DEUXIÈME
PARTIE (Index)
LIVRE II La persécution de
1839. 1839-1840. — 131 — CHAPITRE I. Commencement de la
persécution. — Premières exécutions. Au commencement de
1839, de beaux jours semblaient se lever pour
l’Eglise
de Corée; son horizon, si longtemps assombri par le
délaissement et la
persécution, s’éclaircissait rapidement, et tout lui
promettait un avenir de
paix et de prospérité. L’entrée successive des trois
missionnaires européens,
la présence d’un évêque, leurs travaux, leurs
visites annuelles à toutes les
chrétientés, l’administration régulière des
sacrements, avaient relevé le moral
des néophytes, consolé les bons, raffermi les
chancelants, réconcilié les
pécheurs, ramené les transfuges, et donné à la
propagation de l’Evangile un
nouvel et vigoureux essor. De toutes parts, des
païens, quelques-uns
très-influents, embrassaient la foi, ou au moins
apprenaient un peu à la
connaître. A l’extérieur, les relations avec le
Saint-Siège, avec le séminaire
des Missions qui devait fournir des ouvriers
apostoliques, avec l’église de
Chine, étaient assurées; à l’intérieur, malgré la
pénurie d’ouvriers et de
ressources, les catéchistes, les livres, les
associations pieuses, toutes les
oeuvres nécessaires ou utiles se multipliaient.
Mais, il nous a fallu
et il nous faudra le répéter à chaque page de cette
histoire, l’arbre de la foi
ne s’implante solidement dans un pays païen que
quand il est arrosé de sang, et
plus cet arbre doit grandir, plus le sang doit
couler en abondance sur ses
racines. En 1839, Dieu, dans ses vues mystérieuses
de miséricorde sur la Corée,
retira le seul appui humain qu’avaient depuis
quelque temps les fidèles, et la
persécution éclata de nouveau, plus furieuse que
jamais. Le premier régent,
depuis longtemps fatigué et malade, donna sa
démission, et le pouvoir exécutif
resta tout entier dans les mains du ministre Ni
Tsi-en-i, de la branche des Ni
de Tsien-tsiou, ennemi acharné des chrétiens. Les
rancunes des — 132 — grands personnages,
l’avidité des mandarins subalternes et de leurs
satellites, toutes les mauvaises passions qui en
pareil cas se groupent
instinctivement au service de l’enfer, n’attendaient
que le signal. Comme toujours,
parmi les chrétiens il se trouva des traîtres, pour
attiser le feu, diriger les
coups, et vendre à vil prix leurs frères et leurs
pasteurs ; les sourdes menées
de ces misérables contribuèrent beaucoup à rendre la
persécution plus
dangereuse et ses résultats plus funestes.
Mgr Imbert lui-même
nous a laissé le récit détaillé des premiers faits
de cette persécution, dans
un journal interrompu par son propre martyre. Nous
ne faisons guère ici que le
copier, en le complétant à l’aide des notes de Mgr
Daveluy.
« Un fervent chrétien,
que j’avais administré quelques jours avant de
quitter la capitale, avait un
neveu, païen forcené et sergent dans les satellites.
Le 16 janvier 1839, à la
chute du jour, celui-ci, accompagné de plusieurs de
ses hommes, vint s’emparer
du néophyte qui avait assisté son oncle à la mort,
et pour être plus sûr de son
coup, saisit trois familles entières : François
Tsio, Pierre Kim, Pierre Kouen,
notre chargé d’affaires, qui avait assisté le malade
et m’avait conduit chez
lui, et aussi son beau-frère qui se trouvait chez
lui par hasard ; en tout
quatre hommes, six femmes et sept petits enfants
dont trois encore à la
mamelle. C’était un touchant spectacle de voir ces
petits innocents dans le
séjour destiné aux criminels ; les mandarins
eux-mêmes, émus de pitié et fâchés
de cette arrestation, différèrent plusieurs jours de
commencer l’interrogatoire.
Les malheureuses mères apostasièrent aussitôt qu’on
les mit à la question, et
furent renvoyées de suite avec leurs enfants. Pierre
Kim et une jeune veuve,
belle-soeur de François Tsio, eurent aussi la
faiblesse de céder aux supplices.
Pierre Kim mourut quelques jours après, des suites
des tourments qu’il avait
éprouvés. Il ne me fit pas appeler ; il se bouchait
les oreilles pour ne pas
entendre les exhortations de sa femme repentante. Je
suis sûr que c’est le
désespoir qui l’a tué, plus que ses blessures, car
cet infortuné, avait
non-seulement renié la foi, mais encore répété, sous
la dictée du mandarin, les
plus sales et les plus odieuses imprécations contre
Dieu, contre chacune des
trois personnes de la sainte Trinité, contre la
très-sainte Vierge surtout. Je
n’ai pu en entendre le récit sans frémir d’horreur.
Ces malédictions ne furent pas
du reste particulières à cet apostat ; la plupart
ont à prononcer des formules
analogues pour être mis en liberté. Les satellites
s’emparèrent de la maison de
Pierre Kouen qu’ils vendirent à moitié prix, puis
des meubles ei — 133 — effets des trois
familles, ce qui leur fut une bonne aubaine, car
François
Tsio et surtout sa belle-soeur étaient riches.
« Le 28 janvier, j’appris
cette affligeante nouvelle, dans la chrétienté de
Kattengi, à dix lieues de la
capitale. Je me pressai d’en terminer la visite et,
sans aller jusqu’à
In-tsien, je retournai le 30 janvier à la capitale,
tant pour rassurer et
encourager les chrétiens épouvantés que pour
profiter du nouvel an coréen,
époque à laquelle, ici comme en Chine, on jouit de
quelque tranquillité de la
part des mandarins. Je voulais me presser de faire
l’administration des mille
chrétiens de Séoul avant que la persécution eût le
temps de se propager. Je
commençai le premier dimanche de carême, 17 février,
et poussai vigoureusement
le travail jusqu’au jeudi saint. J’entendis environ
cinq cent, cinquante
confessions dans les divers kong-so ou lieux de
réunion. Malgré les précautions
que nous prenions, quoique les femmes ne vinssent
que la nuit, et se
retirassent avant le jour, deux fois les satellites
s’aperçurent de nos
réunions, et se mirent en faction dans la rue pour
observer, mais je partais au
chant du coq et tout rentrait dans l’ordre. Jamais
je n’ai éprouvé tant de
fatigues. A Pâques, je pris quelques jours de repos,
tant pour écrire en Chine
et faire partir les courriers de Pien-men, que pour
éviter la grande affluence
qu’aurait amenée la solennité. Il ne restait plus
guère à visiter que les
chrétiens de deux quartiers, mais les deux kong-so
n’existaient plus. Damien
Nam eut là charité de prêter sa maison pour une
réunion, deux jours avant
Quasimodo. J’avais toujours défendu qu’on admît plus
de vingt personnes par
jour, mais les chrétiens n’étaient pas encore
habitués à suivre une règle ; on
invita une soixantaine de fidèles pour ces deux
jours, et ceux-ci en amenèrent
d’autres. D’ailleurs, comme ils ne connaissaient pas
la maison, il leur fallait
des guides, de sorte qu’il y eut plus de cent
personnes réunies le vendredi
soir. J’en chassai quelques-uns, mais, le samedi,
d’autres arrivèrent plus
nombreux ; et les allées et venues ne cessaient pas.
