DEUXIÈME
PARTIE (Index)
LIVRE
III Depuis
la fin de la persécution jusqu’à la mort de Mgr
Ferréol, troisième vicaire apostolique de Corée. 1840-1853. — 256 — CHAPITRE II. La guerre de l’opium. —
Double tentative d’André Kim pour pénétrer en
Corée. — M. Ferréol est nommé Vicaire Apostolique. L’année 1842 restera célèbre
dans l’histoire des relations de l’Europe avec
l’extrême Orient. Pour la première fois les Européens
ou, selon l’expression
chinoise, les Barbares de l’Occident se trouvèrent
directement aux prises avec
le Céleste-Empire, et montrèrent à l’Asie étonnée
l’inconcevable faiblesse de
ce colosse aux pieds d’argile, pourri d’orgueil et
d’immoralité.
C’était la première
guerre anglo-chinoise, bien connue sous le nom de
guerre de l’opium, et dont il
suffit de rappeler les causes en deux mots. Les
marchands anglais trouvaient un
grand profit à vendre aux Chinois l’opium préparé dans
l’Inde; les Chinois de
leur côté s’adonnaient avec une passion de plus en
plus fatale à l’usage de ce
narcotique. On sait que l’habitude de l’opium est cent
fois plus funeste et
plus difficile à vaincre que l’habitude des liqueurs
fortes, et que l’ivresse
ainsi produite mène rapidement ses victimes à
l’abrutissement et à la mort. Les
mesures de prohibition employées d’abord par le
gouvernement chinois avaient été
inutiles ; il se faisait, par contrebande, un commerce
considérable d’opium, et
un très-grand nombre de mandarins favorisaient en
secret, à prix d’or, ce
trafic illicite. A la fin, pour couper le mal dans sa
racine, le vice-roi de
Canton fit saisir et briiler publiquement toutes les
caisses d’opium qui se
trouvaient dans les factoreries anglaises de Canton.
Les marchands, furieux
de cette perte, exaspérés d’ailleurs par
l’orgueilleuse conduite des mandarins
et par les avanies qu’on leur faisait continuellement
subir, entraînèrent
facilement le gouvernement anglais à prendre leur
cause en main. En quelques
mois, une poignée d’hommes battit les représentants du
Fils du Ciel, leur
imposa les conditions les plus dures et les plus
humiliantes, et en faisant ouvrir
les ports libres, ébranla la barrière séculaire qui
isolait la Chine du reste
du monde.
Dans cette guerre, les
Anglais avaient évidemment tort, et le principe de
liberté de commerce, invoqué
par eux, n’était qu’une moquerie, car on ne peut pas,
licitement, forcer un
peuple à s’empoisonner, ou un gouvernement à laisser
empoisonner le — 257 — peuple qui lui est confié,
pour le plus grand profit de quelques marchauds.
Mais la Providence fait coopérer les passions et même
les injustices des hommes
à l’accomplissement de ses desseins. Dieu voulait
humilier l’orgueil du peuple
chinois, cet orgueil insensé qui lui lait regarder la
Chine comme l’unique
centre du monde, de la civilisation et de la science,
cet orgueil ridicule qui
lui permet à peine de soupçonner qu’il existe d’autres
peuples, ou qu’ils
puissent ne pas être ses vassaux et ses esclaves, cet
orgueil satanique qui
depuis tant de siècles lui fait rejeter le vrai Dieu
et mépriser son Christ. La
guerre de l’opium fut la première leçon donnée à cet
orgueil, et par un
contre-coup auquel ne pensaient nullement ses auteurs,
elle commença à aplanir
les voies aux prédicateurs de l’Évangile.
La France n’était pas
mêlée à cette première querelle. Depuis la perte de
ses colonies à la fin du
xviiième siècle, on ne voyait que bien rarement son
pavillon dans les mers d’Asie,
où il avait si fièrement flotté autrefois. En cette
circonstance cependant, le
gouvernement de Louis-Philippe s’émut des événements
qui se passaient à l’extrémité
du monde ; afin de les surveiller et d’en tirer profit
si possible, il envoya
en Chine deux frégates : l’Érigone
commandée par le capitaine Cécile, et la Favorite
par le capitaine Page. L’Érigone jeta
l’ancre dans la rade de Macao le 7 septembre 1841, au
moment où la guerre était
très- vivement poussée par les Anglais. Le capitaine
Cécile chercha aussitôt à
se rendre compte de l’état des affaires, et à examiner
s’il pourrait retirer de
son expédition quelque avantage pour le commerce et
l’influence de la France.
Il songeait à occuper quelque point important, par
exemple l’une des îles
situées au sud du Japon, pour en faire une position à
la fois stratégique et
commerciale. Il avait aussi l’intention de conclure
des traités de commerce
avec les royaumes voisins de la Chine, spécialement
avec la Corée.
Dans ce but, en février
1842, il demanda à M. Libois, procureur de la
congrégation des
Missions-Étrangères à Macao, de lui confier pour
quelque temps un des jeunes
Coréens élevés chez lui, afin qu’il pût lui servir
d’interprète dans le cas où
il irait en Corée. M. Libois accepta avec joie cette
proposition, espérant par
là renouer les communications, interrompues depuis
plusieurs années, avec l’Église
de Corée. André Kim, l’un des deux élèves coréens,
s’embarqua donc sur l’Érigone, et
comme son office aurait été
difficile à remplir, parce qu’il parlait très-peu le
français et qu’il lui
fallait se servir du latin pour interpréter le coréen,
— 258 — M. Maistre l’accompagna, avec
la mission de pénétrer lui-même en Corée dès
que l’occasion se présenterait.
M. Ambroise Maistre
était né en Entremont, au diocèse d’Annecy, le 19
septembre 1808. A l’âge de
trente et un ans, après avoir exercé le saint
ministère pendant quelques
années, il résolut de se dévouer au salut des
infidèles, et fut reçu au
séminaire des Missions-Étrangères. Il quitta la
France, le 8 janvier 1840, avec
un autre prêtre nommé Siméon Berneux. Ce dernier que
la Providence destinait à
devenir, après une longue et glorieuse carrière,
vicaire apostolique de Corée
et martyr, était envoyé dans la mission de Tong-king.
M. Maistre n’avait pas
encore de destination définitive ; le procureur des
missions devait lui en
donner une, d’après les circonstances. Les deux
missionnaires étant arrivés à
Macao, le 8 janvier 1840, M. Berneux partit peu après
pour le Tong-king, et son
compagnon resta à la maison de procure, occupé à aider
le supérieur de cet
établissement dans les soins assidus que réclament la
correspondance avec l’Europe
et les missions, l’envoi des aumônes et objets divers
nécessaires aux
missionnaires, enfin l’introduction si difficile de
nouveaux prêtres dans les
pays persécutés. M. Maistre était, de plus, à peu près
seul chargé de l’éducation
des élèves coréens et chinois qui se trouvaient à la
procure. Nous avons vu
plus haut que, des trois jeunes gens envoyés par M.
Maubant en 1836, l’un,
nommé François-Xavier Tseng, était mort quinze mois
après son arrivée à Macao.
Les deux survivants étaient André Kim et Thomas T’soi.
M. Maistre s’embarqua
donc avec André sur l’Érigone, en
février 184â, et quelques mois plus tard, Thomas, à
son tour, accompagnait sur
la Favorite
un autre missionnaire :
M. de la Brunière, destiné à la Tartarie. Thomas
devait aller rejoindre M.
Ferréol.
Le 27 juin, l’Érigone
mouillait à l’embouchure du
fleuve Bleu ; la Favorite vint
l’y
rejoindre le 23 août. La guerre touchait à sa fin ; la
prise de Nang-king et l’occupation
des îles Ghusan avaient décidé les Chinois à conclure
la paix avec les Anglais.
Par le traité du 29 août, l’empereur leur céda la
propriété de l’île de
Hong-kong, une indemnité de vingt-un millions de
piastres pour les frais de la
guerre, le libre accès et séjour dans six ports
différents, etc. Les
commandants français ne voulurent pas s’avancer plus
au nord, et l’expédition
de Corée fut ajournée indéfiniment.
