DEUXIÈME
PARTIE (Index)
LIVRE
III Depuis
la fin de la persécution jusqu’à la mort de Mgr
Ferréol, troisième vicaire apostolique de Corée. 1840-1853. — 336 — CHAPITRE VI. Naufrage de la Gloire et
de la
Victorieuse sur les côtes de Corée. —
Entrée du P. Thomas T’soi. — Ses premiers travaux. —
État de la mission.
Après leur tentative
infructueuse à Houng-tchoung, sur la frontière
septentrionale de la Corée, M.
Maistre et son compagnon le diacre Thomas T’soi
s’étaient retirés au Léao-tong.
Ils y passèrent l’année 1846, et, au mois de décembre,
ils se dirigèrent vers
Pien-men, pour rencontrer les courriers chrétiens, et,
si possible, pénétrer
dans leur mission. Mais l’arrivée de l’ambassade
renversa leurs espérances :
ils apprirent que la persécution s’était rallumée, que
le prêtre André avait
été martyrisé avec plusieurs chrétiens, que la
surveillance était plus active
que jamais sur la frontière, et qu’il était absolument
impossible de la
franchir. Il fallut encore se résigner et retourner en
arrière. La voie de
terre paraissant fermée de tous les côtés et pour
longtemps, M. Maistre ne
pensa plus qu’à entrer en Corée par mer, comme
l’avaient fait Mgr Ferréol et M.
Daveluy, et pour en trouver plus facilement les
moyens, il résolut de revenir à
la procure générale des Missions-Étrangères. Cette
maison de correspondance n’était
plus à Macao. La nécessité de se mettre, une fois pour
toutes, à l’abri des
tracasseries que les ridicules prétentions du Portugal
à un patronage suranné
ne cessaient de causer aux missions, la commodité plus
grande des relations
avec la Chine et les contrées voisines, l’avaient fait
transférer à Hong-kong,
petite île à l’embouchure de la rivière de Canton. Les
Anglais s’en étant
emparés pendant leur guerre avec la Chine,
commençaient à en faire le centre de
leur commerce dans l’extrême Orient.
C’est là que M. Maistre
et son compagnon vinrent débarquer pendant les
premiers mois de l’année 1847.
Les conjonctures étaient des plus favorables pour leur
entreprise. Deux navires
de guerre français allaient partir pour le nord :
c’étaient la frégate la Gloire,
commandant Lapierre, et la
corvette la
Victorieuse, commandant
Rigault de Genouilly.
M. Lapierre, commandant
en chef, avait l’intention de passer en Corée, pour
savoir l’effet produit par
la lettre que M. Cécile avait remise l’année
précédente au gouvernement coréen.
Les deux missionnaires furent donc accueillis avec
bienveillance par — 337 — les officiers français, et
l’on fit voile le 28 juillet, vers le golfe de
Pe-tché-ly, en longeant la côte occidentale de la
Corée.
Le 10 août, les deux
bâtiments s’avançaient de concert, au milieu d’un
groupe d’îles, dans des
parages où les Anglais avaient trouvé de
soixante-douze à quatre-vingt-quatre
pieds d’eau. On était par 35° 45’ de latitude nord, et
124° 8’ de longitude
est. Rien n’annonçait la présence d’un danger, lorsque
tout à coup les deux
navires touchèrent à la fois. En vain prit-on
immédiatement toutes les mesures
possibles pour les remettre à flot ; on était
malheureusement sur un banc de
sable, la brise était fraîche, et pour comble de
malheur, la marée achevait de
monter. Lorsqu’elle descendit, le corps des bâtiments
se trouva presque tout
entier hors de l’eau. Il fallut attendre une nouvelle
marée ; mais quand le
flot revint, les navires s’étaient enfoncés dans le
sable, des voies d’eau se
déclarèrent de toutes parts, et tout espoir de sauver
la Gloire et la Victorieuse
fut perdu. Le 11, la brise tomba un peu,
et on put employer la journée à retirer les
provisions, les armes et les munitions. Dans la
journée du 12, les marins
français, au nombre de six cents, opérèrent leur
débarquement sur une île
voisine du lieu du naufrage ; et le 13 au soir, les
deux commandants quittèrent
les derniers leurs navires. On n’eut à déplorer que la
perte de deux matelots
de la
Victorieuse, qui se noyèrent en
allant porter au large une ancre destinée à relever la
corvette.
L’île sur laquelle les
Français débarquèrent se nommait Kokoun-to, ou
Ko-koun-san [1]. Les équipages s’y
établirent sous des tentes, en attendant le retour de
la chaloupe de la
Gloire, qu’on expédia à Chang-haï, à
cent cinquante lieues environ, pour trouver des moyens
de sauvetage. L’île
fournissait de l’eau, et les naufragés avaient des
vivres pour deux mois au
moins. On travailla activement à sauver les débris des
navires, mais, en
quelques jours, la mer avait tout emporté. Les Coréens
habitants de l’île se
montraient bienveillants pour les naufragés, néanmoins
ils craignaient d’avoir
des relations avec eux. Bientôt arriva un mandarin de
la cour ; il permit de
vendre des provisions aux Français, et offrit, au nom
du gouvernement coréen,
de fournir des barques pour les reconduire en Chine.
Cet envoyé n’était porteur
d’aucune lettre en réponse à celle du commandant
Cécile.
Dans toutes les
conférences des Français avec les Coréens, [1] Ces deux mots sont ici
synonymes, car to signifie : île, et san :
montagne. — 338 — Thomas T’soi servait
d’interprète, mais de peur d’être reconnu, il ne
parlait pas coréen : c’était à l’aide des caractères
chinois qu’il conversait
avec le mandarin et ses gens. Quelle consolation pour
lui de revoir les
costumes de ses compatriotes, d’entendre leurs paroles
! Il demanda un jour au
mandarin s’il y avait des chrétiens en Corée, et si le
roi les persécutait
encore. Le mandarin répondit affirmativement aux deux
questions, et ajouta qu’on
était résolu d’en finir avec cette secte impie, en
mettant à mort tous ceux que
l’on rencontrerait. Le temps, qui semblait bien long
aux autres, paraissait
trop court à M. Maistre et à Thomas ; car ils
craignaient d’être obligés de
partir avant d’avoir pu s’aboucher avec des chrétiens,
et d’avoir trouvé le
moyen de débarquer sur la presqu’île coréenne. Après
tant d’années d’attente,
après tant de voyages et de fatigues, un naufrage les
avait jetés
providentiellement sur le territoire de leur mission ;
et peut-être leur
faudrait-il quitter cette terre si longtemps désirée,
sans même y mettre le
pied !
« Chaque soir, «
écrivait plus tard Thomas, » je regardais de tous
côtés, pour voir si quelque
barque chrétienne ne viendrait pas vers nous ; et je
languissais dans la prière
et dans l’attente. Un jour j’étais allé dans un bourg
voisin pour quelque
affaire, et je revenais la nuit suivante dans une
barque avec quelques Coréens.
Je me mis à leur parler de religion en leur traçant
dans la paume de la main
des caractères chinois. Un d’eux me dit : « Est-ce que
vous connaissez Jésus et
Marie ? — Oui, » repris-je, « et vous, « les
connaissez-vous ? leur rendez-vous
un culte ? » Il me répondit affirmativement, et
interrompit aussitôt la
conversation de peur d’être remarqué des païens qui
l’entouraient. Peu après,
saisissant un moment favorable, je lui pris la main
sans être aperçu, et je lui
demandai si sa famille était toute chrétienne ? où il
y avait des chrétiens ?
et s’ils ne pourraient pas venir avec une barque ? Il
me dit qu’il habitait
dans un lieu appelé Tai-kong-so, distant de dix lieues
de l’île de Ko-koun-to,
que sa famille était toute chrétienne, et que le
surlendemain une barque
viendrait. Je voulais continuer à l’interroger, mais
il retira sa main et ne
voulut plus répondre. Plein d’espérance et
d’inquiétude, j’attendis le jour
fixé ; mais la barque des chrétiens ne parut pas, il
leur avait été impossible
de tromper la surveillance des mandarins. Venir en
plein jour était impossible,
et, pendant la nuit, les barques du gouvernement
veillaient tout autour du camp
français, avec des lumières, pour empêcher toute
communication. »
Le lendemain il fallut
s’embarquer pour la Chine, sur des — 339 — navires anglais qui, à la
première nouvelle du naufrage, étaient accourus
pour porter secours aux Français. Avant de quitter la
Corée, M. Lapierre fit
écrire aux ministres du roi une lettre, dans laquelle
il demandait la liberté
de religion pour les chrétiens. À sa lettre était
jointe une copie de l’édit de
l’empereur chinois Tao-Kouang en laveur de la religion
chrétienne. Thomas T’soi
voulait demeurer dans l’île de Ko-koun-san ; il
demanda plusieurs fois cette
grâce au commandant français ; mais celui-ci
comprenant à quel péril imminent
allait se trouver exposé le jeune Coréen, ne voulut
pas consentir à le laisser
seul. « Je quittai donc, » reprend Thomas, « je
quittai avec beaucoup de larmes
notre bien-aimée mission, dans laquelle je me croyais
enfin entré après tant de
fatigues, et je fus forcé de revenir à Chang-haï.
