Histoire de l’Église de Corée


Par Charles Dallet 
Missionnaire apostolique de la Société des Missions-étrangères



DEUXIÈME PARTIE  (Index)

 

De l’érection de la Corée en Vicariat apostolique au martyre de Mgr Berneux et de ses confrères.  1831-1866.

 

 

LIVRE III

 

Depuis la fin de la persécution jusqu’à la mort de Mgr Ferréol, troisième vicaire apostolique de Corée.  1840-1853.

 

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CHAPITRE VI.

 

Naufrage de la Gloire et de la Victorieuse sur les côtes de Corée. — Entrée du P. Thomas T’soi. — Ses premiers travaux. — État de la mission.

 

               Après leur tentative infructueuse à Houng-tchoung, sur la frontière septentrionale de la Corée, M. Maistre et son compagnon le diacre Thomas T’soi s’étaient retirés au Léao-tong. Ils y passèrent l’année 1846, et, au mois de décembre, ils se dirigèrent vers Pien-men, pour rencontrer les courriers chrétiens, et, si possible, pénétrer dans leur mission. Mais l’arrivée de l’ambassade renversa leurs espérances : ils apprirent que la persécution s’était rallumée, que le prêtre André avait été martyrisé avec plusieurs chrétiens, que la surveillance était plus active que jamais sur la frontière, et qu’il était absolument impossible de la franchir. Il fallut encore se résigner et retourner en arrière. La voie de terre paraissant fermée de tous les côtés et pour longtemps, M. Maistre ne pensa plus qu’à entrer en Corée par mer, comme l’avaient fait Mgr Ferréol et M. Daveluy, et pour en trouver plus facilement les moyens, il résolut de revenir à la procure générale des Missions-Étrangères. Cette maison de correspondance n’était plus à Macao. La nécessité de se mettre, une fois pour toutes, à l’abri des tracasseries que les ridicules prétentions du Portugal à un patronage suranné ne cessaient de causer aux missions, la commodité plus grande des relations avec la Chine et les contrées voisines, l’avaient fait transférer à Hong-kong, petite île à l’embouchure de la rivière de Canton. Les Anglais s’en étant emparés pendant leur guerre avec la Chine, commençaient à en faire le centre de leur commerce dans l’extrême Orient.

               C’est là que M. Maistre et son compagnon vinrent débarquer pendant les premiers mois de l’année 1847. Les conjonctures étaient des plus favorables pour leur entreprise. Deux navires de guerre français allaient partir pour le nord : c’étaient la frégate la Gloire, commandant Lapierre, et la corvette la Victorieuse, commandant Rigault de Genouilly.

               M. Lapierre, commandant en chef, avait l’intention de passer en Corée, pour savoir l’effet produit par la lettre que M. Cécile avait remise l’année précédente au gouvernement coréen. Les deux missionnaires furent donc accueillis avec bienveillance par

 

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les officiers français, et l’on fit voile le 28 juillet, vers le golfe de Pe-tché-ly, en longeant la côte occidentale de la Corée.

               Le 10 août, les deux bâtiments s’avançaient de concert, au milieu d’un groupe d’îles, dans des parages où les Anglais avaient trouvé de soixante-douze à quatre-vingt-quatre pieds d’eau. On était par 35° 45’ de latitude nord, et 124° 8’ de longitude est. Rien n’annonçait la présence d’un danger, lorsque tout à coup les deux navires touchèrent à la fois. En vain prit-on immédiatement toutes les mesures possibles pour les remettre à flot ; on était malheureusement sur un banc de sable, la brise était fraîche, et pour comble de malheur, la marée achevait de monter. Lorsqu’elle descendit, le corps des bâtiments se trouva presque tout entier hors de l’eau. Il fallut attendre une nouvelle marée ; mais quand le flot revint, les navires s’étaient enfoncés dans le sable, des voies d’eau se déclarèrent de toutes parts, et tout espoir de sauver la Gloire et la Victorieuse fut perdu.

Le 11, la brise tomba un peu, et on put employer la journée à retirer les provisions, les armes et les munitions. Dans la journée du 12, les marins français, au nombre de six cents, opérèrent leur débarquement sur une île voisine du lieu du naufrage ; et le 13 au soir, les deux commandants quittèrent les derniers leurs navires. On n’eut à déplorer que la perte de deux matelots de la Victorieuse, qui se noyèrent en allant porter au large une ancre destinée à relever la corvette.

               L’île sur laquelle les Français débarquèrent se nommait Kokoun-to, ou Ko-koun-san [1]. Les équipages s’y établirent sous des tentes, en attendant le retour de la chaloupe de la Gloire, qu’on expédia à Chang-haï, à cent cinquante lieues environ, pour trouver des moyens de sauvetage. L’île fournissait de l’eau, et les naufragés avaient des vivres pour deux mois au moins. On travailla activement à sauver les débris des navires, mais, en quelques jours, la mer avait tout emporté. Les Coréens habitants de l’île se montraient bienveillants pour les naufragés, néanmoins ils craignaient d’avoir des relations avec eux. Bientôt arriva un mandarin de la cour ; il permit de vendre des provisions aux Français, et offrit, au nom du gouvernement coréen, de fournir des barques pour les reconduire en Chine. Cet envoyé n’était porteur d’aucune lettre en réponse à celle du commandant Cécile.

               Dans toutes les conférences des Français avec les Coréens,

 

[1] Ces deux mots sont ici synonymes, car to signifie : île, et san : montagne.

 

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Thomas T’soi servait d’interprète, mais de peur d’être reconnu, il ne parlait pas coréen : c’était à l’aide des caractères chinois qu’il conversait avec le mandarin et ses gens. Quelle consolation pour lui de revoir les costumes de ses compatriotes, d’entendre leurs paroles ! Il demanda un jour au mandarin s’il y avait des chrétiens en Corée, et si le roi les persécutait encore. Le mandarin répondit affirmativement aux deux questions, et ajouta qu’on était résolu d’en finir avec cette secte impie, en mettant à mort tous ceux que l’on rencontrerait. Le temps, qui semblait bien long aux autres, paraissait trop court à M. Maistre et à Thomas ; car ils craignaient d’être obligés de partir avant d’avoir pu s’aboucher avec des chrétiens, et d’avoir trouvé le moyen de débarquer sur la presqu’île coréenne. Après tant d’années d’attente, après tant de voyages et de fatigues, un naufrage les avait jetés providentiellement sur le territoire de leur mission ; et peut-être leur faudrait-il quitter cette terre si longtemps désirée, sans même y mettre le pied !

               « Chaque soir, « écrivait plus tard Thomas, » je regardais de tous côtés, pour voir si quelque barque chrétienne ne viendrait pas vers nous ; et je languissais dans la prière et dans l’attente. Un jour j’étais allé dans un bourg voisin pour quelque affaire, et je revenais la nuit suivante dans une barque avec quelques Coréens. Je me mis à leur parler de religion en leur traçant dans la paume de la main des caractères chinois. Un d’eux me dit : « Est-ce que vous connaissez Jésus et Marie ? — Oui, » repris-je, « et vous, « les connaissez-vous ? leur rendez-vous un culte ? » Il me répondit affirmativement, et interrompit aussitôt la conversation de peur d’être remarqué des païens qui l’entouraient. Peu après, saisissant un moment favorable, je lui pris la main sans être aperçu, et je lui demandai si sa famille était toute chrétienne ? où il y avait des chrétiens ? et s’ils ne pourraient pas venir avec une barque ? Il me dit qu’il habitait dans un lieu appelé Tai-kong-so, distant de dix lieues de l’île de Ko-koun-to, que sa famille était toute chrétienne, et que le surlendemain une barque viendrait. Je voulais continuer à l’interroger, mais il retira sa main et ne voulut plus répondre. Plein d’espérance et d’inquiétude, j’attendis le jour fixé ; mais la barque des chrétiens ne parut pas, il leur avait été impossible de tromper la surveillance des mandarins. Venir en plein jour était impossible, et, pendant la nuit, les barques du gouvernement veillaient tout autour du camp français, avec des lumières, pour empêcher toute communication. »

               Le lendemain il fallut s’embarquer pour la Chine, sur des

 