Je fus très-fâché ; le
pauvre Damien l’était plus encore, cependant il se
contint. J’entendis cent
quarante-six confessions en deux jours, et le
dimanche de Quasimodo je partis
avant le jour pour retourner à notre résidence. Là,
je célébrai une seconde
messe, avant laquelle je reçus la confession de la
vieille mandarine Barbe Nam,
âgée de quatre-vingts ans, qui profitait de
l’absence de son fils pour venir
faire ses pâques. Le soir même, la maison de Damien
était envahie par les
satellites.
« Déjà, le 7 mars, un
chrétien, fabricant et marchand de vin, avait été
arrêté près du fleuve. Il se
nommait Philippe T’soi et — 134 — jouissait d’une
certaine aisance. Sa femme, glacée de frayeur, nia
énergiquement qu’elle fût chrétienne, ce qui
n’empêcha pas les satellites qui voulaient
piller la maison, de la garrotter et de l’amener à
la ville avec son mari. On
saisit par la même occasion deux caisses de livres
de religion, quelques-uns
propriété de Philippe, les autres appartenant à
différentes familles qui les
avaient cachés chez lui. Le mandarin fit donner à
Philippe et à sa femme une
bastonnade assez légère, renvoya cette femme
apostate qui était enceinte et fit
le lendemain une fausse couche, et mit le mari à la
grande prison. Il y resta
généreusement jusqu’au 20 avril, jour où il eut, à
son tour, le malheur d’en
sortir par l’apostasie.
« En province, la
persécution débutait d’une manière tout aussi
menaçante. Le 21 mars, à
Koui-san, district de Koang-tsiou, à quatre lieues
de la ville, on arrêtait les
frères Kim. Cette première fois ils purent se faire
relâcher pour quelque
argent, mais on les reprit plus tard. Le 28 mars,
une catéchumène, marchande de
cheveux, fut emprisonnée avec son fils aussi
catéchumène. Cette femme peu
instruite, mais extrêmement forte dans sa foi,
souffrit à plusieurs reprises
les plus cruels supplices, sans jamais proférer un
seul mot d’apostasie.
« Dans la province de
Kang-ouen, vers la fin de la première lune, un païen
dénonça les chrétiens du
village de Sie-tsi, et aussitôt de nombreux
satellites furent lâchés à leur
poursuite. Arrivés au village, ils ne trouvèrent que
la famille de Jean T’soi
Iangpok-i; tous les voisins avaient pris la fuite.
Jean et les siens furent
conduits à la prison de Ouen-tsiou. (Nous aurons
occasion de reparler de lui à
l’époque de son martyre, sept mois plus tard.) Les
satellites avaient suivi les
traces des autres chrétiens fugitifs, jusqu’au grand
village de Kottang-i,
district de Tsiei-t’sien. Ils étaient bien persuadés
que presque tous y étaient
réfugiés, mais ne sachant dans quelles maisons, et
craignant de se
compromettre, ils se bornaient à circuler et à faire
le guet dans le voisinage.
Quelques jours après, par l’imprudence d’un
vieillard, un livre de religion
tomba entre les mains d’un valet du prétoire. On
parvint bien à le lui
arracher, mais le bruit de cette querelle, presque
insignifiante, se répandit
en se grossissant de mille commentaires, et un
nouveau catéchumène, saisi de
frayeur, pensa ne pouvoir se mettre à l’abri qu’en
allant faire lui-même une
dénonciation. Il se rendit donc près du mandarin
arrivé non loin de là pour
surveiller la rentrée des impôts, et lui déclara les
noms des chrétiens cachés
dans le village. Sur-le-champ, le mandarin — 135 — expédie six ou sept
satellites et prétoriens, avec ordre d’amener les
coupables. Ils font invasion sur différents points à
la fois, saisissent tous
ceux qu’ils rencontrent, et déjà ils en avaient lié
un bon nombre, quand la
nouvelle en parvint à une famille chrétienne du nom
de Nam. Ces Nam étaient
nobles et chefs du village. Ils appellent aussitôt
leurs esclaves et tous les
chrétiens qu’ils rencontrent, et en vertu de l’usage
qui accorde aux nobles la
police de leurs villages, et ne permet pas aux
satellites d’en arrêter les
habitants sans une communication préalable du
mandarin, ils donnent l’ordre de
saisir et de garrotter les envahisseurs. Jamais
ordre ne fut mieux accueilli.
Le chapeau d’esclaves sur la tête, et le bâton à la
main, nos gens courent sus
aux prétoriens, les accablent de coups, les chargent
de liens, remettent les
chrétiens en liberté, et amènent ces nouveaux
captifs au chef de la famille
Nam. Celui-ci les fait suspendre à un arbre
vis-à-vis sa maison, et sous les
coups d’une rude bastonnade, leur fait déclarer les
auteurs de cette
échauffourée. Par malheur, un prétorien qui s’était
échappé courut avertir le
mandarin qui, furieux de la résistance, envoya
de.suite un renfort considérable
pour délivrer ses hommes et saisir les chrétiens.
Mais il n’était plus temps ;
déjà tous avaient fui, ou s’étaient réfugiés dans
dès maisons légalement
inviolables, et on ne put mettre la main sur aucun
d’eux. Les choses en
seraient restées là si quelques chrétiens ne
s’étaient trop pressés, malgré les
conseils des autres, de regagner leurs maisons. Ils
furent saisis par les
satellites demeurés en embuscade, et conduits
d’abord à la ville de: Tsiei-t’sien,
puis au juge criminel de T’siong-tsiou, et enfin
devant le gouverneur.
Quelques-uns furent relâchés après plusieurs mois de
captivité, les autres
furent écroués à la prison. Aucun d’eux
malheureusement n’eut la fermeté de
persister jusqu’à la fin dans la profession de sa
foi.
« Mais ce fut surtout à
partir du 7 avril, dimanche de Quasimodo, que la
persécution prit à la capitale
une tournure décisive, que ne laissait plus
apercevoir aucun remède. Le soir,
les satellites entrèrent tout à coup dans la
ci-devant auberge de la mission et
arrêtèrent tous ceux qui s’y trouvaient. De ce
nombre était une femme que son
mari, mauvais catéchumène qui connaissait toutes les
affaires des chrétiens,
vint réclamer de suite. Comme elle ne voulait pas
apostasier, les satellites
refusèrent de la lui rendre. Alors cet homme furieux
dénonça tout ce qu’il
connaissait de chrétiens et donna, dit-on, une liste
de cinquante-trois
personnes. La maison attenante à l’auberge fut
aussitôt envahie, — 136 — puis deux escouades
de satellites de la droite et de la gauche (1) se
portèrent aux maisons de Damien Nam et d’Augustin
Ni. Damien et sa famille,
extrêmement fatigués de l’affluence des chrétiens
pendant les deux jours
précédents, avaient négligé de faire porter en lieu
sûr les ornements
épiscopaux, comme je l’avais commandé en partant.
