DEUXIÈME
PARTIE (Index)
LIVRE
II La
persécution de 1839. 1839-1840. — 151 — CHAPITRE II. La persécution redouble de
violence. — Arrestation des missionnaires. —
Leur martyre. Tandis que les chrétiens
respiraient un peu, à la faveur de cette trêve
passagère, Mgr Imbert, ne croyant plus sa présence
nécessaire à la capitale,
alla se réfugier en province, dans une cachette
préparée pour lui par quelques
généreux néophytes. Celui qui arrangea cette évasion
fut André Son Kieng-sie,
dont il sera souvent question dans la suite, et sur
lequel nous allons donner
ici quelques détails. André était d’une famille du
peuple, à Hongtsiou, dans la
plaine du Nai-po. Possesseur d’une belle fortune, et
d’un caractère
naturellement généreux, il entretenait des relations
avec un grand nombre de
païens, et venait libéralement au secours de toutes
les infortunes. On vantait
sa piété filiale, son affabilité. Pendant trente ans
de mariage, il n’eut
jamais avec sa femme la moindre querelle. Sa maison,
malgré le grand nombre d’enfants
et de domestiques, avait toujours un air de paix, de
calme et de bonne
harmonie, qui frappait toutes ses connaissances.
Très-entendu dans les
affaires, il se chargeait volontiers nonsèulement de
celles de ses parents et
amis, mais aussi de celles de la chrétienté. Dès le
temps du P. Pacifique, il
rendit plusieurs fois de grands services à la mission,
sans jamais s’inquiéter
du danger qu’il pouvait courir. En 1838, il fut arrêté
avec plusieurs personnes
de sa famille, par le mandarin de son propre canton;
mais, voyant que celui-ci
cherchait surtout de l’argent, il s’imagina faire une
bonne oeuvre en
apostasiant de bouche, et racheta par une forte rançon
sa liberté et celle de
ceux qui avaient été saisis avec lui. Revenu dans sa
maison, il reconnut sa
faute et, pour l’expier, il conçut, au moment où la
persécution de 1839 éclata,
le projet de préparer à ses frais une retraite sûre
pour l’évêque.
Après de longues
recherches, il découvrit un lieu admirablement situé,
et en fit de suite l’acquisition.
Ce petit village, appelé Siang-koi, district de
Siou-aien, se trouve à l’extrémité
d’une langue de terre qui s’avance assez loin dans la
mer. Les maisons ne
pouvaient être aperçues des bateaux qui longeaient le
rivage. Du côté de la
terre, une vallée seulement y aboutissait, mais
tellement éloignée de tout
autre lieu habité, que l’on ne pouvait, pour ainsi
dire, avoir, par là aucune
communication avec l’intérieur du — 157 — pays. André prit encore la
précaution de placer un bateau près du village,
pour que l’évêque pût fuir au besoin. Tout fut préparé
à l’insu des chrétiens ;
deux ou trois seulement furent, mis dans le secret.
André transporta à
Siang-koi, par mer, d’abord sa famille, puis revint
aussitôt après à la
capitale, avec Dominique Kim, pour amener Mgr Imbert.
Celui-ci avait grand
besoin de repos ; il partit donc le 3 juin, descendit
le fleuve en bateau,
puis, par une navigation d’environ trente lieues, le
long de la côte, à travers
les nombreux îlots qui bordent la presqu’île coréenne,
il arriva dans cet asile
pour soulager un peu son corps fatigué, et rafraîchir
son coeur abreuvé d’angoisses.
Pendant ce temps, les deux autres prêtres, tout en se
tenant sur leurs gardes,
donnaient encore quelques soins aux chrétiens des
provinces.
Vers la fin de juin,
quelques jours avant la mort de l’ancien régent Kim
Hoang-san, une intrigue de
palais mit presque toute l’autorité entre les mains de
T’sio-pieng-kon, oncle
du roi enfant ; c’était le plus grand ennemi des
chrétiens. Aussi, dès le 7
juillet, dans une séance extraordinaire du conseil des
ministres, un nouveau
décret fut rédigé et proclamé au nom de la régente
Kim, reprochant aux juges et
aux chefs des satellites leur négligence à exterminer
les chrétiens, et les
menaçant des peines les plus sévères, s’ils ne
mettaieut désormais plus de zèle
dans l’exercice de leurs fonctions.
Les faux frères mêlés
aux chrétiens, et en particulier le traître Kim
Ie-saing-i, n’avaient pas
encore jeté le masque. Toujours le premier aux
réunions, il faisait la lecture
publique du catéchisme et des livres religieux,
exhortait tous les assistants à
tenir ferme, et à supporter patiemment les épreuves
que Dieu leur envoyait. Il
avait ainsi capté la confiance d’un grand nombre, et
put faire aux mandarins
les dénonciations les plus précises et les plus
circonstanciées.
Aussi le dernier décret
avait à peine paru, que les arrestations de
personnages importants se
succédèrent coup sur coup. On voyait que les
satellites étaient bien
renseignés. En quelques jours, on saisit Charles
T’sio, Charles Hien servant de
M. Chastan, Paul Tieng, qui gardait la maison de
l’évêque, Augustin Niou, l’interprète
du gouvernement, et leurs familles tout entières.
Augustin Niou, qui, comme
membre de l’ambassade annuelle, rendait de si grands
services pour les
relations avec la Chine, était dénoncé depuis
longtemps ; mais son intimité
avec l’ancien régent Kim Hoang-san, frère de la
régente, et avec Kim Tsiang-ei,
ministre de troisième ordre, l’un des premiers savants
du royaume, était — 158 — assez connue pour qu’on
craignît de mettre la main sur lui. On prétend que
Kim Hoang-san, pendant sa dernière maladie, eut avec
Augustin de longues et
fréquentes conférences sur la religion, et fut baptisé
par lui à l’heure de la
mort. Quant à Kim Tsiang-ei, qui souvent assista à ces
conversations, il
manifesta alors quelques velléités de se faire
chrétien, et demanda une
audience de l’évêque ; mais, disgracié et exilé
lui-même à cette époque, il
perdit de vue l’unique chose nécessaire, et mourut en
1857, à l’âge de
quarante-cinq ans, sans s’être converti. Quelques
membres de sa famille sont,
aujourd’hui chrétiens. Kim Hoang-san étant mort deux
ou trois jours après la
proclamation du décret du 7 juillet, Augustin fut
immédiatement arrêté.
On décida, en même
temps, l’exécution publique des quelques chrétiens
dont les procès venaient d’être
terminés, et le 10 de la sixième lune, 19 juillet,
huit nouveaux martyrs furent
décapités en dehors de la petite porte de l’ouest. Le
chef de cette généreuse
troupe fut Jean Ni Kieng-sam-i. Frère cadet d’Augustin
Ni, décapité à la
quatrième lune, Jean avait été converti avec lui, et
s’était fait tellement
remarquer par sa droiture, son dévouement et sa piété,
que, peu de temps après
sa conversion, les chrétiens l’adjoignirent à ceux de
leurs chefs chargés de l’importante
mission des voyages à Péking. C’est dans cette ville
qu’il reçut le baptême.
Dès son retour, il s’astreignit à une abstinence
complète de viande, et, n’étant
pas encore marié, renonça à toutes les espérances du
monde, et résolut de vivre
dans le célibat. On admirait surtout son recueillement
extraordinaire; rien ne
pouvait le distraire de son union intime et
continuelle avec Dieu. Pris à la
deuxième lune avec toute sa famille, il eut à subir
les mêmes interrogatoires
et les mêmes supplices que son frère aîné, montra la
même fermeté héroïque et,
après cinq mois de souffrances, porta enfin sa tête
sous la hache, dans la
quarante-cinquième année de son âge. Venaient ensuite
Madeleine Ni de Pong-t’sien,
âgée de trente et un ans, vierge; Thérèse Ni, tante
paternelle de Madeleine,
veuve, âgée de cinquante-deux ans; Marthe Kim
Pon-p’ieng-tsip-i, veuve, âgée de
cinquante-trois ans, et notre illustre Lucie Kim,
fille de Pan-moul-tsip-i,
vierge, âgée seulement de vingt-deux ans.
Les trois autres furent
: Anne Kim, Rose Kim et Marie Ouen. Anne Kim, veuve,
mère de Ouen-lai, née de
parents chrétiens à la capitale, pratiqua toute sa vie
les vertus de son état
et supporta patiemment les épreuves de la pauvreté.
Elle vivait près de la
maison de Jean Ni Kieng-sam-i, et les deux familles
semblaient — 159 — par leur harmonie n’en former
qu’une seule. Arrêtée avec lui, elle ne se
démentit pas dans les supplices, et fut décapitée à
l’âge de cinquante et un
ans. Rose Kim Kam-kol-tsip-i, veuve, n’était devenue
chrétienne qu’après la
mort de son mari. Elle avait converti sa mère et son
frère, et vivait avec eux
dans la pratique exacte de tous ses devoirs. Prise à
la onzième lune de l’année
mou-sioul (1838), avec Pierre Kouen, elle invoqua à
l’instant les noms de Jésus
et de Marie, pour obtenir la force de confesser sa foi
jusqu’au martyre. Les
supplices qu’elle eut à subir dans les deux tribunaux
ne la firent pas faiblir,
et elle cueillit enfin la palme si désirée, après huit
mois de prison, étant
alors âgée de cinquante-six ans.
Enfin, la dernière
victime de cette journée fut la jeune vierge Marie
Ouen, âgée de vingt-deux
ans. Ayant perdu dès l’enfance son père et sa mère,
elle quitta la province et
vint chez des parents de la capitale, où elle gagnait
sa vie par des travaux d’aiguille.
Elle avait fait voeu de garder la virginité et donna
toujours l’exemple d’une
gravité au-dessus de son âge, jointe à une parfaite
égalité d’âme. A la
deuxième lune, quand les satellites entrèrent dans sa
maison, elle put s’enfuir
d’abord, mais des gens qui la connaissaient, l’ayant
rencontrée sur la route,
la firent arrêter. Pendant un quart d’heure environ,
elle fut toute déconcertée
et comme hors d’elle-même. Mais bientôt la pensée que
rien n’arrive en ce monde
que par la volonté de Dieu lui rendit son calme
ordinaire. Dans les deux
tribunaux tous les moyens furent mis en oeuvre pour
obtenir son apostasie. La
douceur, les caresses, les promesses ne lui firent
aucune impression, et la
violence des tourments la trouva plus inébranlable
encore. Mise à la torture
presque à chaque séance, elle conservait sa présence
d’esprit et répondit
toujours avec calme et dignité. Dans la prison, elle
eut cruellement à souffrir
de la faim et de la soif, et fui prise de la peste
courante. Enfin, après cinq
mois de détention, elle eut le bonheur de signer de
son sang le contrat de ses
chastes noces avec l’Agneau de Dieu.
