DEUXIÈME
PARTIE (Index)
LIVRE
III Depuis
la fin de la persécution jusqu’à la mort de Mgr
Ferréol, troisième vicaire apostolique de Corée. 1840-1853.
— 302 — CHAPITRE IV. Etat de la mission à
l’arrivée de Mgr Ferréol. — Nouvelle tentative inutile
de M. Maistre. — Martyre du P. André Kim. Mgr Ferréol, à peine arrivé
en Corée, se dirigea vers la capitale, comme
étant à la fois le centre de la mission et l’endroit
où il pourrait se cacher
avec le plus de sécurité. Quelques chrétiens timides
avaient essayé de Teffrayer,
en lui représentant les dangers qu’il ne manquerait
pas de courir ; heureusement,
ces dangers n’existaient que dans leur imagination.
Mgr Ferréol se déguisa sous
des habits de deuil, arriva sans encombre à son poste,
et commença de suite la
visite des chrétiens.
De son côté M. Daveluy
s’installa dans la petite chrétienté qui lui avait été
assignée par son évoque.
Les braves gens qui lui donnaient l’hospitalité au
péril de leur vie, étaient
des chrétiens des environs de la capitale, qui,
chassés par la persécution, s’étaient
retirés dans un pays sauvage, oit ils vivaient
pauvrement de la culture du
tabac. Il n’y avait que sept familles, en tout trente
ou trente-deux personnes.
On ne peut dire combien ils étaient heureux de
posséder le missionnaire.
Presque tous assistaient chaque jour à la messe, et
ils ne quittaient presque pas
le prêtre, s’amusant à le voir prendre ses repas, à
l’entendre bégayer les
premiers mots de leur langue. Au bout de deux mois il
commença à les comprendre
un peu, et à être compris d’eux.
L’Eglise de Corée était
alors dans un triste état. Après la mort des pasteurs,
toutes les chrétientés
avaient été dispersées. Poursuivis sans cesse par la
rage des persécuteurs, les
néophytes s’étaient réfugiés dans les provinces
païennes, qui seules offraient
un peu de sécurité. Tout avait été dévoilé par les
traîtres, et chaque fidèle
devait cacher sa foi avec le plus grand soin, sous
peine d’être immédiatement
saisi. Les ouvriers étaient obligés de quitter leur
profession, parce qu’à
chaque instant ils avaient à faire des ouvrages plus
ou moins directement entachés
de superstition. S’ils refusaient, on les dénonçait
aux magistrats comme chrétiens : s’ils
acceptaient, ils agissaient contre leur conscience. Il
faut bien l’avouer, le plus grand nombre, pour ne pas
se trahir, participaient
aux cérémonies païennes. Mêlés qu’ils étaient avec les
idolâtres, leur vie n’avait
plus rien de chrétien, les passions avaient repris
toute leur force, l’exemple
les avait entraînés dans — 303 — le crime, et la loi de Dieu
était constamment violée. Cependant au fond de
leurs cœurs, la foi n’était pas éteinte ; ils
soupiraient tous après le moment
où, débarrassés de ces entraves, ils pourraient de
nouveau pratiquer les
exercices de la religion et se réunir à des frères.
Humainement parlant, le
sort des néophytes fidèles était plus fâcheux encore.
Les époux avaient été
violemment séparés ; la faim, la nécessité avaient
chassé les enfants loin de
leurs parents; les frères étaient dispersés. Peu à peu
néanmoins, ces plaies se
réparaient, et au fur et à mesure que les familles se
reformaient, elles
cherchaient les moyens de se retirer dans des lieux
écartés, où les exercices
religieux pussent se pratiquer dans le secret.
Soutenus par les principaux
catéchist-es qui avaient échappé au désastre, les
regards sans cesse tournés
vers la terre étrangère d’où pouvaient leur venir des
pasteurs, ils
parcouraient les montagnes, errant le jour et la nuit
dans des lieux que les
bètes féroces avaient seules occupés jusqu’alors, et
quand il n’y avait plus apparence
d’habitations, loin de tout commerce étranger, ces
pauvres exilés plantaient la
tente qui devait abriter leur misérable existence. Il
ne leur restait d’autre
moyen de vivre que la culture des champs. Mais hélas !
quelle culture dans des
lieux où jamais on n’avait songé à jeter la semence,
où l’on ne rencontrait que
montagnes, ravins, pentes abruptes, précipices
épouvantables. Le riz,
principale nourriture du pays, n’y peut venir; un peu
de millet, un peu de blé,
quelques légumes, et principalement le tabac : voilà
les seules productions de
ces terrains arides.
Les plus fements ayant
pris les devants, peu à peu les autres fidèles
suivirent et vinrent aussi
peupler les montagnes. Chaque année leur nombre
croissait, ce qui devint
bientôt une nouvelle cause d’appauvrissement et de
souffrances. Tous s’étant
mis à la culture du tabac, l’extrême abondance en fit
baisser le prix, au point
qu’à l’arrivée de Mgr Ferréol, on en donnait pour la
modique somme de vingt
francs, la charge de deux hommes vigoureux. Aussi, nos
infortunés néophytes
trouvaient à peine dans un travail continu de quoi ne
pas mourir de faim.
Ajoutons que l’éloignement
ne les mettait pas toujours à l’abri des vexations.
Souvent, des païens qui
connaissaient leur gite, venaient s’installer chez
eux, vivre à leurs dépens,
et les rançonner impitoyablement sous peine de
dénonciation immédiate. Les
satellites n’avaient pas non plus oublié les habitudes
des temps de
persécution. Sous le moindre prétexte, quelquefois
sans prétexte aucun, ils
faisaient des razzias dans les villages chrétiens, — 304 — enlevant tout ce qu’ils
trouvaient, maisons, habits, meubles, provisions,
et traînant en prison ceux qui faisaient la moindre
résistance. Que de fois,
après deux ou trois ans de séjour, quand le terrain
était devenu moins ingrat à
force de travail, nos chrétiens furent forcés de
transporter ailleurs leurs
pauvres habitations ! Que de fois ils durent
abandonner leurs récoltes sur
pied, et s’enfuir, sans savoir de quel côté tourner
leurs pas, sans autre ressource
que la confiance en celui qui nourrit les oiseaux du
ciel et donne la pâture à
leurs petits! Trop heureux encore si dans cette vie
quasi nomade, ils avaient
toujours su conserver intactes leur foi et leur
innocence ! Mais cet état de
dispersion et de vagabondage avait amené l’ignorance,
et avec elle les
nombreuses misères spirituelles qui en sont la suite.
Peu savaient lire, ou, s’ils
parvenaient à déchiffrer quelques caractères, le sens
leur en restait caché.
Pas d’écoles possibles, tant à cause de leur pauvreté,
qu’à cause du danger d’être
découverts par les païens.
Et cependant, telle est
la vitalité, la force convertissante de la religion
chrétienne, que même dans
ces circonstances si défavorables, il y avait encore
des conversions. Depuis le
martyre des missionnaires, près de deux cents
néophytes, en moyenne, s’étaient
présentés chaque année, pour combler les vides faits
par la persécution.
