cela que le
mauvais temps arrivant, ou même souvent avec la simple
marée, les barques
roulent la plupart du temps de manière à imiter une
danse de Saint-Guy, vous
aurez une idée de notre félicité à bord.
« Néanmoins, dans le
principe, les chrétiens des barques voisines viennent
faire une agréable
diversion à notre solitude ; Monseigneur a la
consolation de pouvoir entendre
leurs confessions, et la cérémonie du mercredi des
Cendres réunit autour de
nous plus de cent matelots, appartenant à sept jonques
différentes.
« Cependant, comme le
vent du nord souffle avec violence, il ne faut pas
songer à partir : il est
trop dangereux de s’engager en pleine mer sous de
pareils auspices. Enfin,
après de longs jours d’attente, la mousson favorable
se fait sentir. Vous
penserez avec moi qu’on va s’empresser d’en profiter ;
mais comme tous ces
pauvres marins se défient, et peut-être avec raison,
de leur science
personnelle, aucun d’eux n’ose trancher la question de
l’arrivée du beau temps,
et prendre l’initiative du départ. On attend donc
jusqu’à ce qu’enfin quelqu’un
ait la hardiesse de hisser une voile ; aussitôt tout
le monde se met à l’œuvre
avec une activité incroyable, il s’élève de tous côtés
un tohu-bohu propre à
terrifier quiconque n’est pas familiarisé avec les
manœuvres des Chinois. On s’éloigne
au plus vite du mouillage, on tend toutes les voiles,
c’est à qui devancera ses
voisins. Nous courons ainsi, et assez vite, pendant
douze ou quinze heures ;
les barques, dispersées au loin sur la mer, font les
préparatifs d’un long
voyage, quand soudain, l’une d’entre elles, croyant
entrevoir — 409 — l’arrivée prochaine d’un vent
contraire, vire de bord et revient en toute
hâte sur ses pas. Les voisins s’aperçoivent de la
manœuvre et se bâtent d’en
faire autant, la contagion de l’exemple gagne de
proche en proche ; en quelques
instants on les voit toutes forcer de voiles pour
prévenir les autres au
mouillage, qui se trouve bientôt aussi peuplé
qu’auparavant. Les jours
suivants, la même manœuvre se répète plusieurs fois,
et toujours avec le même
dénouement. Enfin, après un mois d’attente et
d’essais, on se hasarde encore,
et, cette fois, on pousse la bordée si loin qu’on n’a
plus envie de rebrousser
chemin. Pendant quelques jours, nous marchons
très-lentement, mais enfin nous
allons vers notre but.
« Comme on n’aperçoit
que quelques barques éparses dans le lointain de
l’horizon, nous nous hâtons de
sortir de notre réduit, quand tout à coup le vent du
nord vient nous donner le
spectacle d’une de ces tempêtes, effrayantes partout,
mais qui sont bien
autrement terribles lorsqu’on est à les contempler du
haut d’une faible barque
que le choc des flots semble devoir anéantir à chaque
instant. Une rade de la
province de Chan-tong nous reçoit fort à propos ; car,
quelques heures après, l’ouragan
redouble de forces, et le froid devient si intense
qu’au milieu de la rade nous
sommes entourés par la glace.
« Cependant, en entrant
dans la rade, il faut se remettre aux arrêts, tout en
disant au bon Dieu, pour
actions de grâces : Anima nostra sicut passer erepta
est de laqueo venantium :
« notre âme a échappé au danger comme le passereau aux
filets du chasseur. » C’est
qu’en effet nous avons passé, nous dit-on, auprès
d’une trentaine de barques de
pirates, qui stationnent dans les environs du port, et
la divine Providence n’a
pas même permis qu’ils nous vissent. Selon l’habitude
des Chinois, qui ne
peuvent aborder à un port sans y passer huit jours,
nous voilà encore condamnés
à une captivité d’autant plus étroite, qu’à tout
moment notre bord est obstrué
par une multitude de païens. Plût à Dieu que ce fût du
moins la dernière
station ! mais non : la barque doit visiter tous les
ports de la côte. On s’éloignera
donc de quelques lieues pour aller consumer de nouveau
une huitaine à un autre
ancrage. Oh ! qu’ils sont lourds, qu’ils sont
accablants ces jours passés au
fond d’une cale ! Il me parait qu’on pourrait
supporter sans succomber quelques
mois d’une captivité assez dure, et pourtant quelques
semaines passées dans
notre chambre nous abattent complètement. Monseigneur
est si faible qu’il ne
peut écrire quelques mots ; mon confrère paraît — 410 — sans force, comme s’il avait
été meurtri de coups ; pour moi, quoique moins
maltraité, je sens à ma salive noircie par l’air
mortifère, à ma poitrine
haletante, oppressée et irritée, qu’un tel genre de
vie serait bientôt mortel.