Dans ces conjonctures,
les deux missionnaires qui s’étaient ren- — 259 — contrés, crurent qu’ ils
devaienl quitter les navires et continuer leur
route vers leurs missions. Ils s’embarquèrent donc sur
une jonque chinoise avec
les deux élèves coréens, et firent voile pour les
côtes du Léao-tong, où ils
arrivèrent le 25 octobre 1842. Ils y opérèrent leur
descente en plein jour,
mais furent immédiatement signalés à une douane
voisine dont les satellites,
renforcés par une troupe de païens, ne tardèrent pas à
les envelopper.
« A cette vue, écrit M.
Maistre, nos guides effrayés perdent la parole. On
nous interroge ; on nous
prend par les bras pour nous conduire au mandarin ;
chacun s’agite en tumulte
autour de nous. M. de la Brunière qui parlait chinois
a beau répondre en bonne
langue mandarine à toutes leurs questions : « Je suis
étranger; je ne vous
comprends pas; laissez-moi tranquille, je ne veux pas
vous parler ; » le
silence des chrétiens consternés nous compromettait de
plus en plus. Cependant
le jeune élève coréen André Kim, plein d’esprit et de
feu, fit aux assaillants
un long discours, leur reprochant d’être venus à nous
comme à des voleurs, de
nous avoir perdus de réputation, d’avoir odieusement
vexé des hommes inoffensifs
qui émigraient de la province de Riang-nan pour
affaires, etc. Tandis que la
vivacité de sa déclamation les tenait en respect,
arriva un homme tout
essoufflé accompagné d’un domestique. A la réception
que lui firent les
satellites, on pouvait juger qu’il était considéré
dans le pays; il paraissait
d’ailleurs fort inquiet à notre sujet, et ses yeux
semblaient nous dire qu’il
venait à notre secours. Il prit donc la place du
Coréen, parla, gesticula et
cria avec tant de force que les douaniers lâchèrent
leur proie. J’étais bien
curieux de savoir qui était notre libérateur. Quelle
fut ma surprise lorsque j’appris
qu’il était idolâtre, et qu’il ignorait entièrement
notre qualité d’Européens !
mais nous lui avions été recommandés par notre
catéchiste qui était son ami.
Après un tel vacarme, nos guides n’avaient presque
plus l’usage de leurs
facultés, ils ne pensaient plus, ne voyaient plus.
Bref, au lieu de nous
conduire au char qui nous attendait à quelque
distance, ils se trompèrent de route,
et nous promenèrent au hasard pendant près de deux
heures sur un grand chemin
couvert de piétons, au risque d’être à chaque pas
reconnus. »
M. Maistre eut beaucoup
de peine à trouver un refuge dans un village à huit
lieues de la mer; André Kim
demeura avec lui. Thomas T’soi suivit M. de la
Brunière, pour aller ensuite rejoindre
M. Ferréol en Mongolie. Le 7 novembre arriva, dans le
village où M. Maistre
était caché, un courrier chinois qui venait des
frontières de la Corée. Il n’y
avait encore aucune nouvelle — 260 — positive ; aucun chrétien
coréen n’avait paru, mais les marchands disaient
que deux ou trois étrangers avaient été mis à mort
avec Augustin Niou, comme
coupables d’avoir prêché au peuple une religion
perverse. Voulant à tout prix
sortir d’une aussi cruelle incertitude, M. Maistre et
son élève conçurent le
hardi projet de pénétrer en Corée, à la onzième lune,
déguisés en mendiants.
Ils se procurèrent quelques haillons, et tout était
prêt pour leur départ,
lorsqu’arriva Mgr Verrolles, vicaire apostolique de
Mandchourie, qui
désapprouva ce projet comme contraire aux règles de la
prudence. Il fut donc
résolu que l’élève André irait seul à la découverte.
Le 23 décembre, il se
mit en route avec deux courriers. Ils n’étaient plus
qu’à deux lieues de
Pien-men, la dernière ville chinoise, lorsqu’ils
rencontrèrent l’ambassade
coréenne allant à Péking ; elle formait une caravane
d’environ trois cents
personnes. Surpris de cette rencontre inopinée, André
s’arrête et regarde
défiler les Coréens devant lui. Il s’approche de l’un
d’eux afin de voir son
passeport, que les envoyés coréens portent
ordinairement à leur ceinture d’une
manière ostensible. « Comment t’appelles-tu, » lui
dit-il. « Je m’appelle Kim,
» répond le Coréen et il continue sa marche. André le
voit s’éloigner avec
regret : « Ce Coréen, disait-il en lui-même, parait
meilleur que les autres, il
n’y a pas grand danger à l’interroger sur les affaires
de Corée. Je n’aurai
plus de longtemps une occasion si favorable. » Se
rapprochant alors de lui, il
lui dit sans détour : « Es-tu chrétien ? — Oui,
» répond le Coréen, « je le suis. — Quel est ton nom?
— François. »
André le considère alors plus attentivement, et
reconnaît un fervent chrétien
qu’il a vu autrefois en Corée. Il se fait connaître à
son tour, et apprend que
l’évêque et les deux prêtres ont eu la tête tranchée.
Plus de deux cents
chrétiens ont été conduits au supplice. Son propre
père a été décapité, et sa
mère réduite à la mendicité n’a plus de demeure fixe :
les chrétiens lui
donnent tour à tour asile. Le père de son ami et
condisciple Thomas est mort
sous les coups, et sa mère a été décapitée. Maintenant
la persécution est
apaisée, et un calme apparent a succédé à cette
terrible tempête, mais les
pauvres chrétiens sont encore saisis de frayeur, et
craignent de rencontrer à
chaque pas un satellite ou un faux frère, car les
décrets lancés contre eux ne
sont pas rapportés, et tous les prisonniers n’ont pas
été relâchés.
Le courrier François
remit ensuite à André tout ému divers papiers cachés
dans sa ceinture. C’étaient
: la relation de la persécution, écrite par Mgr Imbert
jusqu’au jour de son
arrestation ; — 261 — les lettres de MM. Maubant et
Chastan, et une lettre des chrétiens dans
laquelle était exprimé leur désir de recevoir de
nouveaux pasteurs.
André engagea François
à revenir avec lui à Pien-men pour préparer l’entrée
de M. Maistre ; mais
François lui représenta que la chose n’était pas
possible. Ses compagnons de
voyage étaient tous païens, et c’était par la faveur
de quelques-uns d’entre
eux qu’il avait obtenu la permission d’aller à Péking.
Il était inscrit sur la
liste de ceux qui accompagnaient les ambassadeurs, et
s’il venait à
disparaître, on concevrait des soupçons qui pourraient
devenir la cause d’une
nouvelle persécution.
L’intrépide André Kim
résolut alors d’entrer seul en Corée, afin de tout
disposer pour l’introduction
de M. Maistre au mois de février. Il se dirigea vers
Pien-men où il séjourna un
jour, occupé à façonner comme il put des habits de
pauvre, dans lesquels il
cacha cent taëls d’argent et quarante d’or. Il se
procura aussi quelques petits
pains et un peu de viande salée. Le lendemain, au
point du jour, il fit ses
adieux aux deux courriers chinois, et s’avança seul
dans le désert qui sépare
la Chine de la Corée. Il marcha tout le jour, et le
soir, au coucher du soleil,
il aperçut dans le lointain la ville d’Ei-tsiou. Son
dessein était de couper des broussailles, d’en
charger un fagot sur ses épaules, et de passer ainsi
la douane comme un pauvre de la ville. Mais lorsqu’il
voulut se mettre à l’œuvre,
il s’aperçut qu’il avait oublié son couteau à
Pien-men. Cet accident ne le
découragea pas.
« Appuyé, écrit-il
lui-même, sur la miséricorde de Dieu, et sur la
protection de la bienheureuse
Vierge Marie qui n’a jamais délaissé ceux qui ont eu
recours à elle, je m’avançai
vers la porte de la ville. Un soldat était sur le
seuil, pour demander les
passeports à ceux qui entraient. En ce moment
arrivèrent des Coréens qui
revenaient de Pien-men avec un troupeau de bœufs ; je
me joignis h eux. Au
moment où le soldat allait me demander mon passeport,
il se rapprocha du bureau
de la douane. Je me glissai de suite au milieu des
bœufs, dont la haute taille
me déroba un instant à ses regards. Tout n’était pas
fini cependant, car on
ordonnait à chacun de se présenter au bureau, et de
décliner son nom, et comme
il faisait déjà nuit, l’examen se faisait à la lueur
des torches. Il y avait
encore un autre officier qui se tenait sur un lieu
plus élevé, afin que
personne ne pût s’enfuir. Je ne savais trop que faire.