Laissant leurs maisons, leurs familles, leurs terres,
ils venaient dans les
déserts partager les souffrances de leurs nouveaux
frères, et obéir à la voix
de Dieu qui seule les appelait.
Dès le mois de janvier,
M. Daveluy, qui déjà avait administré plus de soixante
personnes aux environs
de sa retraite, put se mettre en campagne pour
commencer la visite des
chrétiens. Son apprentissage fut pénible. Le froid
était très-vif, presque
partout les chemins et les sentiers avaient disparu
sous la neige, et en
cinquante jours il eut à parcourir plus de vingt-cinq
localités différentes,
distantes les unes des autres de deux, quatre et même
sept ou huit lieues.
« Arrivé, dans une
chrétienté, écrivait-il alors, souvent je n’ai que
vingt-quatre heures à y
rester, vu le petit nombre de fidèles. Je dois donc
entendre les confessions
immédiatement, ensuite suppléer les cérémonies du
baptême ou administrer ce
sacrement, aux adultes d’abord, puis aux enfants,
cérémonies fort longues et
assez fatigantes. Quand tout est fini, il est bien
tard, il faut réciter le
bréviaire, auquel, en l’honneur de Marie ma bonne
mère, j’ajoute le chapelet.
Elle me pardonnera bien d’avoir sommeillé plus d’une
fois pendant ce temps; la
nature a ses droits contre lesquels on ne peut pas
prescrire. Enfin je dors
jusqu’au matin, — 305 — c’est-à-dire que de bonne
heure il faut célébrer la sainte messe, donner la
sainte communion, la confirmation, la bénédiction des
mariages, pnis agréger aux
confréries du saint Rosaire et du saint Scapulaire.
Comprenez-vous que le temps
doit passer vite? et je n’ai pas énuméré les examens
des catéchumènes que je fais
pendant mes repas, la solution des difficultés sans
nombre relatives au
mariage, et enfin mille incidents journaliers. Il faut
user de ruse pour
réciter le bréviaire, faire un peu d’oraison ; lire
quelques-unes des paroles
de vie contenues dans le saint Évangile, et prendre
quelque repos; voilà ma vie
de tous les jours. Après- demain je dois me remettre
en campagne, toujours sous
l’égide de mon grand chapeau de deuil, que Monseigneur
appelle le manteau des
fées rendant invisible ceux qu’il couvre. »
Quelques semaines plus
tard, le missionnaire résumait ainsi les impressions
que cette première visite
avait laissées dans son cœur.
« Qu’ai-je vu
pendant ces deux mois? environ sept cents chrétiens
bien pauvres, bien
misérables, mais enfin ayant, je le crois, bonne
volonté. Des peines ! il y en
a eu, et de grandes. Je m’y attendais : car ces chers
néophytes sont privés des
sacrements depuis sept ou huit ans, et Dieu sait ce
que vaut une année de
persécution. Des consolations! j’en ai eu aussi et de
plus grandes encore. Ce
sont ici de vieux soldats de Jésus-Christ que la
persécution n’a pas ébranlés;
là, c’est une veuve qui a vu mourir son époux sous le
fer des bourreaux; plus
loin, des orphelins dont les père et mère ont obtenu
la couronne du martyre ;
aujour-d’hui, c’est une jeune fille qui raconte le
supplice de ses frères;
demain, une mère que ses enfants ont précédée au ciel.
Toujours ce sont des
chrétiens qui se repentent de leurs fautes, et
pleurent de joie à la vue du
prêtre qu’ils attendaient depuis si longtemps.
« Ces pauvres gens ne
savent comment me témoigner leur respect et leur
attachement. Ils s’empressent
autour de moi : les plus pauvres m’apportent leur
petite offrande. Quand le
soir je suis à causer avec vingt ou trente personnes
entassées dans ma cabane,
souvent je n’ai pas le courage de quitter la
conversation ; elle se prolonge
très-tard, et jamais ils ne disent : assez. Je leur
parle une langue
impossible, mêlée de chinois, de coréen, de je ne sais
quoi. Ils comprennent ou
ne comprennent pas, mais enfin ils sont contents et
moi aussi, et quand le
moment de la séparation est venu, c’est une famille à
laquelle il faut s’arracher,
ce sont des pleurs, des gémissements. Hélas !
peut-être de leur vie ils ne
reverront le Père pour soulager leur conscience et
s’unir à leur — 306 — Dieu. Comprenez-vous cette
suite d’émotions vives, trop vives pour mon
pauvre cœur? Plusieurs fois j’ai fui comme à la
dérobée pour éviter ces moments
pénibles, ces manifestations dangereuses, car
l’apparition d’un païen en pareil
cas compromettrait toute la mission.
« Je n’ai pas dit
toutes mes consolations ; je n’ai pas parlé des
nouveaux chrétiens. La grâce
toute-puissante de Dieu sait toujours appeler ses
élus. La persécution n’a pas
arrêté les conversions, et j’ai toujours à baptiser
quelques adultes.
« J’aime à interroger
les pères de famille avant le baptême, à scruter les
dispositions diverses,
mais également admirables, par lesquelles la
miséricorde de Dieu les a tous
appelés. J’aime leurs réponses vives et pleines de foi
; les uns ont quitté une
vie douce et agréable pour s’assurer une autre vie
plus heureuse ; les autres
même avant leur baptême ont déjà subi quelques
persécutions : quelques-uns
arrivent à la onzième heure, ce sont des vieillards
qui, ayant entendu parler
de notre sainte religion, veulent consacrer au bon
Dieu les dernières années d’une
vie qu’ils voient s’échapper chaque jour. »
Pendant que les
nouveaux missionnaires de Corée commençaient avec tant
de zèle leurs travaux
apostoliques, leur confrère M. Maistre faisait une
nouvelle tentative pour les
rejoindre par la frontière septentrionale. Mgr Ferréol
avait fixé la première
lune de l’année pieng-ô (1846) comme l’époque la plus
convenable. En
conséquence, dans les derniers jours de janvier, M.
Maistre, accompagné du
diacre Thomas T’soi et de deux courriers chinois, se
dirigea vers le village
tartare de Houng-tchoung, en suivant la route explorée
déjà par André Kim.
Après dix-sept jours de marche à travers monts et
vallées, sur les glaces du
fleuve Mi-kiang et dans les déserts de la Mandchourie,
il arriva à une lieue de
la frontière coréenne où il dut attendre, pendant dix
jours, l’époque fixée
pour les échanges entre les deux nations. Un si long
retard lui fut funeste,
car la petitesse du village qui lui donnait asile ne
permettait pas à un
étranger d’y vivre longtemps inconnu.
