DEUXIÈME
PARTIE (Index)
LIVRE
III Depuis
la fin de la persécution jusqu’à la mort de Mgr
Ferréol, troisième vicaire apostolique de Corée. 1840-1853.
— 280 — CHAPITRE III. Troisième voyage
d’André Kim. — Mgr Ferréol et M. Daveluy entrent en
Corée. À la fin de l’année
1844, Mgr Ferréol, fidèle au rendez-vous donné par
le
courrier François Kim, se mit en route pour la
Corée. M. Maistre restait en
Mongolie avec Thomas T’soi, et André accompagnait
l’évêque. Ils arrivèrent à
Pien-men, le 1er janvier 1845, au moment même où la
légation coréenne
franchissait la frontière pour passer en Chine.
François Kim était dans la
suite des ambassadeurs, et, la nuit suivante, il se
rendit secrètement à l’auberge
où l’évêque était descendu. En voyant ce généreux
chrétien, le cœur de Mgr
Ferréol tressaillit de joie ; il était à la porte de
sa nouvelle patrie, de
cette terre qui lui avait été promise, et dans
laquelle il cherchait à pénétrer
depuis si longtemps.
Hélas ! sa joie se
changea bientôt en tristesse, lorsque François lui
eut déclaré que son entrée
était impossible pour le moment. Sur sept chrétiens
partis de la capitale et
parvenus sans obstacles à Ei-tsiou, douane la plus
voisine de la Chine, trois
seulement avaient pu la franchir ; les autres,
objets de graves soupçons,
entourés partout de soldats qui les accablaient de
questions insidieuses et
pressantes, s’étaient hâtés de regagner l’intérieur,
emmenant les chevaux et
les habits qui devaient servir à l’évêque. Depuis la
persécution, le
gouvernement coréen, ayant su que les missionnaires
étaient entrés par
Pien-men, avait redoublé de surveillance sur ce
point. Tous ceux qui étaient
attachés à l’ambassade, ou qui la suivaient en
qualité de marchands, devaient
recevoir pour passe-port, à Ei-tsiou, une petite
planche de trois pouces de
long et d’un pouce de large, sur laquelle étaient
écrits le nom du voyageur et
celui de son pays avec le sceau du mandarin au bas.
Ce passeport n’était
délivré qu’après des interrogations
très-embarrassantes, et, au retour de
Chine, il fallait le remettre au chef de douane de
qui on l’avait reçu. Des
postes de soldats étaient échelonnés sur une longue
étendue de la frontière, et
le signalement des trois Français mis à mort en 1839
avait été donné partout.
Toutes ces précautions prises par le gouvernement
coréen afin d’empêcher les
étrangers de pénétrer dans — 281 — le pays, ne
permettaient pas de songer, pour le moment, à
introduire l’évêque
par Pien-men.
Ne pouvant suivre la
voie de terre, Mgr Ferréol songea à pénétrer en
Corée par mer ; mais l’expédition
n’était pas moins périlleuse, car les côtes de ce
pays sont gardées avec plus
de jalousie encore que les frontières. Les pêcheurs
coréens ne quittent pas le
rivage pour s’aventurer en haute mer, et aucune
relation de commerce n’existe
entre les Chinois et les Coréens. Si la tempête
jette une barque de l’un de ces
peuples sur les rivages de l’autre, le capitaine et
l’équipage naufragé sont
conduits sous bonne escorte à la capitale, pour être
remis entre les mains de
leur gouvernement respectif ; avec cette différence
cependant, qu’une jonque
coréenne naufragée sur la côte chinoise sera
sur-le-champ mise en pièces et
livrée aux flammes, tandis qu’une jonque chinoise,
dans un cas analogue, doit
être réparée et remise à flot aux frais du
gouvernement coréen. Ces difficultés
ne découragèrent pas Mgr Ferréol, et il obtint des
courriers coréens qu’on
essayerait au moins d’introduire le diacre André
Kim. Celui-ci, s’il avait le
bonheur de pénétrer en Corée, devait chercher à
établir des relations par mer
avec la Chine, et venir lui-même sur une barque
jusqu’à Chang-haï pour chercher
son évêque.
« N’ayant plus rien qui
me retînt à Pien-men, écrivait alors Mgr Ferréol, je
m’en arrachai, le cœur
rempli d’amertume ; mais je retrouvai bientôt ma
tranquillité, en pensant que
mon entrée dans la mission n’était pas, pour le
moment, conforme à la volonté
de Dieu, volonté qui doit nous être plus chère que
la conversion du monde
entier. Avant de quitter la frontière, je voulus
voir défiler devant moi les
mandarins et les soldats qui composaient la légation
coréenne ; je ne pus me
défendre de leur adresser intérieurement ces paroles
: « Oh ! si vous saviez le
don de Dieu, et quels sont ceux qui viennent à vous,
loin de nous rejeter et de
nous mettre à mort comme des malfaiteurs, vous nous
recevriez à bras ouverts
comme des envoyés du ciel. »
L’évêque donna à son
diacre ses dernières instructions, le confia à la
garde de Dieu, et en
attendant le résultat de son aventureuse tentative,
vint lui-même s’embarquer
au Léao-tong pour retourner à Macao. Il avait une
dernière lueur d’espérance.
Les commandants des navires français avaient
manifesté le désir d’aller en
Corée ; s’ils accomplissaient ce projet, un
missionnaire pourrait les
accompagner et pénétrer enfin dans ce pays. En 1840,
Mgr Ferréol avait employé
cinq mois et demi pour se rendre de Macao en
Tartarie ; son voyage de retour ne
fut que de quinze — 282 — jours, car la guerre
des Anglais avait rendu les communications plus
fréquentes et plus faciles.
À la suite de cette
guerre, l’Église de Chine avait vu luire l’aurore de
sa liberté. Une convention
passée entre M. de Lagrenée, ministre
plénipotentiaire français, et Ki-in,
délégué impérial, et approuvée dans un édit du 28
décembre 1844, par l’empereur
Tao-koang, portait que désormais la religion
chrétienne serait tolérée en Chine.
Le droit des missionnaires de prêcher la religion
dans l’intérieur du pays n’était
pas reconnu, mais il était statué que si un prêtre
étranger osait franchir les
frontières, il serait arrêté par les autorités
locales qui ne lui infligeraient
aucun châtiment, mais le remettraient entre les
mains du consul de sa nation le
plus rapproché, pour être par celui-ci puni et
contenu dans le devoir. Comme on
le voit, ce n’était pas encore la liberté, mais c’en
était le premier germe, et
il est certain que cette convention a été le point
de départ d’une ère toute
nouvelle pour les chrétientés de l’extrême Orient,
qui en accueillirent la
nouvelle avec la joie la plus vive.
Malheureusement, la
tolérance accordée aux chrétiens de l’empire ne
s’étendait pas à ceux des royaumes
vassaux ou tributaires de la Chine. Rien n’était
donc changé dans l’état de la
chrétienté coréenne. D’un autre côté, Mgr Ferréol
apprit bientôt que les
Français ne songeaient plus à aller en Corée, et il
ne savait quel parti
prendre, quand tout à coup, au mois de juin 1845,
une nouvelle inattendue vint
ranimer ses espérances. Son diacre André Kim venait
d’arriver à Wou-song, près
de Chang-haï, sur une petite barque coréenne. Avec
une simple boussole, il
avait traversé une mer tout à fait inconnue pour lui
comme pour son équipage.
Il venait chercher son évêque pour le conduire par
mer dans son pays. Les deux
lettres suivantes adressées par André à M. Libois,
procureur des
Missions-Étrangères à Macao, et qui sont comme le
journal de son voyage, nous feront
connaître à travers quels périls et quelles
difficultés l’intrépide jeune homme
avait dû passer, pour réaliser son héroïque
entreprise. La première de ces
lettres est datée de Séoul, capitale de la Corée, le
27
mars 1845. (Traduction du latin.)