Cependant nous n’avons pas
encore perdu l’espérance, nous ne sommes pas
découragés, nous comptons toujours
sur la miséricorde de Dieu, et sur les ressources
infinies de sa
toute-puissante et aimable Providence. Oui,
j’espérerai toujours, toujours j’aurai
confiance au Seigneur entre les mains duquel je me
suis abandonné tout entier
pour travailler à sa gloire ! Voyez, Seigneur, voyez
notre affliction,
souvenez-vous de votre miséricorde ! détournez votre
face de nos iniquités et
jetez les yeux sur le cœur sacré de Jésus-Christ, sur
la bienheureuse Vierge
Marie, et exaucez la prière de vos saints, qui crient
vers vous. »
Après le naufrage des
navires français, le gouvernement coréen craignant de
nouvelles visites de ces
barbares étrangers, résolut de répondre à la lettre du
commandant Cécile. Il
envoya donc, par Péking, une dépêche qui fut remise à
M. Lapierre à Macao, et,
en même temps, une proclamation royale fit connaître
cette pièce dans tout le
royaume. Nous ignorons si la lettre à M. Lapierre
était parfaitement semblable
à celle qui fut ainsi publiée en Corée. Voici, en
partie, le contenu de cette
dernière : « L’an passé, des gens de l’île
d’Or-ien-to, qui fait partie du
royaume de Corée, nous remirent une lettre apportée,
disaient-ils, par des
navires étrangers. Nous fûmes tout étonnés à cette
nouvelle, et ouvrant la
lettre, nous reconnûmes qu’elle était adressée à nos
ministres par un chef de
votre royaume. Or, cette lettre disait : « Trois
hommes vénérables de notre
pays : Imbert, Maubant et Chastan ont été mis à mort
par vous. Nous venons vous
demander pourquoi vous les avez tués. Vous direz
peut-être que votre loi défend
aux étrangers d’entrer dans votre royaume, et que
c’est pour avoir transgressé
cette loi qu’ils ont été condamnés. Mais si des
Chinois, des Japonais ou des
Mandchoux viennent à entrer en — 340 — Corée, vous n’osez pas les
tuer, et vous les faites reconduire dans leur
pays. Pourquoi donc n’avez-vous pas traité ces trois
hommes comme des Chinois,
des Japonais ou des Mandchoux ? S’ils avaient été
coupables d’homicide, d’incendie,
ou d’autres crimes semblables, vous auriez bien fait
de les punir, et nous n’aurions
rien à dire ; mais comme ils étaient innocents et que
vous les avez condamnés
injustement, vous avez fait une injure grave au
royaume de France. » À cette
lettre nous ferons une réponse claire.
« En l’année kei-haï
(1839), on a arrêté en Corée des étrangers qui s’y
étaient introduits, nous ne
savons pas à quelle époque. Ils étaient habillés comme
nous, et parlaient notre
langage ; ils voyageaient la nuit, et dormaient
pendant le jour ; ils voilaient
leurs visages, cachaient leurs démarches, et étaient
associés avec les
rebelles, les impies et les scélérats. Conduits devant
le tribunal et
interrogés, ils ont déclaré se nommer : l’un Pierre
Lo, l’autre Jacques Tsang
(Tchen). Sont-ce là les hommes dont parle la lettre de
votre chef ? Dans l’interrogatoire,
ils n’ont pas dit qu’ils étaient Français, et quand
bien même ils l’auraient
dit, comme nous entendons parler de votre pays pour la
première fois, comment
aurions-nous pu ne pas appliquer notre loi qui défend
d’entrer clandestinement
dans le royaume ? D’ailleurs, leur conduite en
changeant de noms et de
vêtements montrait assez leur mauvaise volonté, et on
ne peut nullement les
comparer à ceux qui font naufrage sur les côtes par
accident. Notre royaume est
entouré par la mer et, à cause de cela, les étrangers
sont souvent jetés sur
nos côtes ; s’ils sont inconnus, nous venons à leur
secours, nous leur donnons
des vivres, et, si c’est possible, nous les renvoyons
dans leur patrie. Telle
est la loi de notre royaume. Si donc vos compatriotes
avaient été des
naufragés, comment les aurions-nous traités autrement
que les Chinois, les
Mandchoux et les Japonais ?
« Vous dites encore que
ces Français ont été tués sans cause légitime, et que
nous vous avons fait en
cela une grave injure. Ces paroles nous étonnent
beaucoup. Nous ne savons pas à
quelle distance de la Corée se trouve la France, nous
n’avons aucune
communication avec elle ; quel motif aurions-nous eu
de lui faire injure ?
Considérez ce que vous feriez vous-même si quelque
Coréen venait chez vous
secrètement et déguisé, pour faire le mal. Est-ce que
vous le laisseriez en
paix ? Si les Chinois, Mandchoux, ou Japonais
agissaient comme vos compatriotes
ont agi, nous les punirions selon notre loi. Nous
avons condamné autrefois un — 341 — Chinois à la peine capitale,
parce qu’il était entré dans le royaume
secrètement, et en changeant ses habits. Les Chinois
n’ont fait aucune réclamation,
parce qu’ils connaissent nos lois. Quand même nous
aurions su que les hommes
que nous avons fait mourir étaient Français, leurs
actions étant plus
criminelles que celles des homicides et des
incendiaires, nous n’aurions pas pu
les épargner ; à plus forte raison, ignorant leur
nationalité, avons-nous dû
les condamner au dernier supplice. La chose est
très-claire et n’a pas besoin
de nouvelles explications.
« Nous savions que vous
deviez venir cette année chercher une réponse à votre
lettre, mais comme cette
lettre a été remise sans les formalités requises, nous
n’étions pas tenus d’y
répondre. Ce n’est pas une affaire qui regarde un
gouverneur de province. De
plus comme notre royaume est subordonné au
gouvernement chinois, nous devons
consulter l’empereur sur les affaires qui regardent
les étrangers. Rapportez
cela à votre chef, et ne soyez pas surpris que pour
vous exposer le véritable
état des choses, nous ayons été conduits à vous parler
comme nous venons de le
faire. »
Dans la dépêche au commandant
Lapierre, le gouvernement coréen témoignait aussi le
désir qu’on n’envoyât pas
de navire sur les côtes de Corée, pour recueillir les
canons qui avaient été
laissés dans l’île de Ko-koun-to.
M. Lapierre répondit à
cette dépêche par la voie du gouvernement chinois. Il
disait en substance : «
Dans les premiers mois de 1848, un navire de guerre
français ira en Corée pour
chercher tout ce qui a été laissé sur l’île de
Ko-koun-to. Quant aux raisons
alléguées par le gouvernement coréen, pour se
justifier du meurtre des
Français, elles ne sont pas acceptables. Si à l’avenir
un Français est arrêté
en Corée, on devra le renvoyer à Péking ; en agissant
autrement on s’exposerait
aux plus grands malheurs. » Telles furent les
premières relations officielles
de la France avec la Corée. Quand le commandant
Lapierre rentra en France, la
révolution de 1848 venait d’éclater, et l’on ne
songeait guère à la Corée.
Avant d’aller plus
loin, nous devons payer un juste tribut de
reconnaissance aux officiers
français qui, à cette époque, représentèrent la France
dans l’extrême Orient.
Avec des moyens d’action très-limités, avec la crainte
continuelle de dépasser
leurs instructions, et d’encourir un blâme sévère pour
des actes du patriotisme
le plus éclairé, ils surent se montrer dévoués à la
sainte cause des missions,
et trouver les moyens de favoriser la — 342 — prédication de l’Évangile.
Leurs noms seront toujours chers aux églises de
l’extrême Orient, et, malgré tous les désastres qui
ont suivi, la mission de
Corée en particulier n’oubliera pas ce qu’ils ont
fait, et surtout ce qu’ils
voulaient faire pour elle.
Une lettre de M.
Daveluy, de septembre 1848, nous montre l’effet
fâcheux qu’eut, à l’intérieur
de la Corée, le départ des Français. « Dans ce pays on
est fort vexé de voir
sans cesse des navires étrangers. Je dis : sans cesse,
car les Français étant
venus deux fois, il n’est plus question pendant toute
l’année que d’eux et de
leurs vaisseaux ; on les annonce par dizaines ; il
semblerait que toute la
marine française est sur les côtes. Cette fois encore,
après le départ de nos
compatriotes, des pétitions très-formelles pour faire
saisir et exterminer
jusqu’au dernier chrétien furent adressées au roi, à
diverses reprises. La
persécution semblait imminente, à ce point que Mgr
Ferréol, dans les environs
de la capitale, fut obligé de cesser l’administration,
et se cacha quelque
temps. Mais Dieu comprima les efforts des impies, et
ces bruits n’eurent pas de
suite. Toutefois, la haine contre la religion augmenta
partout ; un village
chrétien fut entièrement pillé par les satellites et
les païens du voisinage,
sans aucun ordre du mandarin. Mgr Ferréol ayant été vu
par les païens dans l’administration
des sacrements, il y eut dénonciation à l’autorité ;
les chrétiens appelés répondirent
adroitement, et, grâce sans doute au caractère
pacifique du magistrat qui les
interrogeait, leurs réponses furent acceptées.