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navires anglais qui, à la première nouvelle du naufrage, étaient accourus pour porter secours aux Français. Avant de quitter la Corée, M. Lapierre fit écrire aux ministres du roi une lettre, dans laquelle il demandait la liberté de religion pour les chrétiens. À sa lettre était jointe une copie de l’édit de l’empereur chinois Tao-Kouang en laveur de la religion chrétienne. Thomas T’soi voulait demeurer dans l’île de Ko-koun-san ; il demanda plusieurs fois cette grâce au commandant français ; mais celui-ci comprenant à quel péril imminent allait se trouver exposé le jeune Coréen, ne voulut pas consentir à le laisser seul. « Je quittai donc, » reprend Thomas, « je quittai avec beaucoup de larmes notre bien-aimée mission, dans laquelle je me croyais enfin entré après tant de fatigues, et je fus forcé de revenir à Chang-haï. Cependant nous n’avons pas encore perdu l’espérance, nous ne sommes pas découragés, nous comptons toujours sur la miséricorde de Dieu, et sur les ressources infinies de sa toute-puissante et aimable Providence. Oui, j’espérerai toujours, toujours j’aurai confiance au Seigneur entre les mains duquel je me suis abandonné tout entier pour travailler à sa gloire ! Voyez, Seigneur, voyez notre affliction, souvenez-vous de votre miséricorde ! détournez votre face de nos iniquités et jetez les yeux sur le cœur sacré de Jésus-Christ, sur la bienheureuse Vierge Marie, et exaucez la prière de vos saints, qui crient vers vous. »

               Après le naufrage des navires français, le gouvernement coréen craignant de nouvelles visites de ces barbares étrangers, résolut de répondre à la lettre du commandant Cécile. Il envoya donc, par Péking, une dépêche qui fut remise à M. Lapierre à Macao, et, en même temps, une proclamation royale fit connaître cette pièce dans tout le royaume. Nous ignorons si la lettre à M. Lapierre était parfaitement semblable à celle qui fut ainsi publiée en Corée. Voici, en partie, le contenu de cette dernière : « L’an passé, des gens de l’île d’Or-ien-to, qui fait partie du royaume de Corée, nous remirent une lettre apportée, disaient-ils, par des navires étrangers. Nous fûmes tout étonnés à cette nouvelle, et ouvrant la lettre, nous reconnûmes qu’elle était adressée à nos ministres par un chef de votre royaume. Or, cette lettre disait : « Trois hommes vénérables de notre pays : Imbert, Maubant et Chastan ont été mis à mort par vous. Nous venons vous demander pourquoi vous les avez tués. Vous direz peut-être que votre loi défend aux étrangers d’entrer dans votre royaume, et que c’est pour avoir transgressé cette loi qu’ils ont été condamnés. Mais si des Chinois, des Japonais ou des Mandchoux viennent à entrer en

 

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Corée, vous n’osez pas les tuer, et vous les faites reconduire dans leur pays. Pourquoi donc n’avez-vous pas traité ces trois hommes comme des Chinois, des Japonais ou des Mandchoux ? S’ils avaient été coupables d’homicide, d’incendie, ou d’autres crimes semblables, vous auriez bien fait de les punir, et nous n’aurions rien à dire ; mais comme ils étaient innocents et que vous les avez condamnés injustement, vous avez fait une injure grave au royaume de France. » À cette lettre nous ferons une réponse claire.

               « En l’année kei-haï (1839), on a arrêté en Corée des étrangers qui s’y étaient introduits, nous ne savons pas à quelle époque. Ils étaient habillés comme nous, et parlaient notre langage ; ils voyageaient la nuit, et dormaient pendant le jour ; ils voilaient leurs visages, cachaient leurs démarches, et étaient associés avec les rebelles, les impies et les scélérats. Conduits devant le tribunal et interrogés, ils ont déclaré se nommer : l’un Pierre Lo, l’autre Jacques Tsang (Tchen). Sont-ce là les hommes dont parle la lettre de votre chef ? Dans l’interrogatoire, ils n’ont pas dit qu’ils étaient Français, et quand bien même ils l’auraient dit, comme nous entendons parler de votre pays pour la première fois, comment aurions-nous pu ne pas appliquer notre loi qui défend d’entrer clandestinement dans le royaume ? D’ailleurs, leur conduite en changeant de noms et de vêtements montrait assez leur mauvaise volonté, et on ne peut nullement les comparer à ceux qui font naufrage sur les côtes par accident. Notre royaume est entouré par la mer et, à cause de cela, les étrangers sont souvent jetés sur nos côtes ; s’ils sont inconnus, nous venons à leur secours, nous leur donnons des vivres, et, si c’est possible, nous les renvoyons dans leur patrie. Telle est la loi de notre royaume. Si donc vos compatriotes avaient été des naufragés, comment les aurions-nous traités autrement que les Chinois, les Mandchoux et les Japonais ?

               « Vous dites encore que ces Français ont été tués sans cause légitime, et que nous vous avons fait en cela une grave injure. Ces paroles nous étonnent beaucoup. Nous ne savons pas à quelle distance de la Corée se trouve la France, nous n’avons aucune communication avec elle ; quel motif aurions-nous eu de lui faire injure ? Considérez ce que vous feriez vous-même si quelque Coréen venait chez vous secrètement et déguisé, pour faire le mal. Est-ce que vous le laisseriez en paix ? Si les Chinois, Mandchoux, ou Japonais agissaient comme vos compatriotes ont agi, nous les punirions selon notre loi. Nous avons condamné autrefois un

 

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Chinois à la peine capitale, parce qu’il était entré dans le royaume secrètement, et en changeant ses habits. Les Chinois n’ont fait aucune réclamation, parce qu’ils connaissent nos lois. Quand même nous aurions su que les hommes que nous avons fait mourir étaient Français, leurs actions étant plus criminelles que celles des homicides et des incendiaires, nous n’aurions pas pu les épargner ; à plus forte raison, ignorant leur nationalité, avons-nous dû les condamner au dernier supplice. La chose est très-claire et n’a pas besoin de nouvelles explications.

               « Nous savions que vous deviez venir cette année chercher une réponse à votre lettre, mais comme cette lettre a été remise sans les formalités requises, nous n’étions pas tenus d’y répondre. Ce n’est pas une affaire qui regarde un gouverneur de province. De plus comme notre royaume est subordonné au gouvernement chinois, nous devons consulter l’empereur sur les affaires qui regardent les étrangers. Rapportez cela à votre chef, et ne soyez pas surpris que pour vous exposer le véritable état des choses, nous ayons été conduits à vous parler comme nous venons de le faire. »

               Dans la dépêche au commandant Lapierre, le gouvernement coréen témoignait aussi le désir qu’on n’envoyât pas de navire sur les côtes de Corée, pour recueillir les canons qui avaient été laissés dans l’île de Ko-koun-to.

               M. Lapierre répondit à cette dépêche par la voie du gouvernement chinois. Il disait en substance : « Dans les premiers mois de 1848, un navire de guerre français ira en Corée pour chercher tout ce qui a été laissé sur l’île de Ko-koun-to. Quant aux raisons alléguées par le gouvernement coréen, pour se justifier du meurtre des Français, elles ne sont pas acceptables. Si à l’avenir un Français est arrêté en Corée, on devra le renvoyer à Péking ; en agissant autrement on s’exposerait aux plus grands malheurs. » Telles furent les premières relations officielles de la France avec la Corée. Quand le commandant Lapierre rentra en France, la révolution de 1848 venait d’éclater, et l’on ne songeait guère à la Corée.

               Avant d’aller plus loin, nous devons payer un juste tribut de reconnaissance aux officiers français qui, à cette époque, représentèrent la France dans l’extrême Orient. Avec des moyens d’action très-limités, avec la crainte continuelle de dépasser leurs instructions, et d’encourir un blâme sévère pour des actes du patriotisme le plus éclairé, ils surent se montrer dévoués à la sainte cause des missions, et trouver les moyens de favoriser la

 

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prédication de l’Évangile. Leurs noms seront toujours chers aux églises de l’extrême Orient, et, malgré tous les désastres qui ont suivi, la mission de Corée en particulier n’oubliera pas ce qu’ils ont fait, et surtout ce qu’ils voulaient faire pour elle.

               Une lettre de M. Daveluy, de septembre 1848, nous montre l’effet fâcheux qu’eut, à l’intérieur de la Corée, le départ des Français. « Dans ce pays on est fort vexé de voir sans cesse des navires étrangers. Je dis : sans cesse, car les Français étant venus deux fois, il n’est plus question pendant toute l’année que d’eux et de leurs vaisseaux ; on les annonce par dizaines ; il semblerait que toute la marine française est sur les côtes. Cette fois encore, après le départ de nos compatriotes, des pétitions très-formelles pour faire saisir et exterminer jusqu’au dernier chrétien furent adressées au roi, à diverses reprises. La persécution semblait imminente, à ce point que Mgr Ferréol, dans les environs de la capitale, fut obligé de cesser l’administration, et se cacha quelque temps. Mais Dieu comprima les efforts des impies, et ces bruits n’eurent pas de suite. Toutefois, la haine contre la religion augmenta partout ; un village chrétien fut entièrement pillé par les satellites et les païens du voisinage, sans aucun ordre du mandarin. Mgr Ferréol ayant été vu par les païens dans l’administration des sacrements, il y eut dénonciation à l’autorité ; les chrétiens appelés répondirent adroitement, et, grâce sans doute au caractère pacifique du magistrat qui les interrogeait, leurs réponses furent acceptées.