Ils étaient déjà couchés,
quand ils furent réveillés en sursaut par le bruit
des satellites. La
belle-soeur de Damien se sauva par une porte de
derrière, avec son fils âgé de
huit ans, et une couturière, et se rendit chez
Augustin Ni, où les satellites,
arrivant peu après, les saisirent aussi. Tous les
membres de ces deux familles
furent arrêtés ; l’ornement deTévêque, un bréviaire
et la mitre simple
tombèrent entre les mains des satellites. Cette
mitre, tissue et brodée en
argent, leur parut la huitième merveille du monde ;
ils l’estimèrent 500 taëls
coréens, environ 1,280 francs de notre monnaie. Une
vingtaine de personnes
furent donc déposées à la prison, et les
arrestations continuèrent les jours
suivants.
« Je dois ici dire
quelques mots des principaux prisonniers. Damien Nam
Moun-hou descendait d’une
famille noble, bien connue dans le pays. Avant sa
conversion, il vivait sans
règle ni retenue, se mêlait à toute espèce de gens
dévoyés, et n’avait d’autres
occupations que le jeu. Ayant été instruit de la
religion, à l’âge d’environ
trente ans, il se mit franchement à la pratiquer, et
quand le P. Pacifique Yu
entra en Corée, il se fit immédiatement baptiser, et
redoubla de ferveur pour
tous ses devoirs religieux. Il avait rompu avec ses
nombreux amis païens, s’appliquait
sans cesse à l’étude de la doctrine, et se faisait
remarquer par son zèle à
instruire les autres. Sa famille était l’objet
spécial de ses soins, mais il
les prodiguait aussi aux chrétiens tièdes et aux
païens ; il allait consoler
les malades, les aidait dans tous leurs besoins, et
tâchait de procurer le
baptême aux enfants infidèles, en danger de mort.
C’est dans l’exercice de
toutes ces vertus qu’il fut arrêté et mis en prison.
On rapporte qu’un jour un
de ses amis lui demanda en riant : « Dans l’autre
monde, comment vous
appellera-t-on?» Il répondit : « Si on m’appelle
Damien Nam de la confrérie du
saint scapulaire, martyr pour Dieu, mes désirs
seront comblés. » Son épouse
Marie Ni, femme d’un caractère énergique et d’une
grande intelligence, se
faisait aussi remarquer (1) La prison des
voleurs a deux divisions, et deux grands juges
criminels
qui ont chacun leurs subordonnés et prononcent à
part. On appelle l’un juge de
la droite, et l’autre juge de la gauche; leurs
satellites sont désignés de la
même manière. — 137 — par son assiduité aux
bonnes oeuvres. Quand elle fut prise et déposée à la
prison, elle gourmandait les satellites de leur
insolence ; son mari Damien lui
dit à haute voix : « Un chrétien doit mourir pour
son Dieu comme un agneau, ne
perds pas une si belle occasion ; » et Marie,
touchée de ces paroles, supporta
dès ce moment sans aucune impatience les injures et
les mauvais traitements.
« Augustin Ni T’si-moun-i,
de la branche des Ni de Koang-tsiou, qui en 1801
donna plusieurs martyrs,
descendait d’une famille de la plus haute noblesse.
Il avait le caractère
généreux, mais porté aux plaisirs. Dès son plus
jeune âge, il aimait à
fréquenter les maisons de divertissements et vivait
sans aucun frein. Il n’avait
pas encore trente ans lorsqu’il se convertit,
déplora ses égarements passés,
et, docile à l’inspiration de la grâce, se mit à
veiller avec tant de soin sur
toutes ses paroles et actions, qu’il devint bientôt
grave et réglé, au point qu’on
pouvait le proposer à tous comme modèle. Ayant dû
fuir plusieurs fois pour
éviter la persécution, il eut bientôt épuisé tout
son petit avoir; mais animé d’un
véritable esprit de pénitence, il supportait
patiemment les privations de la
pauvreté. Toujours gai et content, il s’efforçait de
rendre service au prochain
et ne regardait ni à la peine ni à la fatigue, quand
il s’agissait de
réchauffer les tièdes ou d’évangéliserles païens;
beaucoup lui furent
redevables de leur conversion. Sa femme Barbe Kouen,
convertie en même temps
que lui, édifia les fidèles par sa patience et sa
résignation dans le dénûment
; son assiduité à servir les prêtres et les
chrétiens dans les réunions qui se
faisaient chez elle pour la réception des sacrements
était incomparable.
« L’interrogatoire
commença le lundi 8 avril ; il ne fut pas aussi
terrible qu’on pouvait le
craindre, et le juge semblait peu à son aise. Il
voulut exiger l’apostasie,
mais grands et petits, sans distinction de sexe, s’y
refusèrent tout d’une
voix, et reçurent dans les tourments le prix de
cette unanime confession. L’ornement,
le bréviaire et la mitre saisis chez Damien,
devenaient pour lui une affaire personnelle
et rendaient sa position délicate ; mais le juge,
effrayé de la rumeur que ces
objets extraordinaires excitaient parmi le peuple et
les satellites, voulut
bien recevoir telles quelles les explications de
Damien. Celui-ci prétendit que
le tout avait appartenu au P. Tsiou en 1801,
suggérant même que, dans l’assemblée
des chrétiens, lui Damien, assis sur une peau de
tigre, revêtait ces habits. Le
mandarin fit semblant de le croire, afin de ne pas
trouver la vérité, car ses
collègues et lui savaient — 138 — fort bien, et se
disaient à l’oreille, qu’il y avait dans le royaume
trois
Européens prêchant la religion. Il était clair, par
conséquent, que ces
ornements ne pouvaient appartenir à d’autres qu’à
eux. Mais on n’osait pas
pousser les choses trop loin, car si le fait venait
à être prouvé
juridiquement, il faudrait prendre ces Européens, et
une fois arrêtés, qu’en
faire? C’était, suivant leurs propres expressions,
une affaire trop grande pour
un petit royaume gouverné par un roi de dix ans.
« En revanche, le juge
espérait avoir bon marché des enfants. Ils étaient
trois : le fils de Damien,
âgé de douze ans, le fils d’Augustin, du même âge,
et sa fille Agathe, âgée de
dix-sept ans. Il essaya d’abord de les amener à
l’apostasie par de douces
paroles et, n’y pouvant réussir, fit employer les
supplices ; mais ces enfants,
transformés en héros par la grâce, n’écoutaient ni
menaces, ni promesses, ne s’effrayaient
pas des supplices et demeuraient inébranlables. Le
mandarin étonné les
considérait comme des êtres extraordinaires, et les
envoya tous avec leurs
parents à la prison du tribunal des crimes. Il
voulait renvoyer sans jugement
la vieille mère d’Augustin, âgée de quatre-vingts
ans, et un de ses petits
enfants, âgé de huit ans ; mais cette généreuse
chrétienne eut encore assez de
force pour déclarer qu’elle voulait rester avec
toute sa famille, et le juge y
consentit.