« Dans les provinces,
on ne parlait que d’étrangers et de chrétiens ; c’est
encore maintenant une
affaire majeure dans le pays, tous s’en occupent. On
appelle en riant les
navires français des Avale-mandarin. La raison en est
que, d’après une vieille
loi du royaume, le mandarin vis-à-vis de
l’arrondissement duquel des vaisseaux
étrangers jettent l’ancre est immédiatement destitué.
Jusqu’ici la venue des
navires n’a eu d’autre effet direct que de faire
disgracier tous ceux qui en
ont donné la nouvelle. N’ayant vu personne cette
année, je pense que les
Français ne reparaîtront pas, et vraiment, s’ils ne
veulent pas agir avec énergie,
il vaut mieux qu’ils ne se montrent plus. »
M. Maistre, après son
retour de Ko-koun-to, s’était retiré à Chang-haï avec
le diacre Thomas, ils
espéraient s’embarquer sur le navire français qui
devait aller recueillir les
débris de la
Gloire et de la Victorieuse,
mais au milieu des
préoccupations politiques de 1848, on négligea
d’envoyer ce navire, et toute l’année
s’écoula dans une vaine attente. S’ils avaient pu
aller jusqu’à Ko-koun-to, — 343 — ils auraient eu enfin le
bonheur d’entrer dans leur mission, car des
courriers chrétiens envoyés par Mgr Ferréol les y
attendirent pendant tout l’été
; mais Dieu voulait encore exercer leur patience.
Dans les premiers mois
de l’année suivante, ils risquèrent une nouvelle
tentative. Embarqués sur un
petit navire de Macao, ils firent voile vers l’île de
Pe-lin-tao, au nord de la
Corée, là où André Kim fut arrêté lorsqu’il cherchait
à établir une voie de
communication avec la Chine. Une barque coréenne
devait venir les y attendre
pour les transporter ensuite sur la presqu’île. Dans
la traversée, ils furent
battus par une tempête furieuse ; la mer enleva leurs
ancres, et leur navire
fut plusieurs fois sur le point d’être englouti, ils
arrivèrent néanmoins sur
les côtes de Corée, et après de longues recherches,
trouvèrent l’île du
rendez-vous, mais aucune barque chrétienne ne se
présenta. Comment expliquer ce
contre-temps ? peut-être les chrétiens qui venaient à
leur rencontre avaient
été arrêtés : peut-être le gouvernement coréen, irrité
par les lettres des
Français, avait commencé une nouvelle persécution
contre les fidèles. Malgré
leurs instances, le capitaine du navire ne consentit
pas à rester longtemps sur
cette côte inhospitalière. Après quelques jours il
reprit la route de Chine, et
M. Maistre et Thomas se trouvèrent encore une fois à
Chang-haï.
Il semble qu’un si
grand nombre d’expéditions infructueuses auraient dû
décourager, ou au moins
ébranler, la constance du missionnaire et du diacre
coréen ; mais Dieu, pour
qui ils travaillaient, soutenait leur courage. Au
milieu de si longues
tribulations, le calme et l’aménité de M. Maistre ne
se démentirent jamais un
instant, au point que certains hommes, qui ne
pouvaient comprendre tant de
vertu, l’accusèrent de ne pas désirer sérieusement
d’entrer en Corée. Quant à
Thomas, les lettres qu’il écrivait alors sont pleines
des sentiments de la
résignation la plus touchante : « Voilà que je vous
écris encore de la terre d’exil,
» dit-il à M. Legregeois, directeur du séminaire des
Missions-Étrangères ; mes
vœux ne se sont pas réalisés. Il est certainement
pénible pour votre paternité
d’entendre toujours parler d’expéditions malheureuses,
et il est triste pour
moi d’avoir toujours à en raconter de nouvelles. Mais
que pouvons-nous chercher
en dehors du bon plaisir de Dieu ? Aussi, lorsque nos
projets ne réussissent
pas, nous ne croyons pas que tout est perdu : car ce
n’est pas pour un homme
mortel, ou pour nous-mêmes, que nous avons du zèle et
que nous travaillons,
mais c’est pour Dieu qui voit le fond du cœur et qui
n’a pas besoin de nos
services, pour — 344 — Dieu qui nous a prédestinés à
porter du fruit dans l’humilité et dans une
grande patience, par la ressemblance avec son Fils
bien aimé le Seigneur
Jésus-Christ. Ce que nous souffrons est bien peu de
chose pour obtenir les
grâces de la divine miséricorde. Combien de saints ont
offert à Dieu de
ferventes prières, de grands sacrifices, de longues et
pénibles mortifications
pendant dix, vingt, trente et quarante ans, pour la
conversion d’un seul
pécheur ou pour obtenir une grâce particulière ! Quand
je jette les yeux sur
ces exemples, je ne sais plus quel est l’esprit qui
m’anime. C’est peut-être à
cause de ma grande négligence à recourir au secours
divin ; c’est à cause de
mes innombrables péchés, et de ma trop grande
confiance dans les hommes, que
Dieu n’exauce pas vos prières ; c’est moi qui fais
obstacle à la divine
miséricorde. Ô mon Seigneur Dieu très-bon, jetez-moi
dans le fond de la mer si
je suis la cause de votre colère, et ayez pitié de vos
serviteurs ! Que votre
très-sainte volonté seule s’accomplisse sur moi, en
moi, par moi et avec moi !
»
Lorsque Thomas traçait
ces lignes qui nous font connaître sa belle âme, il
était prêtre depuis
quelques jours. Son ordination eut lieu à Chang-haï,
le dimanche de Quasimodo
de l’année 1849. C’est Mgr Maresca, vicaire
apostolique de la mission du
Kiang-nan qui lui imposa les mains.
Fortifié par la grâce
du sacrement et par l’oblation du divin sacrifice,
Thomas partit au mois de mai
pour le Léao-tong, afin de préparer une nouvelle
tentative. Il passa sept mois
dans cette province, sous les ordres de M. Berneux,
provicaire de Mandchourie,
s’occupant à visiter les malades, à faire des
instructions les dimanches et
fêtes, à catéchiser les enfants et à administrer
quelques chrétientés voisines.
Il se formait ainsi au saint ministère, et acquérait
tous les jours plus d’expérience.
M. Maistre arriva lui-même au Léao-tong, le 3
novembre, pour l’accompagner, et
ils se mirent en chemin quelques semaines plus tard.
Ce voyage offrait moins de
chances de succès que les précédents ; mais le cœur de
Thomas était rempli de
confiance. Plus il se voyait dépourvu des moyens
humains, plus il comptait sur
Dieu, et cette fois son espoir ne fut pas déçu.
Voici comment il
racontait l’année suivante, dans une lettre à M.
Legregeois, son entrée en
Corée et ses premiers travaux : « Au mois de décembre, comme
me l’avait mandé Mgr Ferréol, je pris la route
de Corée pur Pien-men. Le P. Maistre vint avec moi
jusqu’à cette ville, quoiqu’il
n’y eût pas grand espoir de le faire entrer, mais
enfin il voulait profiter de
l’occasion si — 345 — elle se présentait. En
arrivant à Pien-men, je trouvai les courriers que
Mgr Fcrréol avait envoyés. Je m’y pris auprès d’eux de
toutes les manières
possibles pour les décider à introduire le P. Maistre
avec moi. Mais la
prudence s’y opposait, et je fus bien peiné d’être
contraint de laisser en
Chine ce cher Père tout désolé de ce contre-temps, et
de continuer seul mon
chemin, pour aller briser les terribles portes de la
Corée. Je ne voyais aucune
possibilité de déjouer la vigilance de la douane. Tout
ce que j’avais d’espoir
et de confiance reposait sur la toute-puissance de la
miséricorde divine.
« Appuyé sur le bras de
Dieu et tout préparé à la prison, je m’approchai de la
douane pendant la nuit.
D’habitude, il y a des sentinelles sur les rives du
Ya-lou-kiang, sur les murs
et aux portes de la ville. Mais la nuit était
très-profonde et très-orageuse ;
la violence du vent et la rigueur du froid avaient
très-probablement forcé les
soldats à se réfugier dans les maisons, car nous
franchîmes la douane sans que
personne nous aperçût ou nous fît la moindre question.
Après avoir échappé à ce
danger, nous arrivâmes à Séoul sans grandes
difficultés. J’y restai un jour,
puis je voulus continuer ma route pour aller rejoindre
Monseigneur qui alors se
trouvait dans la province de Tsiong-tsieng. Mais
auparavant je dus aller voir
le P. Daveluy alors très-gravement malade. Je lui
administrai l’Extrême-Onction,
puis je me rendis auprès de Monseigneur que je trouvai
aussi malade de la
fièvre. Je passai un jour avec lui et, sans prendre
aucun repos, je commençai l’exercice
du saint ministère, en débutant par la province de
Tsien-la. Dieu me protégea,
et en six mois je parcourus paisiblement cinq
provinces.