               « Dans les provinces, on ne parlait que d’étrangers et de chrétiens ; c’est encore maintenant une affaire majeure dans le pays, tous s’en occupent. On appelle en riant les navires français des Avale-mandarin. La raison en est que, d’après une vieille loi du royaume, le mandarin vis-à-vis de l’arrondissement duquel des vaisseaux étrangers jettent l’ancre est immédiatement destitué. Jusqu’ici la venue des navires n’a eu d’autre effet direct que de faire disgracier tous ceux qui en ont donné la nouvelle. N’ayant vu personne cette année, je pense que les Français ne reparaîtront pas, et vraiment, s’ils ne veulent pas agir avec énergie, il vaut mieux qu’ils ne se montrent plus. »

               M. Maistre, après son retour de Ko-koun-to, s’était retiré à Chang-haï avec le diacre Thomas, ils espéraient s’embarquer sur le navire français qui devait aller recueillir les débris de la Gloire et de la Victorieuse, mais au milieu des préoccupations politiques de 1848, on négligea d’envoyer ce navire, et toute l’année s’écoula dans une vaine attente. S’ils avaient pu aller jusqu’à Ko-koun-to,

 

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ils auraient eu enfin le bonheur d’entrer dans leur mission, car des courriers chrétiens envoyés par Mgr Ferréol les y attendirent pendant tout l’été ; mais Dieu voulait encore exercer leur patience.

               Dans les premiers mois de l’année suivante, ils risquèrent une nouvelle tentative. Embarqués sur un petit navire de Macao, ils firent voile vers l’île de Pe-lin-tao, au nord de la Corée, là où André Kim fut arrêté lorsqu’il cherchait à établir une voie de communication avec la Chine. Une barque coréenne devait venir les y attendre pour les transporter ensuite sur la presqu’île. Dans la traversée, ils furent battus par une tempête furieuse ; la mer enleva leurs ancres, et leur navire fut plusieurs fois sur le point d’être englouti, ils arrivèrent néanmoins sur les côtes de Corée, et après de longues recherches, trouvèrent l’île du rendez-vous, mais aucune barque chrétienne ne se présenta. Comment expliquer ce contre-temps ? peut-être les chrétiens qui venaient à leur rencontre avaient été arrêtés : peut-être le gouvernement coréen, irrité par les lettres des Français, avait commencé une nouvelle persécution contre les fidèles. Malgré leurs instances, le capitaine du navire ne consentit pas à rester longtemps sur cette côte inhospitalière. Après quelques jours il reprit la route de Chine, et M. Maistre et Thomas se trouvèrent encore une fois à Chang-haï.

               Il semble qu’un si grand nombre d’expéditions infructueuses auraient dû décourager, ou au moins ébranler, la constance du missionnaire et du diacre coréen ; mais Dieu, pour qui ils travaillaient, soutenait leur courage. Au milieu de si longues tribulations, le calme et l’aménité de M. Maistre ne se démentirent jamais un instant, au point que certains hommes, qui ne pouvaient comprendre tant de vertu, l’accusèrent de ne pas désirer sérieusement d’entrer en Corée. Quant à Thomas, les lettres qu’il écrivait alors sont pleines des sentiments de la résignation la plus touchante : « Voilà que je vous écris encore de la terre d’exil, » dit-il à M. Legregeois, directeur du séminaire des Missions-Étrangères ; mes vœux ne se sont pas réalisés. Il est certainement pénible pour votre paternité d’entendre toujours parler d’expéditions malheureuses, et il est triste pour moi d’avoir toujours à en raconter de nouvelles. Mais que pouvons-nous chercher en dehors du bon plaisir de Dieu ? Aussi, lorsque nos projets ne réussissent pas, nous ne croyons pas que tout est perdu : car ce n’est pas pour un homme mortel, ou pour nous-mêmes, que nous avons du zèle et que nous travaillons, mais c’est pour Dieu qui voit le fond du cœur et qui n’a pas besoin de nos services, pour

 

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Dieu qui nous a prédestinés à porter du fruit dans l’humilité et dans une grande patience, par la ressemblance avec son Fils bien aimé le Seigneur Jésus-Christ. Ce que nous souffrons est bien peu de chose pour obtenir les grâces de la divine miséricorde. Combien de saints ont offert à Dieu de ferventes prières, de grands sacrifices, de longues et pénibles mortifications pendant dix, vingt, trente et quarante ans, pour la conversion d’un seul pécheur ou pour obtenir une grâce particulière ! Quand je jette les yeux sur ces exemples, je ne sais plus quel est l’esprit qui m’anime. C’est peut-être à cause de ma grande négligence à recourir au secours divin ; c’est à cause de mes innombrables péchés, et de ma trop grande confiance dans les hommes, que Dieu n’exauce pas vos prières ; c’est moi qui fais obstacle à la divine miséricorde. Ô mon Seigneur Dieu très-bon, jetez-moi dans le fond de la mer si je suis la cause de votre colère, et ayez pitié de vos serviteurs ! Que votre très-sainte volonté seule s’accomplisse sur moi, en moi, par moi et avec moi ! »

               Lorsque Thomas traçait ces lignes qui nous font connaître sa belle âme, il était prêtre depuis quelques jours. Son ordination eut lieu à Chang-haï, le dimanche de Quasimodo de l’année 1849. C’est Mgr Maresca, vicaire apostolique de la mission du Kiang-nan qui lui imposa les mains.

               Fortifié par la grâce du sacrement et par l’oblation du divin sacrifice, Thomas partit au mois de mai pour le Léao-tong, afin de préparer une nouvelle tentative. Il passa sept mois dans cette province, sous les ordres de M. Berneux, provicaire de Mandchourie, s’occupant à visiter les malades, à faire des instructions les dimanches et fêtes, à catéchiser les enfants et à administrer quelques chrétientés voisines. Il se formait ainsi au saint ministère, et acquérait tous les jours plus d’expérience. M. Maistre arriva lui-même au Léao-tong, le 3 novembre, pour l’accompagner, et ils se mirent en chemin quelques semaines plus tard. Ce voyage offrait moins de chances de succès que les précédents ; mais le cœur de Thomas était rempli de confiance. Plus il se voyait dépourvu des moyens humains, plus il comptait sur Dieu, et cette fois son espoir ne fut pas déçu.

               Voici comment il racontait l’année suivante, dans une lettre à M. Legregeois, son entrée en Corée et ses premiers travaux :

 

« Au mois de décembre, comme me l’avait mandé Mgr Ferréol, je pris la route de Corée pur Pien-men. Le P. Maistre vint avec moi jusqu’à cette ville, quoiqu’il n’y eût pas grand espoir de le faire entrer, mais enfin il voulait profiter de l’occasion si

 

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elle se présentait. En arrivant à Pien-men, je trouvai les courriers que Mgr Fcrréol avait envoyés. Je m’y pris auprès d’eux de toutes les manières possibles pour les décider à introduire le P. Maistre avec moi. Mais la prudence s’y opposait, et je fus bien peiné d’être contraint de laisser en Chine ce cher Père tout désolé de ce contre-temps, et de continuer seul mon chemin, pour aller briser les terribles portes de la Corée. Je ne voyais aucune possibilité de déjouer la vigilance de la douane. Tout ce que j’avais d’espoir et de confiance reposait sur la toute-puissance de la miséricorde divine.

               « Appuyé sur le bras de Dieu et tout préparé à la prison, je m’approchai de la douane pendant la nuit. D’habitude, il y a des sentinelles sur les rives du Ya-lou-kiang, sur les murs et aux portes de la ville. Mais la nuit était très-profonde et très-orageuse ; la violence du vent et la rigueur du froid avaient très-probablement forcé les soldats à se réfugier dans les maisons, car nous franchîmes la douane sans que personne nous aperçût ou nous fît la moindre question. Après avoir échappé à ce danger, nous arrivâmes à Séoul sans grandes difficultés. J’y restai un jour, puis je voulus continuer ma route pour aller rejoindre Monseigneur qui alors se trouvait dans la province de Tsiong-tsieng. Mais auparavant je dus aller voir le P. Daveluy alors très-gravement malade. Je lui administrai l’Extrême-Onction, puis je me rendis auprès de Monseigneur que je trouvai aussi malade de la fièvre. Je passai un jour avec lui et, sans prendre aucun repos, je commençai l’exercice du saint ministère, en débutant par la province de Tsien-la. Dieu me protégea, et en six mois je parcourus paisiblement cinq provinces.