« En apprenant ces
arrestations, ces interrogatoires, ces tortures, un
grand nombre de chrétiens
timides furent frappés d’épouvante; mais beaucoup
d’autres priaient Dieu
ardemment de les bien préparer à supporter les
épreuves que sa providence
semblait leur réserver. Quelques-uns même brûlaient
du désir déverser leur sang
pour la cause de Jésus-Christ, s’excitaient
mutuellement au martyre, et
cherchaient les moyens de se le procurer. Au nombre
de ces derniers furent les
six femmes dont nous allons rapporter l’histoire.
Dans le village de Pong-t’sien,
non loin de la capitale, vivait une famille du nom
de Ni, appartenant à la
noblesse de province. La mère Madeleine He et ses
deux filles Barbe et
Madeleine pratiquaient ensemble la religion avec
beaucoup de ferveur ; mais,
gênées par le père, païen et violent ennemi du
christianisme, elles étaient
obligées de faire leurs exercices en secret, et de
supporter des vexations
domestiques sans nombre. Barbe, arrivée à l’âge
nubile, fut promise par son
père à un païen ; mais, déterminée qu’elle était à
ne pas consentir contre sa
conscience à un pareil mariage, elle fit semblant
d’être estropiée de la jambe
et de ne pouvoir se lever. Elle resta donc
continuellement assise ou couchée,
et le — 139 — mariage ayant été
retardé, elle eut la constance de souffrir ce
martyre
pendant trois ans, au bout desquels le futur, ennuyé
d’attendre sa guérison,
alla se marier ailleurs. Un chrétien, qui
connaissait le fond de l’affaire, la
demanda bientôt après et elle lui fut accordée.
Devenue veuve après deux ans,
Barbe s’était retirée d’abord dans sa famille, puis
chez sa tante Thérèse Ni, à
la capitale; Madeleine, qui avait le désir de garder
sa virginité, fortifiée
par l’exemple de sa soeur, s’enfuit aussi à la
capitale pour échapper au
mariage que son père voulait lui faire contracter
avec un païen. En quittant
son village, elle teignit de sang ses habits, les
mit en lambeaux, et les
dispersa dans les broussailles pour faire croire
qu’elle avait été dévorée par
un tigre, et empêcher les recherches. Ses parents
prirent le deuil, mais, après
trois mois, la mère fut secrètement avertie de tout
ce qui s’était passé. Alors
le père, voyant sa femme calme et consolée, se douta
de quelque chose, la
conjura de ne lui rien cacher et de lui dire si leur
fille était encore en vie,
avec promesse de ne plus les molester à l’avenir. La
mère lui ayant rapporté l’histoire,
il courut à la capitale et dit à sa fille : « Il me
suffit de te voir en vie;
désormais je ne puis plus m’opposer à tes désirs. »
Les deux soeurs restèrent
donc à la capitale, chez leur tante.
« Vers la fin de mars,
leur mère y vint aussi pour recevoir les sacrements,
et tous les jours, avec
ses deux filles et sa belle-soeur, elles
s’excitaient mutuellement à la
fidélité envers Dieu et à la persévérance en cas de
persécution. Il se trouvait
alors, dans la maison de Thérèse Ni, deux autres
ferventes chrétiennes qu’elle
avait reçues par charité. L’une, nommée Marthe Kim
Pou-p’ieng-tsip-i, avait,
encore païenne, quitté son mari pour cause de
discorde, et s’était remariée à
la capitale à un aveugle qui faisait le métier de
sorcier. C’est alors qu’elle
connut la religion et commença à la pratiquer. Puis,
l’aveugle étant mort, elle
sortit de la maison, touchée de regrets d’avoir
prêté la main à tant de
superstitions. Comme elle n’avait aucun moyen
d’existence, elle demeurait chez
les chrétiens qui voulaient bien la recevoir,
travaillant à rendre quelques
petits services, toujours gaie et pleine de
confiance en Dieu, au milieu des
peines et des humiliations. L’autre était Lucie Kim,
fille de Pan-moul-tsip-i.
A quatorze ans, elle avait fait voeu de virginité,
et, ses parents étant morts,
elle s’était retirée près des chrétiens, et vivait
avec ceux qui lui
accordaient l’hospitalité. Ces six femmes se
trouvaient donc réunies dans la
maison de Thérèse, quand elles entendirent parler du
courage et de la grandeur
d’âme que les — 140 — enfants de Damien Nam
et d’Augustin Ni venaient de montrer dans les
supplices. Saisies d’un saint enthousiasme, et
jalouses de donner aussi leur
vie pour Jésus-Christ, elles résolurent ensemble de
se livrer volontairement.
Cette détermination extraordinaire, et contraire à
la règle commune, fut
probablement une inspiration spéciale de la grâce; à
tout le moins paraît-elle
avoir été approuvée par Dieu lui-même, car jusqu’à
la fin aucune des six ne se
laissa ébranler, et leur admirable conduite fit
beaucoup d’honneur à la
religion. L’histoire ecclésiastique, au reste, nous
fournit nombre d’exemples
semblables, comme on le voit dans les vies de sainte
Appoline, sainte Eulalie,
saint Caprais et une foule d’autres, que l’Église
honore d’un culte solennel.
Nos six héroïnes se rendirent donc, le 11 avril,
dans la maison de Damien Nam
devenue un poste de satellites, et se livrèrent
entre leurs mains.
« Ceux-ci, stupéfaits,
refusèrent d’abord de les arrêter : mais elles
insistèrent, montrant leurs
rosaires comme preuve de leur religion, et obtinrent
enfin d’être conduites à
la prison des voleurs. Le juge criminel fut étonné
et vexé quand on les lui
présenta, avec le rapport de leur tradition
volontaire. Il entrevoyait sans
doute par là que les chrétiens ne seraient pas
détruits si facilement qu’on le
désirait et qu’on se l’imaginait à la cour. Sur la
sommation qu’il leur fit d’apostasier,
toutes d’une voix lui répondirent : « Si nous
voulions renier Dieu et
abandonner notre religion, nous ne nous serions pas
présentées de nous-mêmes. »
On les mit donc à la question qu’elles supportèrent
avec une joie désespérante
pour le juge, qui, furieux de voir des femmes et de
jeunes filles courir d’elles-mêmes
au-devant des supplices, fit redoubler les coups,
mais inutilement. On les
enferma à la prison, et cinq jours après elles
furent traduites de nouveau
devant le tribunal. Le juge leur dit : « Maintenant
que vous avez goûté des
souffrances de la prison, êtes-vous revenues à de
meilleurs sentiments? —
Devant le mandarin, repartirent-elles, comment
pourrions-nous parler aujourd’hui
dans un sens et demain dans l’autre? Notre
résolution est fixe : tuez-nous
selon la loi du royaume. » En vain les bourreaux
s’acharnèrent à déchirer ces
innocentes victimes, à peine paraissaient-elles
souffrir.