« En deux endroits
seulement, je fus exposé à quelque danger. Dans un
petit village, se trouvaient
seulement trois chrétiennes, habitant des maisons
païennes, avec leurs parents
et leurs maris également païens. Je voulus les
visiter. Accompagné de mon
catéchiste et muni de ma chapelle, j’allai sur le soir
loger dans une maison de
très-chétive apparence. Des païens me virent entrer
et, soupçonnant que j’étais
Européen, ils coururent aussitôt prévenir le chef du
village. Celui-ci fit
publier qu’à la nuit les anciens auraient à se réunir
au tribunal, afin de s’emparer
de ma personne et de me condamner à mort. Nous étions
entre les mains de nos
ennemis, la fuite était impossible, car tout le
village nous gardait, et du
reste, en fuyant nous n’aurions fait qu’exaspérer les
païens contre nous et
contre la maison où nous étions descendus. Nous nous
réfugiâmes donc sous la
protec- — 346 — tion de la bienheureuse
Vierge Marie, et nous abandonnant tout entiers à la
volonté de Dieu, nous demeurâmes dans cet endroit sans
paraître prêter la
moindre attention aux cris des païens. La nuit se
passa à les attendre. Mais il
y eut scission dans leur conseil, et le matin on nous
laissa sortir librement.
Toutefois je n’avais pas pu visiter les trois
chrétiennes, et je les laissai
toutes consternées de cet accident.
« Dans un autre lieu où
se trouvent environ deux cents chrétiens, je fus
également dénoncé au chef du
village le troisième jour de la mission. Aussitôt il
fit savoir à tous les
païens qu’un Européen se trouvait dans l’endroit, et
il accourut à la maison
où, dans ce moment même, j’entendais les confessions.
Pendant le reste de la
journée et une grande partie de la nuit, il m’accabla
d’injures, de
malédictions et de menaces. Il criait que j’étais un
Européen, un Français. «
Tu es, » me disait-il, « un grand scélérat ; tu es
venu de la France pour nous
voler. Les Européens ne sont que des imposteurs, et
les Français des
perturbateurs du repos public. Quel avantage
trouvez-vous donc à venir ainsi
semer la discorde chez nous, et à nous tromper ? Tu
verras si tu peux persister
dans cette mauvaise voie ; demain tu seras lié avec la
corde rouge et conduit
dans la prison des voleurs, etc. » Il ne cessa de
crier de cette façon pendant
plusieurs heures, et à la fin, épuisé de fatigue, il
se décida à aller se
coucher. Alors d’après le conseil de mes catéchistes,
je partis pendant la
nuit, sans avoir dit la messe, quoique tous les
chrétiens, qui s’étaient
confessés et préparés la veille, eussent le plus vif
désir de recevoir la
sainte communion. Un grand nombre de ceux qui
n’avaient pas encore participé
aux sacrements, me suivirent le lendemain, par des
chemins affreux, jusque dans
une autre chrétienté située à cent lys de chez eux ;
ceux qui ne purent sortir
du village en éprouvèrent le plus grand chagrin.
« Dans mes courses je
vois de près les misères et l’indigence de ces pauvres
gens ; l’impuissance où
je me trouve de les soulager, m’afflige plus que je ne
puis l’exprimer. Ils
sont en proie à toutes les calamités. Écrasés sous un
gouvernement tyrannique,
plongés dans des difficultés inextricables, à peine
ont-ils la liberté de faire
le moindre mouvement ; persécutions de la part de
leurs concitoyens,
persécutions de la part de leurs parents, de leurs
alliés, de leurs voisins.
Ils s’estiment heureux lorsqu’ils peuvent vivre
tranquillement pendant deux ou
trois ans, dans des montagnes sauvages, dans des
cavernes, sous les plus
misérables abris. Pour beaucoup d’entre eux, la
pratique — 347 — du christianisme est
excessivement difficile. Laissez-moi vous citer
quelques traits.
« Une jeune fille, de
famille noble, entendit parler de la religion
chrétienne à l’âge de quinze ans.
Embrasée d’un vif désir de la pratiquer, et ne pouvant
le faire dans la maison
paternelle, elle quitta sa famille. Mais pendant
qu’elle voyageait à la
recherche des chrétiens, elle fut enlevée par un païen
qui l’épousa. Elle resta
pendant douze ans dans la maison de son ravisseur,
sans pouvoir donner aucune
nouvelle à sa famille ou à quelque chrétien. Elle
était toujours préoccupée d’une
nouvelle fuite, mais elle ne savait où trouver un
refuge, et craignait de
tomber entre les mains d’un autre ravisseur. Un
chrétien ayant entendu, par
hasard, un païen de ses amis parler de cette femme, se
fit passer pour un de
ses parents, fut la voir, la consola, et lui procura
quelques livres pour
apprendre la doctrine chrétienne et les prières ; mais
jusqu’à présent, il n’y
a pas eu moyen de lui administrer les sacrements.
« J’ai vu une autre
femme nommée Anne, aussi de race noble, qui, retenue
dans une maison païenne
depuis dix-neuf ans, n’a pas pu communiquer avec les
fidèles, et par conséquent
est restée privée des sacrements. Cette année même,
elle put envoyer de ses
nouvelles à un chrétien de ses parents, qui réussit à
la voir et à lui parler.
Je me trouvais alors dans un oratoire éloigné de
cinquante lys de la maison d’Anne.
Ce chrétien vint me raconter avec quelle impatience
Anne m’attendait, et
combien elle était digne de compassion. Seule dans un
village entièrement livré
au culte des idoles, elle n’avait jamais, pendant tant
d’années, manqué à ses
devoirs de chrétienne. Elle soupirait sans cesse après
les sacrements, et
priait Dieu de lui envoyer un de ses ministres.
Souvent dans sa désolation,
elle prenait un petit morceau de toile européenne, et
en le regardant elle
pensait à l’Europe, aux missionnaires, et se consolait
en disant que puisque
cet objet avait pu être apporté de France, des
missionnaires pourraient de
nouveau venir du même pays, et qu’elle les verrait. Je
fus vivement ému de ce
récit, et quoique je ne visse aucune possibilité
d’approcher de cette fidèle
chrétienne, j’espérai que le bon Dieu et la
bienheureuse Vierge Marie, enfin
propices à ses vœux, me fourniraient les moyens de lui
administrer la Pénitence
et l’Eucharistie. Muni du très-saint Sacrement, notre
seule consolation
ici-bas, je me dirigeai en toute hâte vers le village
d’Anne. Tout le monde
étant païen dans ce village, je n’avais aucun endroit
convenable pour y déposer
la sainte Eucharistie, — 348 — et installer le tribunal de
la Pénitence. Je m’assis sur les bords du
fleuve, à l’ombre de quelques arbres, comme si j’eusse
voulu me reposer des
fatigues de la route et me préserver des ardeurs du
soleil, et j’envoyai en
éclaireur le chrétien qui m’avait accompagné. Celui-ci
entra dans la maison, et
n’y trouva aucun homme ; tous étaient dans les champs.
Anne était seule avec sa
fille et quelques petits enfants. Le chrétien
m’apporta un billet sur lequel
cette pieuse femme avait écrit son examen de
conscience. Je le lus dans le lieu
où je m’étais assis, puis aussitôt j’entrai dans la
maison, j’appelai Anne dans
la chambre intérieure, je lui donnai rapidement
l’absolution, je la munis du
pain des forts, puis je m’échappai tout joyeux, et
revins à mon poste en
bénissant le ciel.
« Nous n’avons, vous le
voyez, aucune liberté dans l’exercice de notre sainte
Religion. Nous sommes
toujours tremblants comme si nous commettions les plus
grands crimes ; on nous
accable sous la haine et le mépris comme de vils
scélérats. Dès que quelqu’un
se convertit à la foi, aussitôt parents, alliés et
voisins s’élèvent contre
lui, le maudissent comme le plus impie des hommes, lui
font subir toute espèce
de vexations, et enfin le chassent loin d’eux avec
défense de remettre le pied
parmi ses concitoyens. Les nobles surtout poursuivent
de toute leur fureur ceux
d’entre eux qui embrassent la foi. Si on apprend qu’un
noble est chrétien,
toute sa famille est déclarée infâme, et elle perd son
titre de noblesse sur
lequel reposent toute sa gloire et toutes ses
espérances. De là un grand sujet
de scandale pour beaucoup de fidèles ; car, lorsque
vient pour eux le moment de
choisir, ils aiment mieux jouir de leurs vains titres
que de se glorifier dans
la croix et les opprobres de Notre Seigneur
Jésus-Christ.