               « En deux endroits seulement, je fus exposé à quelque danger. Dans un petit village, se trouvaient seulement trois chrétiennes, habitant des maisons païennes, avec leurs parents et leurs maris également païens. Je voulus les visiter. Accompagné de mon catéchiste et muni de ma chapelle, j’allai sur le soir loger dans une maison de très-chétive apparence. Des païens me virent entrer et, soupçonnant que j’étais Européen, ils coururent aussitôt prévenir le chef du village. Celui-ci fit publier qu’à la nuit les anciens auraient à se réunir au tribunal, afin de s’emparer de ma personne et de me condamner à mort. Nous étions entre les mains de nos ennemis, la fuite était impossible, car tout le village nous gardait, et du reste, en fuyant nous n’aurions fait qu’exaspérer les païens contre nous et contre la maison où nous étions descendus. Nous nous réfugiâmes donc sous la protec-

 

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tion de la bienheureuse Vierge Marie, et nous abandonnant tout entiers à la volonté de Dieu, nous demeurâmes dans cet endroit sans paraître prêter la moindre attention aux cris des païens. La nuit se passa à les attendre. Mais il y eut scission dans leur conseil, et le matin on nous laissa sortir librement. Toutefois je n’avais pas pu visiter les trois chrétiennes, et je les laissai toutes consternées de cet accident.

               « Dans un autre lieu où se trouvent environ deux cents chrétiens, je fus également dénoncé au chef du village le troisième jour de la mission. Aussitôt il fit savoir à tous les païens qu’un Européen se trouvait dans l’endroit, et il accourut à la maison où, dans ce moment même, j’entendais les confessions. Pendant le reste de la journée et une grande partie de la nuit, il m’accabla d’injures, de malédictions et de menaces. Il criait que j’étais un Européen, un Français. « Tu es, » me disait-il, « un grand scélérat ; tu es venu de la France pour nous voler. Les Européens ne sont que des imposteurs, et les Français des perturbateurs du repos public. Quel avantage trouvez-vous donc à venir ainsi semer la discorde chez nous, et à nous tromper ? Tu verras si tu peux persister dans cette mauvaise voie ; demain tu seras lié avec la corde rouge et conduit dans la prison des voleurs, etc. » Il ne cessa de crier de cette façon pendant plusieurs heures, et à la fin, épuisé de fatigue, il se décida à aller se coucher. Alors d’après le conseil de mes catéchistes, je partis pendant la nuit, sans avoir dit la messe, quoique tous les chrétiens, qui s’étaient confessés et préparés la veille, eussent le plus vif désir de recevoir la sainte communion. Un grand nombre de ceux qui n’avaient pas encore participé aux sacrements, me suivirent le lendemain, par des chemins affreux, jusque dans une autre chrétienté située à cent lys de chez eux ; ceux qui ne purent sortir du village en éprouvèrent le plus grand chagrin.

               « Dans mes courses je vois de près les misères et l’indigence de ces pauvres gens ; l’impuissance où je me trouve de les soulager, m’afflige plus que je ne puis l’exprimer. Ils sont en proie à toutes les calamités. Écrasés sous un gouvernement tyrannique, plongés dans des difficultés inextricables, à peine ont-ils la liberté de faire le moindre mouvement ; persécutions de la part de leurs concitoyens, persécutions de la part de leurs parents, de leurs alliés, de leurs voisins. Ils s’estiment heureux lorsqu’ils peuvent vivre tranquillement pendant deux ou trois ans, dans des montagnes sauvages, dans des cavernes, sous les plus misérables abris. Pour beaucoup d’entre eux, la pratique

 

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du christianisme est excessivement difficile. Laissez-moi vous citer quelques traits.

               « Une jeune fille, de famille noble, entendit parler de la religion chrétienne à l’âge de quinze ans. Embrasée d’un vif désir de la pratiquer, et ne pouvant le faire dans la maison paternelle, elle quitta sa famille. Mais pendant qu’elle voyageait à la recherche des chrétiens, elle fut enlevée par un païen qui l’épousa. Elle resta pendant douze ans dans la maison de son ravisseur, sans pouvoir donner aucune nouvelle à sa famille ou à quelque chrétien. Elle était toujours préoccupée d’une nouvelle fuite, mais elle ne savait où trouver un refuge, et craignait de tomber entre les mains d’un autre ravisseur. Un chrétien ayant entendu, par hasard, un païen de ses amis parler de cette femme, se fit passer pour un de ses parents, fut la voir, la consola, et lui procura quelques livres pour apprendre la doctrine chrétienne et les prières ; mais jusqu’à présent, il n’y a pas eu moyen de lui administrer les sacrements.

               « J’ai vu une autre femme nommée Anne, aussi de race noble, qui, retenue dans une maison païenne depuis dix-neuf ans, n’a pas pu communiquer avec les fidèles, et par conséquent est restée privée des sacrements. Cette année même, elle put envoyer de ses nouvelles à un chrétien de ses parents, qui réussit à la voir et à lui parler. Je me trouvais alors dans un oratoire éloigné de cinquante lys de la maison d’Anne. Ce chrétien vint me raconter avec quelle impatience Anne m’attendait, et combien elle était digne de compassion. Seule dans un village entièrement livré au culte des idoles, elle n’avait jamais, pendant tant d’années, manqué à ses devoirs de chrétienne. Elle soupirait sans cesse après les sacrements, et priait Dieu de lui envoyer un de ses ministres. Souvent dans sa désolation, elle prenait un petit morceau de toile européenne, et en le regardant elle pensait à l’Europe, aux missionnaires, et se consolait en disant que puisque cet objet avait pu être apporté de France, des missionnaires pourraient de nouveau venir du même pays, et qu’elle les verrait. Je fus vivement ému de ce récit, et quoique je ne visse aucune possibilité d’approcher de cette fidèle chrétienne, j’espérai que le bon Dieu et la bienheureuse Vierge Marie, enfin propices à ses vœux, me fourniraient les moyens de lui administrer la Pénitence et l’Eucharistie. Muni du très-saint Sacrement, notre seule consolation ici-bas, je me dirigeai en toute hâte vers le village d’Anne. Tout le monde étant païen dans ce village, je n’avais aucun endroit convenable pour y déposer la sainte Eucharistie,

 

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et installer le tribunal de la Pénitence. Je m’assis sur les bords du fleuve, à l’ombre de quelques arbres, comme si j’eusse voulu me reposer des fatigues de la route et me préserver des ardeurs du soleil, et j’envoyai en éclaireur le chrétien qui m’avait accompagné. Celui-ci entra dans la maison, et n’y trouva aucun homme ; tous étaient dans les champs. Anne était seule avec sa fille et quelques petits enfants. Le chrétien m’apporta un billet sur lequel cette pieuse femme avait écrit son examen de conscience. Je le lus dans le lieu où je m’étais assis, puis aussitôt j’entrai dans la maison, j’appelai Anne dans la chambre intérieure, je lui donnai rapidement l’absolution, je la munis du pain des forts, puis je m’échappai tout joyeux, et revins à mon poste en bénissant le ciel.

               « Nous n’avons, vous le voyez, aucune liberté dans l’exercice de notre sainte Religion. Nous sommes toujours tremblants comme si nous commettions les plus grands crimes ; on nous accable sous la haine et le mépris comme de vils scélérats. Dès que quelqu’un se convertit à la foi, aussitôt parents, alliés et voisins s’élèvent contre lui, le maudissent comme le plus impie des hommes, lui font subir toute espèce de vexations, et enfin le chassent loin d’eux avec défense de remettre le pied parmi ses concitoyens. Les nobles surtout poursuivent de toute leur fureur ceux d’entre eux qui embrassent la foi. Si on apprend qu’un noble est chrétien, toute sa famille est déclarée infâme, et elle perd son titre de noblesse sur lequel reposent toute sa gloire et toutes ses espérances. De là un grand sujet de scandale pour beaucoup de fidèles ; car, lorsque vient pour eux le moment de choisir, ils aiment mieux jouir de leurs vains titres que de se glorifier dans la croix et les opprobres de Notre Seigneur Jésus-Christ.