La veille de l’ouverture
de la foire, au moment où il se disposait à franchir
la terrible barrière, la
maison qu’il habitait fut cernée par quatre officiers
mandchoux, accompagnés d’une
nombreuse cohorte de satellites; ils le conduisirent
d’abord au corps de garde
qui fut bientôt entouré et rempli de tout ce qu’il y
avait de gens au service
du prétoire. Chacun l’accablait à la fois d’une foule
de questions : il
satisfit à toutes en disant qu’il n’avait à — 307 — répondre qu’au mandarin. Il
passa environ trois heures debout au milieu de
cette multitude impertinente ; les uns lui
découvraient la tète, les autres lui
tiraient la barbe, tous se pressaient autour de lui et
considéraient d’un air
ébahi cet étrange personnage. « Je les regardais
avec calme, écrit M.
Maistre, et les laissais faire. Notre divin Sauveur
fut bien plus maltraité la
veille de sa Passion. Or, le disciple n’est pas
au-dessus de son maître, et il
doit se réjouir d’être traité comme lui. Vers minuit,
la curiosité céda au
besoin du repos; on me conduisit avec Thomas et les
deux courriers dans un
cachot dont les murailles étaient en terre. Des lapins
n’y seraient pas restés
longtemps prisonniers; mais loin de songer à la fuite,
nous étions pressés de
nous reposer des fatigues d’une journée si accablante,
et j’éprouvai pour la
première fois que l’on peut dormir tranquillement sous
les verrous. »
Dès le matin le bruit
de l’arrestation d’un étranger avait attiré toute la
bourgade à la prison. Le
papier des fenêtres fut bientôt déchiré par la
populace : chacun voulait voir
comment était fait un Européen. Pour satisfaire la
curiosité publique, M.
Maistre alla se promener quelques instants dans la
cour : tous voyaient avec
étonnement un homme paisible et sans peur au milieu de
ces mêmes satellites, si
justement redoutés des gens du pays comme des voleurs
et des bourreaux. Vers
dix heures le missionnaire fut conduit au tribunal du
mandarin, qui le traita
avec beaucoup de politesse. L’interrogatoire ne fut
pas long ; en voici à peu
près le résumé : « Qui êtes-vous, d’où venez-vous, et
que venez-vous faire dans
ce pays? — Je suis chrétien, je viens d’Europe pour
enseigner aux hommes à
connaître et à aimer le Dieu du ciel. — Mais cette
ville obscure n’est pas un
théâtre digne de vos leçons, il faut aller dans les
grandes provinces de la
Chine. — Il n’y a pas d’endroit si petit qui ne doive
connaître le vrai Dieu ;
tous les peuples de la terre sont tenus de le servir.
— Vous déclarez que vous
êtes chrétien ; comment puis-je savoir la vérité ? —
Cela est facile : voici la
marque du chrétien, et le missionnaire fit le signe de
la croix. Il montra
aussi au mandarin la croix de son chapelet et il ajouta : «
Dans le décret de l’empereur, que vous devez
avoir entre les mains, il est écrit que les chrétiens
adorent la croix ; ce n’est
pas ce vil métal que nous adorons, mais le Dieu
Sauveur qui est mort sur la
croix pour nous racheter. » Le mandarin considéra
alors avec admiration la
petite croix du missionnaire; ses deux assistants
firent de même; il voulut
ensuite voir la montre de M. Maistre ; après quoi il
le renvoya au cachot où il
— 308 — passa le jour et la nuit
suivante. A des questions analogues le diacre
Thomas T’soi et les deux chrétiens chinois firent à
peu près les mêmes
réponses.
Le lendemain ils
sortirent tous de prison, sous l’escorte de deux
officiers mandchoux qui les
conduisirent à une journée et demie de distance. «
Ainsi, dit encore M.
Maistredans cette même lettre, je fut mis en liberté
en exhibant mes titres d’Européen
et de missionnaire; ils eussent été naguère un sujet
de condamnation ; mais je
suis arrivé trop tard pour aspirer à la gloire du
martyre. Me voici donc revenu
au point de départ, méditant un nouveau moyen de
pénétrer dans ce petit royaume
de Corée, qui se ferme si obstinément à rapproche des
apôtres qu’il redoute et
qu’il devrait aimer. Il a beau faire : un jour il sera
pris dans les filets de
celui qui dispose tout avec douceur, et qui atteint
son but avec une force
irrésistible. Vous voyez que mon pèlerinage sera
encore longtemps prolongé ;
plusieurs fois j’ai demandé à Dieu de me retirer de ce
monde, où je passe tant
d’années inutiles; mais désormais ma devise sera
toujours ; souffrir et non
mourir. Et comme l’Apôtre des nations, j’ai la
confiance qu’après avoir éprouvé
tant d’obstacles, de fatigues et d’opprobres, il me
sera donné d’annoncer
hardiment l’Évangile de Jésus. Notre ministère, pour
porter son fruit, a besoin
d’être fécondé par l’épreuve ; et si je ne puis encore
entrer dans ma mission,
ce sera du moins une consolation pour moi de souffrir
quelque chose pour elle.
»
M. Maistre revient au
Léao-tong parmi ses confrères. Une lettre de son
ancien compagnon de voyage, M.
Berneux, alors missionnaire en Mandchourie, nous
apprend que lui et le diacre
coréen Thomas passèrent l’année 1846 au collège de
cette mission, faisant la
classe aux quelques élèves qu’on venait d’y réunir. M.
Maistre rendait par là
un grand service aux chrétiens, car M. Venault,
déchargé un instant du soin de
ce collège, put visiter et administrer avec autant de
succès que de zèle une
partie de la province.
De son côté, Mgr
Ferréol cherchait à ouvrir une autre voie de
communication avec la Chine, pour
l’introduction des missionnaires en Corée. Chaque
année, au printemps, les
barques chinoises viennent, en assez grand nombre, sur
les côtes de la province
de Hoang-hai, pour la pêche. L’évêque y envoya le P.
André Kim, le chargeant de
visiter les lieux, d’examiner s’il y avait moyen de
tromper la surveillance des
soldais et douaniers coréens, et de se mettre en
rapport avec quelques pêcheurs
chinois. Le P. André avait heureusement rempli cette
mission, lorsque — 309 — Dieu, qui voulait le
récompenser de tout ce qu’il avait déjà fait et
souffert
pour sa gloire, permit qu’un accident imprévu le fit
tomber dans les mains des
mandarins. Voici comment il raconte lui-même à Mgr
Ferréol son arrestation et
une partie des tourments qu’il a endurés. L’original
de cette lettre est en
latin.
« De la prison, le 26
août 1846.
« Monseigneur,
« Votre Grandeur aura
su tout ce qui s’est passé dans la capitale depuis
notre séparation. Nos
dispositions étant faites, nous levâmes l’ancre, et,
poussés par un vent
favorable, nous arrivâmes heureusement dans la mer
Yen-pieng, alors couverte d’une
multitude de barques de pécheurs. Mes gens achetèrent
du poisson, et se
rendirent pour le revendre dans le port de l’île
Sou-ney. Ne trouvant aucun
acheteur, ils le déposèrent à terre, avec un matelot
chargé de le saler.