« Le bon Dieu nous
arrache enfin aux rivages chinois : nous sortons du
port de Litao, et nous nous
dirigeons directement vers la Corée, dont nous ne
sommes éloignés que de
quatre-vingts lieues. Corée ! Corée ! ce nom qui
résonne si bien à tout cœur
ardent pour le salut des âmes, ce nom qui n’a retenti
en Europe que pour
annoncer des persécutions et des martyres, ce nom nous
ranime et nous fortifie
; en un instant le passé est oublié, tous nos désirs,
toutes nos pensées sont
pour cette terre, qui renferme jusqu’ici les tombes de
sept missionnaires
seulement ; et, sur ces sept, cinq ont donné leur vie
pour Jésus-Christ !
« Pour la première
fois, la barque fend les flots au gré de nos désirs,
et le 19 mars, dimanche
des Rameaux, les chrétiens coréens auraient pu, s’ils
avaient connu leur
bonheur, accourir au-devant du pasteur qui leur était
donné, et répéter la
belle antienne du jour : Benedictus qui venit in
nomine Domini : « béni soit
celui qui vient au nom du Seigneur. »
« L’ancre est jetée
tout près de l’île assignée pour le lieu de
rendez-vous à la barque coréenne
qui doit nous introduire dans le pays. On arbore au
haut du mât un pavillon
blanc orné d’une grande croix bleue : c’est le signe
de ralliement. Les barques
coréennes qui passent et repassent devant nous en
grand nombre, ne connaissent
pas plus la signification de notre drapeau qu’on ne
comprend dans ce pays
pourquoi les drapeaux des différentes nations de
l’Europe sont bariolés de
couleurs diverses. Au reste, elles se tiennent à une
distance assez grande ;
car, sur le simple soupçon de relations avec des
étrangers, même chinois, un
Coréen est immédiatement mis à mort.
« La barque désirée n’arrivant
pas, nous courons de mouillage en mouillage, nous
visitons toutes les passes
qui pourraient abriter une barque, mais sans succès.
Six jours de vaines
recherches fatiguaient déjà notre équipage, et
nous-mêmes commencions à nous
persuader de l’inutilité d’autres recherches, lorsque
le vendredi saint, au
moment où nous allions visiter un port que nous
n’avions pas encore vu, on tire
quelques coups de canon pour attirer l’attention de
nos gens. À peine cette
détonation mesquine, mais inaccoutumée, a-t-elle fait
grouper les Coréens sur
le rivage, que nous voyons arriver de la haute mer une
barque avançant avec
peine, malgré les efforts des rameurs. Elle — 411 — paraît se diriger
insensiblement vers nous. Bientôt nous pouvons
distinguer
l’équipage, qui est composé de huit hommes. Tous se
donnent beaucoup de
mouvement, leurs gestes sont nombreux, précipités,
allègres. Malgré le calme
plat, la barque a franchi un grand espace, et, passant
aussi près de nous qu’il
est possible de le faire sans se compromettre, l’un
d’eux jette à la dérobée le
nom d’un de nos courriers, qui se hâte d’y répondre.
Dieu soit loué ! nous
voilà au comble de nos vœux. À peine la voix de notre
courrier eut-elle été
entendue, que, par une manœuvre subite, les Coréens
déploient les voiles entre
eux et le rivage, et, protégés par elles, ils font
ensemble un grand signe de
croix ; puis, joignant leurs mains sur la poitrine,
ils se prosternent devant la
bénédiction de leur évoque ; après quoi ils se lèvent,
font quelques
démonstrations de joie, et se dirigent vers la terre
en attendant qu’ils
puissent nous emmener avec eux. Mais les ténèbres de
la nuit peuvent seules
être témoins du mystère de notre entreprise ; car vous
savez que la Corée
réalise, en 1856, ce que les anciens disaient de
l’antre de Polyphème : les
lois du royaume condamnent à mort tout étranger qui
s’introduit dans la presqu’île,
et à plus forte raison ceux qui les y introduisent.
« La nuit du samedi
saint, vers minuit, la barque coréenne se détache du
rivage, passe assez près
de nous pour que nous puissions l’apercevoir, et prend
la route de la haute mer
; la jonque ne tarde pas à la suivre, et malgré le
calme plat, après beaucoup d’efforts
des matelots des deux bords, nous nous joignons. En
moins d’une heure tout est
transbordé, nous avons fait nos adieux à la jonque
chinoise, nous sommes
installés dans un nouveau logement, et nos pauvres
chrétiens forcent de rames
pour être au point du jour un peu éloignés de
l’endroit où la contravention a
eu lieu. Mais comment accélérer la marche d’une barque
si lourde et si
grossièrement façonnée ? Certes, il y a une différence
extraordinaire entre les
jonques chinoises et les navires de l’Europe, et
cependant on peut encore dire
hardiment que les Chinois l’emportent autant sur les
Coréens que les Européens
priment les Chinois. Figurez-vous une barque de la
force des bacs qui servent
dans l’Albigeois à passer le Tarn ; un peu plus de
hauteur, un misérable pont,
deux voiles, voilà toute la différence. Mais quelles
voiles ! De la paille
tressée de manière à former un quadrilatère et
soutenue par des cordes
également en paille. Les autres cordages, voire même
le câble de l’ancre, tout
est façonné avec de la paille. Les Coréens ne
connaissant pas le calfatage, l’eau
entre en si grande abondance par les jointures — 412 — des planches, assez mal
rapprochées, qu’un des matelots, une calebasse à la
main, est sans cesse occupé à vider la cale.