« La candeur de la
jeune Lucie Kim et son égalité d’âme dans les
tortures attirèrent tout
particulièrement l’attention du grand juge. « Étant
aussi bien née que tu l’es,
lui dit-il, peux-tu vraiment pratiquer cette
religion ? — Oui, vraiment je la pratique. —141— —Abandonne-la, et je
te sauverai la vie. — Notre Dieu étant celui qui a
créé et gouverne toutes choses, il est le grand roi
et le père de toutes les
créatures. Comment renier son roi et son père?
Devrais-je mourir dix mille
fois, non je ne puis y consentir. — De qui as-tu
appris ? Depuis quel âge
pratiques-tu? Combien as-tu de complices? Pourquoi
n’es-tu pas mariée? Qu’est-ce
que l’âme? Ne crains-tu pas la mort? » A ces
diverses questions, elle répondit
: « Dès l’âge de neuf ans, j’ai appris la religion
près de ma mère. Mais comme
cette religion défend sévèrement de nuire à qui que
ce soit, je ne puis vous
dénoncer aucun de ceux qui la pratiquent avec moi.
N’ayant encore qu’une
vingtaine d’années, il n’est pas étonnant que je ne
sois pas mariée : du reste,
il ne convient pas à une jeune fille de répondre sur
cet article du mariage, et
veuillez ne plus m’interroger là-dessus, L’âme est
une substance spirituelle
que l’on ne peut voir des yeux du corps. Je crains
bien la mort, il est vrai,
mais pour me laisser vivre, vous voulez que je renie
Dieu ; c’est pourquoi,
tout en craignant la mort, je désire mourir. — Mais
cette âme dont tu parles,
où est-elle? —Elle est par tout le corps. — As-tu vu
le Dieu du ciel ? — Le
peuple des provinces ne peut-il pas croire à
l’existence du roi sans l’avoir vu
? En voyant le ciel, la terre et toutes les
créatures, je crois au grand roi et
au père suprême, qui les a créés. » Le juge essaya
longtemps de vaincre sa
constance, par douceur d’abord, puis par menaces ;
mais, n’y gagnant que la
honte, il la fit mettre à de nouvelles tortures.
Témoins de son impassibilité,
les satellites s’imaginèrent qu’elle était possédée
de quelque génie. Enfin,
après environ dix jours de détention, nos six
courageuses chrétiennes lurent
transférées au tribunal des crimes.
« Le 12 avril, Jacques
Tsoi et sa famille furent arrêtés, et leur maison
pillée. Sa femme et ses deux
filles, étant malades, ne subirent qu’une question
assez légère. Mais lui-même
et deux pauvres veuves chrétiennes qu’on avait
prises dans sa maison passèrent
par d’horribles tortures, les satellites voulant à
tout prix se faire désigner
la retraite de Philippe, frère de Jacques, l’un des
hommes d’affaires de la
mission.
« Le 15 avril, les
satellites se portèrent à la maison d’Agathe Tsien
et y saisirent onze ou douze
chrétiens. Agathe, fille du palais, avait un
caractère grave et ferme et une
intelligence remarquable. Bien instruite de la
religion, et voyant l’impossibilité
de la pratiquer à la cour, elle voulut en sortir et
se retirer dans sa famille;
mais celle-ci s’opposant fortement à son dessein, —
142 — Agathe abandonna
courageusement la vie de luxe à laquelle elle était
habituée, et s’enfuit chez une pauvre chrétienne,
comptant sur Dieu pour sa
subsistance. Là, appliquée à la prière, à la
lecture, à la méditation, à la
pratique des vertus, elle gagna par son affabilité
et ses manières humbles,
non-seulement les coeurs de tous les chrétiens, mais
encore ceux de beaucoup de
païens qu’elle convertit à la foi. Souvent maladive,
elle ne se plaignait
jamais, et sans regretter le luxe et les tables
délicates du palais, elle usait
avec joie des vêtements et des aliments les plus
grossiers.
« En 1839, elle reçut
chez elle Lucie Pak, et ce fut sans doute la cause
de son arrestation. Lucie
Pak était aussi fille du palais. Dès l’enfance, les
belles qualités du corps et
de l’esprit dont la nature l’avait douée, sa
candeur, l’ingénuité et l’affabilité
de son caractère, l’avaient fait grandement admirer
de tous. On rapporte qu’avant
qu’elle eût atteint sa quinzième année, le jeune roi
Sioun-tsong, alors âgé de
seize à dix-sept ans, fut épris de ses charmes et
fit tout pour la séduire.
Mais la jeune vierge quoique païenne, avec un
courage inouï dans ce pays,
résista à toutes ses instances (1). Une vertu si
extraordinaire ne devait-elle
pas, en quelque sorte, lui mériter la grâce de sa
conversion ? Aussi quand, à l’âge
d’environ trente ans, elle entendit pour la première
fois parler de la religion
chrétienne, elle voulut de suite se mettre à la
pratiquer. Mais elle
appartenait à la cour, et il lui était d’autant plus
difficile d’en sortir, qu’elle
était très-avancée dans les bonnes grâces de la
reine Kim, avait l’intendance
des autres filles du palais, et était vestale de la
tablette du roi défunt. Ces
obstacles ne firent qu’enflammer son zèle, elle
prétexta une maladie, obtint de
sortir, et, comme son père païen était fort hostile
à la religion, elle s’établit
chez un de ses neveux.
« Considérant dès lors
le vide des années qu’elle avait perdues dans le
luxe et les délices, elle
redoubla de zèle pour remplir exactement tous ses
devoirs, s’appliquant surtout
à la mortification dans les vêtements et la
nourriture. Par ses paroles et ses
bons exemples, elle parvint bientôt à convertir
toute la famille de son neveu.
Lucie s’était depuis quelque temps retirée chez
Agathe Tsien, lorsque la
persécution éclata. Son neveu, dénoncé, vendit de
suite sa maison à moitié
prix, et, ne sachant où se réfugier, amena toute sa
famille chez Agathe. Deux
ou trois (1) « Nous avons
interrogé plusieurs chrétiennes, qui étaient
elles-mêmes
filles du palais à cette époque, et toutes disent
que le fait passe pour certain
à la cour. » — Note de Mgr Daveluy. — 143 — jours après, le 15
avril, les satellites vinrent les saisir tous.
Agathe et
Lucie, sans se déconcerter, dirent : « C’est la
volonté de Dieu ! » puis, s’avançant
avec calme, elles engagèrent tous ceux de la famille
à se disposer à partir,
apportèrent du vin et des rafraîchissements aux
satellites, et enfin les
suivirent à la prison. Le grand juge, s’adressant à
elles, leur dit : « Est-il
possible que vous, filles du palais, qui avez reçu
une éducation supérieure à
celle des autres femmes, vous suiviez cette mauvaise
religion ? — Nous ne
suivons pas de mauvaise doctrine, répondirent-elles.
Honorer et servir Dieu,
créateur et père de toutes les créatures, c’est le
devoir de tout homme. »
Pendant plusieurs jours tous endurèrent avec courage
les plus cruels tourments;
mais bientôt la crainte, la souffrance, les
instances de leurs parents païens,
amenèrent les autres à une honteuse apostasie, et
Lucie et Agathe, seules
inébranlables, furent envoyées au tribunal des
crimes.