               « Un néophyte a été élevé dernièrement à une dignité de cinquième ordre par le crédit de ses amis, sans que lui-même eût prêté les mains à cet avancement. Il arrive souvent que l’on obtienne ainsi des places sans aucun titre, sans aucune sollicitation, par la seule influence de parents ou d’amis ; et ces dignités, de quelque manière qu’elles soient accordées, doivent toujours être acceptées, si l’on ne veut s’exposer au déshonneur ou même à la mort. Ce néophyte se trouve maintenant en grand danger de perdre la foi. Bientôt il sera mis à la tête de quelque province ou d’une ville importante. S’il accepte cette charge, il ne pourra l’exercer qu’en prenant part fréquemment à des cérémonies superstitieuses ; s’il la refuse, il sera déclaré rebelle, et le voilà menacé de mort, et toute sa famille exposée à de grandes calamités.

 

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               « Le sort des femmes nobles est encore plus triste. Elles ne peuvent mettre le pied hors de la porte de leurs maisons. Elles ne peuvent décemment parler à personne, sinon à leurs plus proches parents. On leur fait le plus grand crime de se laisser voir une seule fois à un homme inconnu. Aussi, celles qui sont placées sous l’autorité de parents ou de maris, sont dans l’impossibilité presque absolue de s’approcher des sacrements, et se consument dans d’inutiles désirs. Les veuves, le seraient-elles devenues après un seul jour de mariage, sont obligées de garder la continence. Un second mariage est une note d’infamie pour elles et pour leur famille. De là vient qu’elles sont soumises aux mêmes règles de bienséance, et n’ont guère plus de liberté. Elles ne peuvent s’approcher des sacrements que la nuit ; et à combien de misères ne sont-elles pas exposées dans ces courses nocturnes ! quand donc pourrons-nous rassasier ces âmes qui ont faim et soif de la justice !

               « Nous sommes souvent forcés d’user d’une grande rigueur pour empêcher les fidèles de se précipiter en foule pour nous voir et assister au saint sacrifice de la messe. Mais les peines que nous imposons aux coupables ne les épouvantent guère ; ils sont peu obéissants sous ce rapport. Quand nous arrivons dans une chrétienté, tous, petits et grands, endossent leurs habits neufs, et se hâtent de venir saluer le Père. Et si celui-ci tarde un peu à recevoir leurs hommages, leur impatience est extrême ; à chaque instant ils envoient les catéchistes demander pour eux la permission d’entrer et de recevoir la bénédiction. Au moment du départ, dès que nous reprenons nos habits de voyage, ils remplissent l’oratoire de pleurs et de gémissements. Les uns me saisissent par les manches comme pour me retenir, les autres arrosent de larmes les franges de mon vêtement, comme pour y laisser un gage de leur affection ; ils me suivent, et ne veulent s’en retourner que lorsqu’ils ne peuvent plus m’apercevoir. Quelquefois ils montent sur les collines pour me suivre plus longtemps du regard.

               « Un jour je devais aller d’un oratoire à un autre. Des néophytes qui demeuraient près du chemin où je devais passer, vinrent me conjurer de m’arrêter quelques instants chez eux. Je fus touché par leurs prières, et promis de me rendre à leurs désirs. Lorsque j’arrivai chez eux, j’y trouvai réunis tous les chrétiens du voisinage au comble de la joie. L’un d’eux était venu d’une distance de quinze lys. Dès qu’il avait appris mon passage, sans laisser personne à sa maison, il était parti avec sa femme et son fils, âgé

 

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de près de dix ans, et avait traversé des montagnes impraticables pour me rencontrer. Oh ! si un autre Xavier ou un autre Bernard se rencontraient ici, quels fruits de salut ils produiraient dans ces âmes si impatientes de voir et d’entendre un prêtre de Jésus-Christ.

               « Voici encore un de mes plus grands sujets de douleur. Il arrive souvent que des personnes, douées d’un véritable esprit de ferveur, se proposent de garder la virginité pour servir Dieu avec plus de fidélité et de zèle ; mais les lois et les mœurs du pays sont telles, que cette angélique vertu ne trouve ici aucune protection ni aucun refuge. Tout le monde ne voit dans la virginité qu’une impiété, et dans la chasteté qu’une hypocrisie ; aussi ces pieuses femmes, si elles ne sont pas mariées, risquent d’être enlevées par des païens et par conséquent d’exposer leur salut éternel. De là vient que nous, les prédicateurs de la virginité, conseillons et ordonnons même le mariage.

               « Le fait suivant vous expliquera mieux ce que je viens de vous dire. Une jeune fille, nommée Barbe, avait huit frères et elle-même était la plus jeune de la famille. Elle resta seule avec deux de ses frères, la mort lui ayant enlevé les autres. À l’âge de sept ans, elle apprit à lire, et dès ce moment, elle sentit le désir de garder la virginité. Un jour sa belle-sœur occupée, à confectionner une robe, lui dit : « Cette robe sera pour toi, tu la porteras le jour de tes noces « Aussitôt Barbe va se réfugier dans le coin le plus retiré de la maison ; elle fond en pleurs et sa mère ne parvient à la consoler qu’en lui promettant qu’on ne la forcerait point à se marier. Parvenue à l’âge de onze ans, un jour elle trace quelques lignes sur le mur de sa chambre, puis prend deux livres de religion, quelques grains de riz, s’échappe furtivement, et se réfugie dans les montagnes avec une compagne de son âge. Le matin, en cherchant Barbe, ses parents aperçoivent sur le mur les paroles suivantes, écrites de sa main : « Mes bien chers parents, ne me considérez plus comme votre enfant, mais comme l’enfant de la bienheureuse Vierge Marie. La vie est courte ici-bas, et tout y est vanité. Par nous-mêmes nous ne pouvons rien, mais avec Dieu nous pouvons tout. Dieu n’abandonne jamais ceux qui ont confiance en lui. Ne vous inquiétez pas du lieu où je me suis retirée ni de ce que je ferai. » Mais les parents se mettent à fouiller tout le pays, et, au bout de trois jours, le frère de Barbe la trouve dans une caverne presque inaccessible, hantée seulement par des bêtes féroces. L’enfant lisait paisiblement ses livres dans cet affreux réduit ; elle priait, instruis-

 

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ait sa compagne, l’exhortait à persévérer, et de temps en temps sortait pour aller arracher les racines qui leur servaient de nourriture. Elle goûtait dans cette solitude des consolations ineffables. Tant de bonheur fut troublé par l’arrivée de son frère. La vue du tigre l’eût moins épouvantée. Elle lit tout son possible pour obtenir de rester dans son antre ; elle employa tour à tour les exhortations, les prières, les menaces, elle lutta même de toutes ses forces pour ne pas être entraînée. Enfin elle fut ramenée à la maison paternelle, et sa mère de s’écrier : « Que signifie cette conduite ? Quelle folie ! Le démon lui-même t’a jetée dans ces illusions, c’est évident. Comment, à ton âge, tu ne craignais pas d’être dévorée par le tigre, ou de mourir de faim ? — ma mère ! » répondit Barbe, « ne vous troublez pas. Le bon Dieu n’abandonne pas ceux qui ont confiance en lui. »

               « Depuis ce moment elle jeûnait régulièrement deux fois par semaine ; elle s’abstenait complètement de viande et de poisson. Pendant le carême, elle faisait un seul repas par jour. Elle était remplie de l’esprit d’oraison, et, tout en vaquant aux soins du ménage ou en travaillant dans les champs, elle ne cessait de prier. Elle savait par cœur tout le manuel des chrétiens qui, en Corée, est passablement long, le catéchisme, le résumé de la doctrine chrétienne, les vies de sainte Barbe, de saint Pierre et saint Paul, de plusieurs martyrs de la Corée, et autres petits livres de piété écrits en langue vulgaire par des Coréens. Jamais on ne la vit éprouver le moindre sentiment de colère ou d’impatience, jamais on n’entendit sortir de sa bouche ces exclamations cependant si naturelles : Quelle chaleur ! Quel froid ! Comme le vent est violent ! Comme cette pluie nous contrarie ! et autres semblables. Jamais ses parents n’eurent besoin d’user d’ordres, d’exhortations ou d’encouragements pour la décider à quelque besogne que ce fût. Elle prévenait toujours leur volonté et remplissait sa tache de manière à satisfaire tout le monde. Sa mère pouvait à peine modérer l’ardeur qu’elle apportait dans ses exercices de piété ou dans ses travaux manuels. « La vie est courte, » lui disait Barbe, « travaillons pendant que nous en avons le temps. Bientôt notre corps sera la pâture des vers, à quoi bon le ménager ? mieux vaut l’user jusqu’au bout. » Dans ses maladies, elle ne changeait rien à ses exercices de piété ni à ses mortifications. Quoique atteinte d’une fièvre tierce, elle ne voulut jamais garder le lit. Elle traitait son corps avec tant de rigueur que personne ne comprenait comment elle pouvait vivre, et cependant elle surpassait toutes ses compagnes en vigueur et en beauté.