Maintenant, voulez-vous avoir des
nouvelles de notre appartement ? Pressés dans un petit
réduit qui n’a ni assez
de hauteur pour que nous puissions nous tenir assis,
ni assez de longueur pour
qu’il soit possible de nous coucher, nous devrons
tenir les jambes en crochet
jusqu’au moment où nous débarquerons. De plus, on a
soin de nous recouvrir de
temps en temps d’une natte, sur laquelle on étend une
épaisse couche de paille,
et cela afin qu’en passant tout près des autres
barques, ou en recevant la
visite d’un mandarin, — car ces messieurs font de
fréquentes apparitions sur
les barques, — on ne puisse pas soupçonner qu’un être
vivant est enseveli sous
un tel tas de paille foulée.
« C’est dans cet
équipement que nous devons parcourir les quarante-huit
lieues qui nous séparent
encore de la capitale, où nous allons descendre. Ce
trajet serait l’affaire d’un
jour pour un bon navire, et notre barque, en venant
nous trouver, y a employé
vingt jours. Cette fois-ci, plus heureuse, elle nous
conduit en quatre jours
dans le fleuve de la capitale, et à dix lieues de
cette ville.
« Le moment de sortir
de notre retraite approche ; chacun de nous se revêt
d’un habit coréen tel que
le portent les nobles lorsqu’ils sont en deuil. Les
pièces les plus
remarquables de ce costume, en toile grossière et un
peu rousse, sont : un
énorme chapeau en bambou tressé, dont la forme imite
parfaitement les abat-jour
en papier de nos lampes à modérateur ; mais si grand,
que le haut du cône s’élevant
au-dessus de la tête, le limbe inférieur vient
entourer les épaules et la
poitrine, et cache ainsi admirablement bien nos traits
européens. On a, au
surplus, une toile fixée à deux petits bâtons, de
manière à former un éventail,
que l’on peut placer devant la figure. Un indiscret
chercherait-il à voir vos
traits, vous vous empressez de lui opposer votre
toile, et vous enveloppez la
figure dans l’éventail. Personne n’est offusqué de ce
soin que l’on prend pour
se rendre invisible, car plus on se soustrait à tout
regard et mieux on garde
le deuil, qui est un devoir strict et sacré dans ce
pays.
« Notre barque a jeté l’ancre
au milieu du fleuve, dans un lieu assez solitaire ; la
marée commence à nous
être favorable ; il est cinq heures du soir. Affublés
de nos précieux
abat-jour, nous descendons dans un petit esquif que
deux rameurs guideront sur
le fleuve ; nous partons, et, grâce à la marée, nous
avançons rapidement, tout
en nous éloignant toujours le plus — 413 — possible du rivage. La nuit
survient et augmente notre sécurité ; mais,
quelques heures après, la marée nous refuse son
secours, les rameurs font de
vains efforts pour lutter contre le courant : nous
reculons au lieu d’avancer.
Nous étions parvenus dans un endroit où le fleuve,
profondément encaissé, ne
présente pour l’abordage qu’une berge escarpée et
d’une grande hauteur ; l’heure
avancée de la nuit, l’obscurité et le silence qui
règnent sur la plage nous
encouragent : nous nous élançons sur la rive et nous
nous engageons dans les
rizières. La marche est d’abord assez pénible : pas un
chemin tracé, nous franchissons
des fossés et des canaux remplis d’eau, nous côtoyons
des précipices et des
mares, force nous est de nous accrocher des pieds et
des mains ; enfin nous
grimpons, nous sautons, nous plongeons aussi parfois,
jusqu’à ce que nous ayons
atteint le chemin qui nous conduit à la capitale.
« Toute la nuit est
employée à courir, mais nous nous en acquittons si
bien qu’au point du jour
nous faisons acte d’apparition aux portes de la ville.
Nous touchions à la fin
de notre expédition, et peut-être aurions-nous encore
surpris sur la natte qui
lui sert de lit — car ce dernier mot est superflu pour
la Corée — M. Daveluy,
qui avait été député par M. Maistre à la rencontre de
Monseigneur ;
malheureusement les portes se trouvèrent fermées. La
raison de cet état de
siège était l’absence du roi. Lorsque le prince coréen
n’est pas dans sa
capitale, on prend des précautions extraordinaires
pour obvier à toute révolte
; la circulation devient difficile, les allants et les
venants sont plus
soigneusement examinés, les portes de la ville restent
fermées jusqu’après le
lever du soleil, on dispose sur quatre places des
tréteaux semblables à ceux
des baladins en France, et là-dessus siègent quatre
généraux, avec une
multitude imposante pour les Coréens, de soldats, de
satellites, de mouchards,
de toutes armes et de toute espèce. Le prince
rentre-t-il dans son palais, on
ne prend aucune de ces précautions : la présence de ce
grand potentat est
censée désespérer toute faction et rendre toute
résistance impossible.