Les premiers qui avaient
été examinés commençaient à s’en aller : je me mis à
les suivre, sans mot dire.
Mais l’officier m’appela par derrière, me reprochant
de m’en — 262 — aller avant d’avoir donné mon
passeport. Comme il continuait à m’appeler,
je lui répondis : « On a déjà donné les
passeports. » Puis croyant qu’on
allait me poursuivre, je m’esquivai en toute hâte à
travers une petite ruelle
du faubourg. Je ne connaissais personne, je ne pouvais
demander asile nulle
part. Il me fallut donc continuer ma route pendant
toute la nuit ; je fis
environ dix lieues.
« A l’aurore, le froid
me força d’entrer dans une petite auberge, où
plusieurs hommes étaient assis.
En voyant ma figure et mes vêtements, en m’entendant
parler, ils dirent que j’étais
un étranger. On s’empara de moi, on me découvrit la
tête, on remarqua mes bas
qui étaient chinois ; tous ces hommes, excepté un qui
me prit en pitié,
parlaient de me dénoncer sur-le-champ, et de me faire
arrêter comme transfuge,
espion, ou malfaiteur. Je leur répondis que j’étais
Coréen et innocent, que
toutes leurs paroles ne pouvaient pas changer la
nature des choses, et que si j’étais
pris, ils n’avaient pas à s’inquiéter, puisqu’il n’est
pas difficile à un
innocent de plaider sa cause. Ayant entendu ces mots
ils me chassèrent, et comme
je leur avais dit que je voulais aller à Séoul, ils
envoyèrent quelqu’un pour
me suivre de loin, et voir de quel côté je me
dirigerais. J’étais très-exposé à
tomber entre les mains des satellites ; l’argent que
je portais pouvait être
regardé comme une preuve de brigandage et me faire
condamner à mort, d’après la
loi coréenne. J’attendis donc que l’espion, rentré à
l’auberge, eût pu dire que
je marchais effectivement dans la direction de la
capitale, et aussitôt je fis
un assez grand détour, et je repris le chemin de la
Chine. Après le lever du
soleil, n’osant plus suivre la route, je me cachai sur
une montagne couverte d’arbres,
et à la nuit je m’avançai vers Ei-tsiou. »
Il y avait deux jours
qu’André n’avait pas pris de nourriture. N’en pouvant
plus de lassitude, il
sentit ses forces l’abandonner, tomba et s’endormit
sur la neige. Il fut
bientôt éveillé par une voix qui disait : « Lève-toi
et marche, » et en même
temps, il crut voir une ombre lui indiquant la route
au milieu des ténèbres. En
racontant plus tard ce fait, André disait : « Je pris
cette voix et ce fantôme
pour une illusion de mon imagination, exaltée par la faim et par l’horreur de la
solitude. Toutefois, la Providence me rendit
par là un grand service, car très-probablemeni,
j’aurais été gelé, et ne me
serais réveillé que dans l’autre monde. »
Il se remit donc en
marche, et laissant la ville d’Ei-tsiou sur la gauche,
s’avança à grand’peine à
travers les broussailles. — 263 — Au lever du soleil il était
sur les bords du fleuve ; il se hâta de le
traverser, mais plusieurs fois la glace manqua sous
ses pieds, et il n’échappa
à la mort que par miracle. Enfin, exténué de faim, de
froid et de fatigue, il
arriva dans une auberge de Pien-men. Là encore nouvel
embarras. On lui refusa l’hospitalité,
en lui disant qu’il n’était ni Chinois, ni Coréen, et
en effet, ses haillons et
son visage tout crevassé par le froid lui donnaient un
air si étrange qu’il ne
ressemblait ni aux uns, ni aux autres. On voulait le
livrer au mandarin : mais
sa présence d’esprit ou plutôt la divine Providence le
sauva. Il eut enfin le
bonheur de rencontrer un individu plus intéressé que
charitable, qui à prix d’argent
consentit à lui donner un gîte. André reprit des
habits chinois, et regagna la
retraite de M. Maistre à qui il conta ses aventures.
Tel fut le coup d’essai
du généreux André Kim dans cette vie de travaux et de
périls qui allait être
désormais son partage, et dont le récit devait un jour
arracher ce cri à ses
juges : « Pauvre jeune homme, dans quels terribles
travaux il a toujours été
depuis l’enfance ! »
Cependant M. Ferréol,
dans le village de Mongolie où il s’était réfugié, fut
bientôt instruit de
toutes les nouvelles apportées par François Kim. Il
venait de recevoir des
brefs du Pape qui le nommaient évêque de Belline, et
coadjuteur du vicaire
apostolique de Corée avec future succession. Cette
succession était ouverte, et
elle était trop belle pour qu’il pût songer un seul
instant à la refuser. Il
répondit au souverain Pontife Grégoire XVI : «
Très-Saint Père : Appuyé sur la
bonté du Dieu des miséricordes, qui donne plus
abondamment son secours à ceux
qui sont dans l’indigence, je reçois avec humilité le
fardeau que vous m’imposez.
Je remercie Votre Sainteté, et mes actions de grâces
sont d’autant plus grandes
que la partie de la vigne du Père de famille qui m’est
assignée, est plus
abandonnée et d’un travail plus difficile.... »
Les sentiments
apostoliques du missionnaire sont encore mieux
exprimés dans une lettre qu’il
écrivit à cette époque aux directeurs du séminaire des
Missions-Étrangères. «
Ainsi, Messieurs, leur disait-il, il
ne manque à la mission de Corée rien de ce
qui fait ici-bas le partage de l’heureuse famille d’un
Dieu persécuté, conspué,
crucifié. Prions le Seigneur de réaliseï’ l’espérance
exprimée par Mgr de Capse
mourant, de voir son peuple se ranger bientôt sous les
lois de l’Évangile. Le
sang de tant de martyrs n’aura point coulé en vain ;
il sera pour cette jeune
terre, comme il a été pour notre vieille Europe, une — 264 — semence de nouveaux fidèles.
Eh ! n’est-ce pas la bonté divine qui, touchée
des gémissements de tant d’orphelins, des prières de
nos vénérables martyrs
inclinés devant le trône de la gloire, des vœux enfin
des fervents associés de
la Propagation de la Foi, dont on n’apprécie bien les
secours que sur ces
plages lointaines, n’est-ce pas elle qui leur a
suscité au milieu des dangers
de tout genre, deux missionnaires tout prêts à voler à
leur secours. Bientôt
nous franchirons, nous aussi, déguisés en bûcherons,
le dos chargé de ramée,
cette redoutable barrière de la première douane
coréenne ; nous irons consoler
ce peuple désolé, essuyer ses larmes, panser ses
plaies encore saignantes, et
réparer, autant qu’il nous sera donné, les maux sans
nombre de la persécution.
Nous le suivrons dans l’épaisseur des bois, sur le
sommet des montagnes; nous
pénétrerons avec lui dans les cavernes pour y offrir
la victime sainte, nous
partagerons son pain de tribulation, nous serons les
pères des orphelins, nous épancherons
dans le sein des indigents les offrandes de la charité
de nos frères d’Europe,
et surtout les bénédictions spirituelles dont la
miséricorde divine nous a rendus
dépositaires ; et si l’effusion de notre sang est
nécessaire pour son salut,
Dieu nous donnera aussi le courage d’aller courber nos
têtes sous la hache du
bourreau.
« Je ne pense pas
que le monde puisse, avec ses richesses et ses
plaisirs, offrir à ses partisans
une position qui ait pour eux le charme qu’a pour nous
celle à laquelle nous
aspirons. Voilà deux pauvres missionnaires, éloignés
de quatre à cinq mille
lieues de leur patrie, de leurs parents, de leurs
amis, sans secours humain,
sans protecteurs, presque sans asile au milieu d’un
peuple étranger de mœurs et
de langage, proscrits par les lois, traqués comme des
bêtes malfaisantes, ne
rencontrant semées sous leurs pas que des peines,
n’ayant devant eux que la
perspective d’une mort cruelle; assurément il semble
qu’il ne devrait pas y
avoir au monde une situation plus accablante. Eh bien,
non ; le Fils de Dieu
qui a bien voulu devenir fils de l’homme pour se faire
le compagnon de notre
exil, nous comble de joie au milieu de nos
tribulations, et nous rend au
centuple les consolations dont nous nous sommes privés
en quittant, pour son
amour et celui de nos frères abandonnés, nos familles
et nos amis. Quoique nos
jours s’écoulent dans la fatigue comme ceux du
mercenaire, le salaire qui nous
attend à leur déclin en fait des jours de délices. Oh
! qu’ils sont fous les sages
du siècle de ne pas chercher la sagesse dans la folie
de la croix ! — 265 —
« Novice comme je le
suis dans les missions, c’eût été pour moi un bien
grand bonheur de me former à
l’école de Mgr de Capse, de profiter des lumières et
de l’expérience de cet
ancien apôtre ; mais le Seigneur m’en a privé : que sa
sainte volonté soit
faite ! Vous voudrez bien, Messieurs et très-chers
Confrères, prier Dieu de
venir au secours de ma faiblesse, de me donner la
force et le courage
nécessaires pour porter le lourd fardeau qui m’est
imposé...