« Très-révérend Père,
« L’année passée, comme
vous le savez déjà, parti de Mongolie avec le
très-révérend évêque Ferréol, j’arrivai
sans accident avec Sa Grandeur jusqu’à Pien-men. Là,
les chrétiens venus de
Corée ayant exposé à Monseigneur les difficultés qui
s’opposaient à son — 283 — entrée dans sa
mission, Sa Grandeur résolut de m’envoyer seul pour
examiner
l’état des choses, et autant que possible préparer
son entrée. Ayant donc reçu
sa bénédiction, je me mis en route avec les
chrétiens vers le milieu de la
nuit, et le jour suivant nous aperçûmes à l’occident
la ville d’Ei-tsiou. Je
dis alors aux courriers de prendre les devants, en
les priant de m’attendre en
un lieu désigné. Pour moi, me dirigeant vers les
vallées les plus sombres, je
me cachai sous des arbres touffus ; j’étais à deux
lieues de distance de la
ville. Entouré d’un rempart de neige, j’attendais la
nuit, et pour chasser l’ennui
qui me gagnait, je disais le chapelet.
« Dès que les ténèbres
eurent couvert la campagne, j’invoquai le secours
divin, et sortant de ma
retraite, je me dirigeai vers la ville. Pour ne
point faire de bruit, je
marchais sans chaussure. Après avoir passé deux
fleuves et couru par des
chemins détournés et difficiles, car la neige
assemblée par le vent avait, dans
certains endroits, de cinq à dix pieds de
profondeur, je parvins au lieu marqué
; mais les chrétiens n’y étaient pas. Triste,
j’entrai une première, puis une
seconde fois dans la ville, les cherchant de tous
côtés, mais inutilement.
Étant enfin retourné au lieu du rendez-vous, je
m’assis dans un champ, et une
multitude de pensées sombres commencèrent à rouler
dans mon esprit. Je croyais
les courriers pris, car je ne trouvais aucun autre
moyen d’expliquer leur
absence. Le regret de leur arrestation, l’extrême
péril auquel je m’exposais en
continuant ma route, le manque d’argent et de
vêtements, la grande difficulté
de retourner en Chine, l’impossibilité de recevoir
le missionnaire, tout me
jetait dans une grande angoisse. Épuisé de froid, de
faim, de fatigue et de tristesse,
couché, pour ne pas être vu, auprès d’un tas de
fumier, je languissais privé de
tout secours humain, attendant uniquement celui du
ciel, lorsque vinrent enfin
les chrétiens qui me cherchaient. Ils étaient
arrivés les premiers au lieu
indiqué, et ne m’ayant pas trouvé, étaient repartis.
Revenant une seconde fois,
ils m’attendirent quelque temps, et puis allèrent me
chercher une demi-lieue
plus loin. Là, ne me rencontrant point, ils
passèrent une grande partie de la
nuit dans la douleur, et enfin ils s’en
retournaient, désespérant de ma venue,
lorsqu’ils rencontrèrent celui qui les cherchait ;
alors, grâces à Dieu, nous
nous sommes réjouis ensemble dans le Seigneur.
« Sept chrétiens
étaient venus avec deux chevaux au-devant de
l’évêque ; mais quatre d’entre
eux, désespérant, à cause des difficultés et des
périls, de pouvoir introduire
les missionnaires, — 284 — étaient repartis avec
les chevaux, laissant les trois autres aller jusqu’à
Pien-men. Ces quatre étaient Charles Seu, Thomas Y
et deux domestiques. Le jour
venu, laissant à Ei-tsiou deux chrétiens qui
devaient me suivre après que
toutes les affaires seraient arrangées, je me mis en
chemin avec un seul
compagnon. Je pouvais à peine marcher, et après
avoir fait trois lieues, j’entrai
dans une auberge pour y passer la nuit. Le lendemain
je me procurai deux
chevaux et je continuai ma route. Le cinquième jour
nous trouvâmes à
Pen-gi-ang, Charles et Thomas qui nous attendaient
avec leurs chevaux.
Voyageant ensemble pendant sept jours, nous
arrivâmes enfin à Séoul, la ville
capitale. Je fus reçu dans une chaumière qu’avaient
achetée les chrétiens. Mais
à cause de leur curiosité et de leur indiscrétion,
et aussi à cause des périls
que je cours, — car le gouvernement sait que nous
sommes allés trois à Macao il
y a huit ans, et on nous attend pour nous prendre, —
j’ai voulu que les seuls
fidèles qui m’étaient nécessaires connussent ma
présence, et je n’ai point
permis qu’on annonçât mon arrivée à ma mère.
« Après être resté
quelques jours emprisonné dans ma chambre, et en
proie, je ne sais pourquoi, à
de fréquents accès de tristesse, je fus atteint
d’une maladie qui consistait
principalement en d’intolérables douleurs dans la
poitrine, l’estomac et les
reins. Les attaques de ce mal se renouvelaient de
temps en temps ; elles me
firent souffrir pendant plus de quinze jours. Pour
me guérir je vis deux
médecins, dont l’un était païen et l’autre chrétien
; j’employai tous leurs
remèdes. Aujourd’hui ma santé est bonne quoique
faible ; mais je ne puis ni
écrire ni agir comme je voudrais ; de plus, depuis
vingt jours, je suis
contrarié par un affaiblissement de ma vue.
Cependant pauvre et infirme que je
suis, aidé dans mon travail du secours de Dieu
miséricordieux, je dispose tout
pour la réception du très-grand prélat Mgr Ferréol
et de ses missionnaires. J’ai
acheté à Séoul une maison, j’ai aussi acheté un
navire qui coûte cent
quarante-six piastres, et maintenant je fais les
préparatifs de mon voyage pour
la province chinoise de Kiang-nan.
« Mais de peur que nos
matelots chrétiens ne s’effrayent d’un aussi long
trajet, je ne leur ai point
dit vers quelles contrées nous nous dirigerions. Du
reste ils ont bien quelque
raison de craindre, car ils n’ont jamais vu la haute
mer, et pour la plupart ne
connaissent point la navigation ; ils se sont
persuadé que j’étais en habileté
le premier des pilotes. D’ailleurs il existe entre
la Chine et la Corée un
traité d’après lequel les équipages des navires
coréens qui abordent en Chine
doivent être ramenés en Corée par — 285 — Péking, et si après
enquête ils sont trouvés coupables, il y a peine de
mort pour l’équipage. Il en est de même des navires
chinois qui viendraient en
Corée. Mais j’espère que, se souvenant de son amour
et de sa bonté, la
bienheureuse Vierge Marie, la meilleure des mères,
nous conduira au Kiang-nan
et nous ramènera sains et saufs.
« Enfin je prie votre
paternité, si elle le juge convenable, de vouloir
bien m’envoyer un compas, une
carte géographique donnant principalement la
description de la mer Jaune et des
côtes de la Chine et de la Corée, et une paire de
lunettes vertes de forme
chinoise, pour soulager mes yeux.
« De votre Révérence l’inutile
et très-indigne serviteur,
« André Kim-hai-kim. » La seconde lettre,
datée de Chang-haï, nous donne la suite des
aventures d’André.
« Très-révérend Père,
« Après avoir fait tous
mes préparatifs, je m’embarquai avec onze chrétiens
parmi lesquels se
trouvaient seulement quatre pêcheurs ; les autres
n’avaient jamais vu la mer.
Forcé d’agir en secret et à la hâte, je n’ai pu me
procurer de bons matelots,
ni faire d’autres provisions utiles ; j’ai même
abandonné des choses qui m’étaient
absolument nécessaires. Mettant donc à la voile le
vingt-quatrième jour de la
troisième lune, nous entrâmes en mer. En la voyant,
les chrétiens étonnés se
demandaient les uns aux autres : « Où allons-nous ?