« Les portes étant
solidement closes, nous fûmes un peu contrariés dans
notre dessein ; mais il y
avait danger à demeurer en faction en ce lieu : nous
nous réfugiâmes dans la
maison d’un chrétien des faubourgs. Quelque temps
après nous nous remettions en
route et nous entrions dans la place au moment même où
les ministres,
accompagnés d’un certain nombre de mandarins civils et
militaires, et escortés
d’un grand nombre de satellites ou — 414 — de soldats, accouraient
au-devant de leur monarque qui allait rentrer. Or,
lorsque je vous parle de soldats ou de mandarins,
n’allez pas vous figurer les
défilés du Champ-de-Mars de Paris, ou même du polygone
de Toulouse. Un cheval
marche au milieu de la rue, et au trot quoique,
suivant la louable habitude du
cheval coréen, il ne soit pas très-fringant, un
esclave le conduit par la
bride. Au-dessus siège le mandarin, qui, d’une gravité
et d’une immobilité
imperturbables, se tient raide comme un mannequin :
autour de lui se pressent
des gens, armés ou non armés, qui courent pêle-mêle,
sans garder ni ordre ni
rang. Cette escorte remplit, en outre, le rôle de
musiciens. Le chef précède,
et de cinq en cinq minutes, se tournant vers ses
hommes, entonne le son grave
où ; la troupe philharmonique fait chorus et prolonge
sur le même ton la
mélodieuse syllabe, tout autant de temps que les
poumons de chacun peuvent le
permettre. C’est aux sons de ce brillant concert que
nous nous glissons dans la
ville, et, comme le peuple accourt en grandes masses,
la foule est si compacte
qu’il n’est pas facile de passer au travers.
Imaginez-vous donc votre serviteur
faisant tous ses efforts pour se frayer un passage et
se rallier à ses
compagnons, s’embarrassant dans la foule, coudoyant en
passant un petit
mandarin piéton, allant se jeter par ricochet sur
l’épaule d’un satellite ou
celle d’un soldat, et se contentant pour toutes ces
mésaventures de leur dire
tout bas, de peur qu’ils ne l’entendent : Si tu savais
qui je suis, tu ferais
plus que me coudoyer.
« Notre courrier et le
chrétien chez lequel nous sommes descendus nous
précèdent pour nous indiquer la
route à suivre ; nous les serrons de près, mais rangés
à la file, comme des
canards. La gravité et l’immobilité nous avaient été
recommandées comme symbole
de la vraie noblesse et du grand deuil ; notre énorme
chapeau nous soustrait à
tout regard ; mais en même temps il borne tellement
notre horizon, que nous
pouvons tout au plus voir les pieds de nos conducteurs
; encore faut-il, pour
cela, les talonner de bien près. Or, comme tous les
pieds se ressemblent, ne
voilà-t-il pas qu’au milieu de la bagarre je me mets à
la suite de deux autres
Coréens qui me précèdent, et croyant bien ne pas
manquer mon coup, je m’attache
très-scrupuleusement à leurs pas. Mes nouveaux
conducteurs me font couper
plusieurs rues, m’engagent dans les ruelles, jusqu’à
ce qu’enfin j’arrive à un
cul-de-sac. Là, ils se détournent de mon côté pour
entrer dans une maison ; je
soulève mon chapeau, je les regarde, et à leurs
traits, qui me sont
complètement — 415 — inconnus, je m’aperçois que
je suis bien loin de mes compagnons et de mes
guides. Bien vite je baisse ma visière, et, tout en
feignant de considérer les
maisons voisines, je me hâte de battre en retraite ;
mais où aller ? Seul au
milieu d’une capitale que j’aborde pour la première
fois, sous l’anathème d’une
législation cruelle et inhospitalière, n’étant pas
capable de fabriquer une
phrase coréenne, essayerai-je de m’aboucher avec
quelqu’un dans la rue ? Mais,
au premier mot de mon jargon, ne se hâtera-t-on pas de
me faire arrêter ? Et
puis, que demanderai-je ? La maison d’un chrétien ?
C’est comme si l’on s’enquérait,
au hasard, près d’un passant, dans les rues de Paris,
de la retraite d’un de
ces hommes malfaisants que poursuit la justice
humaine. Telles étaient les
premières pensées qui se heurtèrent dans mon esprit.
Mais comme j’avais déjà
éprouvé qu’il y a une bonne Providence qui veille sur
le missionnaire, je me
jetai dans ses bras par une courte prière. Avec un
sans-souci que le bon Dieu
permit alors, et que maintenant je ne puis concevoir,
je revins sur mes pas, j’eus
le bonheur de retrouver la grande rue où je m’étais
séparé de mes compagnons :
là, je circulai du côté où je présumais que l’on
s’était dirigé, et bientôt j’arrêtai
au passage le courrier, qui, tout effaré, courait à ma
recherche.