« J’ai la confiance de
voir à la fin de cette année s’ouvrir devant moi cette
porte, à laquelle je
frappe depuis trois ans. Les chrétiens réclament de
nouveaux missionnaires :
ils en ont écrit la demande sur une bande de papier,
dont ils ont fait une
corde qui ceignait les reins du courrier coréen. La
sévérité des douanes
nécessite de pareilles précautions. M. Maistrc est
arrivé heureusement sur les
côtes du Léao-tong. Probablement ce cher confrère sera
forcé, comme je l’ai été
moi-même, de faire une longue quarantaine avant de
pouvoir entrer. Nous avons
nos deux élèves coréens avec nous : ils sont bien
pieux et bien instruits ; ils
poursuivent leur cours de théologie; Dieu en fera les
prémices du clergé de
leur nation.
« Séparé de Mgr
Verrolles par dix journées de chemin, je n’ai pu
encore recevoir la
consécration épiscopale ; j’ai lieu de croire qu’elle
se fera dans le courant
du printemps prochain. La vie des apôtres est bien
précaire dans ce pays ; c’est
donc une nécessité pour nous, de nous jeter tête
baissée au milieu des dangers,
sans autre bouclier que notre confiance en Dieu.
Veillez donc, chers Confrères,
à ce qu’après nous cette mission ne retombe plus dans
le veuvage. Des deux
premiers évêques envoyés à la Corée, l’un meurt h la
frontière, sans pouvoir y
pénétrer ; l’autre n’y prolonge pas ses jours au delà
de vingt mois. Qu’en
sera-t-il du troisième ?... D’après ce qu’on dit,
c’est une terre qui dévore
les ouvriers évangéliques. Me voilà très-avantagé dans
l’héritage des croix; ma
position n’en est que plus digne d’envie. »
M. Maistre n’était ni
moins résolu, ni moins heureux de l’avenir qui
s’ouvrait devant lui. « Je sais,
écrivait-il à M. Albrand, directeur du séminaire des
Missions-Étrangères, je
sais tout ce qui m’est réservé de fatigues, de
privations et de dangers. Dieu
soit béni ! C’est là ce que je suis venu chercher.
Soyez béni à jamais,
Seigneur, et que toutes les créatures ne cessent point
de vous louer ! Que
partout désormais, votre croix dans une main, vos
saintes Écritures dans l’autre,
baisant successivement l’évangile du salut et le cher
et auguste signe de ma
rédemption, je — 266 — vous offre à chaque instant
un nouvel hymne d’amour et de reconnaissance !
C’est donc à présent que je vais commencer à être
missionnaire ! »
Tels étaient les
nouveaux pasteurs que Dieu avait préparés pour ses
fidèles de Corée.
Mgr Ferréol fut sacré
évêque par Mgr Verrolles, vicaire apostolique de la
Mandchourie, à Kay-tcheou,
le 31 décembre 1843. De cette ville, il se rendit à
Moukden pour y attendre le
passage de l’ambassade coréenne. François Kim, le
courageux chrétien qui avait
succédé à Augustin Nion dans le rôle périlleux de
courrier de la mission, avait
promis de venir de nouveau comme marchand à la suite
des ambassadeurs. Il arriva
en effet, le soir du 24 janvier 1844, et pendant la
nuit, vint secrètement
saluer son évêque dans la maison qui lui donnait
asile. Les nouvelles étaient
mauvaises ; la persécution, bien qu’assoupie depuis
quelque temps, menaçait toujours
les chrétiens. Le cruel Tsio, régent du royaume, avait
envoyé dans les
provinces méridionales un gouverneur très-hostile à la
religion, et on
craignait une nouvelle tempête. Pour le moment, il
n’était pas possible d’introduire
un missionnaire. Si la paix n’était pas troublée, on
pourrait peut-être le
faire à la onzième lune de l’année suivante,
c’est-à-dire au commencement de
1845. Forcé de reprendre avec M. Maistre le chemin de
la Mongolie, Mgr Ferréol
envoya André Kim faire une nouvelle tentative au
nord-est de la Corée. A l’embouchure
du Mi-kiang, près de la mer du Japon, se trouve sur la
frontière de la Corée un
bourg tartare nommé Houng-tchoung, et chaque seconde
année, une foire
considérable y réunit pendant quelques heures le
peuple des deux pays
limitrophes. Il avait été convenu l’année précédente
que des chrétiens coréens
s’y rendraient pour explorer le passage. André partit,
accompagné d’un chrétien
chinois, afin de s’aboucher avec eux et d’étudier
cette route. Voici, traduit
du chinois, le compte rendu de son voyage, tel qu’il
l’écrivit lui-même à son
évêque.
« Monseigneur,
après avoir reçu la bénédiction de Votre Grandeur et
pris congé d’Elle, nous
nous assîmes sur notre traîneau, et, glissant
rapidement sur la neige, nous
arrivâmes en peu d’heures à Kouan-tcheng-tse. Nous y
passâmes la nuit.
Le second jour, nous franchissions la
barrière de pieux, et nous entrions en Mandchourie.
Les campagnes toutes
couvertes de neige, et ne présentant partout que la
monotonie de leur blancheur
uniforme, offraient cependant à nos yeux un spectacle
intéressant par la
multitude des traîneaux qui, pour se rendre d’une
habitation à — 267 — une autre, sillonnaient
l’espace en tous sens, avec une vitesse que l’on
voit rarement en Chine.
« La première ville que
nous rencontrâmes fut Ghirin, chef-lieu de la province
qui porte le même nom,
et résidence d’un hiang-kiun, ou général d’armée. Elle
est assise sur la rive
orientale du Soungari, dont le froid de février
enchaînait encore le cours. Une
chaîne de montagnes, courant de l’occident à l’orient,
et dont les cimes s’effaçaient
alors dans un léger nuage de vapeur, l’abrite contre
le vent glacial du nord. Comme
presque toutes les villes chinoises, Ghirin n’a rien
de remarquable ; c’est un
amas irrégulier de chaumières, bâties en briques ou en
terre, couvertes en
paille, n’ayant que le rez-de-chaussée. La fumée qui
s’élevait de ses toits
montait perpendiculaire, et se répandant ensuite dans
l’amosphère à peu de
hauteur, formait comme un manteau immense de couleur
bleuâtre, qui enveloppait
toute la ville. Mandchoux et Chinois l’habitent
conjointement; mais les
derniers sont beaucoup plus nombreux. Les uns et les
autres, m’a-t-on dit,
forment une population de six cent mille âmes ; mais
comme le recensement est
inconnu dans ce pays, et que la première qualité d’un
récit chinois est l’exagération,
je pense qu’il faut en retrancher les trois quarts
pour avoir le chiffre réel
de ses habitants.
« Ainsi que dans les
villes méridionales, les rues sont très-animées. Le
commerce y est florissant ;
c’est un entrepôt de fourrures d’animaux de mille
espèces, de tissus de coton,
de soieries, de fleurs artificielles dont les femmes
de toutes classes ornent leurs
têtes, et de bois de construction qu’on tire des
forêts impériales.