« Delà nous continuâmes
notre route, nous doublâmes So-kang et les îles
Mai-hap, Thetsin-mok, Sot-seng,
Tait-seng, et nous vînmes mouiller près de Pélin-tao.
Je vis là une centaine de
jonques du Chan-tong occupées à la pêche. Elles
approchaient très-près du
rivage ; mais l’équipage ne pouvait descendre à terre.
Sur les hauteurs de la
côte et sur le sommet des montagnes étaient en
sentinelles des soldats qui les
observaient. La curiosité attirait près des Chinois
une foule de Coréens des
iles voisines. Je me rendis moi-même de nuit auprès
d’eux et je pus avoir un
colloque avec le patron d’une barque. Je lui confiai
les lettres de Votre
Grandeur ; j’en écrivis quelques-unes adressées à MM.
Berneux, Maistre et
Libois et à deux chrétiens de la Chine. Je joignis à
cet envoi deux cartes de
la Corée avec la description des îles, rochers et
autres choses remarquables de
la côte de Hoang-hai. Cet endroit me paraît
très-favorable pour l’introduction
des missionnaires et la communication des lettres,
pourvu toutefois qu’on use
avec précaution du ministère des Chinois. Chaque
année, vers le commencement de
la troisième lune, ils s’y donnent rendez-vous pour la
pêche; ils s’en
retournent sur la fin de la cinquième lune.
« Après avoir exécuté
vos ordres, Monseigneur, nous repartîmes et nous
rentrâmes dans le port de
Sou-ney. Jusque-là mon voyage s’était fait sous
d’heureux auspices, et j’en
attendais une fin meilleure. Le poisson que nous
avions déposé sur le rivage n’était
pas encore sec, ce qui prolongea notre séjour dans le
port. — 310 — Mon domestique Véran me
demanda de descendre à terre, pour aller récupérer
l’argent
qu’il avait laissé dans une famille, où la crainte de
la persécution l’avait
tenu caché pendant sept ans. Après son départ, le
mandarin escorté de ses gens
vint à notre barque, et en demanda l’usage pour
écarter les jonques chinoises.
La loi en Corée ne permet pas de se servir des barques
des nobles pour des
corvées publiques. Parmi le peuple on m’avait fait
passer, je ne sais comment,
pour un ian-pan ou noble de haut parage, et en cédant
ma barque au mandarin je
devais perdre ma considération, ce qui eût nui a nos
futures expéditions. D’ailleurs
Véran m’avait tracé une ligne de conduite en pareille
circonstance. Je répondis
au mandarin que ma barque était à mon usage et que je
ne pouvais la lui céder.
Les satellites m’accablèrent d’injures et se
retirèrent en emmenant mon pilote;
ils revinrent le soir, s’emparèrent du second matelot,
et le conduisirent à la
préfecture. On leur fit plusieurs questions à mon
sujet, et leurs réponses
éveillèrent de graves soupçons sur mon compte. Le
mandarin sut que l’aïeule de
l’un d’entre eux était chrétienne. Les satellites
tinrent conseil et dirent : «
Nous sommes trente ; si cet individu est véritablement
noble, nous ne périrons pas
tous pour lui avoir fait violence ; on en mettra un ou
deux à mort et les
autres vivront ; allons nous saisir de sa personne. »
Ils vinrent la nuit
accompagnés de plusieurs femmes publiques, et se
ruèrent sur moi en furibonds ;
ils me prirent par les cheveux dont ils m’arrachèrent
une partie, me lièrent
avec une corde, et me chargèrent de coups de pied, de
poing et de bâton.
Pendant ce temps, à la faveur des ténèbres de la nuit,
ceux des matelots qui
restaient se glissèrent dans le canot et s’enfuirent à
force de rames.
« Arrivés sur le
rivage, les satellites me dépouillèrent de mes habits,
me lièrent et me
frappèrent de nouveau, m’accablèrent de sarcasmes, et
me traînèrent devant le
tribunal où s’était assemblée une foule de monde. Le
mandarin me dit : «
Êtes-vous chré tien? — Oui, je le suis, » lui
répondis-je. — « Pourquoi contre
les ordres du roi pratiquez-vous cette religion?
Renoncez-y. — « Je pratique ma
religion parce qu’elle est vraie ; elle enseigne à
honorer Dieu et me conduit à
une félicité éternelle ; quant à l’apostasie, inutile
de m’en parler. » Pour
cette réponse, on me mit à la question. Le juge reprit
: « Si vous n’apostasiez,
je vais vous faire expirer sous les coups. — Comme il
vous plaira ; mais jamais
je n’abandonnerai mon Dieu. Voulez-vous entendre la
vérité de ma religion ?
Ecoutez : Le Dieu que j’adore est le — 311 — créateur du ciel et de la
terre, des hommes et de tout ce qui existe, c’est
lui qui punit le crime, et récompense la vertu : d’où
il suit que tout homme
doit lui rendre hommage. Pour moi, ô mandarin, je vous
remercie de me faire
subir des tourments pour son amour; que mon Dieu vous
récompense de ce bienfait
en vous faisant monter à de plus hautes dignités. » A
ces paroles, le mandarin
se prit à rire avec toute rassemblée. On m’apporta
ensuite une cangue longue de
huit pieds. Je la saisis aussitôt et la posai moi-même
à mon cou, aux grands
éclats de rire de tous ceux qui étaient présents. Puis
on me jeta en prison
avec les deux matelots qui déjà avaient apostasie.
J’avais les mains, les pieds,
le cou et les reins fortement liés, de manière que je
ne pouvais ni marcher, ni
m’asseoir, ni me coucher. J’étais, en outre, oppressé par la foule de gens
que la curiosité avait attirés auprès de moi.
Une partie de la nuit se passa pour moi à leur prêcher
la religion ; ils m’écoutaient
avec intérêt et m’affirmaient qu’ils l’embrasseraient,
si elle n’était prohibée
par le roi.
« Les satellites
ayant trouvé dans mon sac des objets de Chine, crurent
que j’étais de ce pays,
et le lendemain le mandarin me demanda si j’étais
Chinois. « Non, lui
répondis-je, je suis Coréen.» N’ajoutant pas foi à mes
paroles, il me dit : «
Dans quelle province de la Chine etes-vous né? — J’ai
été élevé à Macao, dans
la province de Kouang-tong ; je suis chrétien : la
curiosité et le désir de
propager ma religion m’ont amené dans ces parages. »
Il me fit reconduire en
prison.