» Mais ils n’osaient m’interroger
moi-même ; j’avais défendu que l’on me fît aucune
question sur le but de mon
entreprise.
« Après un jour de
navigation par un temps favorable, nous fûmes
assaillis d’une grande tempête,
accompagnée de pluie, qui dura trois jours et trois
nuits, et pendant laquelle,
à ce qu’on rapporte, plus de trente navires de
Kiang-nan se perdirent. Notre
barque, vivement battue par les flots, était agitée
d’une manière effrayante,
et semblait sur le point d’être submergée, car elle
est beaucoup trop petite,
et n’est point faite pour la mer. Je fis détacher le
canot que nous avions à la
traîne. Enfin, le péril croissant, nous coupâmes les
deux mâts, et nous nous
vîmes forcés de jeter à la mer presque toutes nos
provisions. Un peu allégée,
notre barque était soulevée et poussée par la
violence de la tempête à travers
des montagnes d’eau. N’ayant presque point mangé — 286 — pendant trois jours,
les chrétiens étaient extrêmement affaiblis, et
perdant bientôt tout espoir, ils s’abandonnèrent à
la tristesse ; ils disaient
en pleurant : « C’en est fait, nous sommes perdus !
» Je leur montrai une image
de la très-sainte Vierge, qui après Dieu était notre
unique espérance, et je
leur dis : « Ne craignez pas, voici la sainte Mère
qui est près de nous pour
nous secourir. » Par ces paroles et d’autres
semblables, je m’efforçais de les
consoler et de leur donner du courage. J’étais
moi-même malade, mais, prenant
un peu de nourriture malgré ma répugnance, je
travaillais et cachais mes
craintes. Je baptisai alors un païen, déjà
catéchumène, que j’avais pris pour
mon premier matelot. Peu après, notre gouvernail fut
brisé par la fureur des
vagues ; c’est pourquoi, ayant lié les voiles
ensemble, nous les jetâmes à la
mer en les retenant avec des cordes ; mais ces
cordes se rompirent et nos
voiles furent emportées. Nous essayâmes encore de
lutter contre les flots avec
des nattes liées à des morceaux de bois ; mais ayant
perdu bientôt cette
dernière ressource, privés de tout secours humain,
nous mîmes notre seule
espérance en Dieu et en la Vierge Marie, nous
récitâmes nos prières, et nous
nous endormîmes.
« À mon réveil la
tempête avait diminué et la pluie avait cessé, nous
sentîmes nos forces se
ranimer ; j’ordonnai à tous de prendre quelque
nourriture et de revivre dans le
Seigneur. Ainsi fortifiés, nous cherchâmes à
gouverner notre barque ; mais que
pouvions-nous sans mâts, sans voiles, sans
gouvernail, sans canot ? Toujours
pleins d’une inaltérable confiance en la
très-glorieuse Vierge Marie, nous
rassemblâmes tout ce qui nous restait de bois, et
nous pûmes confectionner des
mâts et un gouvernail. Enfin, après avoir navigué
par un vent contraire pendant
cinq jours, nous nous trouvâmes près des côtes de la
province de Kiang-nan,
dont nous vîmes une montagne. Mais n’ayant que des
mâts insuffisants, et
manquant de toutes les choses nécessaires à la
manœuvre, nous désespérions de
pouvoir aborder à Chang-haï. Nous désirions demander
aux Chinois de l’aide, ou
au moins quelques indications sur la route à suivre
; mais nous n’avions pas de
canot pour aller à eux, et, de leur côté, ils
fuyaient à notre vue. Sans aucun
secours humain, nous attendions uniquement celui du
ciel. Enfin vint à passer
un navire de Canton, qui s’éloignait comme les
autres ; je lui fis un signal de
détresse en agitant une toile, et en frappant un
tambour ; il refusait d’abord
de venir, mais il s’approcha enfin poussé par la
pitié. Je montai à bord, et
après avoir salué le capitaine, je lui demandai — 287 — de nous conduire à
Cliang-haï. Sourd à mes demandes et à mes prières,
il me
conseilla de le suivre à Canton, pour retourner en
Corée par Péking, selon la
coutume. Je lui répondis que je ne voulais point
repasser par Péking, et qu’il
me fallait absolument aller à Chang-haï pour réparer
mon navire. Enfin la
promesse de mille piastres le décida à accepter et
il nous prit à la remorque.
« Après avoir encore
navigué huit jours par un vent contraire, nous eûmes
à essuyer une tempête qui,
par la protection de Dieu, ne nous mit point en
danger ; mais la jonque d’un
ami de notre capitaine, qui marchait de conserve
avec la nôtre, fit naufrage,
et tout l’équipage périt à l’exception d’un seul
homme. Un peu plus tard
vinrent à nous des pirates qui disaient au capitaine
: « Cesse de traîner la
barque de ces gens, nous voulons la piller. » À ces
mots, je donnai l’ordre de
tirer sur eux, et ils passèrent outre. Après sept
jours environ, nous arrivâmes
à Wou-song-hien. Les mandarins envoyèrent des
satellites nous demander d’où,
comment, et pourquoi nous étions venus. Je leur
répondis : « Nous sommes
Coréens ; c’est un grand vent qui nous a poussés
ici, nous voulons aller à
Chang-haï pour réparer notre vaisseau. »
« Des officiers de la
marine anglaise nous visitèrent. Je leur exposai que
nous étions Coréens et que
nous venions chercher des missionnaires ; en même
temps je les priai de nous
protéger contre les Chinois, et de nous indiquer la
maison du consul. Ils
satisfirent avec bienveillance à mes demandes, nous
donnèrent du vin et de la
viande, et m’invitèrent à dîner. Nous restâmes un
jour à Wousong. J’allai voir
les mandarins du lieu qui me firent un grand nombre
de questions, et voulaient
nous dénoncer à l’empereur pour nous faire renvoyer
par terre en Corée. Je leur
répondis : « Je n’ignore pas la loi ; mais je ne
veux pas retourner par terre
en Corée ; je ne veux pas non plus que l’empereur
soit averti de notre arrivée
; ne lui faites donc aucun rapport. Au reste, que
vous avertissiez l’empereur
ou non, peu m’importe ; une fois mon navire réparé,
je retournerai de moi-même
en Corée ; n’ayez donc de nous aucun souci. Il vous
suffit de savoir que nous
avons abordé à la côte de votre empire, et il me
suffit d’avoir bu de l’eau de
votre pays, et d’avoir mis le pied sur votre terre ;
seulement je veux avoir ma
pleine liberté. De plus, je vous prie d’écrire au
mandarin de Chang-haï qu’un
navire coréen y va pour se réparer. Je ne veux pas
que le grand-mandarin de
Chang-haï éprouve à ce sujet aucun embarras ni
aucune inquiétude, et je demande
qu’il me permette de séjourner en toute sécurité. »
« Les mandarins, me
voyant communiquer avec les Anglais, — 288 — disaient : « Comment
cet homme qui est Coréen est-il l’ami intime des
Anglais, et comprend-il leur langue ? » Ils en
étaient tout stupéfaits. Faisant
voile de Wou-song, nous entrâmes dans le port de
Chang-haï. Deux Anglais
vinrent à nous et voulurent que j’allasse avec eux.
C’est pourquoi, confiant
mon embarcation au pilote chinois, je descendis dans
leur canot et arrivai avec
eux à Chang-haï. Je demandai aux Anglais un guide
pour me conduire au consul.