Cependant Mgr Imbert,
dans sa retraite, apprenait jour par jour les graves
évènements qui se
succédaient non-seulement à la capitale, mais aussi
dans les provinces. La
position devenait des plus critiques. Dans cette
extrémité, il jugea qu’il
fallait appeler ses deux missionnaires pour conférer
avec eux. Les routes
étaient devenues fort dangereuses, mais André Son, le
généreux hôte de Sa
Grandeur, se chargea de les amener dans son bateau. Le
24 juillet, à minuit, il
revint avec M. Chastan; puis il repartit — 160 — chercher M. Maubant auquel il
portait la lettre suivante dé Monseigneur :
« Bien cher confrère,
M. Chastan est arrivé avant-hier à minuit. Deo
gratias. Votre catéchiste Jean
est venu hier m’apprendre que tout est perdu, et qu’il
ne manque plus que nous
pour terminer la fête. Les satellites se répandent
dans les campagnes pour nous
arrêter. Il faut se livrer et payer de sa personne, au
moins l’un de nous, et
les deux autres sortir du royaume. Ainsi, venez de
suite, car plus nous
différons, plus il y a de danger. Venez vite, venez
vite. Je fais partir une
barque pour aller vous rencontrer. »
M. Maubant obéit de
suite à cette invitation, et rejoignit ses confrères
dans la nuit du 29
juillet. Nous ne savons pas en détail ce qui se passa
dans cette réunion, et
quelles mesures y furent prises. Une lettre de M.
Maubant nous apprend que l’évêque
voulait renvoyer les deux prêtres en Chine, par mer,
et rester seul victime de
la persécution. Mais outre que ces généreux
missionnaires ne pouvaient pas
consentir à quitter le pays dans de telles
circonstances, le danger évident de
mort pour les bateliers qui auraient tenté de les
jeter sur les côtes de la
Chine ou de la Mandchourie, fit abandonner ce projet.
Dès le lendemain 30
juillet, ils se séparèrent, avec la consigne à chacun
d’être prêt à tout
événement, et de se cacher aussi bien que possible, en
attendant que la
situation, mieux connue, permît à l’évêque de donner
une décision définitive.
Malgré la difficulté des temps et les dangers de toute
nature, MM. Maubant et
Chastan crurent devoir céder aux voeux ardents de
trois petites chrétientés par
où ils avaient à passer, et furent occupés une dizaine
de jours à leur
administrer les sacrements.
Le 31 juillet, les
satellites se portèrent à Sou-ri-san, village chrétien
à cinquante lys de la capitale,
composé de plus de soixante personnes. François T’soi
T’sioun-i, père du prêtre
Thomas T’soi, alors élève à Macao, en était comme le
chef. François, né à
Ta-ri-kol, au district de Hong-tsiou, était le dernier
de six enfants. Sa
famille, fort riche, avait été l’une des premières
converties quand l’Evangile
pénétra en Corée ; aussi pratiqua-t-il la religion dès
l’enfance. Mais bientôt,
voyant qu’il rencontrait dans son pays natal trop
d’obstacles au salut de son
âme, et ne pouvant d’ailleurs déterminer ses aînés à
quitter la maison
paternelle, il partit sans rien dire à personne, en
laissant seulement une
lettre d’adieu. La lecture de cette lettre fit une
grande impression sur tous
ses frères, et de suite ils envoyèrent à sa recherche.
De retour à la maison,
François insista plus que jamais sur la nécessité où — 161 — ils étaient d’émigrer pour
sauver leurs âmes, et parla si bien que le
départ fut décidé sur-le-champ, et exécuté peu de mois
après. Il sauva ainsi
toute sa famille qui, sans cela, n’eût jamais pratiqué
franchement le
christianisme. A peine étaient-ils arrivés à la
capitale, qu’ils furent exposés
à de graves vexations de la part des païens, et
perdirent presque toute leur
fortune. Quelques-uns de leurs amis, très-riches et
très-puissants, s’offrirent
à les mettre pour toujours à l’abri de ces
persécutions, en en punissant les
auteurs. Mais François et ses frères, pour obéir à
l’ordre de Jésus-Christ et
imiter son exemple, refusèrent de rendre ainsi le mal
pour le mal, et ils
préférèrent se retirer dans les montagnes. Là,
appliqué à tous ses devoirs,
François instruisait, ses enfants, lisait constamment
les livres de religion,
et quoique bien pauvre lui-même, trouvait encore moyen
de faire l’aumône à ceux
qui étaient dans le besoin. Tous l’aimaient et
l’estimaient. On écoutait avec
joie ses exhortations, et plusieurs venaient de
très-loin pour l’entendre.
Douze ans plus tard,
son fils le P. Thomas T’soi, écrivant à M. Legrégeois,
directeur du séminaire
des Missions étrangères, donnait sur François les
détails suivants :
« Quoiqu’il n’eût reçu
que bien peu d’instruction, mon père puisait dans de
fréquentes méditations,
dans de pieuses lectures, une charité ardente, et une
connaissance admirable de
nos mystères. Dans le travail comme dans le repos, à
la maison comme à la
campagne et en voyage, partout et toujours uni à son
Dieu, il ne s’entretenait
que de religion et de piété. Ses paroles étaient si
fortes, si simples, si
persuasives, qu’elles pénétraient, tous les coeurs
d’amour pour Dieu, et d’admiration
pour son serviteur. Son zèle pour la gloire du divin
Maître s’alliait à une
tendre charité pour le prochain. Lorsqu’il allait au
marché, il achetait ce qu’il
y avait de plus vil et de plus mauvais, et à ceux qui
l’en blâmaient il faisait
cette répouse : « Comment pourraient vivre ces pauvres
gens, s’ils ne
trouvaient pas d’acheteurs pour les denrées de rebut ?
» Cette charité
grandissait et devenait héroïque dans les temps de
calamités. Les moissons
furent, une année, détruites par les eaux. Les
gémissements et le désespoir étaient
universels comme la misère. François seul, au grand
étonnement des fidèles
eux-mêmes, montrait un visage aussi serein que de
coutume. « Pourquoi,
disait-il, s’abandonner ainsi à l’affliction ? Est-ce
que tous les événements
ne viennent pas de Dieu ? Si vous croyez à sa
paternelle providence, pourquoi
donc attrister vos coeurs ? » Dans la famine, il se
multipliait et pourvoyait à
tous les besoins — 162 — des malheureux.
Lorsqu’arrivait la cueillette des fruits, il faisait
choisir et mettre en réserve pour les pauvres tout ce
qu’il y avait de
meilleur. Quoique sans cesse occupé de bonnes oeuvres,
il ne négligeait ni ses
frères, ni sa mère qu’il entoura toujours de la plus
tendre piété filiale, ni
ses serviteurs, ni sa maison, où les prières et les
lectures pieuses se
faisaient en commun et à des heures réglées. .
« Créé catéchiste dans
la tourmente de 1839, il trouva une ample matière à
son zèle. La ville de Séoul
était alors décimée par la persécution et par la faim.
François recueillit d’abondantes
aumônes, exhorta, supplia les chrétiens de son
village, et vola avec eux
ensevelir les corps des martyrs, et secourir ses
frères malheureux. A son
retour dans sa famille, il crut que le moment était
venu de la préparer au martyre.
Il était tout entier à ce saint devoir, lorsqu’un jour
les satellites se
présentèrent à sa porte, bien avant le lever du
soleil. François s’avance à
leur rencontre, et leur dit tranquillement : « D’où
venez-vous? — De Séoul,
répondent les satellites. — « Pourquoi avez-vous tant
tardé? Depuis longtemps
nous vous attendions avec impatience : nous sommes
tout prêts, mais l’aube ne
paraît pas encore ; reposez vos membres fatigués,
fortifiez-vous par un peu de
nourriture, et bientôt nous partirons tous en bon
ordre. » Cet accueil remplit
d’admiration les satellites, qui s’écrient avec une
espèce d’enthousiasme : «
Celui-ci et tous les siens sont vraiment chrétiens!
Comment pourrions-nous
craindre de leur part une tentative de fuite? nous
pouvons bien dormir en paix.
» Là-dessus, ils s’endorment profondément. Pendant ce
temps, François anime les
chrétiens au martyre, et Marie, son épouse, prépare la
table pour les
satellites. Le repas achevé, François offre à chacun
d’eux des vêtements. Tous
les membres de la famille se réunissent, au nombre de
quarante, et le départ
commence. En tête marchent les hommes avec leurs fils
aînés ; viennent ensuite
les mères avec les enfants à la mamelle; les
satellites ferment la marche. On
était alors au mois de juillet; la chaleur était
accablante : la troupe s’avançait
lentement, et de ses rangs s’élevaient les cris des
petits enfants fatigués.
Sur la route, c’étaient des malédictions et des
imprécations, quelquefois des
gémissements de pitié, qui accueillaient cette légion
de martyrs. Mais la voix
de François, qui ouvrait la marche, couvrait ces
clameurs, et communiquait à
tous l’intrépidité dont il était animé. « Courage, mes
frères, » s’écriait-il ;
« voyez l’ange du Seigneur, une verge d’or à la main,
mesurant et comptant tous
vos pas. Voyez N. S. Jésus-Christ qui vous précède
avec sa croix au Calvaire !
» — 163 —
« C’est au milieu de
ces exhortations brûlantes de charité, que nos
chrétiens arrivèrent à la
capitale. La vue de ces héros, qui marchent au
supplice comme à une fête, la
vue de ces enfants serrant de leurs petits bras le cou
de leur mère, provoquent
les malédictions des païens, qui n’épargnent aux
confesseurs ni les coups de
bâton, ni les pierres, ni les injures. « O scélérats!
ô impies ! » s’écrient-ils
; « comment osez-vous courir à la mort avec ces
tendres enfants? » Enfin les
prisons s’ouvrirent devant ma famille, pour la
soustraire à ces imprécations ;
mais ce fut pour la jeter au milieu des voleurs, et la
charger de lourdes
chaînes.
« Dès le lendemain,
François parut devant le tribunal, et fut appliqué à
la torture. Comme le juge
le pressait d’apostasier : « Malheureux, répondit-il,
« vous osez m’ordonner un
parjure! Si l’infidélité envers l’homme est un crime,
que sera l’infidélité
envers Dieu? » A cette réponse, ses jambes et ses bras
sont déchirés et broyés;
cent dix coups de rotin font voler ses chairs en
lambeaux. Enfin, lorsque tout
son corps est labouré de plaies et couvert de sang, on
le rapporte à la prison.