« L’abord de ces forêts
est peu éloigné de Ghirin : nous les apercevions à
l’horizon, élevant leurs
grandes masses noires au-dessus de l’éclatante
blancheur de la neige. Elle sont
interposées entre l’empire céleste et la Corée comme
une vaste barrière, pour
empêcher, ce semble, toute communication entre les
deux peuples, et maintenir
cette division haineuse, qui existe depuis que les
Coréens ont été refoulés
dans la péninsule. De l’est à l’ouest, elles occupent
une espace de plus de
soixante lieues; je ne sais quelle est leur étendue du
nord au midi. S’il nous
avait été possible de les traverser en cet endroit, et
de pousser en droite
ligne vers la Corée, nous aurions abrégé notre chemin
de moitié ; mais elles
nous opposaient un rempart impénétrable. Nous dûmes
faire un long circuit, et
aller vers Ningoustra chercher une route frayée. — 268 —
« Une difficulté nous
arrêtait : nous ne connaissions pas le chemin qui
conduit à cette ville. La
Providence vint à notre secours, et nous envoya pour
guides deux marchands du
pays, qui retournaient dans leur patrie. En leur
compagnie, nous voyageâmes
quelque temps encore sur la glace de la rivière, en la
remontant vers sa
source. L’inégalité du terrain, les montagnes dont il
est entrecoupé, les bois
qui le couvrent, le défaut de route tracée, forcent
les voyageurs à prendre la
voie des fleuves. Aussi, en quittant le Soungari, nous
allâmes nous jeter sur
un de ses affluents, qui va, plus loin au nord,
grossir de ses eaux le courant
principal. Les Chinois nomment cette rivière
Mou-touan; sur la carte européenne
elle est marquée Hur-dia ; serait-ce son nom tartare?
je l’ignore. Des auberges
sont échelonnées sur ses rives. Nous fûmes, un jour,
agréablement surpris d’en
rencontrer une chrétienne : on nous y reçut en frères
; non-seulement on n’exigea
rien pour notre logement, mais on nous contraignit
même d’accepter des
provisions de bouche. C’est une justice à rendre aux
néophytes chinois : ils
pratiquent envers leurs frères étrangers l’hospitalité
la plus généreuse.
« Nous nous
avancions, tantôt sur la glace du fleuve, tantôt sur
l’un ou sur l’autre de ses
bords, suivant que la route nous offrait moins
d’aspérité. A droite et à gauche
s’élevaient de hautes montagnes couronnées d’arbres
gigantesques, et habitées
par les tigres, les panthères, les ours, les loups, et
autres bêtes féroces,
qui se réunissent pour faire la guerre aux passants.
Malheur à l’imprudent qui
oserait s’engager seul au milieu de cette affreuse
solitude ; il n’irait pas
loin sans être dévoré. On nous dit que dans le courant
de l’hiver, plus de
quatre-vingts hommes, et plus de cent bœufs ou chevaux
étaient devenus la proie
de ces animaux carnassiers. Aussi les voyageurs ne
marchent-ils que bien armés
et en forte caravane. Pour nous, nous formions un
bataillon redoutable à nos
ennemis. De temps en temps, nous en voyions sortir
quelques-uns de leur
repaire; mais notre bonne contenance leur imposait,
ils n’avaient garde de nous
attaquer.
« Si ces animaux
luttent contre les hommes, ceux-ci en revanche leur
font une guerre d’extermination.
Chaque année, vers l’automne, l’empereur envoie dans
ces forêts une armée de
chasseurs ; cette dernière année, ils étaient cinq
mille. Il y a toujours
plusieurs de ces preux qui payent leur bravoure de
leur vie. J’en rencontrai un
que ses compagnons ramenaient au tombeau de ses pères,
à plus de cent lieues de
là : il avait succombé au champ d’honneur ; sur sa
bière étaient étalés avec
orgueil les trophées — 269 — de sa victoire, le bois d’un
cerf et la peau d’uu tigre. Le chef du convoi
funèbre jetait par intervalle sur la voie publique du
papier monnaie, que l’âme
du défunt devait ramasser pour s’en servir au pays
d’outre-tombe. Ces pauvres
gens, hêlas! étaient loin de penser que la foi et les
bonnes œuvres sont, dans
l’autre monde, la seule monnaie de bon aloi. Sa
Majesté chinoise s’est réservé
à elle seule le droit de chasser dans ces foréts, ce
qui n’empêche pas une
foule de braconniers chinois et coréens de les
exploiter à leur profit.
« Avant d’atteindre la
route qui perce la forêt jusqu’à la mer orientale,
nous traversâmes un petit
lac de sept à huit lieues de large; il était glacé
comme la rivière qui l’alimente.
Il est célèbre dans le pays par le nombre de perles
qu’on y pêche pour le
compte de l’empereur. On le nomme Hei-hou ou
Hing-tchou-men : Lac noir ou Porte
aux pierres précieuses. La pêche s’y fait en été. En
sortant de la Porte aux
perles, nous entrâmes dans une hôtellerie. Le premier
jour du nouvel an chinois
approchait, jour de grande fête, de grands festins et
de joyeuse vie. tout voyageur
doit interrompre sa course pour le célébrer.
L’aubergiste nous demanda d’où
nous venions et où nous allions. « De
Kouan-tcheng-tse, » lui dîmes-nous, « et
nous allons à Houng-tchoung ; mais nous ne savons pas
le chemin qui y conduit.
— En ce cas, poursuivit-il, « vous allez demeurer chez
moi ; voici la nouvelle
année : dans huit jours, mes chariots doivent se
rendre au même endroit : vous
mettrez dessus votre bagage et vos provisions, et vous
partirez à leur suite ;
en attendant, vous serez bien traités. » Son offre fut
acceptée avec
remercîment. Nos chevaux, d’ailleurs, étaient si
fatigués qu’une halte de quelques
jours leur était nécessaire.
« A l’époque du nouvel
an, les païens se livrent à de curieuses
superstitions. Les gens de l’auberge
passèrent la première nuit en veille. Vers l’heure de
minuit, je vis s’approcher
du khang ou fourneau qui me servait de lit, un maître
de cérémonies affublé de
je ne sais quel habit étrange. Je devinai son
intention ; je fis semblant de
dormir. Il me frappa légèrement à plusieurs reprises
sur la tête pour m’éveiller.
Alors comme sortant d’un sommeil profond : « Qu’est-ce
donc? qu’y a-t-il ? »
lui dis-je. — « Levez-vous : voici que les dieux
approchent ; il faut aller les
recevoir. — Les dieux approchent ! . . . . D’où
viennent-ils? quels sont ces
dieux? — Oui, les dieux, les grands dieux vont venir;
levez-vous, il faut aller
à leur rencontre. — Eh ! mon ami, un instant. Tu le
vois, je suis en possession
du dieu du som- — 270 — meil; en est-il un parmi ceux
qui viennent qui puisse m’être aussi agréable
à l’heure qu’il est? De grâce, permets que je jouisse
tranquillement de sa
présence ; je ne connais pas les autres dont tu me
parles. » Le maître de
cérémonies s’en alla grommelant je ne sais quelles
paroles. Il est à présumer
qu’il ne fut pas fort édifié de ma dévotion pour ses
grands dieux, et qu’il
augura mal du succès de mon voyage.
« Voici la manière dont
se fait cette réception nocturne. Le moment venu,
c’est-à-dire à minuit, hommes,
femmes, enfants, vieillards, tous sortent au milieu de
la cour, chacun revêtu
de ses plus beaux habits. Là, on se tient debout ; le
père de famille qui
préside à la cérémonie, promène ses regards vers les
différents points du ciel.
Il a seul le privilège d’apercevoir les dieux. Dès
qu’ils se sont montrés à
lui, il s’écrie : « Ils arrivent ! qu’on se prosterne!
les voilà de tel côté !
» Tous à l’instant se prosternent vers le point qu’il
indique. On y tourne
aussi la tête des animaux, le devant des voitures ; il
faut que chaque chose
dans la nature accueille les dieux à sa manière : il
serait malséant que, à l’arrivée
de ces hôtes célestes, leurs yeux rencontrassent la
croupe d’un cheval. Les
divinités étant ainsi reçues, tout le monde rentre
dans la maison, et se livre
à la joie d’un copieux festin en leur honneur.