« Après ces diverses
arrestations, les prisons se trouvant encombrées, il
fallut prendre un parti
définitif. Le président du tribunal des crimes, Tsio
Pieng-hien-i, qui, loin d’être
l’ennemi des chrétiens, leur fut toujours favorable
et les épargna autant qu’il
le put, dut en référer au ministre Ni Tsi-en-i,
lequel fit immédiatement son
rapport à la régente. Dans ce rapport, il est dit
que les chrétiens sont un
rejeton des sectes infâmes de Pe-lienkiao et autres.
On exagère leur nombre, on
les charge des plus noires calomnies : par exemple,
de ne pas reconnaître leurs
parents, d’être rebelles au roi, de ne point
observer les devoirs sociaux, de
se faire une joie de souffrir et mourir pour leur
religion, pires en cela que
les animaux qui craignent la douleur. Le ministre y
parle aussi de l’ornement
et de la mitre, comme d’objets singuliers de
superstition, et propose d’employer
la sévérité des lois pour détruire radicalement
cette secte impie. En Corée
comme en Chine, l’usage est que les rapports
judiciaires présentés au souverain
poussent les choses à la dernière sévérité ; Sa
Majesté, dans sa réponse en
rabat plus de la moitié, ce qui fait que les peuples
louent la clémence de leur
prince. Mais cette fois la régente Kim, probablement
sans consulter son frère
Kim Hoang-san, que la maladie avait écarté des
affaires, et qui était connu
comme favorable aux chrétiens, répondit dans un sens
plus terrible encore que le
rapport du ministre. « Si les chrétiens,
disait-elle, ont ainsi repullulé dans
le royaume, c’est parce qu’en 1801 leur
extermination n’a pas été assez
complète. Il faut non-seulement couper l’herbe, mais
en extirper les racines,
établir dans les huit — 144 — provinces un système
de visites domiciliaires, organiser la
responsabilité
de familles solidaires entre elles, cinq par cinq,
pour la saisie des
coupables, etc. (1). »
« Cet édit fut solennellement
publié le 19 avril. Il étonna tout le monde, mais
surtout le président du
tribunal des crimes. Quelques jours auparavant, il
avait promis de mettre les
chrétiens hors de cause, tandis que l’ordre royal
lui prescrivait, pour hâter
leur condamnation, de tenir séance tous les jours,
même les jours de
sacrifices, et de les juger selon la sévérité des
lois. Il dut donc se mettre à
l’oeuvre, bien qu’à contre-coeur. Dès le lendemain,
son premier acte fut, sous
prétexte que la loi ne permet pas de juger les
enfants au criminel, de renvoyer
à la première prison le jeune fils de Damien, le
fils et la fille d’Augustin Ni
et une nièce de Madeleine Ni de Pong-t’sien. Ces
enfants demandaient avec
larmes à ne pas être séparés de leurs parents, mais
il fallut obéir. On les
reconduisit à la prison des voleurs, où ils eurent à
souffrir non-seulement la
faim et la soif, mais des tortures réitérées. La
grâce de Dieu les soutint, et,
quoique privés de tout conseil et de tout appui, ils
demeurèrent fermes dans
les supplices. En vain les bourreaux voulurent leur
faire croire que leurs
parents avaient apostasie et étaient retournés
libres chez eux, ils répondirent
: « Que nos parents aient abjuré ou non, c’est leur
affaire; pour nous, nous ne
pouvons renier le Dieu que nous avons toujours
servi. » On renvoya aussi la
vieille mère d’Augustin Ni, âgée de quatre-vingts
ans, avec un de ses
petits-fils, âgé de huit ans. Quelques jours
auparavant, elle avait refusé sa
délivrance; mais quand le magistrat vit qu’il
s’agissait d’une condamnation à
mort, il ne lui permit plus de rester et la mit en
liberté, sans lui parler d’apostasie,
par honneur pour son grand âge. Il fit de même pour
une autre vieille
chrétienne, et pour la catéchumène marchande de
cheveux prise le 28 mars, sous
prétexte que cette dernière n’avait pas de nom
chrétien. En vain elle protesta
qu’elle était chrétienne comme les autres. « Quel
est ton nom? lui dit-il. — Je
n’en ai pas encore. — Tu n’es donc pas chrétienne, »
et il la fit sortir de
force. Trois ou quatre apostats furent aussi
congédiés ce même jour. (1) « Quoi qu’il en
soit de ce décret violeut, les chrétiens avouent que
la
reine Kim ne leur a jamais été personnellement
hostile, et qu’elle les a, an
contraire, souvent favorisés. Nous en avons eu
nous-mêmes des preuves dans plus
d’une circonstance. Mais, en 1839, dominée par une
faction trop puissante, elle
ne put agir à son gré, et fut forcée de signer les
édits odieux qui parurent
sous son nom. » — Note de Mgr Davcluy. — 145 —
« Le 21, onze personnes
comparurent à l’interrogatoire qui fut terrible. Le
juge voulait frapper les
esprits d’épouvante, et ce fut Damien Nam qu’il
choisit pour victime. « Tu as
fait de fausses déclarations, lui dit-il, au sujet
des objets saisis chez toi
(la mitre et l’ornement). Ces objets sont neufs,
comment pourraient-ils avoir
appartenu au P. Tsiou, décapité il y a bientôt
quarante ans ? » Sous les yeux
des autres confesseurs, il ordonna de lui briser les
os des jambes, et le fit
rouer de coups de bâton sur les bras, sur les côtes,
enfin sur tout le corps.
Son intention, à ce qu’il paraît, était de faire
mourir le néophyte afin d’étouffer
par là une affaire qui allait devenir fort
embarrassante, car on ne pouvait
tarder à reconnaître que les objets religieux
trouvés en sa possession
appartenaient à des Européens cachés dans le
royaume. Damien, brisé par la
torture, tomba sans connaissance, et pendant quatre
jours on désespéra de sa
vie ; mais ensuite le Dieu des martyrs, qui, sans
doute, avait voulu seulement
lui faire expier ses mensonges et le réservait à
d’autres combats, lui rendit
peu à peu la santé.
« Les deux vierges
Agathe et Lucie souffrirent aussi de cruels
supplices. On leur rompit les os
des jambes si cruellement que la moelle en coulait.
Et au milieu de si horribles
tourments elles ne cessaient d’invoquer avec ardeur
les doux noms de Jésus et
de Marie! Le mandarin lui-même admirait leur
inaltérable patience. Dès le
lendemain, elles se trouvèrent miraculeusement
guéries.