Quelques autres chrétiens comparurent à leur tour, et
subirent d’affreux
tourments; à demi morts et n’ayant plus l’intelligence
de leurs réponses, ils
balbutièrent une formule d’apostasie dictée par les
juges.
« La première question
étant terminée, les juges et les satellites se
rassemblèrent dans le prétoire,
et firent venir François. « Voilà, » lui dirent-ils, «
un livre de ta religion
; désireux de l’entendre, nous nous sommes réunis ici
pour que lu nous lises
quelques pages. » François accueillit avec bonheur
cette proposition, et
souriant de plaisir, comme s’il eût été invilé à un
festin splendide, ouvrit le
livre et se mit à lire avec tant d’onction et
d’effusion de coeur, que tous les
auditeurs saisis d’admiration se levèrent
spontanément, et louèrent la religion
qui inspire une joie si libre et si pure au milieu des
plus horribles
tourments. Lorsque le confesseur eut fini, ma chère
mère fut invitée à
continuer la lecture. Comme elle le refusait, en
prétextant son ignorance : «
Comment se fait-il, » s’écrièrent les juges, « que la
femme d’un si grand
catéchiste ne sache pas lire ? »
L’apostasie des
compagnons de François eut le plus fâcheux effet.
Toute la troupe fut
découragée, et le plus grand nombre de ceux qui
n’avaient pas encore comparu,
faiblirent même avant d’être mis à la torture. On
assure que le juge ne leur
adressa que des questions ambiguës, auxquelles ils
firent des réponses
équivoques ou insignifiantes, qu’on se hâta
d’interpréter comme — 164 — une apostasie formelle. En
quelques jours, tous, sauf trois, furent mis en
liberté, et le juge arriva à son but, qui était de se
débarrasser d’eux aussi
rapidement que possible. François et sa femme, dont la
fermeté était demeurée
inébranlable, et qui d’ailleurs étaient trop compromis
par le fait d’avoir
envoyé leur fils à l’étranger, furent déposés à la
prison ; et avec eux une
courageuse chrétienne nommée Emérence Ni, qui avait
imité leur constance.
Donnons ici quelques
détails sur ces deux dignes servantes de Jésus-Christ.
La femme de François T’soi,
Marie Ni, née au district de Hong-tsiou, était de la
famille de Louis de
Gonzague Ni, martyr en 1801. Mariée à l’âge de
dix-huit ans, elle suivit
François à la capitale et dans ses autres émigrations,
et partagea toutes ses
souffrances, avec le plus entier dévouement. Jamais
aucune plainte, aucun
murmure ne sortit de sa bouche. Plus d’une fois, dans
les montagnes, elle vit
ses jeunes enfants épuisés de faim et de fatigue.
Maîtrisant alors les
angoisses de son coeur maternel, elle savait trouver
des paroles d’encouragement,
leur rappelait la brièveté de cette vie, l’éternité de
la vie future, et leur
mettait sous les yeux les exemples de N. S.
Jésus-Christ. Au tribunal des
voleurs, elle eut à subir des tortures atroces ; on la
frappa de plus de trois
cents coups de bâton ; mais elle ne faiblit pas un
instant devant le mandarin,
et fut reconduite à la prison. C’est seulement alors
que, voyant près d’elle
ses cinq enfants qu’elle allait laisser seuls et sans
soutien, elle sentit ses entrailles
maternelles vivement émues, et s’imaginant qu’elle
devait, coûte que coûte, se
conserver la vie pour ne pas les exposer au danger de
perdre leur âme, elle eut
la faiblesse de prononcer un mot d’apostasie. Malgré
cela, elle ne fut pas
relâchée, mais transférée au tribunal des crimes. Tous
les chrétiens l’exhortèrent
à réparer sa faute, et Dieu donnant l’efficacité à
leurs paroles, elle fit
franchement sa rétractation devant le juge qui,
désappointé et furieux, la fit
battre plus violemment que jamais. Mais elle trouva
des forces dans son
repentir, et, pour se mettre à l’abri d’une tentation
trop dangereuse, elle
renvoya ses enfants en leur disant : « Allez tous
maintenant. N’oubliez jamais
Dieu et la Vierge Marie. Vivez en bonne intelligence.
Quelques difficultés que
vous rencontriez ne vous séparez pas, et attendez le
retour de votre frère aîné
(I). » Dès lors, elle fut plus tranquille, et accepta
avec résignation la mort
du plus jeune de ses fils nommé (1) Pour réaliser le voeu de
leur mère, les quatre frères s’établirenl
ensemble quelque temps dans un village; et leur frère,
le P. Thomas T’soi, à
son retour, alla pendant deux ans fixer sa demeure
parmi eux. — 165 — Etienne, encore à la mamelle,
que son sein épuisé par les supplices ne
pouvait plus nourrir. Cet enfant prédestiné mourut de
faim dans la prison, et s’envola
au ciel grossir le nombre des Saints Innocents, comme
lui martyrs de
Jésus-Christ.
Emérence Ni, soeur de
Pierre Ni Sioun-pin-i, d’une famille honnête du
district de Niei-san, avait été
mariée à un païen. Mais à l’âge d’environ vingt ans,
ayant entendu parler de la
religion chrétienne par son frère, elle y crut de tout
son coeur, s’abstint dès
ce moment de toutes superstitions, et se mit à garder
les jeûnes et abstinences
de l’Eglise. Son mari, s’en étant aperçu, entra dans
une grande fureur, et l’accabla
de mauvais traitements; souvent il la frappait au
point de lui enlever l’usage
de ses membres. Un jour, au milieu des froids et des
neiges de l’hiver, il la
dépouilla de ses habits, la suspendit en plein air, et
la laissa ainsi pendant
plusieurs heures. Ces épreuves durèrent cinq ou six
ans, mais Emérence, ferme
dans sa foi, endurait tout avec douceur, et conservait
un caractère humble et
obéissant. Sa fidélité à accomplir les devoirs de la
piété filiale envers son
beau-père et sa belle-mère, faisait l’admiration de
tous ceux qui la
connaissaient. Profitant de chaque occasion pour faire
comprendre à son mari la
vérité du christianisme, elle eut enfin le bonheur de
le convertir. Les deux
époux émigrèrent ensemble dans les montagnes pour
pratiquer plus librement la
religion, et Emérence vit son mari, baptisé à l’heure
de la mort, expirer dans
les sentiments de la foi la plus vive. Devenue veuve,
elle se retira auprès de
ses frères, avec son jeune fils. A la persécution de
1839, elle refusa de fuir
pour éviter le danger, et fut prise avec les autres
chrétiens à Sou-ri-san. En
montant à la capitale, elle fit évader son fils, puis
se présenta
courageusement au tribunal où elle subit à plusieurs
reprises, sans ouvrir la
bouche, les plus cruels supplices. Son corps avait été
mis dans un état
affreux, et, comme les autres chrétiens la plaignaient
et cherchaient à la
consoler, elle leur dit : « Par mes propres forces que
pourrais-je supporter?
mais avec le secours de Dieu, je puis tout. Ne
savez-vous donc pas que de
grandes souffrances procurent un grand bonheur?»
Bientôt ses chairs meurtries
se corrompirent, et il s’y engendra quantité de vers.
La faim et la soif
vinrent encore augmenter ses souffrances, et trois
jours après le dernier
interrogatoire, elle mourut dans la prison à l’âge de
trente-neuf ans.
Cependant, grâce aux
manoeuvres des traîtres et aux révélations des
apostats, tous les secrets des
chrétiens avaient, été — 166 — dévoilés, et la présence des
trois Européens n’était plus ignorée de
personne. Un décret de prise de corps fut porté contre
eux par le gouvernement,
et une grosse récompense promise à celui qui les
arrêterait. Kim Ie-saing-i, le
faux frère, s’offrit à les livrer, si on lui donnait
les hommes nécessaires, ce
qui fut accepté avec joie. Cet individu aussi rusé que
méchant, s’attendait à
rencontrer des difficultés, et par le fait, l’évêque,
s’il n’était trahi,
pouvait demeurer longtemps, sans le moindre danger,
dans son asile. Les deux
missionnaires de leur côté avaient aussi trouvé des
retraites sûres.
Ie-saing-i, descendu en
province, alla visiter quelques-uns de ses anciens
amis chrétiens et leur dit :
« A la capitale, nos frères les plus éclairés ont
développé les vérités de la
religion devant les mandarins. Par la grâce de Dieu,
les magistrats, les
ministres eux-mêmes ont ouvert les yeux, et, si
l’Evangile leur est
convenablement expliqué, tous sont disposés à le
recevoir. Le temps de la
liberté est enfin arrivé, et quand l’évêque ou les
prêtres se présenteront,
toute la cour va certainement se faire chrétienne. Je
suis porteur d’une lettre
de Paul Tieng pour l’évêque : indiquez-moi donc où il
est. » Deux néophytes
trompés par ces paroles, dirent que probablement André
Tsieng connaîtrait sa
demeure, et le traître, suivi des satellites, se fit
conduire immédiatement
chez ce dernier. André Tsieng Hoak-ieng-i, natif de
Tsieng-san, était un
excellent chrétien qui avait perdu sa petite fortune
en quittant son pays natal
pour pratiquer plus librement sa religion, et s’était
dévoué au service de la
chrétienté. Il avait pris beaucoup de peines, avec
André Son, pour préparer un
refuge à l’évêque, et il était effectivement dans le
secret. Malheureusement sa
simplicité passait toutes les bornes, et Dieu permit
qu’il fût rencontré par
les émissaires de Satan. Leur récit, qu’il ne songea
nullement à mettre en
doute, le transporta de joie. Cependant pour ne pas se
compromettre, après y
avoir songé toute la nuit, il dit qu’il irait seul aux
informations. Pressé d’y
aller en compagnie des envoyés, il y consentit enfin,
à condition que ceux-ci
resteraient à mi-route, et avec la détermination de ne
pas pousser plus loin,
si les autres le suivaient. Il partit donc avec Kim
Ie-saing-i seulement;
celui-ci s’arrêta à quelques lys de la résidence de
l’Evêque, et André alla
seul trouver Mgr Imbert, auquel il raconta ce qui
s’était passé. « Mon fils,
lui dit le prélat, tu as été trompé par le diable. »
Puis, réfléchissant que le
traître était presque à la porte, que la fuite était
devenue impossible et ne
servirait qu’à faire torturer les — 467 — chrétiens qui, tout
consternés, l’entouraient et le suppliaient de leur
sauver la vie, il prit la résolution de se livrer.