 

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               « À l’âge de quatorze ans, elle put s’approcher pour la première fois du tribunal de la Pénitence. Elle fit connaître au prêtre son projet de garder la virginité. Celui-ci tâcha de la dissuader, en lui montrant les dangers de cet état ; il lui ordonna même d’abandonner son dessein et de se marier. L’année suivante, elle déclara à ce même confesseur qu’elle persistait dans ses idées. Le prêtre alors lui donna le choix, ou de se rendre à ses avis, ou de ne pas recevoir la communion. Barbe n’ayant pas prêté assez d’attention à la parole du confesseur, s’approcha des sacrements, mais ensuite réfléchissant sur le choix qui lui avait été proposé, et reconnaissant qu’elle s’était trompée, elle se mit à pleurer et fut longtemps inconsolable. À l’âge de seize ans elle fut demandée en mariage par un païen. Celui-ci, après avoir épuisé tous les moyens légitimes pour arriver à son but, essaya plusieurs fois d’enlever Barbe par force. Ses parents et ses frères furent à cette occasion exposés à toute sorte d’outrages. La voyant dans une situation extrêmement périlleuse, ils s’y prirent de toutes les manières pour ébranler sa résolution ; ils lui proposèrent, en échange, d’épouser un jeune chrétien du voisinage ; ce fut en vain, Barbe demeura inébranlable. Elle reprenait son père et ses frères de leur peu de courage : « Comment,» disait-elle, « vous ne voulez pas me défendre contre les insultes de ces païens ? laissez-moi seule, j’irai où je voudrai, et Dieu sera avec moi. » Un jour que les païens accouraient pour l’enlever, elle s’enfuit dans les montagnes. Les ravisseurs ne la trouvant pas, tournèrent toute leur fureur contre son père et ses frères. L’un de ceux-ci, après avoir été accablé d’injures et de mauvais traitements, se mit à la recherche de sa sœur. Toute la nuit il appela Barbe à grands cris. Celle-ci reconnut bien la voix de son frère, mais craignant qu’il ne voulût la trahir, elle n’osa sortir de sa cachette. Le matin seulement, elle se montra, et consola son frère qui pleurait de joie ; il avait craint que sa sœur n’eût été dévorée par le tigre. Il la conduisit ensuite à sa mère plongée dans la plus grande douleur. Barbe était toute radieuse et répétait : « Il n’y a pas de mal, pourquoi vous désolez-vous ? Tout vient à bien à ceux que le bon Dieu protège. » Une autre fois encore, elle fut obligée de chercher son salut en se cachant dans les montagnes. Enfin, elle abandonna la maison paternelle, et émigra dans une autre province.

               « Après ces vexations, Barbe eut à soutenir des luttes bien plus terribles encore, et sa constance ne fit que s’affermir. Trois fois on lui refusa les sacrements ; elle s’y présenta une quatrième

 

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fois, on la repoussa encore. L’évêque la fit comparaître devant lui ; il employa inutilement les conseils, les exhortations, enfin il excommunia la jeune fille et ses parents. Malgré tous ces obstacles elle demeura inébranlable dans son projet. Elle redoublait ses mortifications ; quelquefois elle éclatait en sanglots, et versait d’abondantes larmes sur sa triste destinée. Le soir elle quittait la maison, et sans redouter la rencontre du tigre, elle allait dans un endroit solitaire sur le bord d’un torrent, où elle passait la nuit en prières.

               « Je devais aller dans ce pays après avoir visité une partie de mes chrétiens. Je devais même, en attendant le moment de commencer une nouvelle mission, me reposer un peu chez mon catéchiste Léon, et Barbe ne demeurait qu’à un mille delà. Dès qu’elle apprit mon arrivée, elle accourut transportée de joie pour me faire une visite, et ne pensa plus qu’au moyen de recevoir les sacrements. C’était chose moralement impossible. Le lieu où j’étais ne dépendait pas de mon district, par conséquent je n’y avais aucune juridiction ; en outre, cette pauvre fille était sous le coup de l’interdit porté par l’évêque. Elle montrait à ses amies son examen de conscience écrit, en leur disant : « Comment donc ces péchés seront-ils remis ? — Si seulement j’étais malade comme vous, » disait-elle à une autre, « peut-être que le Père m’accorderait les sacrements ! » Elle passa la nuit à prier et à pleurer. Au point du jour elle tomba subitement malade, et demeura étendue sur son lit, en proie à d’horribles souffrances. Ce jour-là même, je dus entendre sa confession, et le lendemain, je lui administrai la très-sainte Eucharistie. Elle ne cessa, au milieu des plus vives douleurs, d’invoquer Notre Seigneur Jésus-Christ et la très-sainte Vierge. Ceux qui l’entouraient croyaient qu’elle allait mourir à chaque instant, et l’engageaient à recevoir l’Extrême-Onction. Elle leur répondit que rien ne pressait pour le moment, et voulut être reportée dans sa maison. Le lendemain soir, elle pria les personnes présentes de vouloir bien m’appeler. Celles-ci lui firent observer que ce n’était pas le moment de prévenir le Père, que le danger n’était pas si pressant, qu’elle n’était pas sur le point de mourir, et qu’elle irait certainement jusqu’au lendemain. « C’est vrai, » leur répondit Barbe, « c’est pour le Père une chose très-pénible de venir jusqu’ici, au milieu des ténèbres et par des chemins aussi difficiles. Je suis bien désolée de lui causer tant de peines, mais il faut que je le voie, ne le trouvez pas mauvais ; allez l’appeler pour l’amour « de Dieu. » Je vins donc et lui administrai les sacrements de

 

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Pénitence et l’Extrême-Onction ; puis, le matin, je dis pour elle une messe votive de la sainte Vierge. Quoiqu’elle fût à toute extrémité, elle se fit laver, revêtir de ses habits de fête et porter dans l’oratoire, où elle reçut à genoux le saint Viatique.

               « Elle fut à l’agonie pendant toute la journée, mais sans perdre connaissance une seule minute. Elle assura qu’ayant demandé à Dieu qu’il voulût bien lui conserver l’usage de ses facultés dans ses derniers moments pour mieux se préparer à la mort, elle avait été exaucée. Couchée ou assise, elle était toujours en prière. « Je n’éprouve, » disait-elle, « d’autre peine que celle de ne pouvoir assez remercier Dieu et la Sainte Vierge des bienfaits dont je suis comblée dans ce moment même. » Quelqu’un lui demanda ce qu’elle ferait tout d’abord, si la santé lui était rendue. « Je n’ai d’autre désir, » répondit-elle, « que celui d’être débarrassée de cette chair infirme pour aller vers notre Père céleste et lui rendre les actions de grâces que je lui dois. » Je lui dis un dernier adieu et j’ajoutai : « Après votre mort, je dirai une messe pour le repos de votre âme ; en retour ne m’oubliez pas devant Notre-Seigneur Jésus-Christ et son auguste Mère. » Elle me le promit avec un visage d’un calme et d’une sérénité incroyables. Elle était sur le point de rendre le dernier soupir lorsque les médecins lui firent diverses ponctions et cautérisations. « À quoi bon ces remèdes, » leur dit Barbe, « puisque je suis sur le point de mourir ? — Souffrez tout cela patiemment en mémoire des plaies sacrées de Notre Seigneur Jésus-Christ, » lui dirent les assistants. — « Bien, » répondit Barbe, « pour Notre Seigneur « je les supporterai volontiers, » et fixant ses regards sur le crucifix, elle laissa faire les médecins. Elle adressa ensuite aux personnes présentes quelques bonnes paroles, récita la Salutation angélique, s’approcha de la porte et, après y être restée quelques instants, un bras appuyé contre le seuil, elle s’affaissa sur elle-même et expira. Il était environ six heures du soir, le 23 septembre 1850. Elle n’avait que dix-huit ans.