M. Arthur John Empson, officier anglais qui parlait
le français, écrivit pour
moi une lettre au consul qui me reçut très-bien. Je
lui exposai notre situation
en le priant de me protéger contre les Chinois. Mgr
Ferréol l’avait déjà
prévenu de notre arrivée et réclamé pour nous sa
protection. J’allai ensuite
chez les chrétiens, et après deux jours d’attente,
arriva le Père Gotteland, de
la Compagnie de Jésus, que j’avais connu à Macao et
au Kiang-nan. Je reçus de
lui cinq cent quatre-vingts piastres ; j’en donnai
quatre cents au pilote
chinois, et j’en dépensai trente pour les chrétiens.
« Cependant les
mandarins de Chang-haï envoyèrent leurs agents faire
aux Coréens un grand
nombre de questions, et placèrent près d’eux des
sentinelles pendant la nuit.
Le Tao-tai vint lui-même avec ses ministres visiter
le navire, et à son retour
y envoya vingt mesures de riz et vingt livres de
viande. En revenant je trouvai
les chrétiens tout troublés de ce que les mandarins
leur avaient fait une foule
de questions, et de ce que des milliers de Chinois
étaient accourus pour les
voir. Les mandarins, me sachant de retour au navire,
envoyèrent leurs employés
me demander les raisons pour lesquelles nous étions
venus, et les noms, l’âge,
le domicile de chacun de nous, etc.
« Je satisfis à leurs
demandes, en avertissant, du reste, les mandarins de
ne plus envoyer personne
nous molester : puis, j’ordonnai de remporter le riz
et la viande. Je dus aller
deux fois chez les mandarins pour régler diverses
affaires, et faire cesser
quelque molestations. Ils firent un rapport détaillé
au magistrat de
Song-king-fou, qui répondit qu’il me connaissait (il
avait peut-être entendu
parler de moi lorsque j’étais avec le capitaine
Cécile), et qu’il m’accordait
la permission de séjourner à Changhaï, aussi
longtemps que je voudrais. D’ailleurs,
je reçus à coups de bâton les Chinois que leur
curiosité entraînait trop loin,
et je tançai vertement certains employés subalternes
qui usaient à mon égard de
procédés incivils ; ils furent punis par les
mandarins.
« Les habitants de
Chang-haï s’imaginent que je suis un grand
personnage ; les mandarins me voyant
converser amicalement — 289 — avec les Anglais, n’y
comprennent rien et se cassent la tête pour deviner
mon secret. Un jour ils ont envoyé me demander quand
nous partirions. Je leur
ai dit : « Je dois encore séjourner ici pour réparer
mon embarcation ; de plus,
j’ai ouï dire que le grand mandarin français Cécile
arrivera sous peu, je veux
rester pour le voir. » Les mandarins attendent
impatiemment le jour de mon
départ, parce qu’ils ont peur d’être compromis et de
perdre leurs dignités. Il
est inutile, je pense, et d’ailleurs je n’ai plus le
temps de vous en raconter
davantage ; je m’arrête donc ici.
« Déjà j’ai réparé
toute mon embarcation, je fais faire maintenant un
canot. Nous nous portons
tous bien dans le Seigneur, et nous attendons chaque
jour l’arrivée du révérend
évêque de la Corée. Le consul anglais va bien et
prend grand soin de nous. Mgr
de Bézi n’est pas de retour, il est resté malade en
route. À Nanking s’est
élevée une petite persécution. Je vous demande, mon
Père, des images et des
médailles pour les matelots, et pour tous ceux qui
ont rendu de grands services
à la mission : envoyez-moi aussi l’image de saint
Thomas, docteur de l’Église,
de saint Charles, de saint Joseph, père nourricier
de Notre-Seigneur, et de l’apôtre
saint Jean. J’ai apporté de Corée quelques petits
objets pour vous ; je ne puis
maintenant vous les envoyer ; j’espère, après
l’arrivée de Monseigneur, avoir
les moyens de vous les faire passer.
« Je suis de votre
paternité l’indigne et inutile serviteur,
« André Kim-hai-kim. »
L’apparition de la
barque d’André dans la rade de Wou-song avait été un
phénomène pour le pays. La
construction singulière de cette barque, les
costumes étrangers de ceux qui la
montaient, éveillaient au plus haut point la
curiosité publique, et André
aurait couru les plus grands dangers s’il n’avait eu
la présence d’esprit de
mouiller au milieu des bâtiments anglais en station.
La surprise des officiers
fut grande lorsqu’ils entendirent André leur crier
en français : « Moi Coréen,
je demande votre protection. » Cette protection lui
fut généreusement accordée.
Le consul le fit porter en palanquin dans une
famille chrétienne, d’où il
écrivit en toute hâte au P. Gotteland.
« Je me rendis bien
vite, écrivait ce missionnaire à un de ses
confrères, chez le chrétien qui
logeait André et qui avait beaucoup plus peur que
lui, à son sujet. Je lui fis
donner l’argent nécessaire pour subvenir aux
premiers besoins de son équipage ;
puis je le fis reporter à sa jonque, en lui
recommandant de ne — 290 — plus revenir dans
cette famille, parce qu’elle était dans
l’appréhension
que les mandarins ne lui fissent un crime de
l’hospitalité qu’elle lui avait un
instant donnée. Celte maladie de la peur est un peu
épidémique chez les
Chinois, et nous sommes obligés d’user de beaucoup
de ménagements avec nos
pauvres chrétiens.
« Après avoir renvoyé
André à son équipage, qui avait grand besoin de lui
dans les premiers moments d’une
position si critique, je m’empressai d’aller visiter
ces braves gens à leur
bord. Vous pouvez juger, mon révérend Père, de la
consolation que j’éprouvai en
me voyant au milieu de douze chrétiens, presque tous
pères, fils, ou parents de
martyrs. L’un deux a eu sa famille presque tout
entière immolée pour la cause
du Seigneur ; il n’y a pas jusqu’à son petit enfant
de onze ans qui n’ait voulu
s’en aller au ciel par la voie du martyre. Dès la
première entrevue il fut
question de confession, mais André voulut d’abord
remettre sa jonque un peu en
état, afin que je pusse y dire la messe. Quand elle
fut prête, on vint m’avertir
et je m’y rendis le soir, résolu d’y passer la nuit,
pour célébrer les saints
mystères le lendemain. Mais il fallait d’abord
confesser nos braves Coréens,
qui le désiraient grandement. Il y avait six à sept
ans qu’ils n’avaient pas vu
de prêtre ; Mgr Imbert et MM. Maubant et Chastan,
les derniers missionnaires de
la Corée, ayant été martyrisés en 1839.