Ceci se passait dans la nuit
du 10 août, fête de saint Laurent, patron du saint
évêque. Le matin, il célébra
la messe pour la dernière fois, et écrivit à MM.
Maubant et Chastan la lettre
suivante : .
« J. M. J. 11 août. Mes
chers confrères, Dieu soit béni ! et que sa
très-sainte volonté soit faite ! Il
n’y a plus moyen de reculer. Ce ne sont plus les
satellites qu’on envoie à
notre recherche, mais les chrétiens. André Tsieng est
arrivé à une heure après
minuit. On lui a raconté les plus belles merveilles,
et le pauvre homme a
promis de m’appelcr. Cependant cachez-vous bien,
jusqu’à nouvel avis, si je
puis vous en donner. Priez pour moi. « Laurent-Joseph-Marie
IMBERT, évêque de Capse. »
Il fit ensuite un petit
paquet de ses habits et de quelques objets
nécessaires, défendit que personne l’accompagnât,
et se mit en marche pour se rendre au lieu où le
traître attendait. A quelque
distance plus loin, il rencontra les cinq satellites,
et obtint d’eux que le
pauvre André qui voulait le suivre fût renvoyé dans sa
famille. En route, Mgr
Imbert annonça la parole de Dieu aux satellites, et à
une vingtaine d’autres
personnes que la curiosité avait attirées sur son
passage.
On le dirigea de suite
vers la capitale. Arrivé aux portes de Séoul, il fut
lié de la corde rouge,
dont on se sert pour garrotter les criminels d’État,
et remis entre les mains
du grand juge qui le fit déposer d’abord à la prison
des voleurs, auxquels le
prélat eut, comme son divin Maître, la honte d’être
assimilé. Les
interrogatoires commencèrent de suite ;
malheureusement nous en savons fort peu
de chose. On fit subir à Mgr Imbert le supplice de la
courbure des os, pour qu’il
dénonçât la retraite des autres Européens, puis on lui
demanda : « Pourquoi
êtes-vous venu ici? — Pour sauver des
âmes. — Combien avez vous instruit de personnes? —
Environ deux cents. — Reniez Dieu. » A cette
parole, l’évêque, frémissant d’horreur, éleva
fortement la voix et répondit : «
Non, je ne puis renier mon Dieu. » Sachant bien qu’il
n’en pourrait rien
obtenir, le juge le fit reconduire à la prison, après
les bastonnades d’usage.
Ne pouvant rendre
compte en détail de tous les interrogatoires qu’eurent
à subir les nombreux
chrétiens, arrêtés quelques jours avant Mgr Imbert,
nous dirons quelques mots
seulement des — 168 — trois prisonniers les plus
importants : Paul Tieng, Augustin Niou, et
Charles Tsio. Ils étaient clairement connus pour les
introducteurs des
étrangers en Corée, et avaient été dénoncés et saisis
comme tels; toutefois,
dans les premières séances, les mandarins ne purent
leur arracher un seul mot à
ce sujet. Ce ne fut qu’après l’arrestation de l’évêque
qu’ils parlèrent
librement de tout ce qui s’était passé.
Paul Tieng, compagnon
fidèle du prélat, ne l’avait pas quitté un instant
pendant son séjour à la
capitale, mais quand Mgr Imbert se fut réfugié en
province, Paul dut rester
pour garder la maison. Prévoyant bien que les
satellites ne tarderaient pas à
paraître, il prépara, de concert avec quelques autres
chrétiens, une apologie
de la religion pour la présenter aux mandarins, ce
qu’il fit le lendemain de
son arrivée en prison. Trois jours après, il subit son
premier interrogatoire
devant le grand juge criminel, qui lui dit : «
Pourquoi ne suis-tu pas les
usages de ton pays, et non content d’avoir adopté
toi-même la religion d’un
royaume étranger, veux-tu encore en infatuer les
autres? — Tous les jours, »
répondit Paul, « nous recevons pour notre usage les
objets précieux des pays
étrangers; est-il juste de rejeter la religion
chrétienne, la religion véritable,
par cela seul qu’elle vient d’un autre royaume? Tout
homme, quel qu’il soit, n’est-il
pas tenu de la pratiquer? — Tu loues exclusivement la
religion des étrangers ;
prétends-tu donc que le roi est coupable de la
prohiber? — A cela je ne veux
rien répondre, je n’ai qu’à mourir. » Le juge lui
demanda l’explication
détaillée de son apologie, puis il lui dit : « Tes
paroles seraient-elles
justes, tu as tort de réunir le peuple pour lui
enseigner ce que le roi défend.
» Et en même temps il lui fit broyer les bras et les
jambes à coups de bâton,
et le renvoya à la prison. Ces supplices atroces
furent renouvelés dans six
interrogatoires successifs. Au troisième, il fut
confronté avec l’évêque, et au
sixième il fut tourmenté plus violemment encore, parce
qu’on voulait à tout
prix connaître le lieu de retraite des prêtres.
Augustin Niou, au
moment de son arrestation, avait eu à soutenir, de la
part de ses proches, un
assaut pénible pour la nature. Son frère aîné et
beaucoup de ses parents païens
rassemblés le conjuraient de dire seulement un mot
afin de demeurer libre ;
mais il eut la force de repousser cette tentation et
fut conduit devant le juge
criminel. Celui-ci essaya d’abord de l’amener à
l’apostasie par de douces
paroles, mais voyant qu’Augustin ne l’écoutait pas, il
le fit garrotter et lui
dit : « Toi qui reçois des — 169 — appointements du roi, oses-lu
bien faire ce qu’il prohibe? De qui as-tu
appris cette religion ? Qui as-tu endoctriné ? Remets
tes livres entre mes
mains. —J’ai été converti, » répondit Augustin, « par
Paul Ni décapité pour la
foi il y a douze ans ; mais je n’ai pas même réussi à
instruire ceux de ma
maison ; à plus forte raison, n’ai-je pu le faire pour
d’autres. Quant aux
livres, je n’en ai pas. — Il n’y a pas une seule
maison qui ait autant de
livres que la tienne, et tu dis ne pas en avoir? » Et
de suite, il lui fit
donner la question à cinq reprises différentes.
Auparavant, Augustin tremblait
à la seule pensée dès supplices ; depuis son
arrestation ses craintes avaient
disparu.
L’évêque venait d’être
pris et la présence des autres prêtres était bien
connue. Dans le prétoire on
débitait sur eux mille, calomnies, et on avait des
soupçons étranges sur le
motif qui les avait amenés en Corée. Le juge demanda
donc quelques explications
à Augustin. Celui-ci profita de l’occasion pour
réfuter ces stupides calomnies,
et dit : « L’unique raison de la venue des docteurs
européens dans notre
royaume, c’est d’étendre la gloire de Dieu, et
d’apprendre aux hommes à l’honorer
par l’observation des dix préceptes, et à sauver leurs
âmes. En prêchant cette
doctrine, ils font éviter les peines éternelles de
l’enfer après la mort, et
jouir dans le ciel d’un bonheur sans fin. Mais comment
pourraient-ils persuader
aux autres cette suprême sagesse, s’ils n’étaient les
premiers appliqués au
bien ? Aussi, est-ce seulement après s’être exercés
longtemps à pratiquer la
vertu, et après y avoir fait de grands progrès, qu’ils
vont évangéliser les
pays étrangers. Si, comme on le leur impute, ils
cherchaient les honneurs, les
richesses et les plaisirs de la chair, pourquoi
abandonner l’Europe leur
patrie, pays magnifique et opulent? Pourquoi venir
ici, à quatre-vingt-dix
mille lys, à travers des dangers tels, que neuf sur
dix de ceux qui les
affrontent périssent infailliblement? D’ailleurs,
quand un homme est revêtu du
véritable sacerdoce, quelle plus haute position
pourrait-il ambitionner?
Comment dire qu’ils cherchent nos richesses,
puisqu’ils apportent de leur pays
l’argent nécessaire à leur usage ? Avant d’être élevés
aux saints ordres, ils
jurent et font voeu devant Dieu de conserver leur
corps pur et de garder la
continence jusqu’à la Mort; voyez-vous en cela le
désir des plaisirs de la
chair ? » Il Continua ainsi à répondre d’une manière
victorieuse à toutes les imputations.
Puis le juge lui dit : « Qui a amené cet étranger dans
notre pays? —- C’est
moi, » répondit-il. Interrogé ensuite sur les deux
prêtres, il n’ouvrit plus la
bouche et souffrit la torture avec — 170 — un visage impassible. On le
confronta aussi avec l’évêque, et, de même que
Paul, il fut mis six fois à la question.
Charles Tsio toujours à
la tête des chrétiens qui, chaque année, faisaient le
voyage de Péking pour la
mission, avait depuis longtemps un vrai désir de
souffrir pour Jésus-Christ.
Pendant son voyage de retour, au commencement de 1839,
il eut un songe, dans
lequel il vit le Sauveur sur la montagne du Thabor :
les SS. Apôtres Pierre et
Paul étaient à ses côtés, et Jésus lui dit : « Cette
année je t’accorderai le
grand bienfait du martyre. » Charles salua plusieurs
fois en actions de grâces,
et le même songe s’étant présenté deux autres fois, il
ne put s’empêcher d’en
ressentir une profonde émotion. A peine arrivé à la
capitale, il comprit, à la
tournure que prenait la persécution, que ce songe
mystérieux deviendrait
bientôt pour lui une réalité, et ne pensa plus qu’à se
préparer au martyre. Il
était absent, quand les satellites fondirent sur sa
maison, et à son retour, il
les trouva qui emmenaient jusqu’aux enfants à la
mamelle. N’osant pas se livrer
lui-même, de peur de prévenir les ordres de la
Providence, il suivit les
prisonniers, d’abord au prétoire du mandarin, puis au
tribunal du grand juge
criminel. Les valets chassaient tous les curieux, lui
seul s’obstinait à
demeurer. On le poussa par le dos, et comme il faisait
résistance, quelqu’un
lui dit : « Qui êtes-vous donc? — Je suis,
répondit-il, le maître de la maison
où l’on a saisi ces prisonniers. » De suite il fut
arrêté et présenté aussi au
grand juge. Charles n’avait pas encore eu le temps de
vendre les objets achetés
à Péking avec l’argent de la mission, et tout était
devenu la proie des satellites.
Le lendemain, on le tortura cruellement pour savoir
d’où venaient ces objets,
mais il demeura muet au milieu des supplices. Bientôt
il fut confronté avec Mgr
Imbert, et interrogé sur le lieu de retraite des deux
prêtres européens. Il
refusa de répondre, et, mis huit fois à la question,
il en sortit toujours
calme et victorieux.