« Je vous laisse
deviner les appréhensions de Sa Grandeur et des autres
missionnaires, au moment
où, entrant dans la maison et pouvant enfin regarder
autour d’eux, ils ne m’avaient
pas vu ! Heureusement, après un quart d’heure
d’anxiété, j’arrivai pour y
mettre fin ; et, de concert avec M. Daveluy qui nous
attendait à la maison de
la mission, nous célébrâmes tout bas, de peur d’être
entendus de nos voisins, l’heureuse
issue de notre expédition. »
Dire la joie, le
bonheur des missionnaires et de tous les chrétiens, ne
serait pas chose facile.
L’évêque parmi eux, c’était la tête réunie au corps ;
l’arrivée de nouveaux
confrères, c’était l’espoir de l’avenir. Leur
satisfaction fut plus vive
encore, lorsqu’ils eurent vu à l’œuvre l’excellent
pasteur que Dieu leur avait
choisi, lorsqu’ils purent apprécier avec quel tact,
quel zèle, quelle charité,
quel oubli de lui-même, il se dévouait à sa nouvelle
mission. Un instant, ils
eurent des inquiétudes, car la santé du prélat n’était
pas complètement remise,
et sa maladie de l’année précédente sembla revenir.
Mais la Providence qui le
réservait à de plus longs travaux, le conserva, et
après trois mois de
souffrance, il commença la visite des chrétiens de la
capitale. — 416 —
Cette première année de
l’apostolat de Mgr Berneux fut assez tranquille ; les
missionnaires ne furent
pas trop inquiétés. Le Père T’soi seul courut un
danger sérieux, qu’il raconte
comme il suit, dans une lettre à M. Legrégeois. « Je
fus un jour appelé à un
village nommé Tsimpa-tel, composé presque entièrement
de néophytes depuis peu
convertis à la foi. Ces braves gens étaient préparés à
recevoir le sacrement de
la régénération et attendaient ardemment la venue d’un
missionnaire. Après
avoir, dans la soirée, entendu quelques confessions,
et terminé le baptême des
enfants, j’avais, le lendemain matin, commencé à
conférer la même grâce à
quinze adultes, et je m’apprêtais à dire la messe
avant l’aube du jour, quand
tout à coup une troupe de païens cerne la cabane où je
célébrais les divins
mystères, et s’efforce de pénétrer jusqu’à moi, pour
se saisir des ornements et
des vases sacrés. Mais les chrétiens, qui étaient là
rassemblés, bien qu’inférieurs
en nombre, s’opposent à leur invasion, et une lutte
s’engage entre eux, les
brigands voulant forcer la porte et les chrétiens se
serrant pour la défendre.
Pour moi, aidé de quelques fidèles, je lis disparaître
ma chapelle à la hâte,
et m’échappant par une porte dérobée, je pus, à la
faveur de la nuit et des
forêts, m’enfuir dans les montagnes.
« Tandis que, suivi de
quelques néophytes, j’errais ainsi, les pieds nus et à
l’aventure, au milieu
des roches et des épines, les païens finirent par être
mis en fuite, après un
combat qui laissa plusieurs blessés de part et
d’autre.
« Ces misérables,
furieux de n’avoir rien pu obtenir par la violence,
vont dénoncer le village au
mandarin, qui en fait saisir les cinq principaux
habitants, et les fait jeter
en prison. L’un d’entre eux, nommé Paul Ny, chrétien
depuis huit ou neuf ans,
et déjà plein de zèle et de vertus, était le
catéchiste de Tsimpa-tel. L’autre,
appelé Augustin Ha, était conseiller du mandarin, et
le premier dignitaire
après lui. Sa conversion date de trois ans, et il a
gagné beaucoup de païens à
l’Évangile ; aussi a-t-il été saisi comme propagateur
de la religion
chrétienne. Les trois autres sont des catéchumènes
convertis depuis moins d’un
an. Ils étaient au nombre de ceux que je baptisais,
quand les païens sont venus
pour me prendre.
« Le premier d’entre
eux appartient à l’une des plus nobles familles de la
Corée. Après avoir
reconnu la vérité de notre foi, il s’était réfugié
chez les chrétiens de ces
montagnes, afin de pouvoir la pratiquer plus librement
qu’au sein de sa
famille. Quant aux deux autres, ce sont des parents
d’un renégat. Ce — 417 — malheureux, marchant sur les
traces du premier apostat, Judas Iscariote,
est celui qui avait conduit les satellites à l’assaut
de ma retraite. Avant d’en
venir là, il avait déjà fait subir aux deux néophytes
toutes sortes d’avanies
et de persécutions, pour les forcer à l’imiter dans
son crime, et à renier
aussi leur Dieu.