« Comme ces bons
néophytes n’entendaient guère mieux le chinois que
je ne comprenais leur
coréen, je leur fis exposer nettement ce que la
théologie enseigne sur l’intégrité
de la confession, quand on ne peut l’accomplir que
par interprète ; mais ils ne
voulurent point user de l’indulgence accordée en
pareille occasion. « Il y a si
longtemps que nous n’avons pu nous confesser, »
disaient-ils, « nous voulons
tout dire. » Donc, après m’être assuré qu’ils
étaient suffisamment instruits
des mystères de la religion, je m’assis sur une
caisse, et mon cher diacre vint
le premier. Sa confession faite, il resta en place,
à genoux, appuyé sur ses
talons, pour servir d’interprète aux matelots, qui
arrivèrent l’un après l’autre,
se jetant à genoux à côté de lui ; il tenait ainsi
le milieu entre le
confesseur et le pénitent. Avant de commencer la
confession, je faisais répéter
par l’interprète à chacun des pénitents ce que
j’avais dit d’abord à tous de la
non-obligation de confesser toutes ses fautes en
pareil cas ; mais j’obtenais
constamment la même réponse : « Je veux tout dire. »
« Ces confessions me
retinrent donc plus de temps que je ne pensais :
tous firent l’aveu de leurs
fautes avec une ferveur admirable ; quand je finis,
il était à peu près l’heure
de dire la messe. — 291 — La jonque avait été
ornée dès la veille, et les derniers préparatifs
furent
bientôt faits. J’offris donc le saint Sacrifice sur
un tout petit navire, près
d’une grande ville remplie d’idolâtres, et environné
de quelques fidèles,
heureux, après une si longue privation, de pouvoir
participer à nos saints
mystères. »
Les Coréens eurent
encore, quelques jours après, une joie bien vive :
elle fut causée par l’arrivée
de Mgr Ferréol qui, avec un jeune missionnaire
récemment arrivé de France,
accourait pour les rejoindre. Quand il fut permis à
ces pauvres chrétiens de
voir leur pasteur, de recevoir sa bénédiction, quand
ils virent un autre prêtre
disposé à venir les secourir, leur émotion fut
extrême. Une certaine tristesse
diminuait cependant un peu la joie qu’ils
éprouvaient. En jetant les yeux sur
ces deux hommes qui avaient tout sacrifié pour venir
jusqu’à eux, en pensant à
leur vie passée, puis aux travaux et aux souffrances
qui les attendaient en
Corée, leurs cœurs étaient oppressés, et ils
s’affligeaient de les conduire
ainsi, au milieu des persécutions, à une mort
presque certaine. « Ils ne
savaient pas encore sans doute, écrit le compagnon
de Mgr Ferréol, ils ne
savaient pas les délices dont notre âme est inondée,
et le bonheur dont Dieu
récompense déjà en ce monde les sacrifices faits
pour sa gloire. Bientôt, j’espère,
ils verront que nous partons de grand cœur ; et,
s’il y a des souffrances. Dieu
nous accordera la force de le suivre jusqu’au
Calvaire. »
Vingt ans plus tard, le
jour même du vendredi saint, M. Daveluy, le
missionnaire qui a écrit ces
lignes, suivait, en effet, son Dieu jusqu’au
Calvaire, et donnait sa vie pour
ses chers Coréens après leur avoir donné, pendant
ces vingt années, comme
prêtre et comme évêque, ses soins et ses travaux de
chaque jour. Arrêtons-nous
ici un instant pour faire connaître ce nouvel
apôtre.
Marie-Antoine-Nicolas
Daveluy naquit à Amiens, le lundi saint, 16 mars
1818. Il était le troisième
enfant de Marie-Pierre-Isidore-Nicolas Daveluy, et
de Marie-Anne-Thérèse
Laroche. Dès son enfance, il se montra doué des plus
heureuses qualités. Vif et
turbulent à l’excès, il eût pu tomber dans de grands
défauts, si la vigilance
de ses parents n’eût, de bonne heure, implanté dans
son âme la foi et l’amour
de Dieu, mais ils s’acquittèrent de ce devoir en
véritables parents chrétiens,
et Dieu récompensa leurs efforts. En 1827, l’enfant
entra en sixième au petit
séminaire de Blamont, dépendance de Saint-Acheul, et
l’année suivante, les
établissements des PP. Jésuites ayant été fermés par
suite des ordonnances de
1828, il alla continuer ses études au séminaire de
Saint-Riquier. Ses
professeurs et ses camarades ont conservé de — 292 — lui un excellent
souvenir. Toujours le premier au jeu, il était aussi
un
des premiers à l’étude, et occupait une bonne place
dans sa classe. Son
excellent cœur, sa franchise lui faisaient aisément
pardonner sa pétulance et
ses espiègleries.
En octobre 1834, le
jeune Daveluy alla faire sa philosophie à Issy, et
du moment qu’il eut revêtu l’habit
ecclésiastique, une véritable transformation
commença à s’opérer en lui. Quoiqu’il
eût été jusque-là sincèrement pieux, c’était pour
ainsi dire sans le paraître ;
sa vivacité naturelle n’était point comprimée, son
caractère violent et
indompté perçait à chaque instant, mais à dater de
ce jour, il fit des progrès
rapides dans la mortification et la vertu. Il
réfléchit sérieusement sur le
sacerdoce qu’il voulait recevoir, sur la préparation
qu’une telle grâce demande
de celui que Dieu y appelle, et se mit à l’œuvre
avec d’autant plus de
résolution que, dès lors, comme il l’a lui-même dit
plus tard, il songeait à se
consacrer à l’apostolat des infidèles. En 1836, sa
philosophie terminée, il
entra à Saint-Sulpice pour suivre le cours de
théologie. Il serait difficile de
dire combien le séjour qu’il fit dans cette sainte
maison lui fut profitable.
Sa ferveur, son humilité, sa dévotion, augmentaient
chaque jour ; mais, ce que
l’on remarquait surtout en lui, c’était sa piété
filiale envers la Sainte
Vierge. On raconte qu’un ami de sa famille étant
venu le demander au parloir,
le portier ne le trouva point, et répondit pour
s’excuser : « Je ne sais plus
où le chercher ; il aura rencontré quelque image de
la Sainte Vierge sur son
passage, et sera resté là, à genoux, en prières. »
La pensée des missions
ne le quittait plus, et après sa première année de
théologie, il demanda à
entrer dans la Compagnie de Jésus, et alla à
Saint-Acheul faire une retraite
préparatoire pour consulter la volonté de Dieu. Le
médecin de la maison jugea
que sa santé ne lui permettait pas alors de donner
suite à son pieux dessein.
Il revint donc continuer ses études à Saint-Sulpice,
et fut bientôt chargé de
faire le catéchisme à la paroisse. En 1838, se
trouvait au séminaire des
Missions-Étrangères un de ses amis, M. l’abbé
Dupont, depuis évêque d’Azoth et
vicaire apostolique de Siam, qui se préparait à
partir pour l’Asie. Cette
heureuse circonstance procura à M. Daveluy
l’occasion de venir assez
fréquemment au séminaire des Missions-Étrangères, et
son désir de prêcher l’Évangile
aux païens s’en accrut prodigieusement. Mais sa
santé s’affaiblissait de plus
en plus, et lorsqu’il fut sous-diacre, il dut
interrompre ses études pendant
une année entière. Ce ne fut pas pas une année
perdue. Le curé de la paroisse
de — 293 — campagne chez qui il
s’était retiré, obtint la permission de le faire
prêcher, et des fruits abondants de salut, des
conversions inespérées montrèrent
combien était agréable à Dieu le zèle du jeune
apôtre.
Enfin, M. Daveluy fut
ordonné prêtre le 18 décembre 1841, et quelques
jours après, envoyé à Roye
comme troisième vicaire. Il y resta vingt mois. La
lettre suivante écrite à son
père, le 2 septembre 1843, par le vénérable curé de
cette paroisse, montre bien
quel saint prêtre était dès lors notre futur martyr.
« Monsieur, votre fils
va me quitter ; il me laisse des regrets profonds
que le temps seul pourra
adoucir. Depuis qu’il est avec moi, j’ai été à même
d’apprécier sa piété qui ne
s’est démentie en aucune circonstance, son zèle
éclairé, son dévouement
parfait, son aptitude pour toutes les fonctions du
saint ministère, son
caractère aimable, et toutes les vertus qui font le
bon prêtre. Mes regrets
sont partagés par ses autres confrères, et par tous
les habitants de cette
ville. Aucun ecclésiastique jusqu’à présent n’a en
si peu de temps conquis une
aussi haute confiance dans cette paroisse, et je ne
me console de le perdre que
par la pensée du bien qu’il a fait, et de celui,
plus grand encore, qu’il est
appelé à faire. J’admire sa détermination, et je
suis porté à croire que Dieu a
de grands desseins sur lui. Quand il m’eut appris
que, depuis plusieurs années,
il avait résolu d’aller vers les infidèles, qu’il
avait été affermi dans sa
résolution par les hommes les plus dignes de sa
confiance, je n’ai point essayé
de combattre le parti qu’il prenait, et mes vœux
comme mes regrets le suivront
partout où il ira. Je dirai seulement à Mgr l’évêque
quel est le collaborateur
que je perds, et le prêtre éminent dont il se prive.