Ces trois généreux
athlètes étaient, aux yeux du gouvernement, les plus
coupables de tous, puisqu’ils
avaient amené les infâmes étrangers. Aussi furent-ils
traités en conséquence.
On déploya contre eux un raffinement de barbarie.
Leurs os furent courbés à
plusieurs reprises, leurs jambes sciées avec des
cordes; leurs chairs, coupées
avec des bâtons triangulaires, tombaient en lambeaux.
Mais Dieu vint à leur aide
; leurs paroles furent toujours fermes et leur
contenance calme et digne, au
point d’exciter l’admiration des bourreaux.
Pendant qu’on les
torturait ainsi, d’autres témoins de Jésus- — 171 — Christ mouraient pour sa
gloire, ou dans les prisons, ou sur l’échafaud. Ce
sont d’abord : Anne Han et Barbe Kim, épouses de deux
frères. Depuis leur
conversion à la religion chrétienne, elles n’avaient
cessé de la pratiquer d’une
manière exemplaire. On était édifié surtout de
l’harmonie parfaite qui régnait
entre elles. Elles ne faisaient pas une action, ne
prenaient pas une
détermination, sans s’être consultées, et jamais une
parole un peu aigre ne
vint troubler leur heureuse intimité. Affaires
temporelles ou soins de l’âme,
tout se traitait en commun. Elles s’aidaient de leur
mieux, et se facilitaient
mutuellement l’occasion d’entendre quelque
instruction, dont elles se
communiquaient ensuite le sens. Leurs maris étant
morts, elles vécurent dans la
pauvreté, se soutenant l’une l’autre. Prises ensemble,
au commencement de la
persécution, elles s’encourageaient dans les
supplices, et étaient déterminées
à ne pas se quitter. Des tortures violentes, répétées
six à sept fois, n’ébranlèrent
pas leur constance ; la faim et la soif ne changèrent
rien à leur tranquillité
d’âme. Leur mort précieuse devant Dieu ne les sépara
que pour quelques jours.
Barbe Kim, qui avait reçu plus de trois cent quarante
coups de bâton, expira,
le 15 de la septième lune, 24 août, à l’âge de
quarante-neuf ans. Cinq jours
après, Anne Han, frappée à plusieurs reprises de plus
de trois cent
quatre-vingt-dix coups, la rejoignit dans la paix du
Seigneur, le 20 de la
septième lune, 29 août. Elle avait alors
cinquante-cinq ans.
Quelques jours après,
Lucie Kim, dite la vieille bossue, rendit aussi son
âme à Dieu. Infirme dès son
enfance, elle avait passé de longues et très-pénibles
années avec son mari
païen, qui l’empêchait de voir les autres chrétiens,
et de pratiquer la
religion. À la fin, n’y pouvant plus tenir, elle
abandonna son mari et sa
maison, et se réfugia chez les chrétiens, allant vivre
de côté et d’autre, chez
ceux qui voulaient bien la recevoir, se faisant un
plaisir de les servir,
remplissant avec joie près d’eux les fonctions les
plus basses, donnant ses
soins aux malades et aux affligés, et édifiant tout le
monde par sa ferveur et
son humilité. Arrêtée dès le commencement de la
persécution, et poursuivie par
le juge de mille questions insidieuses, elle persista
à répéter qu’elle ne
pouvait rien déclarer, et qu’elle était prête à
mourir. On la menaça des
supplices, mais elle s’en moqua. Son grand âge et ses
infirmités la firent
épargner, et elle mourut à la prison, à l’âge de
soixante et onze ans. Enfin, à
cette même septième lune, dans le district de
Hong-tsiou, Dieu appela encore à
lui l’âme d’un de ses bons et fidèles — 172 — serviteurs. Paul Nioii, natif
de T’siang-tsieng-i, au district de Tek-san,
avait, seul de sa famille, embrassé la religion. Il
vécut de longues années
veuf et sans enfants, le plus souvent au milieu des
païens, mais ferme dans la
profession et la pratique de sa foi. Pris à la
troisième lune, il fut conduit à
la ville de Hong-tsiou où des satellites, alliés de sa
famille, lui promirent
sa délivrance s’il voulait dire seulement un mot
d’apostasie. Paul était bien
éloigné d’en avoir la pensée. Traduit devant le
mandarin, il confessa la foi et
supporta sans se plaindre les divers supplices de la
question, puis fut remis
au cachot. Quelque temps après, un mandarin supérieur
ayant fait sa tournée
dans cette ville, ce furent de nouveau les mêmes
promesses, les mêmes réponses,
et en punition, les mêmes tortures. Jour et nuit
chargé de la cangue, dont on
ne le soulagea pas un instant, il souffrait en outre
de la faim. Il n’avait pas
une sapèque, et personne ne venait le voir, aussi
était-il obligé de mendier
quelques grains de riz des autres prisonniers; mais on
conçoit que ceux-ci,
fort à la gêne eux-mêmes, et d’ailleurs tous païens,
devaient l’aider assez
médiocrement. Malgré tout, Paul supportait son
dénûment avec résignation,
prêchait le christianisme à ses compagnons de
captivité, et surtout à un païen
du nom de Pak T’sioun-o, détenu pour délit civil.
Touché de la patience et des
autres vertus de Paul, celui-ci l’écoutait assez
volontiers; et sans prendre
encore de détermination, il s’attachait au chrétien et
cherchait à lui rendre
service. Paul, épuisé de faim et de soif, ayant
demandé un jour au geôlier un
peu de lie de vin, en fut fort incommodé. Il comprit
que sa fin approchait, et
pressa de plus en plus Pak T’sioun-o de se convertir.
Il lui demanda en grâce,
quand il le verrait à l’heure, de la mort, de lui
suggérer les saints noms de
Jésus et de Marie. Quelques jours après, pendant
qu’ils se trouvaient seuls
dans la chambre, Paul agenouillé contre le mur récita
quelques prières. Quand
il eut terminé, Pak T’sioun-o le coucha sur sa natte,
et Paul lui dit encore : « Quand
vous serez sorti de prison, faites-vous chrétien. » Il
prononça ensuite trois
fois les noms de Jésus et de Marie, et expira
paisiblement. De suite après sa
mort, son visage exténué reprit un air de vie, et les
païens qui l’ont enterré
disent qu’une grande lumière environnait son corps
pendant la cérémonie. Cette
mort peu éclatante aux yeux des hommes, mais bien
précieuse devant le Seigneur,
frappa beaucoup Pak T’sioun-o, et grâce sans doute aux
prières de son fervent
ami, il prit dès lors la résolution de se faire
chrétien. Il se fit instruire,
après avoir quitté la prison, et reçut au baptême le
nom de Lucien. Paul Niou — 173 — n’était qu’un pauvre paysan
menant une vie obscure, sans amis, sans
connaissances, et peu répandu parmi les chrétiens qui
savent à peine son nom.
Mais ses longues souffrances, sa mort, et les suites
de cette mort, montrent
combien il était grand aux yeux de Dieu. Comme il fallait débarrasser
les prisons encombrées, que l’apostasie ne
vidait pas assez vite au gré des gouvernants, un
nouvel arrêt de mort fut lancé
contre six des généreux confesseurs de la foi. A leur
tète nous voyons Jean Pak
Mieng-koang-i, fils d’un des martyrs de 1801. Jean
vivait pauvrement avec sa
mère qui faisait le métier de porteuse d’eau; lui-même
tressait des souliers de
paille et de chanvre, et soutenait ainsi sa femme et
ses enfants. Il se faisait
remarquer par une grande droiture, et par la pratique
fervente de tous ses
devoirs de chrétien. Pris à la quatrième lune de cette
année, et mis plusieurs
fois à la question, il ne donna jamais aucun signe de
faiblesse. Dans la
prison, il ne cessait d’exhorter les autres chrétiens
prisonniers, et même les
voleurs. Au tribunal des crimes, il supporta de
nouvelles tortures avec la même
fermeté inébranlable, et mérita enfin la glorieuse
couronne du martyre, à l’âge
de quarante et un ans. Venaient ensuite : — Marie Pak,
sœur aînée de la martyre
Lucie Pak dont nous avons parlé. Les deux sœurs
vivaient ensemble et furent
prises ensemble. Elles partagèrent les mêmes
supplices, et la mort ne les
sépara que pour quelques jours. Marie avait
cinquante-quatre ans. — Barbe
Kouen, âgée de quarante-six ans, femme d’Augustin Ni,
martyr. Elle sut contenir
sa tendresse maternelle, à la vue de ses enfants
prisonniers et torturés sous
ses yeux, et ne faiblit pas un seul instant. — Barbe
Ni, veuve, âgée de
quarante et un ans, sœur aînée de Madeleine Ni de
Pong-t’sien dont nous avons
raconté le martyre. — Marie Ni, femme de Damien Nam,
si violemment éprouvée par
la vue des supplices de ron jeune fils, et aussi par
les tortures atroces qu’elle
endura avec une admirable résignation. Elle mourut à
l’âge de trente-six ans. —
Enfin Agnès Kim, vierge, sœur cadette de l’illustre
martyre Colombe Kim,
complétait le nombre des six. Outre les terribles
épreuves dont nous avons
parlé, elle eut encore d’autres assauts à soutenir,
mais son caractère doux et
humble se trouva plus fort que les supplices et que la
mort; elle cueillit la
palme à l’âge de vingt-cinq ans. — Ces six confesseurs
furent conduits en
dehors de la petite porte de l’Ouest, au lieu
ordinaire des exécutions, et
décapités le 26 de la septième lune, 4 septembre 1839.
— 174 — Quelques jours plus tard, le
5 de la huitième lune, 12 septembre, s’envolait
aussi vers son Dieu, qu’il aimait et servait de si
grand cœur, François T’soi,
le chef des chrétiens de Sou-ri-san. Coupable d’avoir
envoyé son fils à l’étranger,
il eut à subir de si cruelles tortures, qu’il ne
pouvait plus se servir d’aucun
membre; et néanmoins, au milieu do tant de
souffrances, il semblait par son
calme et sa tranquillité, défier tous les suppôts de
Satan de le séparer de la
charité de Jésus-Christ. Les bourreaux stupéfaits se
disaient : « Ce n’est pas
un homme revêtu de chair, c’est du bois, ou de la
pierre. » En deux fois, on
lui appliqua plus de cent coups de la planche à
voleurs, et on ne conçoit pas
qu’il ait pu survivre même quelques heures à cet
horrible supplice; son corps
était littéralement broyé. Dieu ne permit pas
cependant qu’il portât sa tête
sous le sabre; il languit encore quelques jours en
prison, soutenant les autres
prisonniers chrétiens, les fortifiant par ses exemples
comme par ses paroles,
et mourut des suites de ses blessures, à l’âge de
trente-cinq ans. Cependant, MM. Maubant et
Chastan avaient reçu le billet que Mgr Imbert
leur écrivit avant de se livrer aux satellites, et
fidèles à ses
recommandations, ils se tenaient cachés en lieu sûr,
jusqu’à nouvel ordre. L’argent
et les divers objets de la mission, provenant des
aumônes de la Propagation de
la foi, ayant été pillés dans la maison de Charles
Tsio, les deux missionnaires
se trouvaient absolument sans ressources. « M. Chastan
et moi, dit à ce sujet M.