« Nous demeurâmes
huit jours à Hing-tchou-men. Le 4 de la première lune,
laissant là notre
traîneau désormais inutile, nous sellâmes nos chevaux
et nous partîmes avec les
chariots de l’aubergiste. Ses gens s’étaient engagés,
moyennant un prix convenu,
à fournir du fourrage à nos montures et à porter nos
provisions pendant que
nous traverserions la forêt, car on n’y trouve que du
bois pour se chauffer et
faire cuire ses aliments. Enfin nous arrivâmes à
Ma-ticn-ho près de Ningousira,
où commençait la route, dont l’autre bout atteignait
la mer à une distance de
soixante lieues. Il y a sept à huit ans, on ne
rencontrait sur le chemin aucune
habitation, aucune cabane qui donnât un abri aux
voyageurs. Ceux-ci se
réunissaient en caravanes et campaient à l’endroit où
la nuit les surprenait,
en ayant soin pour écarter les tigres d’entretenir des
feux jusqu’au matin.
Aujourd’hui des hôtelleries sont échelonnées sur les
bords de la route : ce
sont de grandes huttes, construites à la manière des
sauvages, avec des
branches et des troncs d’arbres superposés, dont les
intervalles ainsi que les
plus grosses fentes sont bouchés avec de la boue. Les
architectes et maîtres de
ces caravansérails enfumés sont deux ou trois Chinois,
qu’on appelle en langage
du pays Kouang-koun-tze (gens sans famille), venus de
loin, la — 271 — plupart déserteurs de la
maison paternelle et vivant de rapine. C’est
pendant l’hivcr seulement qu’ils sont là; le beau
temps revenu, ils quittent
leurs cabanes, et s’en vont braconner dans les bois,
ou chercher le jen-seng-,
cette racine précieuse qui se vend en Chine le double
de son poids d’or.
« L’intérieur de ces
taudis est encore plus sale que le dehors n’est
misérable. Au milieu, montée
sur trois pierres, repose une grande marmite, seule
vaisselle de ces
restaurants. On met le feu par-dessus; la fumée
s’échappe par où elle peut. Je
vous laisse à juger de la suie qui s’attache aux
parois. Des fusils et des couteaux
de chasse, enfumés comme le reste, sont appendus aux
troncs qui forment les
murailles ; le sol est couvert d’écorces d’arbres :
c’est sur ce duvet que le
voyageur doit reposer ses membres fatigués et réparer
ses forces. Nous nous
trouvions quelquefois plus de cent étendus là
pêle-mêle, presque les uns sur
les autres. La fumée m’étouffait, j’en étais asphyxié,
je devais sortir de
temps en temps pour respirer l’air extérieur et
reprendre haleine ; le matin, j’expectorais
la suie avalée pendant la nuit.
« Les Kouang-koun-tze n’offrent
à leurs hôtes que de l’eau et un abri. C’est donc une
nécessité pour ceux-ci de
faire leurs provisions, avant de pénétrer dans la
forêt. Là, la monnaie de
cuivre n’a pas cours : l’argent y est presque inconnu
; les maîtres d’auberge
reçoivent, en échange de l’hospitalité qu’ils donnent,
du riz, du millet, de
petits pains cuiîs à la vapeur ou sous la cendre, de
la viande, du vin de maïs,
etc. Quant aux bêtes de somme, elles sont logées à la
belle étoile, et il faut
faire sentinelle pour les soustraire à la voracité des
loups et des tigres,
dont l’approche nous était signalée par les chevaux
qui hennissaient, ou qui
soufflaient avec force de leurs naseaux dilatés par la
peur. On s’armait alors
de torches, on frappait du tam-tam, on criait, on
hurlait, et on mettait l’ennemi
en fuite.
« Ces forêts m’ont paru
très-anciennes; les arbres sont énormes et d’une
hauteur prodigieuse. Ce n’est
que sur la lisière que la hache les abat; à
l’intérieur, la vieillesse seule
les renverse. Des nuées d’oiseaux habitent dans leurs
branches; il y en a d’une
grandeur démesurée, qui enlèvent de jeunes cerfs ;
leurs noms me sont inconnus.
Les faisans surtout abondent : on ne saurait se faire
une idée de leur
multitude, quoique les aigles et les vautours leur
fassent une guerre cruelle.
Un jour, nous vîmes un de ces oiseaux rapaces fondre
sur un malheureux faisan ;
nous effrayâmes le ravisseur, qui s’envola n’emportant
que la tête de sa proie
; le reste nous servit de régal. — 272 —
« Quand nous ne fûmes plus
qu’à une journée de Houng-tchoung, nous laissâmes en
arrière nos lourds
chariots, et prenant les devants, nous arrivâmes
enfin, un mois après avoir
quitté Votre Grandeur, au terme de notre voyage.
Houng-tchoung, situé à peu de
distance de la mer, à l’embouchure du Mi-kiang, qui
sépare la Corée de la
Mandchourie, est un petit village d’une centaine de
familles tartares. Après
Foung Pien-men, dans le midi, c’est le seul lieu de
contact entre la Chine et
la Corée. Un mandarin de deuxième classe, et Mandchou
d’origine, y maintient la
police, aidé de deux ou trois cents soldats sous ses
ordres. Une foule de
Chinois s’y rendent de fort loin pour trafiquer. Ils
livrent aux Coréens des
chiens, des chats, des pipes, des cuirs, des cornes de
cerf, du cuivre, des
chevaux, des mulets, des ânes ; en retour ils
reçoivent des paniers, des
ustensiles de cuisine, du riz, du blé, des porcs, du
papier, des nattes, des
bœufs, des pelleteries et de petits chevaux, estimés
pour leur vitesse. Ce
commerce n’a lieu pour le peuple qu’une fois tous les
deux ans, et ne dure qu’une
demi-journée; l’échange des marchandises se fait à
Kieu-wen, ville la plus
voisine de la Corée, à quatre lieues de Houng-tchoung.
Si, à l’approche de la
nuit, les Chinois n’ont pas regagné la frontière, les
soldats coréens les
poursuivent l’épée dans les reins.
« Il y a un peu plus de
liberté pour quelques mandarins de Moukden, de Ghirin,
de Ningoustra et de
Houng-tchoung : ils peuvent trafiquer toutes les
années ; on leur accorde cinq
jours pour expédier leurs affaires ; mais ils sont
gardés à vue et doivent
passer la nuit en dehors de la Corée. Chacun d’eux a
sous lui cinq officiers,
et chacun de ceux-ci cinq marchands principaux, ce qui
fait une petite
caravane. Avant de s’enfoncer dans la forêt, ils
dressent une tente sur le sommet
d’une montagne, et immolent des porcs aux dieux des
bois ; tous doivent prendre
leur part de la victime. Ces quelques heures de
commerce par an sont les seules
relations qu’aient entre eux les deux peuples. En tout
autre temps, quiconque passe
la frontière est fait esclave ou impitoyablement
massacré.
« Il existe une grande
haine entre les deux nations, surtout depuis l’époque,
encore récente, où des
Chinois entrèrent dans la péninsule et enlevèrent des
enfants et des femmes. J’ai
vu, dans une auberge, un de ces Coréens ravi jeune
encore à ses parents; il
peut avoir une vingtaine d’années. Je lui demandai
s’il ne désirait pas
retourner dans sa famille. « Je m’en garderai bien, »
me dit-il, « on me
prendrait pour Chinois et on me couperait la — 273 — tête. » Je l’invitai ensuite
à me parler coréen ; il s’en excusa en me
disant qu’il avait oublié sa langue, et que d’ailleurs
je ne le comprendrais
pas. Il était loin de soupçonner que j’étais un de ses
compatriotes.
« Outre son marché international,
le village de Houng-tchoung est encore célèbre dans le
pays par le commerce du
hai-tshai (herbe marine), qu’on pèche dans la mer du
Japon à peu de distance du
rivage. Les hommes qui le recueillent montent dans des
barques, s’écartent delà
côte, puis se ceignant les reins d’une espèce de sac,
plongent dans l’eau,
remplissent le sac, remontent pour le vider, et
plongent de nouveau jusqu’à ce
que la nacelle soit comble. Les Chinois sont friands
de ce légume et en font
une grande consommation; on rencontre sur les routes
des convois de charrettes
qui en sont chargées.
« Quand nous
arrivâmes à la frontière, il devait s’écouler huit
jours avant l’ouverture de
la foire. Que le temps me parut long! Qu’il me tardait
de reconnaître, au
signal convenu, les néophytes coréens et de m’aboucher
avec eux ! Mais force
fut bien d’attendre. « Hélas î me disais-je, ces
peuples en sont encore à cet
état de barbarie de ne voir, dans un étranger, qu’un
ennemi dont il faut se
défaire, et qu’on doit rejeter avec horreur de son
pays! » Comme je comprenais
alors cette vérité, que l’homme n’a pas de demeure
permanente ici-bas, qu’il n’est
qu’un voyageur de quelques jours sur la terre !