« Un néophyte a été
élevé dernièrement à une dignité de cinquième ordre
par le crédit de ses amis,
sans que lui-même eût prêté les mains à cet
avancement. Il arrive souvent que l’on
obtienne ainsi des places sans aucun titre, sans
aucune sollicitation, par la
seule influence de parents ou d’amis ; et ces
dignités, de quelque manière qu’elles
soient accordées, doivent toujours être acceptées, si
l’on ne veut s’exposer au
déshonneur ou même à la mort. Ce néophyte se trouve
maintenant en grand danger
de perdre la foi. Bientôt il sera mis à la tête de
quelque province ou d’une
ville importante. S’il accepte cette charge, il ne
pourra l’exercer qu’en
prenant part fréquemment à des cérémonies
superstitieuses ; s’il la refuse, il
sera déclaré rebelle, et le voilà menacé de mort, et
toute sa famille exposée à
de grandes calamités. — 349 —
« Le sort des femmes
nobles est encore plus triste. Elles ne peuvent mettre
le pied hors de la porte
de leurs maisons. Elles ne peuvent décemment parler à
personne, sinon à leurs
plus proches parents. On leur fait le plus grand crime
de se laisser voir une
seule fois à un homme inconnu. Aussi, celles qui sont
placées sous l’autorité
de parents ou de maris, sont dans l’impossibilité
presque absolue de s’approcher
des sacrements, et se consument dans d’inutiles
désirs. Les veuves, le
seraient-elles devenues après un seul jour de mariage,
sont obligées de garder
la continence. Un second mariage est une note
d’infamie pour elles et pour leur
famille. De là vient qu’elles sont soumises aux mêmes
règles de bienséance, et
n’ont guère plus de liberté. Elles ne peuvent
s’approcher des sacrements que la
nuit ; et à combien de misères ne sont-elles pas
exposées dans ces courses
nocturnes ! quand donc pourrons-nous rassasier ces
âmes qui ont faim et soif de
la justice !
« Nous sommes souvent
forcés d’user d’une grande rigueur pour empêcher les
fidèles de se précipiter
en foule pour nous voir et assister au saint sacrifice
de la messe. Mais les
peines que nous imposons aux coupables ne les
épouvantent guère ; ils sont peu
obéissants sous ce rapport. Quand nous arrivons dans
une chrétienté, tous,
petits et grands, endossent leurs habits neufs, et se
hâtent de venir saluer le
Père. Et si celui-ci tarde un peu à recevoir leurs
hommages, leur impatience
est extrême ; à chaque instant ils envoient les
catéchistes demander pour eux
la permission d’entrer et de recevoir la bénédiction.
Au moment du départ, dès
que nous reprenons nos habits de voyage, ils
remplissent l’oratoire de pleurs
et de gémissements. Les uns me saisissent par les
manches comme pour me
retenir, les autres arrosent de larmes les franges de
mon vêtement, comme pour
y laisser un gage de leur affection ; ils me suivent,
et ne veulent s’en
retourner que lorsqu’ils ne peuvent plus m’apercevoir.
Quelquefois ils montent
sur les collines pour me suivre plus longtemps du
regard.
« Un jour je devais
aller d’un oratoire à un autre. Des néophytes qui
demeuraient près du chemin où
je devais passer, vinrent me conjurer de m’arrêter
quelques instants chez eux.
Je fus touché par leurs prières, et promis de me
rendre à leurs désirs. Lorsque
j’arrivai chez eux, j’y trouvai réunis tous les
chrétiens du voisinage au
comble de la joie. L’un d’eux était venu d’une
distance de quinze lys. Dès qu’il
avait appris mon passage, sans laisser personne à sa
maison, il était parti
avec sa femme et son fils, âgé — 350 — de près de dix ans, et avait
traversé des montagnes impraticables pour me
rencontrer. Oh ! si un autre Xavier ou un autre
Bernard se rencontraient ici,
quels fruits de salut ils produiraient dans ces âmes
si impatientes de voir et
d’entendre un prêtre de Jésus-Christ.
« Voici encore un de
mes plus grands sujets de douleur. Il arrive souvent
que des personnes, douées
d’un véritable esprit de ferveur, se proposent de
garder la virginité pour
servir Dieu avec plus de fidélité et de zèle ; mais
les lois et les mœurs du
pays sont telles, que cette angélique vertu ne trouve
ici aucune protection ni
aucun refuge. Tout le monde ne voit dans la virginité
qu’une impiété, et dans
la chasteté qu’une hypocrisie ; aussi ces pieuses
femmes, si elles ne sont pas
mariées, risquent d’être enlevées par des païens et
par conséquent d’exposer
leur salut éternel. De là vient que nous, les
prédicateurs de la virginité,
conseillons et ordonnons même le mariage.
« Le fait suivant vous
expliquera mieux ce que je viens de vous dire. Une
jeune fille, nommée Barbe,
avait huit frères et elle-même était la plus jeune de
la famille. Elle resta
seule avec deux de ses frères, la mort lui ayant
enlevé les autres. À l’âge de
sept ans, elle apprit à lire, et dès ce moment, elle
sentit le désir de garder
la virginité. Un jour sa belle-sœur occupée, à
confectionner une robe, lui dit
: « Cette robe sera pour toi, tu la porteras le jour
de tes noces « Aussitôt
Barbe va se réfugier dans le coin le plus retiré de la
maison ; elle fond en
pleurs et sa mère ne parvient à la consoler qu’en lui
promettant qu’on ne la
forcerait point à se marier. Parvenue à l’âge de onze
ans, un jour elle trace
quelques lignes sur le mur de sa chambre, puis prend
deux livres de religion,
quelques grains de riz, s’échappe furtivement, et se
réfugie dans les montagnes
avec une compagne de son âge. Le matin, en cherchant
Barbe, ses parents
aperçoivent sur le mur les paroles suivantes, écrites
de sa main : « Mes bien
chers parents, ne me considérez plus comme votre
enfant, mais comme l’enfant de
la bienheureuse Vierge Marie. La vie est courte
ici-bas, et tout y est vanité.
Par nous-mêmes nous ne pouvons rien, mais avec Dieu
nous pouvons tout. Dieu n’abandonne
jamais ceux qui ont confiance en lui. Ne vous
inquiétez pas du lieu où je me
suis retirée ni de ce que je ferai. » Mais les parents
se mettent à fouiller
tout le pays, et, au bout de trois jours, le frère de
Barbe la trouve dans une
caverne presque inaccessible, hantée seulement par des
bêtes féroces. L’enfant
lisait paisiblement ses livres dans cet affreux réduit
; elle priait, instruis- — 351 — ait sa compagne, l’exhortait
à persévérer, et de temps en temps sortait
pour aller arracher les racines qui leur servaient de
nourriture. Elle goûtait
dans cette solitude des consolations ineffables. Tant
de bonheur fut troublé
par l’arrivée de son frère. La vue du tigre l’eût
moins épouvantée. Elle lit
tout son possible pour obtenir de rester dans son
antre ; elle employa tour à
tour les exhortations, les prières, les menaces, elle
lutta même de toutes ses
forces pour ne pas être entraînée. Enfin elle fut
ramenée à la maison
paternelle, et sa mère de s’écrier : « Que signifie
cette conduite ? Quelle
folie ! Le démon lui-même t’a jetée dans ces
illusions, c’est évident. Comment,
à ton âge, tu ne craignais pas d’être dévorée par le
tigre, ou de mourir de
faim ? — ma mère ! » répondit Barbe, « ne vous
troublez pas. Le bon Dieu n’abandonne
pas ceux qui ont confiance en lui. »
« Depuis ce moment elle
jeûnait régulièrement deux fois par semaine ; elle
s’abstenait complètement de
viande et de poisson. Pendant le carême, elle faisait
un seul repas par jour.
Elle était remplie de l’esprit d’oraison, et, tout en
vaquant aux soins du
ménage ou en travaillant dans les champs, elle ne
cessait de prier. Elle savait
par cœur tout le manuel des chrétiens qui, en Corée,
est passablement long, le
catéchisme, le résumé de la doctrine chrétienne, les
vies de sainte Barbe, de
saint Pierre et saint Paul, de plusieurs martyrs de la
Corée, et autres petits
livres de piété écrits en langue vulgaire par des
Coréens. Jamais on ne la vit
éprouver le moindre sentiment de colère ou
d’impatience, jamais on n’entendit
sortir de sa bouche ces exclamations cependant si
naturelles : Quelle chaleur !
Quel froid ! Comme le vent est violent ! Comme cette
pluie nous contrarie ! et
autres semblables. Jamais ses parents n’eurent besoin
d’user d’ordres, d’exhortations
ou d’encouragements pour la décider à quelque besogne
que ce fût. Elle
prévenait toujours leur volonté et remplissait sa
tache de manière à satisfaire
tout le monde. Sa mère pouvait à peine modérer
l’ardeur qu’elle apportait dans
ses exercices de piété ou dans ses travaux manuels. «
La vie est courte, » lui
disait Barbe, « travaillons pendant que nous en avons
le temps. Bientôt notre
corps sera la pâture des vers, à quoi bon le ménager ?
mieux vaut l’user jusqu’au
bout. » Dans ses maladies, elle ne changeait rien à
ses exercices de piété ni à
ses mortifications. Quoique atteinte d’une fièvre
tierce, elle ne voulut jamais
garder le lit. Elle traitait son corps avec tant de
rigueur que personne ne
comprenait comment elle pouvait vivre, et cependant
elle surpassait toutes ses
compagnes en vigueur et en beauté. — 352 —
« À l’âge de quatorze
ans, elle put s’approcher pour la première fois du
tribunal de la Pénitence.