»
Mais rien ne pouvait
plus retenir M. Daveluy. Des médecins consciencieux
lui avaient déclaré que sa
santé était suffisamment affermie ; d’un autre côté
Mgr Miolland, en véritable
évêque catholique, avait, pendant la retraite
ecclésiastique, le 15 juillet de
cette même année, déclaré publiquement qu’il
accorderait toujours la
permission, à ceux de ses prêtres qui témoigneraient
le désir de se faire
missionnaires. Les dernières dispositions furent
bientôt prises, et le 4
octobre, M. Daveluy entra au séminaire des
Misssions-Étrangères. Après quelques
mois de probation, il s’embarqua à Brest avec MM.
Chauveau et Thivet [1], sur l’Archimède,
qui transportait en Chine le secrétaire de
l’ambassade [1] M. Thivet est
mort dans la l’île de Poulo-pinang, en 1849. Mgr
Chauveau
est maintenant vicaire apostolique du Thibet. — 294 — française. M. Daveluy
était envoyé provisoirement à Macao, où il devait
recevoir sa destination définitive.
Le voyage des
missionnaires fut heureux, et après avoir relâché
successivement à Gorée, au
cap de Bonne-Espérance, à la Réunion, à Pondichéry,
à Syngapour, ils jetèrent l’ancre
à Macao à la fin de septembre 1844. Au mois de
décembre suivant, M. Chauveau
partait pour le Yun-nan, et quelques semaines plus
tard, M. Thivet conduisait à
Pinang plusieurs élèves envoyés par diverses
missions de Chine. M. Daveluy,
resté à la procure, s’occupait avec ardeur de
l’étude du chinois. Un moment, il
put croire qu’on l’enverrait aux îles Liéou-kiou,
rejoindre M. Forcade [1],
mais la Providence en décida autrement, et dans les
derniers jours de juillet
1845, il s’embarqua pour Chang-haï avec Mgr Ferréol.
« Je dois essayer,
écrivait-il alors à sa famille, de pénétrer avec
Monseigneur en Corée, dans ce
pauvre pays depuis si longtemps privé de ses
pasteurs. Vous ne doutez pas de
mon bonheur. Je n’osais espérer cette mission si
belle, si consolante, et qui
donne de si douces espérances. Je ne crains qu’une
chose : c’est que les circonstances
ne mettent obstacle à mon entrée, mais je compte sur
vos prières, et si, à
cette nouvelle, votre cœur se serre, si ce nom de
Corée a un retentissement qui
fait frémir la nature, rappelez-vous que le bon
Maître nous dit qu’un seul
cheveu ne peut tomber de notre tête sans sa
permission. Je suis heureux, plus
heureux que jamais ; partagez mon bonheur, et
remercions ensemble le bon Dieu
de ses bontés pour moi. »
Mgr Ferréol et son
compagnon mirent douze jours pour se rendre de Macao
à Chang-haï ; aucun
incident remarquable ne signala leur voyage.
Quelques jours après leur arrivée,
une cérémonie bien touchante eut lieu, dans la
chapelle de Kin-ka-ham,
chrétienté distante de Chang-haï de deux ou trois
lieues. Le dimanche 17 août
1845, Mgr Ferréol ordonna le premier prêtre indigène
de la Corée, l’intrépide
André Kim. Les chrétiens étaient accourus en foule à
cette ordination, à
laquelle assistaient un prêtre chinois et quatre
prêtres européens. La fête fut
complétée le dimanche suivant 24 : André, assisté
par M. Daveluy, célébra sa
première messe au petit séminaire de Wam-dam. Huit
jours après, le nouveau
prêtre remonta sur sa barque, prit secrètement [1] Mgr Forcade après
avoir été successivement vicaire apostolique du
Japon, évêque de La Basse-Terre, évêque de Nevers,
est actuellement archevêque
d’Aix. — 295 — à bord son évêque et
le missionnaire qui l’accompagnait, et, rempli d’un
nouveau courage, fit voile vers la Corée. Nous
allons laisser Mgr Ferréol nous
raconter lui-même les épisodes de ce périlleux
voyage, dans une lettre adressée
à M. Barran, directeur du séminaire des
Missions-Étrangères.
« Kang-kien-in, dans la
province méridionale de la Corée, 29 octobre 1845.
« Monsieur et cher
confrère,
« Après six ans de
tentatives, je suis enfin arrivé dans ma mission. Le
Seigneur en soit mille
fois béni ! Vous me demandez quelques détails sur
mon entrée dans ce royaume ;
je m’empresse de satisfaire à vos désirs…
« D’abord, vous serez
peut-être bien aise de connaître la barque qui nous
a portés en Corée à travers
la mer Jaune. Elle a vingt-cinq pieds de long, sur
neuf de large, et sept de
profondeur. Pas un clou n’est entré dans sa
construction, des chevilles en
retiennent les ais unis entre eux ; point de
goudron, point de calfatage ; les
Coréens ne connaissent pas ce perfectionnement. À
deux mâts d’une hauteur
démesurée, sont attachées deux voiles en nattes de
paille, mal cousues les unes
aux autres. L’avant est ouvert jusqu’à la cale ; il
occupe le tiers de la
barque. C’est là que se trouve placé le cabestan,
entouré d’une grosse corde
tressée d’herbes à demi pourries, et qui se couvrent
de champignons dans les
temps humides. À l’extrémité de cette corde est liée
une ancre de bois, notre
espoir de salut. Le pont est formé partie de nattes,
partie de planches mises à
côté l’une de l’autre, sans être fixées par aucune
attache. Ajoutez à cela
trois ouvertures pour entrer dans l’intérieur.
Aussi, lorsqu’il pleut ou que
les vagues déferlent par-dessus le bastingage, on ne
perd pas une goutte d’eau.
Il faut la recevoir sur le dos, et puis à force de
bras la rejeter dehors.
« Les Coréens, quand
ils naviguent, ne quittent jamais la côte. Dès que
le ciel se charge, ils
jettent l’ancre, étendent sur leurs barques une
couverture de chaume, et
attendent patiemment que le beau temps revienne. Il
n’est pas nécessaire de
vous dire, monsieur et cher confrère, que nous
n’étions pas fort à l’aise dans
la nôtre. Souvent inondés par la vague, nous vivions
habituellement en
compagnie des rats, des cancres, et, ce qui était
plus ennuyeux, de la vermine.
Sur la fin de notre navigation, il s’exhalait une
odeur fétide de la cale, dont
nous n’étions séparés que par un faible plancher. — 296 —
« L’équipage était
digne du navire, il se composait du P. André Kim,
que j’avais ordonné prêtre
quelques jours auparavant, et qui était notre
capitaine ; vous devinez
facilement la portée de sa science nautique ; plus,
d’un batelier, qui nous
servait de pilote, d’un menuisier, qui remplissait
les fonctions de charpentier
; le reste avait été pris pêle-mêle dans la classe
agricole. En tout douze
hommes. N’est-ce pas là un équipage improvisé ?
Cependant, parmi ces braves
gens se trouvaient des confesseurs de la foi, des
pères, des fils, des frères
de martyrs. Nous nommâmes notre barque le Raphaël.
« Vous avez appris les
dangers qu’elle courut pour se rendre en Chine et y
demeurer sans être
capturée. Son départ nous offrait une autre
difficulté ; c’était, pour M.
Daveluy et moi, de monter à son bord à l’insu des
mandarins qui la faisaient surveiller
sans relâche. Le dernier jour du mois d’août, vers
le soir, elle quitta le port
de Chang-haï, descendit dans le canal à la faveur de
la marée, et vint mouiller
en face de la résidence de Mgr de Bézi, où nous
l’attendions. Un instant après,
une chaloupe du gouvernement, qui l’avait suivie de
loin, jeta l’ancre auprès d’elle.