« Cinq jours s’étant
écoulés, un officier subalterne, à la tête d’un grand
nombre de satellites, me
conduisit à Hait-sou, métropole de la province. Le
gouverneur me demanda si j’étais
Chinois ; je lui fis la même réponse qu’au mandarin de
l’ile. Il me fit une
multitude de questions sur la religion. Je profitai
avec empressement de l’occasion,
et lui parlai de l’immortalité de l’âme, de l’enfer,
du paradis, de l’existence
de Dieu et de la nécessité de l’adorer pour être
heureux après la mort. Lui et
ses gens me répondirent : « Ce que vous dites là est
bon et raisonnable ; mais
le roi ne permet pas d’être chrétien. » Ils
m’interrogèrent ensuite sur bien
des choses qui pouvaient compromettre les chrétiens et
la mission. Je me gardai
bien de leur répondre. « Si vous ne nous dites la
vérité, » reprirent-ils d’un
ton irrité, « nous vous tourmenterons par divers
supplices. — Faites ce que vous
voudrez. » Et courant vers les instruments de torture,
je les saisis et les
jetai aux pieds du gouverneur, en lui disant : « Me
voilà tout prêt, frappez,
je ne crains pas vos tourments. » Les satellites les — 312 — enlevèrent aussitôt. Les
serviteurs du mandarin s’approchèrent de moi et me
dirent : « C’est la coutume que toute personne parlant
au gouverneur s’appelle
so-in (petit homme). — Que me dites-vous là? Je suis grand,
je suis noble, je ne connais pas une telle
expression. »
« Quelques jours après,
le gouverneur me fit comparaître de nouveau et
m’accabla de questions sur la
Chine ; quelquefois il me parlait par interprète pour
savoir si réellement j’étais
Chinois ; il finit par m’ordonner d’apostasier. Je
haussai les épaules et me
mis à sourire en signe de pitié. Les deux chrétiens
pris avec moi, vaincus par
l’atrocité des tortures, dénoncèrent la maison que
j’habitais à la capitale,
trahirent Thomas Ni, serviteur de Votre Grandeur,
Matthieu son frère et
quelques autres. Ils avouèrent que j’avais communiqué
avec les jonques
chinoises, et que j’avais remis des lettres à l’une
d’entre elles. Aussitôt une
escouade de satellites fut dirigée vers les jonques et
en rapporta les lettres
au gouverneur.
« On nous gardait avec
une grande sévérité et chacun dans une prison séparée;
quatre soldats
veillaient jour et nuit sur nous. Nous avions des
chaînes aux pieds et aux
mains, et la cangue au cou. Une longue corde était
attachée à nos chaînes, et
trois hommes la tenaient par le bout, chaque fois
qu’il nous fallait satisfaire
aux exigences de la nature. Je vous laisse à penser
quelles misères j’eus à
supporter. Les soldats voyant sur ma poitrine sept
cicatrices qu’y avaient
laissées des sangsues qu’on m’avait appliquées pendant
mon séjour à Macao,
disaient que c’était la constellation de la
Grande-Ourse, et se divertissaient
par mille plaisanteries.
« Dès que le roi sut
notre arrestation, il envoya des satellites pour nous
conduire à la capitale ;
on lui avait annoncé que j’étais Chinois. Pendant la
route nous étions liés
comme dans la prison; de plus nous avions las bras
garrottés d’une corde rouge,
comme c’est la coutume pour les voleurs et les grands
criminels, et la tête
couverte d’un sac de toile noirâtre. Chemin faisant,
nous eûmes à supporter de
grandes fatigues : la foule nous obsédait. Je passais
pour étranger, et l’on
montait sur les arbres et sur les maisons pour me
voir. Arrivés à Séoul, nous
fûmes jetés dans la prison des voleurs. Les gens du
prétoire, entendant mon
langage, disaient que j’étais certainement Coréen. Le
jour suivant, je comparus
devant les juges, ils me demandèrent qui j’étais.
« Je suis Coréen, » leur
répondis-je, «j’ai été élevé en Chine. »
On fit venir des interprètes de langue chinoise pour
s’entretenir avec moi. — 313 —
« Pendant la persécution
de 1839, le traître (Ie-saing-i) avait déclaré que
trois jeunes Coréens avaient
été envoyés à Macao pour y étudier la langue des
Européens. Je ne pouvais
rester longtemps inconnu, et d’ailleurs un des
chrétiens pris avec moi leur avait
dit qii j’étais. Je déclarai donc au juge que j’étais
André Kim, l’un de ces
trois jeunes gens ; et je leur racontai tout ce que
j’avais eu à souffrir pour
rentrer dans ma patrie. A ce récit, les juges et les
spectateurs s’écrièrent :
« Pauvre jeune homme ! dans quels terribles
travaux il est depuis son
enfance. » Ils m’ordonnèrent ensuite de me conformer
aux ordres du roi en
apostasiant. « Au-dessus du roi, » leur répondis-je, «
est un Dieu qui m’ordonne
de l’adorer; le renier est un crime que l’ordre du roi
ne peut justifier. »
Sommé de dénoncer les chrétiens, je leur opposai le
devoir de la charité, et le
commandement de Dieu d’aimer son prochain. Interrogé
sur la religion, je leur
parlai au long sur l’existence et l’unité de Dieu, la
création et l’immortalité
de l’âme, l’enfer, la nécessité d’adorer son créateur,
la fausseté des
religions païennes, etc. Quand j’eus fini de parler,
les juges me répondirent :
« Votre religion est bonne, mais la nôtre l’est aussi,
c’est pourquoi nous la
pratiquons. — Si dans votre opinion il en est ainsi, »
leur dis-je, « vous
devez nous laisser tranquilles et vivre en paix avec
nous. Mais loin de là,
vous nous persécutez, vous nous traitez plus
cruellement que les derniers
criminels : vous avouez que notre religion est bonne,
qu’elle est vraie et vous
la poursuivez comme une doctrine abominable. Vous vous
mettez en contradiction
avec vous-mêmes. » Ils se contentèrent de rire
niaisement de ma réponse.
« On m’apporta les
lettres et les cartes saisies. Les juges lurent les
deux qui étaient écrites en
chinois; elles ne contenaient que des salutations. Ils
me donnèrent à traduire
les lettres européennes; je leur interprétai ce qui
pouvait n’avoir aucune
conséquence pour la mission. Ils me firent des
questions sur MM. Berneux,
Maistre et Libois ; je leur répondis que c’étaient des
savants qui vivaient en
Chine. Trouvant de la différence entre les lettres de
Votre Grandeur et les
miennes, ils me demandèrent qui les avait écrites. Je
leur dis en général que c’étaient
mes lettres. Ils me présentèrent les vôtres et
m’ordonnèrent d’écrire de la
même manière. Ils usaient de ruse, je les vainquis par
la ruse. « Ces
caractères, » leur dis-je, « ont été tracés avec une
plume métallique ;
apportez-moi cet instrument et je vais vous
satisfaire. — « Nous n’avons
pas de plumes métalliques. — Si vous n’en avez pas, il
m’est impossible de
former des caractères semblables à — 314 — ceux-là. » On apporta une
plume d’oiseau; le juge me la présentant me dit :
« Ne pouvez-vous pas écrire avec cet instrument? — Ce
n’est pas la même chose,
» répondis-je, « cependant je puis vous montrer
comment, avec les caractères
européens, une même personne peut écrire de diverses
manières. » Alors taillant
la plume très-fine, j’écrivis quelques lignes en
petites lettres ; puis, en
coupant le bec, je formai des lettres plus grosses. «
Vous le voyez, » leur
dis-je, « ces caractères ne sont pas les mêmes. » Cela
les satisfit, et ils n’insistèrent
pas davantage sur l’article des lettres. Vous
concevez. Monseigneur, que nos
lettrés de Corée ne sont pas à la hauteur des savants
d’Europe.