Elle fit connaître au prêtre son projet de garder la
virginité. Celui-ci tâcha
de la dissuader, en lui montrant les dangers de cet
état ; il lui ordonna même
d’abandonner son dessein et de se marier. L’année
suivante, elle déclara à ce
même confesseur qu’elle persistait dans ses idées. Le
prêtre alors lui donna le
choix, ou de se rendre à ses avis, ou de ne pas
recevoir la communion. Barbe n’ayant
pas prêté assez d’attention à la parole du confesseur,
s’approcha des
sacrements, mais ensuite réfléchissant sur le choix
qui lui avait été proposé,
et reconnaissant qu’elle s’était trompée, elle se mit
à pleurer et fut
longtemps inconsolable. À l’âge de seize ans elle fut
demandée en mariage par
un païen. Celui-ci, après avoir épuisé tous les moyens
légitimes pour arriver à
son but, essaya plusieurs fois d’enlever Barbe par
force. Ses parents et ses
frères furent à cette occasion exposés à toute sorte
d’outrages. La voyant dans
une situation extrêmement périlleuse, ils s’y prirent
de toutes les manières
pour ébranler sa résolution ; ils lui proposèrent, en
échange, d’épouser un jeune
chrétien du voisinage ; ce fut en vain, Barbe demeura
inébranlable. Elle
reprenait son père et ses frères de leur peu de
courage : « Comment,»
disait-elle, « vous ne voulez pas me défendre contre
les insultes de ces païens
? laissez-moi seule, j’irai où je voudrai, et Dieu
sera avec moi. » Un jour que
les païens accouraient pour l’enlever, elle s’enfuit
dans les montagnes. Les
ravisseurs ne la trouvant pas, tournèrent toute leur
fureur contre son père et
ses frères. L’un de ceux-ci, après avoir été accablé
d’injures et de mauvais
traitements, se mit à la recherche de sa sœur. Toute
la nuit il appela Barbe à
grands cris. Celle-ci reconnut bien la voix de son
frère, mais craignant qu’il
ne voulût la trahir, elle n’osa sortir de sa cachette.
Le matin seulement, elle
se montra, et consola son frère qui pleurait de joie ;
il avait craint que sa
sœur n’eût été dévorée par le tigre. Il la conduisit
ensuite à sa mère plongée
dans la plus grande douleur. Barbe était toute
radieuse et répétait : « Il n’y
a pas de mal, pourquoi vous désolez-vous ? Tout vient
à bien à ceux que le bon
Dieu protège. » Une autre fois encore, elle fut
obligée de chercher son salut
en se cachant dans les montagnes. Enfin, elle
abandonna la maison paternelle,
et émigra dans une autre province.
« Après ces vexations,
Barbe eut à soutenir des luttes bien plus terribles
encore, et sa constance ne
fit que s’affermir. Trois fois on lui refusa les
sacrements ; elle s’y présenta
une quatrième — 353 — fois, on la repoussa encore.
L’évêque la fit comparaître devant lui ; il
employa inutilement les conseils, les exhortations,
enfin il excommunia la
jeune fille et ses parents. Malgré tous ces obstacles
elle demeura inébranlable
dans son projet. Elle redoublait ses mortifications ;
quelquefois elle éclatait
en sanglots, et versait d’abondantes larmes sur sa
triste destinée. Le soir
elle quittait la maison, et sans redouter la rencontre
du tigre, elle allait
dans un endroit solitaire sur le bord d’un torrent, où
elle passait la nuit en
prières.
« Je devais aller dans
ce pays après avoir visité une partie de mes
chrétiens. Je devais même, en
attendant le moment de commencer une nouvelle mission,
me reposer un peu chez
mon catéchiste Léon, et Barbe ne demeurait qu’à un
mille delà. Dès qu’elle
apprit mon arrivée, elle accourut transportée de joie
pour me faire une visite,
et ne pensa plus qu’au moyen de recevoir les
sacrements. C’était chose
moralement impossible. Le lieu où j’étais ne dépendait
pas de mon district, par
conséquent je n’y avais aucune juridiction ; en outre,
cette pauvre fille était
sous le coup de l’interdit porté par l’évêque. Elle
montrait à ses amies son
examen de conscience écrit, en leur disant : « Comment
donc ces péchés
seront-ils remis ? — Si seulement j’étais malade comme
vous, » disait-elle à
une autre, « peut-être que le Père m’accorderait les
sacrements ! » Elle passa
la nuit à prier et à pleurer. Au point du jour elle
tomba subitement malade, et
demeura étendue sur son lit, en proie à d’horribles
souffrances. Ce jour-là
même, je dus entendre sa confession, et le lendemain,
je lui administrai la
très-sainte Eucharistie. Elle ne cessa, au milieu des
plus vives douleurs, d’invoquer
Notre Seigneur Jésus-Christ et la très-sainte Vierge.
Ceux qui l’entouraient
croyaient qu’elle allait mourir à chaque instant, et
l’engageaient à recevoir l’Extrême-Onction.
Elle leur répondit que rien ne pressait pour le
moment, et voulut être reportée
dans sa maison. Le lendemain soir, elle pria les
personnes présentes de vouloir
bien m’appeler. Celles-ci lui firent observer que ce
n’était pas le moment de
prévenir le Père, que le danger n’était pas si
pressant, qu’elle n’était pas
sur le point de mourir, et qu’elle irait certainement
jusqu’au lendemain. « C’est
vrai, » leur répondit Barbe, « c’est pour le Père une
chose très-pénible de
venir jusqu’ici, au milieu des ténèbres et par des
chemins aussi difficiles. Je
suis bien désolée de lui causer tant de peines, mais
il faut que je le voie, ne
le trouvez pas mauvais ; allez l’appeler pour l’amour
« de Dieu. » Je vins donc
et lui administrai les sacrements de — 354 — Pénitence et
l’Extrême-Onction ; puis, le matin, je dis pour elle
une messe
votive de la sainte Vierge. Quoiqu’elle fût à toute
extrémité, elle se fit
laver, revêtir de ses habits de fête et porter dans
l’oratoire, où elle reçut à
genoux le saint Viatique.
« Elle fut à l’agonie
pendant toute la journée, mais sans perdre
connaissance une seule minute. Elle
assura qu’ayant demandé à Dieu qu’il voulût bien lui
conserver l’usage de ses
facultés dans ses derniers moments pour mieux se
préparer à la mort, elle avait
été exaucée. Couchée ou assise, elle était toujours en
prière. « Je n’éprouve,
» disait-elle, « d’autre peine que celle de ne pouvoir
assez remercier Dieu et
la Sainte Vierge des bienfaits dont je suis comblée
dans ce moment même. »
Quelqu’un lui demanda ce qu’elle ferait tout d’abord,
si la santé lui était
rendue. « Je n’ai d’autre désir, » répondit-elle, «
que celui d’être
débarrassée de cette chair infirme pour aller vers
notre Père céleste et lui
rendre les actions de grâces que je lui dois. » Je lui
dis un dernier adieu et
j’ajoutai : « Après votre mort, je dirai une messe
pour le repos de votre âme ;
en retour ne m’oubliez pas devant Notre-Seigneur
Jésus-Christ et son auguste
Mère. » Elle me le promit avec un visage d’un calme et
d’une sérénité
incroyables. Elle était sur le point de rendre le
dernier soupir lorsque les
médecins lui firent diverses ponctions et
cautérisations. « À quoi bon ces
remèdes, » leur dit Barbe, « puisque je suis sur le
point de mourir ? —
Souffrez tout cela patiemment en mémoire des plaies
sacrées de Notre Seigneur
Jésus-Christ, » lui dirent les assistants. — « Bien, »
répondit Barbe, « pour
Notre Seigneur « je les supporterai volontiers, » et
fixant ses regards sur le
crucifix, elle laissa faire les médecins. Elle adressa
ensuite aux personnes
présentes quelques bonnes paroles, récita la
Salutation angélique, s’approcha
de la porte et, après y être restée quelques instants,
un bras appuyé contre le
seuil, elle s’affaissa sur elle-même et expira. Il
était environ six heures du
soir, le 23 septembre 1850. Elle n’avait que dix-huit
ans.