Toutefois, ce contre-temps n’empêcha pas le P. André
de descendre à terre, et
de venir nous avertir. Le ciel était couvert, la
nuit était sombre, tout
semblait nous favoriser. Mgr de Bézi qui, depuis
notre arrivée au Kiang-nan,
nous avait prodigué l’hospitalité la plus généreuse,
eut encore la bonté de
nous accompagner jusqu’à la barque. La chaloupe du
mandarin, emportée
probablement par le courant, s’était un peu écartée
; nous eûmes donc la
liberté de monter à bord sans que personne nous
aperçût.
« Le lendemain nous
allâmes mouiller à l’embouchure du canal, auprès
d’une jonque chinoise, qui
faisait voile pour le Léao-tong ; elle appartenait à
un chrétien qui nous avait
promis de nous remorquer jusqu’à la hauteur du
Chan-tong. M. Faivre,
missionnaire lazariste, se trouvait sur la jonque ;
il allait en Mongolie. Les
premiers jours de septembre furent pluvieux, les
vents nous étaient contraires
et soufflaient avec violence : trois fois nous
essayâmes de gagner le large,
trois fois nous fûmes contraints de revenir au port.
En pleine mer, il est rare
que le Chinois coure des bordées contre le vent ; au
lieu de louvoyer, il
retourne au plus proche mouillage, serait-il à cent
lieues de distance.
« Près de l’île de
Tsong-min se trouve une rade sûre ; plus de cent
navires, qui devaient se
rendre dans le nord, y étaient à l’ancre, attendant
une brise favorable ; nous
allâmes nous y réfugier. Le capitaine de la jonque
chinoise nous invita à
célébrer, — 297 — à son bord, la fête
de la Nativité de la Sainte Vierge. Nous acceptâmes
d’autant
plus volontiers que nous devions jouir encore de la
compagnie de l’excellent M.
Faivre ; les équipages de plusieurs autres barques
chrétiennes se rendirent à
la fête. Quatre messes furent dites ; tout ce qu’il
y avait là de fidèles
communièrent. Le soir, des fusées s’élancèrent dans
les airs en gerbes de feu ;
c’étaient nos adieux à la Chine et le signal du
départ.
« Nous levâmes l’ancre,
nous attachâmes notre barque à la jonque chinoise
avec un gros câble, et nous
reprîmes notre course vers la Corée.
« Le commencement de
notre navigation fut assez heureux ; mais bientôt à
la brise qui enflait nos
voiles, succéda un vent trop violent pour notre
frôle embarcation ; des lames d’une
grosseur énorme semblaient à chaque instant devoir
l’engloutir. Néanmoins nous
soutînmes sans avarie leurs assauts pendant
vingt-quatre heures. La seconde
nuit, notre gouvernail fut brisé, nos voiles se
déchirèrent ; nous nous traînions
péniblement à la remorque. Chaque vague jetait dans
notre barque son tribut d’eau
; un homme était sans cesse occupé à vider la cale.
Oh ! la triste nuit que
nous passâmes !
« À la pointe du jour,
nous entendîmes crier le P. André d’une voix à demi
étouffée par la terreur ;
nous montâmes sur le pont, M. Daveluy et moi. Nous y
étions à peine, qu’il s’en
écroula une partie ; c’était l’endroit au-dessous
duquel nous habitions ; un
moment plus tard, nous eussions été écrasés par la
chute des planches. André s’efforçait
d’avertir le capitaine chinois de changer de
direction, celle qu’il suivait
nous conduisant vers la Chine ; mais le bruissement
des flots couvrait sa voix.
Nous criâmes aussi de notre côté ; nous parvînmes
enfin à nous faire entendre,
et quelqu’un parut sur l’arrière de la jonque ; mais
il ne put rien comprendre
à nos paroles, ni à nos signaux.
« Dans le péril où nous
étions, le P. André nous dit qu’il était prudent
pour les deux missionnaires de
quitter la barque coréenne, et de monter sur la
jonque ; que pour lui et ses
gens, ils ne pouvaient nous suivre en Chine, parce
que d’après la loi d’extradition
ils seraient conduits à Péking, et de là dans leur
patrie, où une mort cruelle
leur était réservée ; que la mer, toute orageuse
qu’elle était, leur offrait
moins de péril ; qu’enfin la Providence disposerait
d’eux comme elle le
voudrait, mais qu’il importait avant tout de
conserver à la mission de Corée
son évêque.
« Quelque peine que
nous eussions à abandonner ainsi des — 298 — hommes qui s’étaient
exposés à tant de dangers pour venir à nous,
cependant, dans l’extrémité où nous étions, nous
crûmes devoir adopter leur
avis. Nous nous mîmes alors à faire signe à nos
compagnons de voyage de nous
amener à eux, ce qui étant fait, nous leur
exprimâmes le désir de passer à leur
bord. On joignit aussitôt les deux barques assez
près l’une de l’autre pour que
nous pussions être tirés sur la leur avec des
cordes. On était à les préparer
et à nous lier la ceinture, lorsque le câble qui
nous retenait à la jonque se
rompit, et nous abandonna à la fureur des vagues. On
nous jette aussitôt le
même câble ; nous ne pouvons le saisir. C’en est
fait. Emportés par le vent,
nos Chinois sont déjà loin de nous. Nous leur
tendions les bras en signe d’adieu,
lorsque nous les voyons revenir. En passant devant
notre barque, ils nous
jettent des cordes ; vaine tentative ! nous n’en
pouvons atteindre aucune. Ils
reviennent une seconde fois et avec aussi peu de
succès. Considérant alors l’inutilité
de leurs efforts et le danger qu’ils couraient
eux-mêmes de sombrer, ils
continuent leur route, et disparaissent pour
toujours à nos yeux.
« Quoique nous fussions
loin d’en juger ainsi dans le moment, ce fut un
bonheur pour nous de n’avoir
pas quitté notre barque ; nous ne serions pas
aujourd’hui dans notre chère
mission, si une main invisible, disposant les choses
mieux que notre prudence,
n’avait enchaîné notre sort à celui de nos braves
Coréens.
« Voilà donc notre Raphaël au
milieu d’une mer en courroux,
sans voiles et sans gouvernail. Je vous laisse à
penser comme il a été ballotté
et nous avec lui. Déjà il s’emplissait d’eau. On fut
d’avis de couper les mâts.
Nous avertîmes nos gens de ne pas les abandonner à
la mer une fois abattus,
comme ils avaient fait à leur premier voyage. Que
les coups de hache me
paraissaient lugubres ! Les mâts en tombant
brisèrent une partie de notre frêle
bastingage ; quand ils furent à l’eau, nous voulûmes
les retirer sur le pont,
ce qui aurait pu se faire, malgré l’agitation des
vagues ; mais nos marins
étaient si découragés, que nous ne pûmes les
déterminer à cet acte de
prévoyance. Ils se retirèrent dans leur cabine,
prièrent un instant, puis s’endormirent.
« Cependant ces mâts,
poussés par les flots, venaient par intervalle
donner de rudes coups contre la
barque ; il était à craindre qu’ils n’enfonçassent
ses flancs déjà ébranlés,
mais Dieu veillait sur nous, il ne nous arriva aucun
malheur. Le jour suivant l’orage
s’apaisa, la mer fut moins agitée ; notre équipage
avait repris un peu de force
et de courage dans le sommeil. On retira les mâts,
on les mit debout ; ils
étaient raccourcis de huit pieds ; sans doute — 299 — un Européen les
aurait trouvés encore assez hauts ; aux yeux d’un
Coréen,
ils n’étaient plus en proportion avec la barque. Un
nouveau gouvernail fut
construit et les voiles raccommodées. Ce fut
l’affaire de trois jours, pendant
lesquels le calme nous favorisa. Pendant ce travail,
nous avions constamment en
vue de dix à quinze jonques chinoises ; nous avions
hissé notre pavillon de
détresse ; elles l’apercevaient très-bien : pas une
ne vint à notre secours. L’humanité
est un sentiment inconnu au Chinois, il lui faut du
lucre ; s’il n’en espère
point, il laissera mourir d’un œil sec ceux qu’il
pourrait sauver.