               « Je revins pour contempler encore les traits de cette jeune fille ; je n’oublierai jamais la beauté céleste répandue sur son visage. Elle n’avait été que quatre jours malade. Il y a déjà deux jours qu’elle est morte, et nous n’avons pas encore séché nos larmes ; pour ma part, depuis longues années, jamais je n’ai ressenti des sentiments de componction et d’amour divin aussi vifs que ceux que j’éprouve depuis la mort de Barbe. Bapta est ne malitia mutaret intellectum ejus, aut fictio deciperet ani-

 

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mam illius ; consummmata in brevi, explevit tempora multa. Elle était aimée de tout le monde, et semait sur ses pas la piété et la connaissance de la doctrine chrétienne. Jugez par cet exemple des difficultés que nous rencontrons, forcés que nous sommes de détourner de leur dessein, même par le refus des sacrements, les âmes pures qui désirent consacrer au Seigneur leur virginité.

               « Depuis mon entrée en Corée, je n’ai eu aucun repos ; je suis toujours en course, je n’ai passé que le seul mois de juillet dans la même maison. Depuis le mois de janvier, j’ai fait, sans compter le chemin de la Chine à Séoul, environ cinq mille lys. Pendant tous ces voyages, au milieu de tous ces travaux, grâce à Dieu, j’ai toujours joui d’une bonne santé. J’ai visité trois mille huit cent quinze chrétiens. J’en ai confessé deux mille quatre cent un, communié mille sept cent soixante-quatre ; baptisé cent quatre-vingt-un adultes et quatre-vingt-quatorze enfants ; suppléé les cérémonies du baptême à neuf cent seize ; reçu deux cent soixante-dix-huit catéchumènes ; baptisé à l’article de la mort, quatre cent cinquante-cinq enfants d’infidèles. Quelques chrétiens sont restés dans la plaine, dans les lieux de leur naissance, au milieu de leurs parents païens ; généralement, ceux-là sont ignorants et tièdes. Le plus grand nombre quittent tout, rompent tous les liens de la chair et du siècle, et se réfugient dans les montagnes, où ils cultivent le tabac et le millet. Ils sont passablement instruits, et observent très-fidèlement les préceptes de notre sainte religion. Malheureusement ils ne peuvent pas rester longtemps dans ces solitudes ; peu à peu ils finissent par être connus des païens, et dès lors, sont exposés à leurs persécutions.

               « Beaucoup de Coréens sont tout disposés à embrasser la foi chrétienne, mais ces difficultés les arrêtent. Les femmes surtout ne demanderaient pas mieux que de se convertir, mais elles sont presque dans l’impossibilité de le faire. Si elles restent dans leurs familles, elles ne peuvent remplir leurs devoirs de piété ; si elles les quittent, elles ne trouvent aucun asile, et courent grand danger d’être enlevées par les païens. Ainsi, pendant la persécution et la famine qui désolèrent l’année 1839, nombre de chrétiennes, forcées de s’enfuir et de mendier leur nourriture, devinrent par force les concubines ou les esclaves des païens. Oh ! quelle douleur je ressens lorsque j’apprends l’histoire de ces infortunées ! Après cette cruelle persécution de 1839, l’ennemi le plus acharné de notre sainte Religion écrivit contre les chrétiens une foule de mensonges atroces, et les publia au nom du gouver-

 

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nement dans toutes les provinces de la Corée. Son but était d’exciter la fureur et la haine du peuple contre les chrétiens, mais principalement contre les Français. Et il ne s’est trouvé personne pour repousser de telles impostures, pour combattre ces infâmes calomnies, tant on redoute la persécution. Les auteurs de la moindre protestation seraient recherchés, et les chrétiens seraient massacrés sans profit, comme rebelles. Après le naufrage qui eut lieu à Ko-koun-san, les Français avaient dit qu’ils reviendraient l’année suivante ; il y a de cela trois ans, et on n’a pas encore entendu de leurs nouvelles. Aussi commence-t-on à les regarder comme des fanfarons dont on n’a rien à craindre.

               « Le gouvernement coréen est plus misérable que jamais ; déchiré par une foule de factions, il s’affaiblit tous les jours. Le dernier roi étant mort à vingt-trois ans, des suites de son intempérance et de ses débauches, son aïeule a mis sur le trône un autre roi de dix-huit ans. Ce jeune homme est de la famille royale, il était avant son avènement exilé dans l’île de Kang-hoa. Son aïeule et sa bisaïeule sont mortes pour la foi [1]. Son père sans être chrétien a été massacré pour la religion chrétienne, et son frère, cruellement calomnié, dit-on, a été mis à mort comme rebelle. Le voilà roi maintenant, mais roi sans autorité, en grand danger même de perdre ou le trône ou la vie, par suite des discordes qui règnent entre ses ministres contre lesquels l’autorité royale ne peut absolument rien. Ces malheureux ne sont occupés qu’à se tendre mutuellement des embûches, à ourdir contre la vie du roi lui-même les trames les plus perfides. Dans l’état actuel des choses, la loi coréenne est incapable de réprimer de tels crimes. Le peuple est malheureux au possible, écrasé par des exactions et des impôts de toute sorte. Les magistrats, les chefs de district, les satellites, les nobles n’épargnent personne. Les pauvres travaillent toute l’année, et c’est à peine s’il peuvent satisfaire l’avidité des employés du gouvernement. Mais je ne puis vous parler de toutes nos infortunes…

               « Je veux vous demander un remède contre l’insalubrité de l’eau. Les Français, qui sont savants, pourront peut-être nous en indiquer un. Nous avons beaucoup de terrains, soit dans les plaines, soit dans les montagnes, qui offrent suffisamment de ressources à la culture, et où nos chrétiens pourraient avantageusement s’établir. Malheureusement les habitants de ces lieux sont

 

[1] Voir tome I, p. 143 et suiv., l’histoire du martyre des princesses dont il est ici question.

 

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exposés à de nombreuses maladies : le délire, les crachements de sang, les langueurs et autres infirmités. J’attribue, sans hésitation, presque toutes ces maladies à la mauvaise qualité de l’eau ; si donc vous connaissez un moyen de l’assainir, veuillez me l’indiquer clairement. J’ai encore une demande à vous adresser. Si vous y faites droit vous procurerez à nos pauvres chrétiens une bien grande consolation. Ils ont une véritable passion pour les objets de piété, et rien ne leur coûte pour se procurer des images, des crucifix, des médailles. Je puis, sans grandes difficultés, recueillir quelques valeurs pour acheter ces objets, mais le difficile est de faire passer ces valeurs dans le commerce. Si elles étaient en argent, rien ne serait plus commode, mais en Corée l’argent est peu connu. Veuillez donc, mon père, me procurer une certaine quantité de crucifix grands et petits, de médailles, d’images de Notre Seigneur, de la sainte Vierge, de saint Joseph, de saint Jean-Baptiste, des apôtres, des docteurs, des autres saints et saintes dont les noms se trouvent dans les litanies ; que ces objets soient bien et solidement faits. Je vous en ferai parvenir le prix plus tard, quand j’en aurai l’occasion.

               « Le P. Daveluy ne peut encore rien faire. Monseigneur et moi sommes seuls à visiter les chrétiens. Nous sommes assez tranquilles ; il n’y a pas précisément de persécution générale, mais les persécutions particulières sont toujours nombreuses. Plaise à Dieu qu’enfin les persécuteurs de son saint nom arrivent à la connaissance de la vérité et entrent dans le bercail de l’Église, afin que tous nous servions librement Dieu dans une sainte allégresse ! Je finis en saluant, en Notre Seigneur Jésus-Christ, tous les bien chers et révérends Pères, et en les suppliant de penser souvent aux infortunés Coréens. »

               À cette lettre si intéressante, nous n’ajouterons que quelques mots pour compléter l’histoire de l’Église de Corée pendant les années 1849 et 1850.

 

               Le roi dont le P. Thomas T’soi annonce la mort, se nommait Hen-tsong. Il s’était attiré la haine de tous ses sujets. Livré à des passions sans frein, il ne connaissait d’autre règle que ses caprices, et foulait aux pieds les lois et coutumes du pays. Il n’avait d’autres occupations que le jeu et la débauche, ruinait l’État par de folles dépenses, vendait les dignités et charges publiques, s’entourait des plus vils scélérats et punissait la moindre parole de blâme, la plus humble représentation, par l’exil, le poison, ou la corde. On dut néanmoins le pleurer selon toutes les règles, et le dernier village de Corée, aussi bien que la

 

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capitale, retentit pendant plusieurs mois des gémissements officiels prescrits par les rites. L’abstinence complète de viande devait, selon l’habitude, durer cinq mois dans tout le royaume, mais par une dérogation jusqu’alors sans exemple, le nouveau roi en dispensa son peuple, à cause des travaux et des chaleurs de l’été.