« Je revins pour
contempler encore les traits de cette jeune fille ; je
n’oublierai jamais la
beauté céleste répandue sur son visage. Elle n’avait
été que quatre jours
malade. Il y a déjà deux jours qu’elle est morte, et
nous n’avons pas encore
séché nos larmes ; pour ma part, depuis longues
années, jamais je n’ai ressenti
des sentiments de componction et d’amour divin aussi
vifs que ceux que j’éprouve
depuis la mort de Barbe. Bapta est ne
malitia mutaret intellectum ejus, aut fictio
deciperet ani- — 355 — mam
illius ; consummmata
in brevi, explevit tempora multa. Elle
était aimée de
tout le monde, et semait sur ses pas la piété et la
connaissance de la doctrine
chrétienne. Jugez par cet exemple des difficultés que
nous rencontrons, forcés
que nous sommes de détourner de leur dessein, même par
le refus des sacrements,
les âmes pures qui désirent consacrer au Seigneur leur
virginité.
« Depuis mon entrée en
Corée, je n’ai eu aucun repos ; je suis toujours en
course, je n’ai passé que
le seul mois de juillet dans la même maison. Depuis le
mois de janvier, j’ai
fait, sans compter le chemin de la Chine à Séoul,
environ cinq mille lys. Pendant
tous ces voyages, au milieu de tous ces travaux, grâce
à Dieu, j’ai toujours
joui d’une bonne santé. J’ai visité trois mille huit
cent quinze chrétiens. J’en
ai confessé deux mille quatre cent un, communié mille
sept cent soixante-quatre
; baptisé cent quatre-vingt-un adultes et
quatre-vingt-quatorze enfants ;
suppléé les cérémonies du baptême à neuf cent seize ;
reçu deux cent
soixante-dix-huit catéchumènes ; baptisé à l’article
de la mort, quatre cent
cinquante-cinq enfants d’infidèles. Quelques chrétiens
sont restés dans la
plaine, dans les lieux de leur naissance, au milieu de
leurs parents païens ;
généralement, ceux-là sont ignorants et tièdes. Le
plus grand nombre quittent
tout, rompent tous les liens de la chair et du siècle,
et se réfugient dans les
montagnes, où ils cultivent le tabac et le millet. Ils
sont passablement
instruits, et observent très-fidèlement les préceptes
de notre sainte religion.
Malheureusement ils ne peuvent pas rester longtemps
dans ces solitudes ; peu à
peu ils finissent par être connus des païens, et dès
lors, sont exposés à leurs
persécutions.
« Beaucoup de Coréens
sont tout disposés à embrasser la foi chrétienne, mais
ces difficultés les
arrêtent. Les femmes surtout ne demanderaient pas
mieux que de se convertir,
mais elles sont presque dans l’impossibilité de le
faire. Si elles restent dans
leurs familles, elles ne peuvent remplir leurs devoirs
de piété ; si elles les
quittent, elles ne trouvent aucun asile, et courent
grand danger d’être
enlevées par les païens. Ainsi, pendant la persécution
et la famine qui
désolèrent l’année 1839, nombre de chrétiennes,
forcées de s’enfuir et de
mendier leur nourriture, devinrent par force les
concubines ou les esclaves des
païens. Oh ! quelle douleur je ressens lorsque
j’apprends l’histoire de ces
infortunées ! Après cette cruelle persécution de 1839,
l’ennemi le plus acharné
de notre sainte Religion écrivit contre les chrétiens
une foule de mensonges
atroces, et les publia au nom du gouver- — 356 — nement dans toutes les
provinces de la Corée. Son but était d’exciter la
fureur et la haine du peuple contre les chrétiens,
mais principalement contre
les Français. Et il ne s’est trouvé personne pour
repousser de telles
impostures, pour combattre ces infâmes calomnies, tant
on redoute la persécution.
Les auteurs de la moindre protestation seraient
recherchés, et les chrétiens
seraient massacrés sans profit, comme rebelles. Après
le naufrage qui eut lieu
à Ko-koun-san, les Français avaient dit qu’ils
reviendraient l’année suivante ;
il y a de cela trois ans, et on n’a pas encore entendu
de leurs nouvelles.
Aussi commence-t-on à les regarder comme des fanfarons
dont on n’a rien à
craindre.
« Le gouvernement
coréen est plus misérable que jamais ; déchiré par une
foule de factions, il s’affaiblit
tous les jours. Le dernier roi étant mort à
vingt-trois ans, des suites de son
intempérance et de ses débauches, son aïeule a mis sur
le trône un autre roi de
dix-huit ans. Ce jeune homme est de la famille royale,
il était avant son
avènement exilé dans l’île de Kang-hoa. Son aïeule et
sa bisaïeule sont mortes
pour la foi [1]. Son père sans être chrétien a été
massacré pour la religion
chrétienne, et son frère, cruellement calomnié,
dit-on, a été mis à mort comme
rebelle. Le voilà roi maintenant, mais roi sans
autorité, en grand danger même
de perdre ou le trône ou la vie, par suite des
discordes qui règnent entre ses
ministres contre lesquels l’autorité royale ne peut
absolument rien. Ces
malheureux ne sont occupés qu’à se tendre mutuellement
des embûches, à ourdir
contre la vie du roi lui-même les trames les plus
perfides. Dans l’état actuel
des choses, la loi coréenne est incapable de réprimer
de tels crimes. Le peuple
est malheureux au possible, écrasé par des exactions
et des impôts de toute
sorte. Les magistrats, les chefs de district, les
satellites, les nobles n’épargnent
personne. Les pauvres travaillent toute l’année, et
c’est à peine s’il peuvent
satisfaire l’avidité des employés du gouvernement.
Mais je ne puis vous parler
de toutes nos infortunes…
« Je veux vous demander
un remède contre l’insalubrité de l’eau. Les Français,
qui sont savants,
pourront peut-être nous en indiquer un. Nous avons
beaucoup de terrains, soit
dans les plaines, soit dans les montagnes, qui offrent
suffisamment de ressources
à la culture, et où nos chrétiens pourraient
avantageusement s’établir.
Malheureusement les habitants de ces lieux sont [1] Voir tome I, p. 143 et
suiv., l’histoire du martyre des princesses dont
il est ici question. — 357 — exposés à de nombreuses
maladies : le délire, les crachements de sang, les
langueurs et autres infirmités. J’attribue, sans
hésitation, presque toutes ces
maladies à la mauvaise qualité de l’eau ; si donc vous
connaissez un moyen de l’assainir,
veuillez me l’indiquer clairement. J’ai encore une
demande à vous adresser. Si
vous y faites droit vous procurerez à nos pauvres
chrétiens une bien grande
consolation. Ils ont une véritable passion pour les
objets de piété, et rien ne
leur coûte pour se procurer des images, des crucifix,
des médailles. Je puis,
sans grandes difficultés, recueillir quelques valeurs
pour acheter ces objets,
mais le difficile est de faire passer ces valeurs dans
le commerce. Si elles
étaient en argent, rien ne serait plus commode, mais
en Corée l’argent est peu
connu. Veuillez donc, mon père, me procurer une
certaine quantité de crucifix
grands et petits, de médailles, d’images de Notre
Seigneur, de la sainte
Vierge, de saint Joseph, de saint Jean-Baptiste, des
apôtres, des docteurs, des
autres saints et saintes dont les noms se trouvent
dans les litanies ; que ces
objets soient bien et solidement faits. Je vous en
ferai parvenir le prix plus
tard, quand j’en aurai l’occasion.
« Le P. Daveluy ne peut
encore rien faire. Monseigneur et moi sommes seuls à
visiter les chrétiens.
Nous sommes assez tranquilles ; il n’y a pas
précisément de persécution
générale, mais les persécutions particulières sont
toujours nombreuses. Plaise
à Dieu qu’enfin les persécuteurs de son saint nom
arrivent à la connaissance de
la vérité et entrent dans le bercail de l’Église, afin
que tous nous servions
librement Dieu dans une sainte allégresse ! Je finis
en saluant, en Notre
Seigneur Jésus-Christ, tous les bien chers et
révérends Pères, et en les
suppliant de penser souvent aux infortunés Coréens. »
À cette lettre si
intéressante, nous n’ajouterons que quelques mots pour
compléter l’histoire de
l’Église de Corée pendant les années 1849 et 1850.
Le roi dont le P.
Thomas T’soi annonce la mort, se nommait Hen-tsong. Il
s’était attiré la haine
de tous ses sujets. Livré à des passions sans frein,
il ne connaissait d’autre
règle que ses caprices, et foulait aux pieds les lois
et coutumes du pays. Il n’avait
d’autres occupations que le jeu et la débauche,
ruinait l’État par de folles
dépenses, vendait les dignités et charges publiques,
s’entourait des plus vils
scélérats et punissait la moindre parole de blâme, la
plus humble
représentation, par l’exil, le poison, ou la corde. On
dut néanmoins le pleurer
selon toutes les règles, et le dernier village de
Corée, aussi bien que la — 358 — capitale, retentit pendant
plusieurs mois des gémissements officiels
prescrits par les rites. L’abstinence complète de
viande devait, selon l’habitude,
durer cinq mois dans tout le royaume, mais par une
dérogation jusqu’alors sans
exemple, le nouveau roi en dispensa son peuple, à
cause des travaux et des
chaleurs de l’été.