Moi-même je n’étais souffert en
Chine que parce que l’on me croyait Chinois, et je ne
pouvais fouler le sol de
ma patrie que pour un instant et en qualité
d’étranger. Oh ! quand viendra le
jour où le Père commun de la grande famille humaine
fera embrasser tous ses
enfants dans l’effusion d’un baiser fraternel, dans
cet amour immense que
Jésus, son Fils, est venu communiquer à tous les
hommes !
« Avant de partir, vous
m’aviez recommandé. Monseigneur, de prendre des
renseignements sur le pays que
j’aurais à parcourir. J’ai tâché de me conformer aux
intentions de Votre
Grandeur. En observant moi-même, en interrogeant les
autres, en faisant un
appel aux souvenirs de ma première jeunesse, passée
dans les écoles de la
Corée, j’ai pu recueillir les détails que je vais vous
soumettre. Je serai le
plus bref possible.
« Les Mandchoux
proprement dits sont disséminés sur un vaste terrain,
moins étendu cependant que
ne l’indique la carte européenne que j’ai sous les
yeux; ils ne vont guère au
delà du 46° de latitude. Bornés, à l’occident, par la
barrière de pieux et le
Soungari, qui les séparent de la Mongolie ; au nord,
par les deux — 274 — petits États des Ou-kin et
des Tu-pi-latse ou Tartares aux peaux de
poissons; à l’orient, par la mer du Japon, ils
confinent avec la Corée au midi.
« Depuis qu’ils
ont conquis la Chine, leur pays est désert; d’immenses
forêts, où le voyageur
ne rencontre aucun être humain, en couvrent une
partie; le reste est occupé par
quelques stations militaires, s’il faut appeler de ce
nom un petit nombre de
familles tartares, groupées ensemble à des distances
très-considérables. Ces
familles sont entretenues aux frais de l’empereur; il
leur est défendu de
cultiver la terre. Il semble qu’elles ne sont là que
pour faire acte de
présence, et dire aux peuplades du nord, très-timides
d’ailleurs et se trouvant
assez au large dans leurs bois : « Ne descendez pas;
le pays est occupé. » Des
Chinois clair-semés qui défrichent, en fraude de la
loi, quelques coins du
pays, leur vendent le grain nécessaire à leur
subsistance.
« La Mandchourie
paraît très-fertile; on le reconnaît k l’herbe
luxuriante qui s’élève à hauteur
d’homme. Dans les endroits cultivés, elle produit le
maïs, le millet, le
sarrasin, le froment en très-petite quantité. Si cette
dernière récolte n’est
pas plus abondante, il faut l’imputer, je crois, à
l’humidité du sol et aux
brouillards dont il est souvent couvert.
« Votre Grandeur
demandera peut-être la cause de la solitude qui règne
en Mandchourie. Ce fut
une politique du chef de la dynastie chinoise
actuelle, de transplanter, lors
de la conquête, son premier peuple dans le pays
envahi. Quand il fit irruption
dans l’empire, il emmena avec lui tous ses soldats
avec leurs familles, c’est-à-dire
tous ses sujets; il en laissa une partie dans le
Léao-tong, et distribua le
reste dans les principales cités chinoises. Il
s’assurait ainsi la possession
de ces villes, en y jetant une population nouvelle,
intéressée à les maintenir
dans le devoir, à étouffer les révoltes dans leur
naissance, et à consolider sa
puissance sur le trône impérial.
« Cet état de choses a
duré jusqu’à nos jours. Ces deux nations, les Chinois
et les Mandchoux, quoique
habitant depuis deux siècles dans la même enceinte de
remparts, et parlant le
même langage, ne se sont pas fondues : chacune
conserve sa généalogie
distincte. Aussi, en entrant dans une auberge, en
abordant un inconnu, rien de
plus commun que cette question : « Ni che ming jeu,
khi jeu ? — Es-tu Chinois
ou Mandchou ? » On désigne les premiers par le nom de
la dynastie des Ming, et
les seconds par le nom de bannière. C’est que les
Mandchoux, dans le principe, — 275 — furent divisés en huit
tribus, se ralliuiant chacune sous un étendard dont
elle conserve la dénomination.
« Les Mandchoux n’ont
pas de littérature nationale : tous les livres écrits
en leur langue sont des
traductions d’ouvrages chinois, faites par un tribunal
spécial établi à Péking.
Ils n’ont pas même d’écriture propre ; ils ont
emprunté aux Mongols les
caractères dont ils se servent. Leur langue se perd
insensiblement ; il en est
assez peu qui la parlent ; encore cent ans, et elle ne
sera dans les livres qu’un
souvenir du passé. Elle a beaucoup d’affinité avec la
nôtre; cela doit être,
puisqu’il y a quelques siècles, la Corée étendait ses
limites au delà du pays
des Mandchoux proprement dits, et ne faisait des deux
Etats qu’un seul royaume,
habité par le même peuple. On trouve encore dans la
Mandchourie certaines
familles dont la généalogie, religieusement conservée,
atteste une origine
coréenne ; on y rencontre aussi des tombeaux
renfermant des armes, des
monnaies, des vases et des livres coréens.
« Je vous ai parlé
plus haut des Ou-kin et des Tu-pi-latse. Je n’ai pu
recueillir sur leur compte
que des données incomplètes. Les derniers sont ainsi
appelés par les Chinois,
parce qu’ils se revêtent d’habits faits de peaux de
poissons. Habitant sur les
rives du Soungari et sur les bords des rivières qui
grossissent ses eaux, ou
errant dans les bois, ils se livrent à la pêche et à
la chasse, et vendent aux
Chinois les fourrures des animaux qu’ils ont tués et
le poisson qu’ils ont pris.
Le commerce se fait en hiver; le poisson, qui est
alors gelé, alimente les
marchés à plus de deux cents lieues au loin ; les
Tu-pi-latse reçoivent en
échange des toiles, du riz et de Teau-de-vie extraite
du millet. Ils ont une
langue à eux. Leurs états sont indépendants de
l’empereur de Chine, et ils n’admettent
pas les étrangers sur leur territoire. Les Chinois
disent qu’ils sont d’une
malpropreté dégoûtante. Cela peut être ; mais pour
avoir le droit de leur faire
un pareil reproche, ceux qui les accusent devraient
eux-mêmes changer de linge
un peu plus souvent qu’ils ne font, et détruire la
vermine qui les dévore.
« Au delà du pays
occupé par les Tu-pi-latse, et jusqu’à la frontière de
la Russie asiatique, il
est à présumer qu’il existe d’autres hordes errantes.
Cette opinion que j’émets
n’est qu’une simple conjecture; car on n’a aucune
donnée positive. Au midi de
cette tribu, du côté de la mer, est un pays qu’on m’a
nommé Ta-tcho-sou, sorte
de terrain franc où se sont réunis, il n’y a pas
longtemps, et où se réunissent
encore tous les jours, une — 276 — foule de vagabonds chinois et
coréens : les uns poussés par l’esprit d’indépendance;
les autres pressés d’échapper au châtiment dû à leurs
méfaits ou à la poursuite
de leurs créanciers. Accoutumés au brigandage et au
crime, ils n’ont ni mœurs
ni principes. Ils viennent cependant, m’a-t-on dit, de
se choisir un chef pour
réprimer leurs propres désordres, et se donner une
existence plus régulière. D’un
commun accord, ils ont décidé qu’on enterrerait vif
tout homme coupable d’homicide;
leur chef lui-même est soumis à cette loi. Comme ils
n’ont pas de femmes, ils
en enlèvent partout où ils en trouvent. Ce petit État,
qui ne ressemble pas mal
à l’antique Rome dans ses premières années, en
aura-t-il les développements? C’est
ce que l’avenir dévoilera.
« Non loin de la
frontière coréenne, au milieu de la forêt, s’élance
vers les nues le Ta-pei-chan
ou la Grande-Montagne-Blanche, devenue célèbre en
Chine par le berceau de Han
Wang, chef de la famille impériale actuellement sur le
trône. Sur le versant
occidental a été conservée, à l’aide de réparations,
son antique demeure, lieu
entouré, par la superstition chinoise, d’un culte
religieux; le dévot pèlerin y
vient des contrées les plus lointaines incliner son
front dans la poussière.