« Nous avions été séparés
de notre remorqueur à vingt-cinq lieues environ du
Chan-tong ; mais depuis
lors, où les courants nous avaient-ils entraînés ?
où étions-nous ? nous l’ignorions.
Nous mîmes le cap sur l’archipel coréen. Peu après,
le P. André nous dit qu’il
lui semblait reconnaître ces îles, et que bientôt
nous apercevrions l’embouchure
du fleuve qui conduit à la capitale.
« Jugez, monsieur et
cher confrère, de notre joie ; nous croyions toucher
au terme de notre voyage
et à la fin de nos misères ! Mais, hélas ! ce pauvre
P. André était dans une
grande erreur. Quelle fut notre surprise et notre
douleur le lendemain,
lorsque, abordant au premier îlot, nous apprîmes des
habitants que nous étions
au midi de la péninsule, en face de Quelpaert, à
plus de cent lieues de l’endroit
où nous voulions débarquer ! Nous crûmes, cette
fois, que nous étions
poursuivis par le malheur ; nous nous trompions
cependant, car ici encore la
Providence nous dirigeait. Si nous avions été droit
à la capitale, nous aurions
probablement été pris. Nous sûmes plus tard que
l’apparition d’un navire
anglais dans le midi du royaume, avait mis le
gouvernement en émoi ; on
surveillait les abords de la ville, on examinait
avec une sévérité minutieuse
toutes les barques qui entraient dans la rivière. La
longue absence de la nôtre
avait soulevé des soupçons dans l’esprit de ceux qui
avaient été témoins de son
départ ; ils l’avaient vu s’approvisionner d’une
manière extraordinaire ; ils
disaient même qu’elle partait pour un pays étranger.
À notre arrivée, ils nous
auraient suscité mille tracasseries ; Dieu nous en
délivra.
« Il nous restait
encore une course périlleuse à fournir au milieu
d’un labyrinthe d’îles
inconnues de nous tous, sur une embarcation qui
faisait eau et qui avait peine
à tenir la mer. La corde de notre ancre était usée ;
si elle se rompait, nous
devions nous faire échouer sur la côte et nous
mettre à la discrétion des
premiers venus, ce qui aurait entraîné notre perte.
Nous décidâmes — 300 — qu’il fallait
modifier notre plan, et aller mouiller au port de
Kang-kien-in, situé au nord de la province
méridionale, dans une petite
rivière, à six lieues dans l’intérieur. Il s’y
trouvait quelques familles de
néophytes convertis depuis peu à la foi. Ce fut un
trajet de quinze jours au
milieu d’alarmes continuelles. Nous avions
constamment le vent debout ; les
courants étaient rapides, les écueils nombreux.
Plusieurs fois nous touchâmes
sur les rochers ; nous étions souvent engagés dans
le sable, plus souvent
encore nous nous trouvions arrêtés au fond d’une
baie où nous espérions
rencontrer un passage. Nous envoyions alors notre
canot à terre pour demander
notre route. Enfin le 12 octobre, nous jetâmes
l’ancre à quelque distance du
port, dans un lieu isolé.
« Notre descente devait
se faire le plus secrètement possible. Nous
envoyâmes un homme informer les
chrétiens de notre arrivée. Ils vinrent deux, la
nuit, pour nous conduire à
leur habitation. Comme ils jugèrent à propos de me
faire descendre en habit de
deuil, on m’affubla d’un surtout de grosse toile
écrue, on mit sur ma tête un
grand chapeau de paille, lequel me tombait jusque
sur les épaules ; il était de
la forme d’un petit parapluie à demi fermé ; ma main
fut armée de deux
bâtonnets, soutenant un voile qui devait soustraire
ma figure aux regards des
curieux, et mes pieds furent chaussés de sandales de
chanvre. Mon accoutrement
était des plus grotesques. Ici, plus un habit de
deuil est grossier, mieux il
exprime la douleur causée par la perte des parents.
M. Daveluy fut habillé avec
plus d’élégance.
« Ces préparatifs
achevés, deux matelots nous chargèrent sur leur dos,
et nous portèrent à la
terre des martyrs. Ma prise de possession ne fut pas
très-brillante. Dans ce
pays, il faut faire tout en silence et à huis clos.
Nous nous dirigeâmes à la faveur
de la nuit vers la demeure du chrétien qui marchait
en avant. C’était une
misérable hutte bâtie en terre, couverte de chaume,
composée de deux pièces,
ayant à la fois pour porte et pour fenêtre une
ouverture de trois pieds de
haut. Un homme s’y tient à peine debout. La femme de
notre généreux hôte était
malade ; il la fit transporter ailleurs pour nous
donner un logement. Dans ces
chaumières, point de chaises, point de table ; ces
sortes de délicatesses ne se
trouvent, nous dit-on, que dans les maisons des
riches. On est assis sur le sol
couvert de nattes ; par-dessous est installé le
fourneau de la cuisine, qui
entretient une douce chaleur. Je vous écris,
monsieur et cher confrère,
accroupi sur mes jambes ; une caisse ou mes genoux
me servent de pupitre. Je
reste tout le jour enfermé dans ma cabane, ce n’est
que la nuit — 301 — qu’il m’est permis de
respirer l’air du dehors. On souffre beaucoup dans
celle mission, mais cela dure peu, et le ciel
récompense bien amplement ces
peines en les couronnant du martyre.
« Je me séparai
aussitôt de M. Daveluy ; je renvoyai dans une petite
chrétienté étudier la
langue. Il est plein de zèle, très-pieux, doué de
toutes les qualités d’un
missionnaire apostolique. Je désire pour le bonheur
des Coréens que Dieu lui conserve
longtemps la vie. Nos matelots retournèrent dans
leurs familles, qui avaient
perdu tout espoir de les revoir jamais : depuis sept
mois ils en étaient
absents. On m’assure que la capitale est l’endroit
où j’aurai le moins de
dangers à courir ; je m’y rendrai peut-être au cœur
de l’hiver prochain. En
attendant, nous sommes comme l’oiseau sur la
branche, nous pouvons être pris à
chaque instant.
« Tout est à refaire
dans cette mission ; et malheureusement il est plus
difficile d’agir que du
temps de nos confrères, parce que le gouvernement
connaît mieux tout ce qui
nous concerne, et aussi parce que la persécution a
dispersé les chrétiens en
bien des endroits. La première occupation sera
d’envoyer çà et là des hommes
pour savoir où ils habitent. Si les mandarins nous
en laissent le temps, nous
pourrons commencer l’administration de ce troupeau
désolé, en nous entourant
des plus grandes précautions pour que rien ne
trahisse le secret de notre
présence. Je me recommande instamment à vos
ferventes prières, et j’ai l’honneur
d’être avec un profond respect et l’affection la
plus vive,
« Monsieur et cher
confrère,
« Votre très-humble et
très-dévoué serviteur.
« Joseph Ferréol,
évêque de Belline et vic. ap. de la Corée. » « P. S. II paraît que
sur la route qui conduit à la frontière, on
surveille
maintenant les voyageurs avec la dernière sévérité ;
on dit même qu’on ne peut
porter aucune lettre. J’espère néanmoins que
celle-ci vous parviendra. Dans
quelques mois, des courriers se dirigeront vers le
nord pour introduire M.
Maistre et le diacre coréen qui l’accompagne. » |