Maubant, nous n’avions pu toucher une obole, et ne
recevant d’ailleurs rien de
nos chrétiens, qui presque tous sont réduits à
l’indigence, nous avons été
obligés de faire mendier notre pain, ce qui dans un
temps où il faut nous
cacher des néophytes imprudents aussi bien que des
païens, n’est pas chose
facile; mais, après tout, c’est une misère humaine,
qui, comme toutes celles de
ce bas monde, aura sa fin. » D’un autre côté, les
recherches, dirigées par les plus habiles employés du
gouvernement, étaient poussées avec activité. On
négligeait d’arrêter les
chrétiens; tous les efforts étaient tournés contre les
prêtres étrangers. On
avait promis en récompense à qui les arrêterait, une
préfecture s’il était
noble, et s’il était roturier, exemption d’impôts pour
toute sa famille. Après quelques jours
d’attente, l’élève de Monseigneur, Thomas Ni, qui se
trouvait avec les prêtres, voulut retourner à la
capitale, pour apprendre des
nouvelles sûres, constater l’effet produit sur les
mandarins et le peuple par l’arrestation
de l’évêque, et voir de — 175 — ses propres yeux l’état des
choses. M. Maubaiit essaya d’abord de l’en
dissuader, puis n’y pouvant réussir, il lui adjoignit
pour plus de sécurité,
comme compagnon de route, son propre serviteur, Pierre
Tseng, frère de François
Tseng, mort à Macao. Les deux missionnaires ignoraient
encore que leur premier
pasteur, désolé de voir couler le sang de ses
ouailles, témoin chaque jour des
mesures qu’on ne cessait de prendre pour arrêter les
étrangers, et convaincu
que leur arrestation ferait cesser les désastres de la
chrétienté, leur avait
envoyé l’ordre de se livrer eux-mêmes. Thomas et Pierre se mirent
donc en route, et dès le premier jour, ils
rencontrèrent le pauvre André T’sieng dont la trop
grande bonhomie avait fait
livrer l’évéque. Ils refusèrent d’abord de faire route
avec lui, vu qu’il était
trop connu des satellites; mais celui-ci n’ayant que
quelques lys à faire,
insista tellement qu’on le laissa suivre. En passant
près d’une auberge, il
entra pour allumer sa pipe; Thomas et Pierre
marchèrent en avant, comme faisant
route à part. Malheureusement quelques satellites se
trouvaient dans l’auberge.
Ils reconnurent André T’sieng et l’accostèrent
aussitôt avec de grandes
démonstrations de joie, disant que tout allait pour le
mieux, que la liberté de
religion serait certainement proclamée au moment même
où les deux prêtres
seraient rendus à la capitale. En même temps,
présumant que les deux autres
voyageurs pouvaient bien être des chrétiens, ils les
rappelèrent pour les
sonder; mais ceux-ci firent si bonne contenance qu’on
les laissa continuer leur
route. André T’sieng resta
prisonnier, et il faut que les satellites aient bien
connu sa stupidité pour essayer de le jouer encore;
mais ce qui est plus
incroyable, c’est que pour la seconde fois il fut dupe
de leurs mensonges, et
eut la sottise d’indiquer que les deux voyageurs du
matin, étant les serviteurs
des prêtres, devaient certainement connaître leur
demeure. Ravis de joie, les
satellites se mirent en route avec André, pour
atteindre Pierre et Thomas, à
Koun-p’oun-nai, district de Kou-t’sien, dans la maison
isolée d’une veuve
chrétienne nommée Tsiou, chez qui ils devaient passer
la nuit. Chemin faisant,
les satellites ne parlèrent que de religion,
s’informèrent des dispositions
requises pour se préparer au baptême, et firent si
bien leurs grimaces
hypocrites qu’André, tressaillant de bonheur, croyait
déjà voir les principaux
personnages de la cour et le peuple coréen tout
entier, convertis et prosternés
aux pieds de nos autels. Après la nuit tombée, ils
arrivèrent ensemble à la maison ou se trouvaient
les envoyés, qui essayèrent en vain de fuir. Les — 176 — satellites les saisirent,
mais sans les lier, et continuant leur comédie,
ils déclarèrent que le gouvernement cherchait les deux
prêtres uniquement pour
la grande cérémonie de la réception officielle de
l’Evangile dans le royaume,
qu’en conséquence il fallait indiquer leur retraite et
les y conduire. Thomas
Ni et Pierre Tseng ne furent pas dupes, mais pensant
avec raison qu’abonder
dans le sens de ces brigands était, pour le moment, la
seule chance d’évasion,
ils firent semblant d’ajouter foi à toutes leurs
paroles et dirent qu’ils
ignoraient dans quel lieu les prêtres s’étaient
retirés, qu’il leur faudrait
aller de côté et d’autre aux informations, et qu’avec
des recherches et du
temps ils parviendraient probablement à les trouver.
Sur ce, la nuit se passa
très-paisiblement. Dès le matin, on donna congé à
André et à Pierre Ko qui
avait été arrêté aussi dans cette maison, sous
prétexte qu’il était inutile de
faire voyager tant de personnes; et comme on devait
soi-disant se trouver
bientôt réunis dans la pratique de la religion, on se
quitta les meilleurs amis
du monde. Arrivé près d’un village,
Thomas dit aux satellites que là, peut-être, on
pourrait avoir quelques nouvelles, mais qu’il voulait
aller seul, pour ne pas
donner de soupçons aux chrétiens, et les faire parler
franchement. Après
quelques débats, ses raisons parurent si évidentes
qu’on le laissa partir seul;
Pierre fut gardé comme caution. Thomas, à peine libre,
s’esquiva et reprit la route du village où il avait
laissé le missionnaire. En chemin, il rencontra André
T’sieng, et les deux
ensemble vinrent raconter ce qui s’était passé.
« La première conséquence,
écrit M. Maubant, que je tirai des belles paroles des
satellites fut qu’il
fallait nous cacher immédiatement. Je recommandai
fortement et doucement à la
fois à André T’sieng de ne plus croire désormais aux
promesses des satellites
et même des chrétiens qui se trouveraient avec eux,
pour ce qui concerne la
publicité de la religion chrétienne, de ne se fier à
personne, à moins que ce
ne fût un de nos serviteurs muni d’une pièce
authentique, et je lui conseillai
en attendant d’aller se cacher où il pourrait. Il
obéit. Nous partîmes, M.
Chastan et moi, pour chercher un refuge dans les
provinces méridionales. Le
vendredi, 23 août, au matin, un chrétien de Kinla-to
nous rencontra à Tarai-kol,
et nous dit qu’il avait trouvé une retraite sûre. Le
soir même, M. Chastan
partit avec lui, et il fut convenu que le même guide
reviendrait me chercher
aussitôt que possible. » Pendant trois jours, les
satellites attendirent
impatiemment le —177 — retour de Thomas, après quoi,
voyant qu’ils avaient été joués, ils furent
très-embarrassés
de savoir comment agir avec Pierre Tseng. Les uns
voulaient essayer de
continuer avec lui leurs hypocrites manœuvres, les
autres opinaient pour qu’on
le livrât de suite aux mandarins, afin d’en tirer
quelques aveux par la
torture. Après de longs débats, ils se décidèrent à le
lier, puis le
suspendirent au plafond et le frappèrent cruellement;
Pierre n’ouvrit pas la
bouche. Il était resté suspendu une demi-journée
lorsqu’on le délia; comme il
semblait être à moitié mort, et avoir perdu
connaissance, on le coucha dans une
chambre. Les satellites en dehors de la porte se
disputaient entre eux. « Nous
avons eu tort, » disaient-ils, « ces supplices
n’aboutissent à rien; quand on
voit des femmes et des enfants garder le silence sous
les coups, comment croire
qu’un des confidents des prêtres les dénoncera ?
nous avons gâté l’affaire.
» Puis ils éclatèrent en reproches contre l’auteur de
la bastonnade, et
celui-ci, vexé, se retira. Pierre avait entendu toutes
leurs paroles sans qu’ils
s’en doutassent. Ils revinrent près de lui et dirent :
« Ce butor s’est montré
trop violent, il a mal agi envers vous. Nous autres,
nous sommes décidés à
attendre que vous preniez des informations. » On se remit donc en route, et
bientôt Pierre demanda à se rendre seul dans
un village près de là, pour s’enquérir de la demeure
des prêtres. Les
satellites refusèrent, et il leur dit : « Il m’est
parfaitement inutile d’y
aller avec vous, car en votre présence personne ne
parlera. Il faut donc
renoncer à rien faire; conduisez-moi où vous voudrez,
je n’ai plus rien à
tenter. » Alors les satellites insistèrent : « Puisque
vous ne nous croyez pas,
montons à la capitale, et quand vous aurez vu la
manière dont on y traite l’évêque,
vos doutes cesseront. » Ainsi fut fait. A la capitale,
on logea Pierre chez un
des satellites, où il fut reçu en ami; puis pour le
tromper, on se hâta pendant
la nuit de tapisser et d’orner une des salles de la
prison, où l’on amena Mgr
Imbert. Pierre fut conduit devant
lui, et le prélat lui dit aussitôt : « Sais-tu où
sont les prêtres? » Il répondit : « Avec quelques
recherches, je pourrai sans
doute les rencontrer. — Je crois bien, » reprit Sa
Grandeur, « qu’ils n’ont pas
reçu ma lettre; veux-tu te charger de leur en porter
une? — Je suis disposé à exécuter
vos ordres. » Et, sans plus de paroles, Mgr Imbert
écrivit quelques lignes qu’il
lui remit entre les mains. Pierre salua et se retira.