Les auteurs sont partagés sur l’origine de Han Wang :
les uns disent qu’il fut
d’abord chef de voleurs et qu’il exploitait les pays
d’alentour; que, se voyant
à la tête d’un parti nombreux, il jeta les fondements
d’une puissance royale. D’autres
soutiennent, pour sauver son honneur, que c’était un
de ces petits roitelets
comme il y en a beaucoup en Tartarie, et qu’il ne fit
qu’agrandir l’héritage qu’il
avait reçu de ses pères
« Je reviens au récit
de mon voyage. Le 20 de la première lune, le mandarin
coréen de Kien-wen
transmit à Houng-tchoung la nouvelle que le commerce
serait libre le lendemain.
Dès que le jour parut, nous nous hâtâmes, mon
compagnon et moi, d’arriver au
marché. Les approches de la ville étaient encombrées
de monde ; nous marchions
au milieu de la foule, tenant en main notre mouchoir
blanc, et portant à la
ceinture un petit sac à thé de couleur rouge : c’était
le signe dont on était
convenu et auquel les courriers coréens devaient nous
reconnaître; de plus, c’était
à eux de nous aborder.
« Nous entrions
dans la ville, nous en sortions, personne ne se
présentait. Plusieurs heures s’écoulèrent
ainsi ; nous commencions à être dans l’inquiétude. «
Auraient-ils manqué au
rendez-vous? » nous disions-nous l’un à l’autre.
Enfin, étant allés abreuver
nos chevaux à un ruisseau qui coule à trois cents pas
de — 277 — la ville, nous voyons venir à
nous un inconnu qui avait aperçu notre
signalement. Je lui parle chinois, il ne me comprend
point. « Comment t’appelles-tu?
» lui dis-je alors en coréen. — « Han est mon nom, »
me répondit-il. — « Es-tu
disciple de Jésus? « — Je le suis. » Nous y voici,
pensai-je.
« Le néophyte nous
conduisit auprès de ses compagnons. Ils étaient venus
quatre, et il y avait
plus d’un mois qu’ils attendaient notre arrivée. Nous
ne pûmes pas avoir
ensemble un long entretien : les Chinois et les
Coréens nous environnaient de
toutes parts. Ces pauvres chrétiens paraissaient
abattus par la tristesse. L’air
mystérieux qui régnait dans l’échange de nos paroles,
intriguait les païens.
Quand ceux-ci semblaient moins attentifs à nos
discours, nous glissions
quelques mots sur nos affaires religieuses, et puis
tout de suite nous
revenions au marché de nos animaux. « Combien en
veux-tu? — Quatre-vingts
ligatures. — C’est trop cher. Tiens, prends ces
cinquante ligatures et
livre-moi ta bête. — Impossible, tu ne l’auras pas à
moins. » C’est ainsi que
nous donnions le change à ceux qui nous observaient.
« J’appris de ces
chrétiens que depuis la persécution l’Eglise coréenne
était assez tranquille ;
qu’un grand nombre de fidèles s’étaient retirés dans
les provinces
méridionales, comme moins exposées aux coups de la
tempête; que plusieurs
familles s’étaient récemment converties à la foi ;
qu’il serait difficile aux néophytes
de conserver longtemps un missionnaire européen dans
le pays, mais que se
confiant en la bonté divine, ils feraient tout ce qui
dépendrait d’eux pour le
recevoir ; que Pien-men serait moins dangereux que
Houng-tchoung pour son
introduction, par la raison qu’en entrant par le nord,
outre la difficulté de
passer la frontière, il lui faudrait encore traverser
tout le royaume.
« Notre entretien
étant fini, nous nous prîmes les mains en signe
d’adieu. Eux sanglotaient, de
grosses larmes coulaient sur leurs joues; pour nous,
nous regagnâmes la ville,
et nous disparûmes dans la foule.
« Le marché de
Kien-wen nous offrit un spectacle curieux. Les
vendeurs n’ont pas le droit d’étaler
leurs marchandises dès qu’ils sont arrivés; il faut
qu’ils attendent le signal.
Aussitôt que le soleil est parvenu au milieu de sa
course, on hisse un
pavillon, on bat du tam-tam : à l’instant la foule
immense, compacte, se rue
sur la place publique ; Coréens, Chinois, Tartares,
tout est mêlé; chacun parle
sa langue ; on crie à fendre la tête ; et tel est le
mugissement de ce flot
populaire, que les échos des montagnes voisines
répètent ces clameurs
discordantes. — 278 —
« Quatre ou cinq
heures, c’est tout ce qu’on accorde de temps pour
vendre et acheter; aussi le
mouvement qu’on se donne, les rixes qui ont lieu, les
coups de poing qui s’échangent,
les rapines qui se font presqu’à main armée, donnent à
Kien-wen l’aspect, non d’une
foire, mais d’une ville prise d’assaut et livrée au
pillage. Le soir venu, le
signal du retour pour les étrangers est donné ; on se
retire dans le même
désordre, les soldats poussant les traînards avec la
pointe de leurs lances.
Nous eûmes bien de la peine à nous tirer de cette
cohue. Nous regagnions
Houng-tchoung, lorsque nous vîmes de nouveau venir à
nous les courriers coréens
; ils ne pouvaient se résoudre à nous quitter ; ils
voulaient encore s’entretenir
avec nous, nous dire un dernier adieu. Mon compagnon
sauta à bas de son cheval
pour échanger encore quelques paroles amies ; je lui
fis signe de remonter, de
peur que les satellites qui nous environnaient, ne
soupçonnassent en nous des
personnes qui avaient d’autres intérêts que ceux du
négoce : ensuite, saluant l’ange
qui préside aux destinées de l’Église coréenne, et
nous recommandant aux prières
de ses martyrs, nous franchîmes le Mi-kiang et nous
rentrâmes en Tartarie.
« A notre retour,
nous trouvâmes le chemin bien changé. Le fleuve, sur
la glace duquel nous
avions glissé auparavant, était alors en grande voie
de dégel. Des ruisseaux,
descendant du haut des montagnes, grossissaient son
cours, qui entraînait
pêle-mêle des troncs de vieux arbres et d’énormes
glaçons. De nouveaux
voyageurs avec leurs voitures arrivaient toujours et
s’encombraient sur ses
bords. Leurs cris, les hurlements des bêtes féroces
mêlés au fracas des eaux,
faisaient de cette vallée un spectacle étrange et
terrible. Personne n’osait s’aventurer
au milieu du danger. Chaque année, nous dit-on,
beaucoup de personnes périssent
ensevelies sous la glace. Plein de confiance en la
divine Providence qui nous
avait conduits jusque-là, je cherchai un endroit
guéable, et je gagnai l’autre
rive. Mon compagnon fut plus prudent ; il prit un
guide, et alla faire un long
circuit. Nous n’eûmes à regretter que la perte d’un de
nos chevaux. »
Après ce voyage d’exploration,
André Kim rejoignit en Mongolie Mgr Ferréol, M.
Maisti^e et son ami Thomas T’soi.
Ces deux jeunes élèves coréens donnaient les plus
belles espérances. Le
tempérament d’André, jusqu’alors faible et maladif,
s’était amélioré ; ses
voyages sur terre et sur mer, tout en développant ses
forces physiques, avaient
augmenté et mûri l’énergie et l’intrépidité naturelle
de son âme. Dieu n’avait
pas donné à son com- — 279 — pagnon Thomas la même
virilité de caractère. Calme et réfléchi, il
paraissait moins propre aux expéditions difficiles,
mais sa ferveur, ses
talents remarquables, et la régularité constante de sa
conduite, montraient dès
lors quel saint prêtre il serait un jour. Ils étaient
âgés tous les deux de
vingt-trois ans, leurs études théologiques étaient
achevées, leur foi et leur
piété croissaient tous les jours, aussi Mgr Ferréol
fut-il heureux de combler
leurs vœux en les élevant à la cléricature. Dans le
cours de cette année, il
leur conféra successivement les saints ordres,
jusqu’au diaconat, leur âge ne
permettant pas encore de les ordonner prêtres. L’année
1844 s’écoula rapidement
pour Mgr Ferréol et son missionnaire, dans les soins
attentifs qu’ils donnaient
à former les prémices du clergé coréen ; la suite de
cette histoire nous
montrera combien cette œuvre fut féconde en fruits de
salut. |