« On sévit avec moins
de férocité, les jours suivants, contre les autres
confesseurs. Il y eut
cependant une barbare exception pour l’épouse de
Damien qui avait pris part aux
mensonges de son mari; on lui cassa les jambes à
coups de bâton. Ces glorieux
martyrs pulvérisèrent toutes les calomnies des
païens contre notre sainte
religion ; ils firent tellement briller la vérité de
la foi chrétienne que ses
détracteurs, et le président surtout, en étaient
stupéfaits. Quant au refus d’apostasie
qu’on leur reprochait comme un acte de rébellion
envers le prince, ils se
bornaient à répondre qu’il faut obéir à Dieu plutôt
qu’aux hommes ; et cette
apologie de leur conduite et de leur foi était
exprimée dans des termes si
justes, accompagnés de comparaisons si frappantes,
que le juge lui-même
applaudissait avec complaisance à leurs discours. «
Oh ! tu as raison,
disait-il à la jeune vierge Lucie. Mais en sais-tu
plus long que le roi et ses
mandarins ? — Ma religion, lui répondait-elle, est
si belle et si vraie que si
le prince et ses ministres voulaient l’examiner, ils
l’embrasseraient avec
transport. — Oh ! ; tu as encore raison. » — 146 —
« Après plusieurs
séances, qui se succédèrent jusqu’au 30 avril,
quarante chrétiens furent
condamnés à mort, et leur jugement présenté aussitôt
à l’approbation du conseil
royal. Ce nombre épouvanta le ministre et surtout la
régente. Ils avaient pensé
que les confesseurs apostasieraient pour sauver leur
vie ; trompés dans cet
espoir, ils ne savaient plus quel parti prendre; «
car, disaient-ils, les
mettre à mort, c’est accéder à leurs désirs. » Il
fut donc décidé qu’on
recommencerait les tortures, et qu’on renverrait
chez eux ceux qui survivraient
à cette seconde épreuve.
« D’après cet ordre,
les bourreaux se remirent à l’oeuvre, et
s’acharnèrent principalement sur ceux
d’entre les chrétiens qui, dans les précédents
interrogatoires, n’avaient
souffert que des supplices légers. Six personnes
comparurent à la première
séance. Augustin Ni fut le plus maltraité, il eut
les jambes rompues à coups de
bâton. Une femme eut le malheur d’apostasier au
milieu des tortures ; condamnée
à recevoir trente coups sur les épaules, elle
faiblit au vingt-septième. Plus
tard elle répara son crime en confessant l’Evangile
avec une généreuse
intrépidité.
« Le juge, voyant l’inutilité
des supplices, et d’ailleurs lassé lui-même de
torturer ainsi chaque jour des
innocents, déchaîna contre eux les prisonniers
païens, avec ordre de molester
sans relâche nos martyrs, et de les accabler
incessamment d’injures et de
coups. Ce moyen lui réussit. Jacques T’soi, sa
femme, sa fille âgée de quatorze
ans, et quelques autres néophytes apostasièrent.
Hélas ! encore quelques jours
de patience, et ils seraient certainement entrés en
possession de l’éternel
bonheur! On les relâcha immédiatement. Le ministre
président du tribunal,
apprenant que les satellites avaient pris et
dilapidé leurs maisons, voulut que
l’on rendît le tout, non-seulement à ceux qu’il
venait de délivrer, mais même
aux apostats de janvier. Ces restitutions furent
d’autant plus lourdes pour les
satellites qu’ils avaient déjà dépensé presque tout
le fruit de leur pillage.
En vain voulurent-ils rendre seulement l’argent
produit par la vente des
objets, le ministre fut inexorable, il fallut rendre
les objets eux-mêmes, ou
en acheter de nouveaux, selon la liste que chaque
chrétien présenta. Après une
suite de séances qui se terminèrent au 9 mai,
trente-cinq confesseurs, demeurés
fermes, furent pour la seconde fois condamnés à
mort, et la sentence présentée
de nouveau au conseil royal. Elle fut encore rejetée
après de longs débats,
avec ordre de recommencer la procédure et les
tourments.
« Quelques jours
auparavant, le 3 mai, des satellites allèrent — 147 — à deux lieues de la
ville cerner la maison d’Antoine Kim. Au bruit de
leur
prochaine arrivée, toute la famille avait pris la
fuite, à l’exception des deux
soeurs d’Antoine, et d’un petit enfant de trois ans
que les soldats remirent au
chef de quartier. L’aînée des deux soeurs, qui
s’appelait Colombe, était âgée
de vingt-six ans, et l’autre en avait vingt-quatre.
On les conduisit au
directeur de la police qui n’épargna ni exhortations
ni promesses pour les
décider à l’apostasie, mais il n’obtint que des
refus. Alors il les fit frapper
à coups de bâton sur les épaules, sur les coudes et
les genoux; à cinq reprises,
il leur fit donner la question sur les jambes : les
os ployaient et ne
rompaient pas. Au milieu de leur supplice, elles
étaient comme inondées d’une
joie toute céleste, elles ne jetaient ni cris ni
soupirs ; ce n’était pas même
à haute voix, comme les autres confesseurs, qu’elles
prononçaient les doux noms
de Jésus et de Marie, pratique qui fait frémir de
rage les satellites et leurs
mandarins ; elles priaient en silence, et
s’entretenaient intérieurement avec
notre divin Sauveur.
« Le mandarin, attribuant
à la vertu d’un charme une aussi admirable
constance, leur fit écrire sur le
dos quelques caractères antimagiques; puis on les
perça, par son ordre, de
treize coups d’alênes rougies au feu. Elles
demeurèrent comme impassibles.
Alors le mandarin leur ayant demandé pourquoi, à
leur âge, elles n’avaient pas
encore fait le choix d’un époux, Colombe lui
répondit avec une noble simplicité
qu’aux yeux des chrétiens la virginité était un état
plus parfait, et qu’elles
l’avaient embrassé pour être plus agréables à Dieu.
C’était la première fois qu’une
pareille déclaration était faite ainsi publiquement,
car les vierges
chrétiennes arrêtées dans les persécutions
précédentes avaient toujours éludé
ces questions et allégué différents prétextes.
« Pour leur ravir ce
trésor de la pureté, auquel elles attachaient un si
haut prix, ce juge infâme
les fit dépouiller de tous leurs vêtements, et
fustiger en cet état par les
satellites, qui ne cessaient de vomir contre elles
les injures les plus
grossières et les plus sales que l’enfer puisse
mettre dans la bouche de ses
démons. Puis il ordonna de les jeter toutes nues
dans la prison des forçats, et
de les livrer à toutes leurs insultes. Mais le
céleste Époux des âmes vint à
leur secours ; il les couvrit de sa grâce comme d’un
vêtement, et les anima
tout à coup d’une puissance surhumaine, de sorte que
chacune d’elles était plus
forte que dix hommes à la fois. Les vierges de
Jésus-Christ, nouvelles Agnès,
nouvelles Bibiane, restèrent ainsi, deux jours
durant, au milieu des plus
insignes malfaiteurs, qui, subjugués par un
ascendant mystérieux, — 148 — n’osèrent pas
attenter à leur pudeur; à la fin on leur rendit
leurs
vêtements, et elles furent reconduites à la prison
des femmes.