« Les chrétiens pris
avec moi n’ont encore subi aucun tourment dans la
capitale. Charles demeure
dans une autre prison avec les personnes qui ont été
prises avec lui. Nous ne
pouvons avoir entre nous aucune communication. Nous
sommes dans celle-ci dix
individus ; quatre ont apostasie, trois d’entre eux se
repentent de leur
faiblesse. Matthieu Ni qui, en 1839, avait eu le
malheur d’apostasier, se
montre aujourd’hui plein de courage, et veut mourir
martyr. Son exemple est
imité par le père de Sen-sir-i, mon pilote, et par
Pierre Nam, qui auparavant
avait scandalisé les fidèles. Nous ignorons le moment
où l’on nous conduira à
la mort. Pleins de confiance en la miséricorde du
Seigneur, nous espérons qu’il
nous donnera la force de confesser son saint nom
jusqu’à la dernière heure. Le
gouvernement veut absolument s’emparer de Thomas,
serviteur de Votre Grandeur,
et de quelques autres principaux chrétiens. Les
satellites paraissent un peu
fatigués et moins ardents à la recherche des
chrétiens. Ils nous ont dit qu’ils
s’étaient portés à It-sen, Iant-si, Ogni et dans les
provinces de Tsiong-tsieng
et de Tsien-la. Je prie Votre Grandeur et M. Daveluy
de rester cachés jusqu’après
ma mort.
« Le juge m’annonce que
trois navires de guerre qu’il croit français, ont
mouillé près de l’ile
Ou-ien-to. « Ils viennent, » me dit-il, « par
l’ordre de l’empereur de la
France et menacent la Corée de grands malheurs; deux
sont partis en assurant qu’ils
reviendraient l’année prochaine ; le troisième est
encore dans la mer de Corée.
» Le gouvernement paraît terrifié, il se rappelle la
mort des trois Français
martyrisés en 1839. On me demande si je sais le motif
pour lequel ces navires
sont venus. Je leur réponds que je n’en sais rien,
qu’au reste il n’y a rien à
craindre, car les Français ne font aucun mal sans
raison. Je leur ai parlé de
la puissance de la France et de la générosité de son
gouvernement. Ils
paraissent y ajouter foi ; cependant ils m’objectent — 315 — qu’ils ont tué trois
Français, et qu’ils n’en ont pas été punis. Si
réellement des navires français sont venus en Corée,
Votre Grandeur doit le
savoir.
« On m’a donné à
traduire une mappemonde anglaise ; j’en ai fait deux
copies avec des couleurs brillantes,
l’une est destinée pour le roi. En ce moment, je suis
occupé à composer par l’ordre
des ministres un petit abrégé de idéographie. Ils me
prennent pour un grand
savant. Pauvres gens !
« Je recommande à Votre
Grandeur ma mère Ursule. Après une absence de dix ans,
il lui a été donné de
revoir son fils quelques jours, et il lui est enlevé
prcsqu’aussitôt. Veuillez
bien, je vous prie, la consoler dans sa douleur.
Prosterné en esprit aux pieds
de Votre Grandeur, je salue pour la dernière fois mon
bien-aimé Père et
Révérendissime Ëvêque. Je salue de même Mgr de Bézi.
Mes salutations
très-respectueuses à M. Daveluy. Au revoir dans le
ciel.
« André Kim, prêtre
prisonnier de Jésus-Christ. »
De sa prison, le P.
André Kim écrivit une autre lettre aux chrétiens de
Corée ses compatriotes,
pour leur faire ses derniers adieux et les encourager
à demeurer fermes dans la
foi, malgré les tentations et les épreuves de tout
genre. « Mes amis. Dieu, qui au
commencement disposa toutes choses, créa l’homme à
son image ; voyez quel a été en cela son but et son
intention. Si en ce monde
orageux et misérable, nous ne connaissons pas notre
souverain maître et
créateur, à quoi bon être nés! notre vie est inutile.
Venus au monde par un
bienfait de Dieu, et par un autre bienfait plus grand
encore, faisant, grâce à
notre baptême, partie de son Église, nous avons un nom
bien précieux ; mais si
nous ne portons pas de fruit, à quoi nous servira ce
nom? Non-seulement notre
entrée dans la religion ne nous sera d’aucun profit,
mais nous serons des
renégats, coupables envers Dieu d’une ingratitude
d’autant plus odieuse que ses
grâces sont plus abondantes.
« Considérez le
cultivateur. Au temps convenable, il laboure son
champ, y porte des engrais, et
ne regarde ni au froid, ni à la chaleur, ni à sa
peine. Après y avoir jeté de
la bonne semence, si au temps de la moisson, le grain
est bien venu et bien
formé, il oublie toutes ses sueurs, et son cœur est
plein de joie. Mais si le
grain ne vient pas bien, s’il ne trouve à l’automne
que paille et épis vides,
il regrette ses sueurs, ses engrais et ses travaux, et
ne — 316 — veut plus de son champ. Hélas
! le champ de Dieu, c’est la terre et les
hommes sont les bonnes semences; il nous engraisse de
ses grâces, nous arrose
et nourrit du sang de son Fils incarné et mort pour
nous, il nous instruit par
ses saintes Écritures, nous exhorte parles évèques et
les pasteurs, et nous
enseigne continuellement par son divin esprit. Qu’ils
sont grands les soins de
cette éducation! Arrivés au temps de la moisson et du
jugement, si par sa grâce
nous avons porté du fruit, nous jouirons du bonheur du
ciel; mais si nous
sommes des plantes stériles, d’enfjints de Dieu nous
deviendrons ses ennemis,
et nous souffrirons dans l’enfer la punition éternelle
qui nous est due.
« Mes
très-chers frères, sachez-le bien, N. S. Jésus,
descendu en ce monde, a
souffert lui-même des douleurs sans nombre. Par ses
souffrances, il a établi
son Église qui doit croître aussi au milieu des croix
et des tribulations.
Après l’ascension du Sauveur, depuis le temps des
apôtres jusqu’à ce jour, l’Eglise
a toujours grandi au milieu de mille persécutions ;
mais, quoi que le monde
fasse pour l’attaquer et la détruire, il ne pourra la
vaincre. En Corée aussi
la religion, introduite depuis cinquante ou soixante
ans, a bien des fois été
secouée par la tempête, et néanmoins les chrétiens y
sont encore. Aujourd’hui
la persécution recommence, plusieurs chrétiens et
moi-même sommes en prison, et tous vous êtes
menacés. Ne faisant qu’un même corps avec vous tous,
puis-je n’en être pas
peiné, et la nature pourrait-elle voir cette cruelle
situation sans amertume?