Les satellites,
enchantés, le félicitaient, et ne cessaient de lui
parler de la manière
honorable dont on traitait l’évêque. Mais Pierre, peu
touché de leurs
compliments, avait dès lors un double — 178 — but : faire passer
secrètement et sûrement aux missionnaires la lettre
dont
il était chargé, et s’évader le plus tôt possible. Il
alla chez quelques
chrétiens pour s’informer du lieu où étaient les
prêtres, mais les satellites l’ayant
suivi, personne ne voulut répondre, et force fut bien
de lui permettre d’y
aller seul. Il revint fidèlement jusqu’à trois fois,
et après avoir ainsi
endormi les soupçons des satellites, il sortit vers le
soir, sous prétexte de
chercher des informations, et s’enfuit dans les
montagnes. Des chrétiens de sa
connaissance se chargèrent de porter la lettre de
l’évêque, et Pierre, ayant
appris que les prêtres l’avaient reçue, se cacha en
lieu sûr. M. Chastan avait à peine
quitté M. Maubant pour gagner la cachette dont
nous avons parlé, que celui-ci reçut, à quarante lys
de distance de Hong-tsiou,
le premier billet de Mgr Imbert. Il était en latin et
ne contenait que ces mots
: « Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis; si
vous n’êtes pas encore
partis en barque, venez avec l’envoyé Son-kie-tsong. »
C’était le nom d’un
capitaine de satellites, qui à la tête de plus de cent
hommes, venait saisir
les missionnaires. M. Maubant expédia de suite cette
lettre à son confrère, l’invitant
à revenir en toute diligence, et en même temps il fit
parvenir au chef des
satellites ci-dessus nommé, le billet suivant : « Lo
sin-pou (le père spirituel
Lo, nom chinois de M. Maubant, conservé en coréen)
fait savoir à Son-kie-tsong
qu’il ne peut se rendre de suite à Palkei-mori, où il
est attendu, parce que
Tchen sin-pou (nom coréen de M. Chastan) est à présent
loin d’ici. Nous nous y
rendrons ensemble dans une dizaine de jours. Je désire
que ton cœur change, et
qu’après ta mort, tu trouves l’heureux séjour. » M. Chastan reçut dans sa
nouvelle retraite, le 1er septembre, le billet de
Mgr Imbert. Il se prépara aussitôt à aller rejoindre
M. Maubant, et ne sachant
s’il lui serait possible plus tard d’écrire encore, il
fit, ce jour-là même,
ses derniers adieux à sa famille dans la lettre
suivante : « Corée, 1er septembre 1839.
« Mes-très chers parents, que
la paix du Seigneur soit avec vous ! J’espérais
avoir cette année la consolation de recevoir de vos
nouvelles; aucune lettre de
votre part ne m’est parvenue : que la volonté du bon
Dieu soit faite ! C’est un
petit sacrifice que j’ai à offrir à son bon plaisir. « Les nouvelles que j’ai eu
l’honneur de vous annoncer les années
précédentes ont dû vous être bien agréables. Cette
année — 179 — la moisson spirituelle a été
aussi très-abondante. Avec la protection du
Seigneur, j’ai parcouru mon vaste district sans
fâcheux accident. L’administration
achevée, j’espérais aller jouir d’un peu de repos,
dans une agréable solitude
où l’on me préparait un logement. Mais Dieu nous
prépare une demeure infiniment
plus agréable; il paraît certain que bientôt nous
aurons le bonheur d’y entrer,
et d’y jouir d’un repos éternel avec les glorieux
martyrs qui nous ont
précédés. Je prie le Seigneur de vous accorder la
grâce de n’être point
effrayés des choses que je vais vous annoncer. « Le 11 août, Mgr le Vicaire
apostolique a été conduit à la capitale, et
grand nombre de satellites ont été envoyés dans les
provinces, pour prendre les
deux missionnaires que l’on sait bien être dans le
royaume. Les chrétiens ou
même des catéchumènes tout récemment convertis à la
foi, se prêtaient
volontiers à nous fournir un asile pour nous cacher
pendant ces temps
critiques. Nous en avons profité pendant les quatre
derniers mois, et nous en
aurions profité encore, si un ordre supérieur ne nous
obligeait de nous
manifester. Mgr notre Évêque juge dans sa sagesse que,
dans les circonstances
où nous sommes, il est du devoir du bon pasteur de
donner sa vie pour ses
brebis; il nous a donné l’exemple en se présentant
lui-même. Une victime ne
suffit pas à la rage des persécuteurs : ils en auront
trois. L’ordre de nous
cacher nous avait retenus dans le secret; l’ordre de
nous présenter nous est
aussi agréable que le premier; en tout la volonté de
Dieu, et l’accomplissement
de son bon plaisir! « Avant de venir en mission
je savais bien que, tôt ou tard, il faudrait
souffrir quelque chose pour le bon Dieu, et lorsque le
Vicaire apostolique de
Corée daigna m’appeler à sa suite, j’espérais bien que
je pourrais obtenir la
palme du martyre. A mon entrée dans cette chère
mission, on torturait cinq
confesseurs; j’étais alors bien faible, je tremblais
en entendant le récit des
tourments qu’on leur faisait endurer. Depuis, le
Seigneur m’a fait la grâce de
ne plus craindre. Je me sens fortifié par tant
d’exemples de personnes à qui j’ai
administré les sacrements, de néophytes, de petits
enfants de dix à quinze ans,
qui ont enduré les supplices avec une constance qui
fait l’admiration des
chrétiens et des païens. Je pars demain trouver mon
confrère; de là nous nous
rendrons au lieu marqué, où l’officier qui conduisit
Monseigneur nous attend
avec impatience. Il nous mènera en prison; nous aurons
la consolation de revoir
notre Évêque, et peut-être aussi nos chers
catéchistes, et tous ces fervents
chrétiens qui souf- — 180 — frent, depuis plusieurs mois,
un long martyre. Mon âme est consacrée au
Seigneur; si dans cette belle circonstance je puis
entrer en possession de mon
Jésus bien-aimé, ne vous affligez pas de mon bonheur;
rendez-lui en plutôt
mille actions de grâces. Je vous ai toujours aimés,
toujours chéris tandis que
j’étais sur la terre : soyez certains que je ne vous
oublierai pas, si Dieu me
fait la grâce d’entrer au ciel par la porte du
martyre. « Mes très-chers père,
mère, frères, sœurs, parents et amis, comme c’est
probablement la dernière lettre que j’ai l’honneur de
vous écrire, agréez mes
derniers adieux. Par la grâce de Dieu, je ne possède
ni or ni argent, mais
seulement quelques habits nécessaires que m’a procurés
la charité des fidèles;
mes dispositions testamentaires sont donc toutes
faites. « Mille actions de grâces à
la divine Providence qui m’a appelé à cette
mission bénie, pauvre en biens de ce monde, mais
fertile en croix. Il faut
partir; je ne puis vous écrire plus au long. Si j’ai
l’occasion de vous écrire
avant qu’on nous fasse mourir, je le ferai bien
volontiers. « En attendant de vous
voir au ciel, où je vais vous attendre, aimez
de toute votre âme, de toutes vos forces, le Seigneur
notre Dieu; aimez-vous
mutuellement; aimez aussi le cher prochain comme
vous-même, et infailliblement
vous aurez le bonheur de vous trouver au rendez-vous.
J’ai l’honneur d’être
avec le plus sincère attachement, dans les saints
cœurs de Jésus et de Marie, « Votre très-humble et tout
dévoué fils. « Jacques-Honoré Ghastan,
miss, apost, » Les deux missionnaires,
réunis de nouveau, se préparèrent à obéir à
l’invitation
de leur évêque. Ils écrivirent chacun une lettre aux
chrétiens qu’ils avaient
évangélisés, pour les consoler, les affermir dans la
foi, et leur faire les
diverses recommandations réclamées par les
circonstances. Sur ces entrefaites,
arriva la seconde lettre de Mgr Imbert qui avait été
remise à Pierre Tseng. C’était
la répétition de la première. « J’ai possédé nombre
d’années, écrit Mgr
Verroles, ce précieux autographe que je gardais dans
mon diurnal; un pieux
larcin, fait par une main inconnue, m’en a privé. Il
était en latin, et ainsi
conçu : « In extremis bonus pastor dat vitam pro
ovibus; undè si nondum
profecti estis, venite cum prœfecto Son-kie-tsong, sed
nullus christianus vos
sequalur. Imbert, Episcopus Capsensis. — Dans les cas
extrêmes, le bon pasteur
donne sa vie pour ses brebis; — 181 — si donc vous n’êtes pas
encore partis, venez avec le préfet Son-kie-tsong,
mais qu’aucun chrétien ne vous suive. » Celle double démarche de Mgr
Imhert, de se livrer lui-même, puis de donner
à ses missionnaires l’ordre de se livrer, a été
différemment appréciée, et il
est assez difficile, humainement parlant, de porter un
jugement sur un acte de cette
nature, que les diverses circonstances de temps et de
lieu peuvent seules
expliquer complètement. Il est certain, en règle
générale, que l’on ne peut pas
s’offrir de soi-même aux persécuteurs, surtout quand
une chrétienté tout
entière doit, en conséquence, se trouver sans pasteur,
abandonnée à la rage des
bourreaux; mais il est certain aussi, que plusieurs
fois, depuis l’origine de l’Église,
l’esprit de Dieu a inspiré à ses fidèles serviteurs
des résolutions semblables,
contraires en apparence à toutes les règles de la
prudence chrétienne. Voici ce
que dit à ce sujet le promoteur de la foi, dans
l’introduction de la cause de
ces martyrs : « L’évêque pouvait-il écrire
à ses missionnaires un ordre ou une invitation
de se livrer eux-mêmes, lorsqu’il savait de science
certaine qu’ils seraient
martyrisés ? Les missionnaires pouvaient-ils,
devaient-ils obéir à un tel
ordre, ou suivre un tel conseil, avec la prévision
d’être infailliblement
envoyés à la mort ? C’est à Vos Éminences qu’il
appartient de juger la
question. Pour moi, il me semble que le cas ne
présente aucune difficulté,
quand on se rappelle les circonstances très-graves
dans lesquelles ils se
trouvaient. La persécution sévissait avec rage. Tous,
magistrats, juges,
mandarins, peuple, connaissaient la présence de trois
Européens en Corée. C’était
surtout pour découvrir leur retraite et s’emparer
d’eux, que l’on arrêtait et
que l’on martyrisait les chrétiens dont un grand
nombre, incapables de résister
aux tortures, tombaient misérablement dans
l’apostasie. En un mot, on pouvait
raisonnablement supposer qu’à cause d’eux seulement,
la persécution était si
terrible, qu’eux découverts, arrêtés et mis à mort,
elle serait à tout le moins
très-diminuée. Dans un tel état de choses, il me
semble qu’ils auront dit comme
Jonas (c. i, v. 12) : Prenez-moi et jetez-moi à la
mer, et la mer se calmera...
car c’est à cause de moi que s’est élevée cette
violente tempête. Je crois donc
que l’ordre ou le conseil donné par l’évêque n’a été
ni imprudent, ni digne de
blâme, que l’obéissance des missionnaires a été
héroïque, et que tous les trois
se sont sacrifiés volontairement pour obtenir la
cessation, ou au moins une
sensible diminution d’une aussi épouvantable calamité.