À l’avènement de ce
prince, tiré de la misère et de l’exil, il y eut un
changement complet de
gouvernement. Le premier ministre du défunt fut
condamné à s’empoisonner de ses
propres mains, la plupart des hauts fonctionnaires
furent exilés. Les chrétiens
ne pouvaient que gagner à ces petites révolutions de
palais, car tous les
disgraciés étaient leurs ennemis mortels. Ce qui
augmentait encore leurs
espérances de paix et de liberté, c’était l’état
général des esprits. Les
haines religieuses semblaient apaisées ; bon nombre de
mandarins, fatigués de
la persécution, évitaient toutes les occasions de la
raviver.
« Dans les derniers
jours de 1848, » écrit M. Daveluy, « nous fûmes
dénoncés directement par un
mauvais sujet, ivrogne de profession. Il nous connaît
parfaitement, nous a vus
souvent chez ses parents, qui tous sont chrétiens,
ainsi que sa femme et ses
enfants. Il s’avisa, je ne sais trop pourquoi, de
dénoncer au mandarin sa
propre famille comme recevant les Européens. Le
mandarin craignant d’entendre
de telles révélations, le fit fustiger en lui
reprochant sa mauvaise conduite
et son mauvais cœur. Il répondit que si on ne le
croyait pas sur parole, il s’engageait
à livrer les prêtres quand ils viendraient faire
l’administration des chrétiens
du pays ; pour toute réponse, on redoubla les coups,
et à la fin force lui fut
de se taire. Depuis cette époque, il dit toujours
qu’il nous saisira, et attend
le moment propice ; heureusement il n’est pas assez
rusé. J’ai été dans ce
village, j’y ai passé quatre jours, j’ai administré
plus de deux cent cinquante
chrétiens, et il n’a rien su ni rien vu. Un mauvais
mandarin, en pareille
circonstance, eût suscité bien des misères et tracassé
les chrétiens. Celui-ci
n’est pas le seul de son opinion ; dans d’autres
endroits, plusieurs faits
moins graves, quoique compromettants, n’ont pas eu non
plus de mauvaises
suites. De là nous concluons que notre existence se
consolide, ou du moins ne
court pas de plus grands dangers qu’auparavant ; nous
espérons que Dieu veut
protéger nos chrétiens, et le changement à notre égard
de beaucoup de païens,
la diminution des préventions contre la religion dont
nous sommes les ministres,
tout nous fait croire que, peut-être, le jour de la
délivrance et de la liberté
luira bientôt.
« En attendant, la
chrétienté se raffermit. Les divers abus — 359 — qui s’y étaient introduits
pendant sept ans qu’elle fut veuve de pasteurs,
disparaissent peu à peu ; les plaies qu’a laissées la
persécution se referment.
Nous ne pouvons néanmoins encore annoncer rien de bien
merveilleux ni de bien
stable. Nos chrétiens sont faibles, ils ont besoin
d’être fortement soutenus ;
mais si Dieu nous permet de travailler quelques
années, et surtout s’il nous
envoie quelques collaborateurs, nous pouvons espérer
de voir notre mission sur
le pied de toutes les autres.
« Ce dont nous
souffrons le plus, c’est de la disette de chrétiens un
peu capables : à peine
pouvons-nous avoir des serviteurs pour nous
accompagner. Ne croyez pas, en
effet, que le premier domestique venu peut conduire le
prêtre ; il faut des
hommes de ressource, instruits, prudents, stylés à
cette besogne, et ces
gens-là manquent presque totalement aujourd’hui. Sans
un homme de ce genre,
vous ne pouvez pas même, sans danger, mettre le pied
dans une auberge, et les
moindres voyages présentent des obstacles
insurmontables. Nous manquons surtout
de catéchistes. Figurez-vous un bon paysan de France
transformé en prédicateur,
et vous aurez encore une trop haute idée de nos
catéchistes actuels.
Quelques-uns, il est vrai, dépassent ce niveau, mais
le nombre en est bien
petit. Aussi, pour le moment, il se fait peu de
conversions dans la classe
instruite ; ceux qui viennent recruter nos rangs sont
de braves gens, pauvres,
ignorants, simples, plus propres que les autres au
royaume de Dieu, dit l’Évangile,
car ils reçoivent et gardent la foi bien plus
facilement.
« Souvent aussi, nous
trouvons de vieux chrétiens qui rentrent au bercail.
Il y a un an, je vis une
bonne vieille qui, depuis trente ou quarante ans,
était chrétienne dans l’âme,
mais qui, séparée des néophytes par je ne sais quelle
circonstance, n’avait
jamais pu les retrouver et recevoir le baptême.
Pendant le séjour de nos
anciens confrères, elle ne sut rien de leur présence ;
le bruit seul de leur
mort parvint jusqu’à elle longtemps après leur
martyre. Enfin, la Providence
permit qu’elle rencontrât des chrétiens, et apprît que
d’autres prêtres étaient
entrés en Corée ; aussitôt, elle vint avec ses enfants
s’établir en pays
chrétien. Je la vis environ dix jours après son
arrivée, mais son ignorance
absolue m’empêcha de lui donner le baptême. Je
l’engageai à s’instruire au plus
vite, et quelques mois plus lard, j’appris qu’elle
était morte ayant reçu le
baptême à ses derniers moments. Ces exemples de
providence spéciale ne sont pas
rares. Que de chrétiens sont encore ainsi dispersés
depuis un nombre d’années
plus ou moins considérable ! — 360 —
« On m’en citait, il y
a peu de temps, quelques-uns qui, chassés par la
persécution, s’étaient réunis
en deux ou trois maisons, et n’avaient pu depuis
relier communication avec les
autres chrétiens. Désespéré de cet état d’isolement,
l’un deux partit un jour à
la découverte et, déguisé en marchand ambulant ou en
mendiant, parcourut grand
nombre de villages faisant un petit commerce ou
demandant du pain. En recevant
l’aumône, il faisait son signe de croix. Dieu bénit
ses efforts. Il s’adressa
une fois à un chrétien qui, remarquant son signe de
croix, l’engagea à entrer.
Ils se reconnurent de part et d’autre comme chrétiens,
et purent dès lors avoir
des relations suivies. Mais combien d’autres sont
moins heureux, et soupirent
en vain après la connaissance distincte de la religion
et de ses préceptes !
Ils ignorent souvent les vérités les plus nécessaires
et jusqu’à la forme du
baptême. C’est ainsi que, l’hiver passé, à la
capitale, une chrétienne isolée
chez les païens, sur le point de perdre un enfant en
bas âge, pleurait de ne
pouvoir lui donner le baptême ; mais elle ignorait en
quoi il consistait.
Seulement elle se rappelait que sa mère lui avait
parlé de la religion, lui
avait enseigné l’existence du ciel et de l’enfer, et
lui avait dit que le
baptême est nécessaire pour aller au ciel. Le pauvre
enfant mourut sans que
personne pût le secourir. Plusieurs mois plus tard, le
frère de cette femme,
perdu lui aussi chez les païens, connut
providentiellement quelques chrétiens
et se mit à pratiquer la religion. Il a été notre
domestique pendant cette
année, et a dû aller porter à sa sœur la bonne
nouvelle.
« Notez qu’à la
capitale, les chrétiens ne se connaissent pas les uns
les autres. Ils se
cachent le mieux possible pour éviter d’être dénoncés
pendant les persécutions,
et n’ont de rapports entre eux que par l’entremise de
deux ou trois hommes
dévoués. De là vient que quelquefois toute
communication se trouve interrompue
malgré eux. Aujourd’hui, par exemple, si deux
individus mouraient, plusieurs
centaines de néophytes de la capitale ne sauraient
plus comment trouver les
autres fidèles. Terrible position, direz-vous, et
cependant il est certain que
sans ces précautions, ils n’échapperaient pas à la
persécution, car à chaque
moment, les chrétiens connus de la capitale sont
trahis et dénoncés ; et les
supplices que subissent les prisonniers leur font
avouer à peu près tout ce que
l’on veut. »
Malgré toutes les
difficultés et tous les obstacles dont les lettres que
nous venons de citer
nous donnent une idée bien incomplète, l’œuvre de Dieu
avançait en Corée. À la
fin de 1850, malgré la — 361 — maladie de M. Daveluy, Mgr
Ferréol, dans sa lettre annuelle au cardinal
préfet de la Propagande, donne les chiffres suivants :
chrétiens, plus de onze
mille ; confessions de l’année, sept mille cent
quatre-vingts ; baptêmes d’adultes,
trois cent soixante-quatorze ; admis au catéchuménat,
trois cent soixante-neuf
; baptêmes d’enfants infidèles, six cent
quatre-vingt-six. Une note ajoute que
presque tous ces enfants étaient morts dans l’année.
Les missionnaires avaient
administré les sacrements dans plus de cent
quatre-vingt-cinq stations
différentes. L’évêque fait aussi connaître à la Sacrée
Congrégation, qu’il n’a
d’autre séminaire que cinq jeunes élèves, entretenus
aux frais de la mission,
qui suivaient le prêtre européen dans ses voyages, et,
sous sa direction,
étudiaient les éléments des langues latine et
chinoise. |