Toutefois il est écrit que Dieu connaît le nombre de
nos cheveux, et que pas un
ne tombe de notre tête sans sa permission. Suivons
donc la volonté sainte du
Seigneur, et prenant le parti de notre chef Jésus,
combattons toujours le monde
et le démon.
« Dans ce temps d’agitation
et de troubles, semblables à de vaillants soldats,
revêtons nos armures, et
comme sur un champ de bataille, combattons et soyons
vainqueurs. Surtout n’oubliez
pas la charité mutuelle, secourez-vous les uns les
autres, et attendez que Dieu
ait pitié de vous et exauce vos prières.
« Les quelques
chrétiens emprisonnés ici sont, par la grâce de Dieu,
en bonne santé; s’ils
viennent à être punis de mort n’oubliez pas leurs
familles. J’aurais bien des
choses à vous dire, mais comment tout dire par lettre?
Je termine donc. Pour
nous, dans peu nous irons au combat. Je vous en prie,
exercez-vous sincèrement
à la vertu, et rencontrons-nous au ciel. Mes chers
enfants que je ne peux
oublier, dans ces temps orageux ne vous tracassez pas
inutilement ; jour et
nuit avec le secours de Dieu combattez — 317 — les trois ennemis,
c’est-à-dire les trois concupiscences, supportez
patiemment
la persécution et, pour la gloire de Dieu,
efforcez-vous de travailler au salut
de ceux qui resteront. Le temps de persécution est une
épreuve de Dieu ; par la
victoire sur le monde et le démon on acquiert la vertu
et des mérites. Ne vous
laissez pas effrayer par les calamités, ne perdez pas
courage, et ne reculez
pas dans le service de Dieu, mais plutôt, suivant les
traces des saints,
augmentez la gloire de l’Eglise et montrez-vous les
vrais soldats et sujets du
Seigneur. Quoique nombreux, que votre cœur soit un ;
n’oubliez pas la charité,
supportez-vous et aidez-vous les uns les autres, et
attendez le moment où Dieu
aura pitié de vous. Le temps ne me permet pas d’en
écrire davantage. Mes chers
enfants, j’espère vous rencontrer tous au ciel pour y
jouir avec vous du
bonheur éternel. Je vous embrasse tendrement.
« André Kim, prêtre. »
« P. S. Tout
ici-bas est ordonné de Dieu, tout est de sa part
récompense ou punition ; la
persécution elle-même n’arrive que par sa permission,
supportez-la patiemment
et pour Dieu ; seulement, conjurez-le avec larmes de
rendre la paix à son
Eglise. Ma mort vous sera sans doute sensible et vos
âmes se trouveront dans la
détresse ; mais, sous peu, Dieu vous donnera des
pasteurs meilleurs que je ne
suis. Ne vous contristez donc pas trop, et
efforcez-vous par une grande charité
de servir Dieu comme il mérite d’être servi. Restons
unis dans la charité, et
après la mort, nous serons unis pour l’éternité, et
nous jouirons de Dieu à
jamais. Je l’espère mille fois, dix mille fois. »
Trois jours après avoir
écrit sa lettre à Mgr Ferréol, André y ajouta le
post-scriptum suivant : « J’acquiers
aujourd’hui la certitude que des navires français sont
venus en Corée. Ils
peuvent facilement nous délivrer, mais s’ils se
contentent de menacer et s’en
retournent ainsi, ils font un grand mal à la mission,
et m’exposent à des
tourments terribles avant de mourir. Mon Dieu!
conduisez tout à bonne fin! »
En apprenant larrivée
des Français, André crut un instant à sa prochaine
délivrance. Il dit aux
chrétiens captifs avec lui : « Nous ne serons pas mis
à mort. — Quelle preuve
en avez-vous? » lui répondirent ceux-ci. — « Des
navires français sont en
Corée, l’évêque et le P. An (nom coréen de M. Daveluy)
ne manqueront pas de
leur faire connaître notre position. Je connais le
grand chef; à coup sûr il
nous fera mettre en liberté. » — 318 — ïl est probable en effet que
le contre-amiral Cécile, qui avait eu le P.
André Kini pour interprète pendant quelques mois, et
conservait de lui un
très-bon souvenir, aurait exigé sa mise en liberté.
Mais quoique Mgr Ferréol
eût écrit immédiatement, sa lettre n’arriva qu’après
le départ des navires, et
ne put être remise au commandant. L’expédition n’avait
pour but que de faire
parvenir aux ministres coréens la lettre suivante,
dont l’original est en chinois.
« Par l’ordre du
ministre de la marine de France, le contre-amiral
Cécile, commandant l’escadre
française en Chine, est venu pour s’informer d’un
attentat odieux qui a eu lieu
le 14 de la huitième lune de l’année kei-hai (21
septembre 1839). Trois
Français, Imbert, Chastan et Maubant, honorés dans
notre pays pour leur science
et leurs vertus, ont été, on ne sait pourquoi, mis à
mort en Corée. Dans ces
contrées de l’Orient, le contre-amiral ayant pour
devoir de protéger les gens
de sa nation, est venu ici s’informer du crime qui a
mérité à ces trois
personnes un sort aussi déplorable. Vous me direz
peut-être : « Notre loi
interdit l’entrée du royaume à tout étranger ; or, ces
trois personnes l’ayant
transgressée ont subi la peine de leur transgression.
» Et le contre-amiral
vous répond : « Les Chinois, les Mandchoux et les
Japonais entrent quelquefois
témérairement chez vous. Loin de leur faire du mal,
vous leur fournissez les
moyens de retourner en paix au sein de leurs familles.
Pour-quoi n’avez-vous
pas traité ces Français comme vous traitez les
Chinois, les Mandchoux et les
Japonais? » Nous croyions que la Corée était la terre
de la civilisation, et
elle méconnaît la clémence du grand empereur de la
France. Si vous voyez des
Français s’en aller à des milliers de lieues de leur
patrie, ne vous imaginez
pas qu’ils cessent pour cela d’être Français et qu’on
ne se soucie plus d’eux.
Il faut que vous sachiez que les bienfaits de notre
empereur s’étendent sur
tous ses sujets, en quelque lieu du monde qu’ils se
trouvent. Si parmi eux se
rencontrent des hommes qui commettent dans un autre
royaume des crimes
punissables, tels que le meurtre, l’incendie ou
autres, et qu’on les en châtie,
notre empereur laisse agir la justice; mais si, sans
sujet et sans cause, on
les met tyranniquement à mort, alors, justement
indigné, il les venge de leurs
iniques oppresseurs. Persuadé que pour le moment les
ministres ne peuvent
promptement me répondre sur le motif qui m’a amené
dans ces parages, savoir :
la mort infligée par les Coréens à trois docteurs de
notre nation, je pars. L’année
prochaine des navires français viendront de — 319 — nouveau, chercher la réponse.