« Ayant tous comparu
devant le mandarin, ils ont confessé l’Évangile avec
foi et courage ; car,
sommés par le juge de maudire le Seigneur du ciel, ils
lui ont répondu : « Si c’est
un crime de maudire les princes de la terre, que
sera-ce donc de blasphémer le
Monarque qui règne éternellement dans les cieux ? Il
nous est impossible de
nous souiller par une pareille infamie. » Après avoir
subi une première fois la
torture, ils ont été reconduits en prison, où ils sont
forcés de se nourrir à
leurs frais ; et comme leurs familles, pour la
plupart, sont très-pauvres,
elles ne peuvent que difficilement les sustenter. »
Cette affaire n’eut pas
des suites aussi graves qu’on pouvait le craindre.
Deux des prisonniers furent
condamnés à l’exil, et les autres rendus à leurs
familles. Le dénonciateur s’était
présenté chez un des ministres avec une longue liste
de chrétiens qu’il
demandait l’autorisation d’arrêter. Mais ce ministre
n’était pas hostile à la
religion, et craignait en la persécutant de s’exposer
à quelque conflit avec
les puissances européennes ; il fit chasser cet
individu comme atteint de
folie. On assure même qu’il lui fit donner une forte
bastonnade, pour le
détourner plus efficacement de ses projets de
délation.
Dans le district de M.
Daveluy, on avait quelques inquiétudes sur le sort de
cinq néophytes
emprisonnés, quand, un beau jour, on apprit qu’ils
venaient d’être mis en
liberté, sans payer la moindre rançon, et sans avoir
eu à prononcer de formule
d’apostasie. Ils retournèrent dans leur village, et
continuèrent de professer
publiquement la religion chrétienne.
La principale cause de
cette modération inaccoutumée était, sans aucun doute,
la présence d’une
frégate française, la Virginie, qui fit, sur les côtes
de la Corée, un séjour
de plusieurs semaines. Les missionnaires, prévenus
trop tard dans leurs
cachettes éloignées, ne purent se mettre en rapport
avec leurs compatriotes, et
quand M. Daveluy, mal renseigné, trompé par les bruits
les plus
contradictoires, arriva, après plusieurs jours de
marches et de contre-marches,
à l’endroit vis-à-vis duquel la frégate avait mouillé,
il ne rencontra
personne. Le gouvernement coréen fut dans la plus vive
anxiété. Il avait sur la
conscience le sang des trois missionnaires martyrisés
en 1839, et la — 418 — réponse peu convenable faite
au commandant français en 1847 ; il ne croyait
pas que la France pût laisser cette mort impunie, et
se tenir satisfaite d’aussi
pauvres explications. Le ban et l’arrière-ban de la
milice, c’est-à-dire
presque tous les hommes valides du royaume, reçurent
l’ordre de se tenir prêts
pour entrer en campagne au premier signal. Mais comme
l’immense majorité de ces
pauvres gens sait à peine de quelle main il faut tenir
l’arc, la famille royale
et les ministres qui ne se faisaient pas illusion sur
leur vaillance, firent
préparer dans les montagnes du nord-est divers lieux
de refuge, pour y mettre
en sûreté, le cas échéant, leurs personnes et leurs
trésors. Les missionnaires,
de leur côté, croyaient entrevoir le jour où la
liberté de religion leur
permettrait de convertir les païens par milliers.
Malheureusement, l’espoir des
uns et la crainte des autres étaient également
chimériques.
« En attendant l’accomplissement
de tant de belles espérances, » écrivait Mgr Berneux
l’année suivante, « nous
travaillons de toutes nos forces, mais avec d’extrêmes
précautions. La hache
est toujours suspendue sur nos têtes, et le moindre
accident pourrait nous
attirer une sanglante persécution. Vous comprenez que,
dans la situation où
nous sommes, nous ne pouvons avoir ni chapelle, ni
lieu de réunion pour nos
chrétiens. Le dimanche, ils s’assemblent au nombre de
douze ou quinze, tantôt
dans une maison, tantôt dans une autre, toujours
secrètement, pour ne pas
mettre les païens sur leurs traces. Ils récitent
ensemble, à voix basse, les
prières prescrites par l’évêque, et entendent
l’explication de l’Évangile du
jour ; le reste de la journée est employé à dire le
rosaire, à étudier le
catéchisme et à l’enseigner aux enfants. Voilà à quoi
se réduit, pour les
Coréens, la sanctification du dimanche ; leur
permettre de venir assister à la
messe serait tout perdre, et m’exposer au danger
certain d’être pris avant un
mois.
« C’est aussi dans la
maison des néophytes que se fait la mission, qui
commence ordinairement au mois
de septembre. Cette époque est attendue impatiemment
par les chrétiens ; c’est
le seul jour de l’année où ils peuvent recevoir les
sacrements, dont ils sont
saintement avides, la seule fois aussi qu’ils peuvent
voirie missionnaire, pour
lequel ils ont une vénération toute filiale. Lorsque
les catéchistes ont
déterminé les maisons où les réunions doivent se
tenir, et qu’ils en ont
indiqué à chacun le jour et le lieu, je me rends dans
la demeure où la mission
doit s’ouvrir, et où m’attendent trente ou quarante
néophytes. Une petite
chambre — 419 — à peine assez haute pour que
je puisse m’y tenir debout se convertit en
chapelle, dont un crucifix et une image de la sainte
Vierge forment tout l’ornement.