En un mot, ils se sont
sacrifiés pour le — 182 — salut du prochain, ils ont
mis en pratique cette parole du Seigneur
Jésus-Christ, dans saint Jean (c. xi, v. 13) :
Personne n a un plus grand amour
que de donner sa vie pour ses amis (1). » C’est dans ce sens que le
souverain Pontife Pie IX a tranché la question,
le 23 septembre 1857, en déclarant Vénérables
Monseigneur Imbert et ses deux
confrères. La seconde invitation de leur
évêque à peine reçue, les missionnaires se
hâtèrent de terminer leurs lettres. Ils adressèrent au
cardinal Fransoni,
préfet de la Sacrée Congrégation de la Propagande, une
courte relation de l’état
de chrétienté, et de l’administration des sacrements.
On y lit ces mots : «
Nombre des chrétiens, environ dix mille; baptêmes,
douze cents; confirmations,
deux mille cinq cents; confessions, quatre mille cinq
cents; communions, quatre
mille; mariages, cent cinquante; extrêmes-onctions,
soixante; catéchumènes se
préparant au baptême, six cents. — Aucun d’entre nous
n’a pu éviter la
persécution; bien plus, vu la nécessité présente,
notre pasteur et père le
Vicaire apostolique, nous ayant invités à nous rendre
en prison, nous allons
nous constituer prisonniers aujourd’hui, 6 septembre
1839. Que la grâce de Dieu
et la patience de notre Sauveur soient toujours avec
nous ! » Ils écrivirent aussi quelques
lignes d’adieu à tous les membres de la
Société des Missions étrangères. « Corée, 6 septembre 1839. « J. M. J. « Messeigneurs, Messieurs et
chers Confrères. « La divine Providence
qui nous avait conduits, à travers tant d’obstacles,
dans cette mission, permet que la paix dont nous
jouissions soit troublée par
une cruelle persécution. Le tableau qu’en a tracé Mgr
Imbert, avant son entrée
en prison, et qui vous sera envoyé avec ces lettres,
vous en fera connaître la
cause, la suite et les effets. « Aujourd’hui 6
septembre, est arrivé un second ordre de Monseigneur
de nous présenter au martyre. Nous avons la
consolation de partir après avoir
célébré une dernière fois le saint Sacrifice. Qu’il
est consolant de pouvoir
dire avec saint Grégoire : Unum (1) Relazione e voto
del Ill. e Rev.
Andréa Maria Frallini, promotore della fede sopra
l’introduzione della causa de
molti servi di Dio morti nelle persecuzioni per la
fede cattolica nella Corea.,
etc., p. 6 et 7. — Rome, 1857. — 183 — ad
palmam iter, pro
Christo mortem appeto. (
Il n’est pour moi qu’un chemin
vers la palme, je désire la mort pour le Christ. ) Si
nous avons le bonheur d’obtenir
cette belle palme, quae dicitur
suavis ad
gustum, umbrosa ad requiem, honorabilis ad triumphum
( que l’on dit suave
au goût, ombreuse pour le repos, honorable pour le
triomphe); rendez-en pour
nous mille actions de grâces à la divine bonté, et ne
manquez pas d’envoyer au
secours de nos pauvres néophytes, qui vont de nouveau
se trouver orphelins.
Pour encourager nos chers confrères, qui seront
destinés à venir nous
remplacer, nous avons l’honneur de leur annoncer que
le premier ministre Ni,
actuellement grand persécuteur, a fait faire trois
grands sabres pour couper
des têtes. Si quelque chose pouvait diminuer la joie
que nous éprouvons à ce
moment du départ, ce serait de quitter ces fervents
néophytes que nous avons eu
le bonheur d’administrer pendant trois ans, et qui
nous aiment comme les Galates
aimaient saint Paul. Mais nous allons à une trop
grande fête, pour qu’il soit
permis de laisser entrer dans nos cœurs des sentiments
de tristesse. Nous avons
l’honneur de recommander ces chers néophytes à votre
ardente charité. « Agréez nos humbles adieux,
etc., etc.. « Jacques-Honoré
Chastan, — Pierre-Philippe Maubant. » Après avoir ainsi tout
disposé, les généreux missionnaires, sachant que les
satellites les attendaient à environ dix lys de là, se
pressèrent d’aller les
rejoindre. Leurs cœurs débordaient d’une joie céleste.
Bientôt on arriva h la
ville de Hong-tsiou, où ils furent enchaînés. Puis, on
les conduisit à cheval à
la capitale; là, ils furent remis entre les mains du
grand juge criminel, et
réunis à leur évêque. Quelle satisfaction pour ces
cœurs de prêtres et d’apôtres,
de se trouver ensemble dans les fers pour le nom de
Jésus-Christ ! Le
lendemain, le grand juge criminel, déployant un
appareil formidable, traduisit
à sa barre les trois Européens et leur dit : « Qui
vous a logés? D’où est venu
l’argent que vous avez ? Qui vous a envoyés? Qui vous
a appelés? » Ils
répondirent « C’est Paul Tieng qui nous a logés.
L’argent à notre usage,
nous l’avons apporté avec nous. Nous avons été envoyés
par le souverain
Pontife, chef de l’Eglise, et les Coréens nous ayant
appelés pour secourir
leurs âmes, nous sommes venus ici. » Sur ces réponses,
on leur donna une rude
bastonnade, et pendant trois jours, on renouvela les
interrogatoires et aussi
les supplices, dont, malheureusement, les détails ne
nous sont pas connus. On
sait — 184 — seulement que pour leur faire
dénoncer quelques chrétiens, on les frappa, à
trois reprises, de la planche à voleurs, sans pouvoir
leur arracher une parole.
« Retournez maintenant dans votre patrie, » leur
dit le juge. — «Nous ne
voulons pas, » répondirent-ils; « nous sommes venus
pour le salut des âmes des
Coréens, et nous mourrons ici sans regret. »
Reconduits à la prison, ils y
furent pendant quelque temps gardés à vue jour et
nuit. Puis on les transféra au
Keum-pou, prison des dignitaires et des criminels
d’État. Pendant trois jours,
ils y subirent de nouveaux interrogatoires devant les
principaux ministres. C’est
là qu’ils furent confrontés avec Paul Tieng, Augustin
Niou et Charles Tsio, et
tous ensemble torturés de différentes manières.
L’évêque et les prêtres
reçurent chacun soixante-dix coups de bâton, avant
qu’on prononçât leur
sentence de mort. Le jour de l’exécution fut fixé au
14 de la huitième lune,
qui, cette année, correspondait à la fête de l’apôtre
saint Matthieu, 21
septembre. Déclarés criminels au plus haut degré, ils
devaient être mis à mort
avec le cérémonial extraordinaire appelé
koun-moun-hio-siou. En pareil cas, le
lieu de l’exécution n’est plus en dehors de la petite
porte de l’Ouest, mais
dans un endroit plus éloigné, nommé Sai-nam-to, non
loin du fleuve. Le jour venu, on les
conduisit au supplice, sur des chaises à porteur, les
mains liées derrière le dos, au milieu d’un cortège de
plus de cent soldats. A
l’endroit fixé, on avait planté un pieu au sommet
duquel flottait un étendard,
portant la sentence des condamnés. A peine arrivés,
ils sont dépouillés de
leurs vêtements; on ne leur laisse que le pantalon.
Puis les soldats leur
attachent les mains devant la poitrine, leur passent
sous les bras de longs
bâtons, leur enfoncent deux flèches de haut en bas à
travers les oreilles, et,
leur jetant de l’eau au visage, les saupoudrent d’une
poignée de chaux.
Ensuite, six hommes, saisissant les bâtons, font faire
trois fois aux martyrs
le tour de la place, pour les livrer aux dérisions et
aux grossières moqueries
de la foule. Enfin on les fait mettre à genoux, et une
douzaine de soldats
courent autour d’eux le sabre au poing, simulant un
combat, et leur déchargent,
en passant, chacun un coup de sabre. Le premier coup que reçut M.
Chastan n’ayant fait qu’effleurer l’épaule, il
se leva instinctivement et retomba aussitôt à genoux.
Mgr Imbert et M. Maubant
restèrent immobiles. Les têtes ayant été abattues, un
soldat les posa sur une
planche, et les présenta au mandarin, qui partit de
suite pour donner à la cour
avis de l’exécution. — 185 — Les corps des marlyrs
demeurèrent exposés pendant trois jours, et furent
ensuite ensevelis dans le sable, sur la rive du
fleuve. Il tardait aux
néophytes de recueillir ces restes précieux, mais les
satellites déguisés
faisaient la garde de tous côtés. Le quatrième jour
après l’exécution, trois
chrétiens ayant essayé de les retirer, l’un d’eux fut
saisi et jeté en prison;
force fut d’attendre plus longtemps. Une vingtaine de
jours plus tard, sept à
huit chrétiens, décidés à braver la mort s’il le
fallait, firent une nouvelle
tentative et réussirent à enlever les corps. Après les
avoir déposés dans un
grand coffre, on les enterra sur la montagne No-kou, à
une trentaine de lys de
la capitale, et c’est là qu’ils sont encore
aujourd’hui, les circonstances n’ayant
pas permis de les transporter dans un lieu plus
convenable. Ainsi moururent ces trois
courageux apôtres de Jésus-Christ. Mgr Imbert
était le premier évéque qui eût jamais mis le pied en
Corée, ses confrères les
premiers missionnaires qui se fussent dévoués à la
rédemption des Coréens. Ne
convenait-il pas que leurs têtes tranchées par le
glaive fussent placées dans
les fondations de l’Église coréenne ? que leur sang
cimentât les pierres de ce
nouvel édifice? Leur vie et leur mort ont été un grand
exemple pour leurs
pauvres néophytes, un grand exemple aussi pour leurs
successeurs. Nous verrons
plus tard avec quelle persévérante fidélité, avec quel
inébranlable courage,
cet exemple a été suivi. Ce noble sang versé par la
main du bourreau est un
gage de succès pour l’avenir. Saint Paul disait : Cum
infirmor, tunc potens
sum, quand je suis faible, c’est alors que je suis
fort. Il importe de le
répéter avec lui : quand on nous croit vaincus, c’est
alors que notre triomphe
est proche; quand nous sommes méprisés, honnis,
persécutés, massacrés,
anéantis, c’est alors que nous sommes surs de la
victoire. |