Seulement je leur répète qu’ayant été
clairement avertis de la protection bienveillante que
notre empereur accorde à
ses sujets, si par la suite une pareille tyrannie
s’exerce de la part des
Coréens sur quelques-uns d’entre eux, certainement la
Corée ne pourra éviter d’éprouver
de grands désastres, et quand ces désastres viendront
fondre sur le roi, sur
ses ministres et les mandarins, qu’ils se gardent bien
de les imputer à d’autres
qu’à eux-mêmes; ils seront punis et cela pour s’être
montrés cruels, injustes,
inhumains. — L’an 1846 du salut du monde, le 8 de la
cinquième lune (1e
juin). »
« Si l’on vient,
écrit à l’occasion de cette lettre Mgr Ferréol, si
l’on vient l’année
prochaine, et qu’on exige réparation de la mort de nos
confrères, il nous est
permis d’espérer dans l’avenir une ère moins cruelle
pour la religion ; mais si
l’on s’en tient à ces menaces, le peuple coréen
méprisera les Français, et le
roi n’en deviendra que plus furieux contre les
chrétiens. Déjà cette lettre a
été l’occasion de la mort du P. Kim, ou du moins l’a
accélérée. Voici comment.
Le P. Kim, ayant gagné l’affection de ses juges et des
premiers ministres,
ceux-ci prièrent le roi de lui conserver la vie. « Il
a commis, lui dirent-ils,
un crime digne de mort, en sortant du royaume, et en
communiquant avec les
étrangers, mais il l’a expié en rentrant dans son
pays. » Ils présentèrent
ensuite une copie de la mappemonde, traduite par lui
dans sa prison. Le roi en
fut très-satisfait, et il était sur le point de leur
accorder l’objet de leur
demande, lorsqu’il reçut la lettre du commandant
français. Quelques jours
après, ordre fut envoyé de la cour de battre les
prisonniers, de relâcher ceux
qui auraient apostasie et de mettre, de suite, à mort
ceux qui se montreraient
rebelles. »
André Kim fut traité en
ennemi de l’État, et immolé de la même manière que Mgr
Imbert et MM. Chastan et
Maubant. Le 10 septembre, une compagnie de soldats, le
fusil sur l’épaule, se
rendit au lieu de l’exécution, situé sur les bords du
fleuve, à une lieue de la
capitale. Un instant après, une décharge et le son de
la trompette annoncèrent
l’arrivée d’un grand mandarin militaire. Pendant ce
temps le prisonnier était
tiré de sa prison. Une chaise à porteurs avait été
grossièrement préparée avec
deux longs bâtons, au milieu desquels on avait tressé
un siège de paille. On y
fit asseoir André les mains attachées derrière le dos,
et au milieu d’une foule
immense on le conduisit au champ du triomphe.
Les soldats avaient
planté dans le sable une pique, au sommet de laquelle
flottait un étendard, et
s’étaient rangés en cercle tout — 320 — autour. Ils ouvrirent le
cercle pour y recevoir le prisonnier. Le mandarin
lui lut sa sentence ; elle portait qu’il était
condamné à mort pour avoir
communiqué avec les étrangers. André Kim s’écria d’une
voix forte : « Je suis à
ma dernière heure, écoutez-moi attentivement. Si j’ai
communiqué avec les
étrangers, c’est pour ma religion, c’est pour mon Dieu
; c’est pour lui que je
meurs. Une vie immortelle va commencer pour moi.
Faites-vous chrétiens, si vous
voulez être heureux après la mort, car Dieu réserve
des châtiments éternels à
ceux qui l’auront méconnu. »
Ayant dit ces paroles,
il se laissa dépouiller d’une partie de ses vêtements.
Selon l’habitude, on
perça chacune de ses oreilles d’une flèche qu’on y
laissa suspendue : on lui
jeta de l’eau sur la figure, et par-dessus une poignée
de chaux. Puis deux
hommes, passant des bâtons sous ses bras, le prirent
sur leurs épaules, et le
promenèrent rapidement jusqu’à trois fois, autour du
cercle : après quoi ils le
firent agenouiller, attachèrent une corde à ses
cheveux, et la passant par un
trou pratiqué à la pique qui servait de potence, la
tirèrent par le bout et
tinrent sa tête élevée. Pendant ces préparatifs, le
martyr n’avait rien perdu
de son calme. « De cette manière suis-je placé
comme il faut, disait-il à
ses bourreaux? Pourrez-vous frappera votre aise ? —
Non, tournez-vous un peu.
Voilà qui est bien. — Frappez, je suis prêt. » Une
douzaine de soldats armés de
leurs sabres et simulant un combat, courent autour
d’André et chacun d’eux en passant
frappe sur le cou du martyr. La tête ne se détacha
qu’au huitième coup. Un
satellite la plaça sur une petite table et la présenta
au mandarin, qui partit
aussitôt pour avertir la cour de l’exécution.
André, né au mois d’août
1821, dans la province de T’ieng-t’sieng, avait
vingt-cinq ans accomplis.
Suivant les lois du
royaume, les corps des criminels doivent demeurer sur
le lieu du supplice l’espace
de trois jours; ce terme écoulé, leurs proches ont la
liberté de les ensevelir;
mais les restes d’André Kim furent, par ordre du grand
juge, inhumés dans l’endroit
même où il avait été mis à mort. On lui laissa ses
habits, la tête fut replacée
sur le cou, et le corps bien lié dans des nattes
propres. Le mandarin fit
mettre des satellites en sentinelle tout autour de la
tombe, pour empêcher les
chrétiens de l’enlever ; et ce ne fut que quarante
jours après qu’ils purent
recueillir ces restes précieux, et leur donner, sur la
montagne de Miri-nai, un
sépulture plus convenable.
Après avoir, dans sa
lettre à M. Barran, directeur au séminaire des
Missions-Étrangères, donné sur
le martyre d’André les — 321 — détails qui précèdent,
Mgr Ferréol ajoute : « Vous concevez aisément,
combien la perte de ce jeune prêtre indigène m’a été
cruelle : je l’aimais
comme un père aime son fils ; son bonheur seul peut me
consoler de ne l’avoir
plus. C’est le premier de sa nation et le seul,
jusqu’à présent, qui ait été
élevé au sacerdoce. Il avait puisé dans son éducation
cléricale des idées qui
le mettaient bien au-dessus de ses compatriotes. Une
foi vive, une piété
franche et sincère, une facilité d’élocution étonnante
lui attiraient de prime
abord le respect et l’amour des chrétiens. Dans
l’exercice du saint ministère,
il avait surpassé nos espérances, et quelques années
de pratique en auraient
fait un prêtre très-capable : à peine eût-on pu
s’apercevoir de son origine
coréenne. On pouvait lui confier toute sorte
d’affaires ; son caractère, ses
manières et ses connaissances en assuraient le succès.
Dans l’état actuel où se
trouve la mission, sa perte devient un malheur immense
et presque irréparable.
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