L’examen du catéchisme, auquel tous sont soumis, le
vieillard octogénaire comme
l’enfant de dix ans, une instruction sur les
dispositions qu’il faut apporter à
la réception des sacrements, puis trente ou quarante
confessions, avec les
extrêmes-onctions et les baptêmes, m’occupent toute la
journée et une partie de
la nuit. Le lendemain, le lever à une heure ; à deux
heures, la messe où se
fait la communion, enfin, une instruction sur la
nécessité et les moyens de
persévérance, après laquelle je passe, avant le jour,
dans une autre maison, où
d’autres chrétiens m’attendent, et où se répètent les
exercices de la veille.
Voilà les occupations du missionnaire à la capitale
pendant quarante jours : c’est
à en perdre la tête de fatigue. Plus d’une fois, il
m’est arrivé de tomber de
sommeil au milieu de ma chambre, et de me réveiller,
le matin, un bas dans une
main, et l’autre encore au pied.
« Si cette époque est
le temps du travail, c’est aussi celui des
consolations ; c’est alors que nous
voyons toute la vivacité de la foi des néophytes.
Souvent il arrive que des
enfants et des femmes aient reçu le baptême et en
pratiquent les devoirs, à l’insu
de leurs parents ou maris païens. Quelque difficulté
qu’ils rencontrent à se
rendre auprès du missionnaire, il est rare qu’ils ne
la surmontent pas. La
femme noble elle-même, cette créature si timide en
toute autre circonstance, et
qui jamais n’a franchi le seuil de sa demeure, sait
trouver du courage quand il
s’agit de recevoir les sacrements. Déguisée en femme
du peuple, elle choisit le
moment où sa famille est endormie pour s’échapper et
venir au milieu de la
nuit, dans la maison où se réunissent les chrétiens.
Elle se confesse avant la
messe, assiste au saint sacrifice, et, après avoir
reçu la divine eucharistie,
elle rentre chez elle comme elle est sortie, pendant
que tout dort encore,
bénissant Dieu des grâces qu’elle vient de recevoir,
le bénissant aussi du
succès de sa périlleuse expédition. Malheur à elle, si
son mari s’apercevait de
cette absence nocturne ! N’en comprenant pas le motif
pieux, il se vengerait
par le poison d’une telle témérité.
« Outre la capitale, je
me suis encore réservé l’administration de soixante
villages. Dans les
montagnes au milieu desquelles ils se trouvent, la
mission offre moins de
difficultés pour les chrétiens, et pour le
missionnaire moins de fatigues.
Comme ils sont entièrement séparés des païens, ces
précautions si gênantes de
la ville ne sont plus nécessaires ; on y est presque
en liberté. — 420 — Si chaque jour, outre les
exercices religieux qui sont les mêmes qu’à la
capitale, il faut faire à pied, pour passer d’un
village à un autre, quatre ou
cinq lieues à travers les montagnes ; s’il faut
quelquefois voyager par la
pluie ou la neige avec ses bas de toile et ses
sandales de paille, qui prennent
l’eau comme une éponge, on respire plus ou moins le
grand air, et le sommeil
est suffisant. Après avoir ainsi travaillé pendant
huit mois, chacun de nous,
bien harassé, mais bien comblé des bénédictions que le
Seigneur a daigné
répandre sur son ministère, rentre à son gîte pour y
passer dans le repos, la
retraite et l’étude, les quatre mois d’été, pendant
lesquels il n’est pas
possible de faire mission. »
Un des confrères de Mgr
Berneux complétait la lettre du saint prélat par les
lignes suivantes : «
Quoique sa lettre soit assez longue, je réponds qu’il
ne vous dit pas tout. Il
ne vous dit point, par exemple, que, souffrant
continuellement de la gravelle,
et vivant de quelques feuilles de navets et d’un peu
de riz, il se permet
parfois vingt-deux heures de travail par jour, et
qu’il regarde quatre heures
de sommeil dans ses plus longues nuits, comme une
grande immortification. En
vain tous les confrères se récrient, il ferme la
bouche à tout le monde avec ce
seul mot : « Que feriez-vous à ma place ? »
Ce qui, par-dessus
tout, encourageait Mgr Berneux à ces efforts
surhumains, c’était la fréquence
des conversions extraordinaires, et l’action visible
de la grâce de Dieu sur
les néophytes. Il en raconte lui-même de touchants
exemples dans une de ses
premières lettres.
« Un vieillard presque
octogénaire entend parler de la religion chrétienne :
un de nos livres lui
tombe entre les mains, il le lit, et cette lecture le
convainc de la vérité du
christianisme. Il occupait une charge importante, mais
cette dignité étant
incompatible avec les devoirs imposés aux chrétiens,
il s’en démet et rentre
dans la vie privée. Au sein même de sa famille, les
relations qu’il faudra
entretenir avec ses amis l’exposeront à offenser Dieu
qu’il a résolu de servir.