               À l’avènement de ce prince, tiré de la misère et de l’exil, il y eut un changement complet de gouvernement. Le premier ministre du défunt fut condamné à s’empoisonner de ses propres mains, la plupart des hauts fonctionnaires furent exilés. Les chrétiens ne pouvaient que gagner à ces petites révolutions de palais, car tous les disgraciés étaient leurs ennemis mortels. Ce qui augmentait encore leurs espérances de paix et de liberté, c’était l’état général des esprits. Les haines religieuses semblaient apaisées ; bon nombre de mandarins, fatigués de la persécution, évitaient toutes les occasions de la raviver.

               « Dans les derniers jours de 1848, » écrit M. Daveluy, « nous fûmes dénoncés directement par un mauvais sujet, ivrogne de profession. Il nous connaît parfaitement, nous a vus souvent chez ses parents, qui tous sont chrétiens, ainsi que sa femme et ses enfants. Il s’avisa, je ne sais trop pourquoi, de dénoncer au mandarin sa propre famille comme recevant les Européens. Le mandarin craignant d’entendre de telles révélations, le fit fustiger en lui reprochant sa mauvaise conduite et son mauvais cœur. Il répondit que si on ne le croyait pas sur parole, il s’engageait à livrer les prêtres quand ils viendraient faire l’administration des chrétiens du pays ; pour toute réponse, on redoubla les coups, et à la fin force lui fut de se taire. Depuis cette époque, il dit toujours qu’il nous saisira, et attend le moment propice ; heureusement il n’est pas assez rusé. J’ai été dans ce village, j’y ai passé quatre jours, j’ai administré plus de deux cent cinquante chrétiens, et il n’a rien su ni rien vu. Un mauvais mandarin, en pareille circonstance, eût suscité bien des misères et tracassé les chrétiens. Celui-ci n’est pas le seul de son opinion ; dans d’autres endroits, plusieurs faits moins graves, quoique compromettants, n’ont pas eu non plus de mauvaises suites. De là nous concluons que notre existence se consolide, ou du moins ne court pas de plus grands dangers qu’auparavant ; nous espérons que Dieu veut protéger nos chrétiens, et le changement à notre égard de beaucoup de païens, la diminution des préventions contre la religion dont nous sommes les ministres, tout nous fait croire que, peut-être, le jour de la délivrance et de la liberté luira bientôt.

               « En attendant, la chrétienté se raffermit. Les divers abus

 

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qui s’y étaient introduits pendant sept ans qu’elle fut veuve de pasteurs, disparaissent peu à peu ; les plaies qu’a laissées la persécution se referment. Nous ne pouvons néanmoins encore annoncer rien de bien merveilleux ni de bien stable. Nos chrétiens sont faibles, ils ont besoin d’être fortement soutenus ; mais si Dieu nous permet de travailler quelques années, et surtout s’il nous envoie quelques collaborateurs, nous pouvons espérer de voir notre mission sur le pied de toutes les autres.

               « Ce dont nous souffrons le plus, c’est de la disette de chrétiens un peu capables : à peine pouvons-nous avoir des serviteurs pour nous accompagner. Ne croyez pas, en effet, que le premier domestique venu peut conduire le prêtre ; il faut des hommes de ressource, instruits, prudents, stylés à cette besogne, et ces gens-là manquent presque totalement aujourd’hui. Sans un homme de ce genre, vous ne pouvez pas même, sans danger, mettre le pied dans une auberge, et les moindres voyages présentent des obstacles insurmontables. Nous manquons surtout de catéchistes. Figurez-vous un bon paysan de France transformé en prédicateur, et vous aurez encore une trop haute idée de nos catéchistes actuels. Quelques-uns, il est vrai, dépassent ce niveau, mais le nombre en est bien petit. Aussi, pour le moment, il se fait peu de conversions dans la classe instruite ; ceux qui viennent recruter nos rangs sont de braves gens, pauvres, ignorants, simples, plus propres que les autres au royaume de Dieu, dit l’Évangile, car ils reçoivent et gardent la foi bien plus facilement.

               « Souvent aussi, nous trouvons de vieux chrétiens qui rentrent au bercail. Il y a un an, je vis une bonne vieille qui, depuis trente ou quarante ans, était chrétienne dans l’âme, mais qui, séparée des néophytes par je ne sais quelle circonstance, n’avait jamais pu les retrouver et recevoir le baptême. Pendant le séjour de nos anciens confrères, elle ne sut rien de leur présence ; le bruit seul de leur mort parvint jusqu’à elle longtemps après leur martyre. Enfin, la Providence permit qu’elle rencontrât des chrétiens, et apprît que d’autres prêtres étaient entrés en Corée ; aussitôt, elle vint avec ses enfants s’établir en pays chrétien. Je la vis environ dix jours après son arrivée, mais son ignorance absolue m’empêcha de lui donner le baptême. Je l’engageai à s’instruire au plus vite, et quelques mois plus lard, j’appris qu’elle était morte ayant reçu le baptême à ses derniers moments. Ces exemples de providence spéciale ne sont pas rares. Que de chrétiens sont encore ainsi dispersés depuis un nombre d’années plus ou moins considérable !

 

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               « On m’en citait, il y a peu de temps, quelques-uns qui, chassés par la persécution, s’étaient réunis en deux ou trois maisons, et n’avaient pu depuis relier communication avec les autres chrétiens. Désespéré de cet état d’isolement, l’un deux partit un jour à la découverte et, déguisé en marchand ambulant ou en mendiant, parcourut grand nombre de villages faisant un petit commerce ou demandant du pain. En recevant l’aumône, il faisait son signe de croix. Dieu bénit ses efforts. Il s’adressa une fois à un chrétien qui, remarquant son signe de croix, l’engagea à entrer. Ils se reconnurent de part et d’autre comme chrétiens, et purent dès lors avoir des relations suivies. Mais combien d’autres sont moins heureux, et soupirent en vain après la connaissance distincte de la religion et de ses préceptes ! Ils ignorent souvent les vérités les plus nécessaires et jusqu’à la forme du baptême. C’est ainsi que, l’hiver passé, à la capitale, une chrétienne isolée chez les païens, sur le point de perdre un enfant en bas âge, pleurait de ne pouvoir lui donner le baptême ; mais elle ignorait en quoi il consistait. Seulement elle se rappelait que sa mère lui avait parlé de la religion, lui avait enseigné l’existence du ciel et de l’enfer, et lui avait dit que le baptême est nécessaire pour aller au ciel. Le pauvre enfant mourut sans que personne pût le secourir. Plusieurs mois plus tard, le frère de cette femme, perdu lui aussi chez les païens, connut providentiellement quelques chrétiens et se mit à pratiquer la religion. Il a été notre domestique pendant cette année, et a dû aller porter à sa sœur la bonne nouvelle.

               « Notez qu’à la capitale, les chrétiens ne se connaissent pas les uns les autres. Ils se cachent le mieux possible pour éviter d’être dénoncés pendant les persécutions, et n’ont de rapports entre eux que par l’entremise de deux ou trois hommes dévoués. De là vient que quelquefois toute communication se trouve interrompue malgré eux. Aujourd’hui, par exemple, si deux individus mouraient, plusieurs centaines de néophytes de la capitale ne sauraient plus comment trouver les autres fidèles. Terrible position, direz-vous, et cependant il est certain que sans ces précautions, ils n’échapperaient pas à la persécution, car à chaque moment, les chrétiens connus de la capitale sont trahis et dénoncés ; et les supplices que subissent les prisonniers leur font avouer à peu près tout ce que l’on veut. »

               Malgré toutes les difficultés et tous les obstacles dont les lettres que nous venons de citer nous donnent une idée bien incomplète, l’œuvre de Dieu avançait en Corée. À la fin de 1850, malgré la

 

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maladie de M. Daveluy, Mgr Ferréol, dans sa lettre annuelle au cardinal préfet de la Propagande, donne les chiffres suivants : chrétiens, plus de onze mille ; confessions de l’année, sept mille cent quatre-vingts ; baptêmes d’adultes, trois cent soixante-quatorze ; admis au catéchuménat, trois cent soixante-neuf ; baptêmes d’enfants infidèles, six cent quatre-vingt-six. Une note ajoute que presque tous ces enfants étaient morts dans l’année. Les missionnaires avaient administré les sacrements dans plus de cent quatre-vingt-cinq stations différentes. L’évêque fait aussi connaître à la Sacrée Congrégation, qu’il n’a d’autre séminaire que cinq jeunes élèves, entretenus aux frais de la mission, qui suivaient le prêtre européen dans ses voyages, et, sous sa direction, étudiaient les éléments des langues latine et chinoise.