Pour s’y soustraire, il feint d’être en démence, ne se
lave plus, ne parle plus
à personne, etc. Voilà plusieurs années qu’il joue ce
rôle et remplit les
devoirs d’un fervent catholique, sans avoir pu encore
recevoir le baptême. Ses
fils, qui soupçonnent ses intentions et redoutent la
perte de leurs emplois et
l’opprobre attaché au nom chrétien, ne permettent à
aucun étranger d’approcher
de lui, en sorte que nul missionnaire n’a pu le voir.
Je viens d’envoyer un
catéchiste qui parviendra, je l’espère, à le — 421 — baptiser. » Ce bon vieillard
reçut en effet le baptême quelques semaines
plus tard.
« Une jeune fille
païenne qui commençait à pratiquer l’Évangile, est
donnée en mariage à un
païen. Elle continue, dans sa nouvelle famille, à
réciter chaque jour ses
prières, lorsqu’elle est sans témoin ; mais quelque
précaution qu’elle prenne
pour n’être pas aperçue, sa belle-mère et la sœur de
son mari Font vue
plusieurs fois se mettre à genoux dans un coin de la
chambre et même pendant la
nuit, lorsqu’elle croyait que tout dormait auprès
d’elle. Ce qui étonne
surtout, c’est de la voir si douce, si patiente, et
obéissant toujours avec
tant de respect aux moindres ordres qui lui sont
donnés. « Vous avez un secret
que vous me cachez, » lui dit un jour sa belle-sœur. —
« Moi, un secret ?
lequel donc ? — Oh ! riez tant que vous voudrez, mais
vous avez un secret, vous
êtes toute différente des autres femmes. — Vous
plaisantez ; qu’ai-je donc de
si singulier ? » Enfin, vaincue parles instances de la
jeune fille, à qui elle
ne voit aucun danger de se confier : « Oui, en effet,
» lui dit-elle, « j’ai un
grand secret, écoutez-le. J’ai le bonheur de connaître
le vrai Dieu et je l’adore.
C’est lui que je priais lorsque vous m’avez surprise à
genoux au milieu de la
nuit ; je n’ose ni me mettre en colère, ni désobéir,
ni médire, parce que Dieu
le défend, et ce que je me propose en le servant c’est
de mériter le bonheur du
ciel. » La jeune fille écoute avec une attention
religieuse, et dès ce jour elle
apprend la prière des chrétiens avec sa belle-sœur,
dont elle ne peut plus se
séparer.
« La mère ne tarde pas
à s’apercevoir de cette intimité, elle remarque
surtout le changement qui s’est
opéré dans le caractère de sa fille. Autrefois légère
et irascible, elle est
devenue grave et en tout semblable à sa belle-sœur. À
son tour elle n’y tient
plus ; il lui faut, à elle aussi, l’explication de ce
mystère. Cette
explication lui est donnée et produit sur elle le même
effet que sur sa fille.
Restait encore la grand’mère, fort âgée : même
communication, même docilité à
la grâce. Ces quatre femmes, heureuses du trésor
qu’elles ont trouvé,
pratiquent, à l’insu de leurs maris et de leur père,
tout ce qu’elles
connaissent des obligations du chrétien. Un obstacle
cependant s’oppose à leur
baptême : ce sont les superstitions auxquelles elles
sont forcées de
participer. Pour s’en affranchir, il faudrait déclarer
aux chefs de la famille
qu’elles sont chrétiennes, et cette déclaration ne
leur attirerait que des
mauvais traitements, et les rendrait l’objet d’une
surveillance qui ne leur
permettrait plus aucun exercice de religion. Il — 422 — a été convenu entre elles que
la mère et l’aïeule s’abstiendraient
désormais de tout acte entâché de superstition, afin
d’assurer leur salut par
la réception du baptême ; les deux belles-sœurs seules
préparent les viandes
qni devront être offertes aux idoles, jusqu’à ce que
Dieu, qui voit le fond des
cœurs et connaît avec quel regret elles coopèrent à
des actes qui l’offensent,
les délivre de la triste nécessité où elles sont
réduites.
« Des traits semblables
je pourrais vous en citer par milliers. Oh ! alors,
comme vous aimeriez ma
Corée et comme vous prieriez pour nous ! Le bon Dieu
doit avoir des desseins de
grande miséricorde sur cette mission, si nous en
jugeons par les grâces qu’il
lui accorde. »
On comprend que dans de
telles circonstances, le cœur du saint évêque, embrasé
d’un zèle vraiment
apostolique, trouvait légers les plus pénibles
travaux. L’amour de Dieu lui
donnait des forces surnaturelles, cet amour dont il
est écrit qu’il ne sent
point le fardeau, ne recule devant aucun labeur,
embrasse plus qu’il ne peut,
et ne trouve rien impossible. Amor onus non sentit,
labores non reputat, plus
affectat quam valet, de impossibilitate non causatur.
(Imit., l. III, c. v.) |