« Cependant le premier
ministre Ni Tsi-en-i ayant appris que les
satellites, depuis qu’on les
obligeait à restituer les biens des apostats,
n’arrêtaient plus les chrétiens,
en fit son rapport à la régente, demandant qu’on
leur permît de piller à leur
aise comme auparavant. Cette fois, la régente Kim,
par un reste de justice,
repoussa le projet du ministre, et ordonna que si,
dans une maison saisie, il
se trouvait quelque païen ou quelque apostat, on le
laissât garder la maison et
les meubles ; sinon, qu’on fît un inventaire exact,
et qu’on le remît au chef
du quartier, lequel en serait responsable. Ce
nouveau décret ralentit encore
plus le zèle des satellites. Aussi la visite
domiciliaire, par cinq maisons
solidaires l’une de l’autre, s’exécutait lentement
et d’une manière
très-incomplète, même à la capitale. On avait
commencé à l’établir dans les
faubourgs, puis dans divers quartiers de la ville,
mais peu à peu, en sorte qu’à
la mi-mai, il n’en était pas encore question dans la
rue où demeurait l’évêque.
« Le 9 mai, Colombe
Kim, sa soeur et trois autres chrétiennes, furent
transférées à la grande
prison et complétèrent de nouveau le nombre de
quarante confesseurs. Ils nous
écrivaient les lettres les plus édifiantes; vraiment
leur cachot était devenu
le séjour de la sainteté, de la paix et du bonheur.
Les lettres de Lucie Pak
surtout firent une vive impression sur les
chrétiens. Ses ardentes paroles n’étaient
qu’un cantique de louanges pour les bienfaits de
Dieu ; elle rendait mille
actions de grâces à Marie et à tous les saints, et
se rabaissait elle-même avec
une humilité admirable (1). Dans la prison
d’ailleurs, elle consolait et
exhortait chacun par de bonnes paroles. Ses
compagnons, trouvaient en elle un
appui ; elle était pour eux comme un ange descendu
du ciel.
« Le 12 mai, Colombe et
sa soeur durent paraître devant le ministre des
crimes. Il leur dit : « Ne
peut-on pas, sans être chrétien, pratiquer la plus
haute vertu? — Cela est
impossible, répondit Colombe.— Confucius et Meng-Tse
ne sont-ils donc pas des
saints? —- Ce sont des saints selon le monde. » Le
dialogue continua longtemps
sur ce ton ; les réponses réservées et intelligentes
de la jeune fille
remplissaient le ministre d’admiration. En terminant
Colombe lui dit : « Les
mandarins étant les pères du peuple, je désire vous
déclarer tout ce que j’ai
sur le (1) Malheureusement,
ces lettres ont été perdues pendant la persécution. — 149 — coeur ; » et elle lui
fit naïvement et tout au long le récit de l’outrage
que l’on avait fait, en sa personne et en celle de
sa soeur, à la décence et
aux moeurs publiques. Elle ajouta : « Une jeune
fille, qu’elle soit noble ou
enfant du peuple, n’a-t-elle pas droit au respect ?
Qu’on nous tue suivant la
loi du royaume, je ne m’en plaindrai point et le
supporterai volontiers ; mais,
qu’en dehors de la loi on nous fasse subir de telles
indignités, c’est ce qui
me pèse sur le coeur. — Qui donc, s’écria le
ministre en colère, a osé ainsi
faire violence à de jeunes personnes précieuses
comme l’albâtre? » Et de suite,
il fit aller aux informations et en référa au
conseil royal. On n’a pu savoir
quelle avait été la réponse ; il est probable qu’on
s’est contenté de baisser
la tête et de rougir. Mais le ministre des crimes ne
se tint pas pour satisfait
; il fit saisir le chef de la prison et différents
satellites, leur adressa une
verte semonce accompagnée pour plusieurs d’une assez
rude bastonnade, et finit
par en condamner deux à l’exil, où ils se rendirent
dès le 16 de ce même mois.
Depuis ce jour, les femmes chrétiennes n’eurent plus
à subir cette honte, pire
pour elles que les tortures.
« Ce même jour, 12 mai,
la divine Providence voulut encore donner aux
ennemis de la religion un bel
exemple de vertu. Un chrétien, nommé Protais Tsieng
Kouk-po, qui, très-pauvre
et toujours malade, avait supporté avec une
résignation admirable la perte
successive de ses quatorze enfants, qui, ne
craignant ni les fatigues, ni les
dangers pour rendre service au prochain, était
devenu par sa charité le modèle
de ses frères, avait été arrêté pendant la troisième
lune. Après quelques jours
de prison, séduit par les paroles insidieuses du
mandarin, il eut le malheur d’apostasier.
Mais à peine rentré dans sa maison, il sentit un vif
remords de son crime ;
jour et nuit il ne cessait de pleurer. Enfin poussé
par le repentir, et
encouragé par les exhortations d’un pieux chrétien
du voisinage, il prit la
résolution d’aller se remettre lui-même entre les
mains des juges. Il se rendit
donc au tribunal des crimes, et dit qu’il voulait
parler au ministre. Les
valets lui demandèrent pourquoi. Il leur raconta son
apostasie et le désir qu’il
avait de se rétracter et de mourir; on le traita de
fou et on l’empêcha d’entrer.
Le lendemain il revint encore : efforts inutiles. Le
troisième jour, 12 mai,
comme sa maladie et les suites de ses blessures ne
lui permettaient pas de
marcher, il se fit transporter près du tribunal et
attendit la sortie du
ministre. Alors s’inclinant devant lui, au milieu de
la route, il lui dit son
histoire, le pria de le faire mourir comme coupable
d’apostasie, — 150 — et insista si fort
que le ministre fut contraint de l’envoyer à la
prison.
Et le pauvre apostat de s’y rendre, le coeur comblé
d’une sainte joie qu’augmentèrent
encore les félicitations des autres chrétiens
prisonniers. Rappelé ensuite à ce
même prétoire, où il avait apostasie la première
fois, il fut frappé de
vingt-cinq coups de planche. On le transporta
mourant à la prison, où il expira
la nuit suivante, du 20 au 21 mai, dans la quarante
et unième année de son âge.
Il fut les prémices de cette persécution, et sa mort
consola d’autant plus la
chrétienté que sa faute l’avait plus affligée et
scandalisée. Nous verrons plus
tard qu’il eut plusieurs imitateurs de son généreux
repentir.
« Cependant les ennemis
de notre sainte religion, et surtout le parti opposé
à l’ex-premier ministre
Kim Hoang-san, frère de la régente, murmuraient
violemment de ce que celle-ci
ne faisait pas exécuter les chrétiens. De son côté,
le ministre des crimes, las
de les torturer inutilement, avait recours, sans
plus de succès, à des
exhortations paternelles. « Un mot d’obéissance au
roi, disait-il, ne sera pas
un si grand péché. Les autres criminels me demandent
la vie; maintenant, au
contraire, c’est moi qui vous demande de vouloir
vivre. » Nos confesseurs
répondirent à ses sollicitations avec respect et
fermeté. Profitant des bonnes
dispositions où il le voyait, Augustin Ni le supplia
de lui rendre ses deux
enfants, et surtout sa fille, trop exposée seule
dans la prison des voleurs. «
J’y consens, dit aussitôt le juge; je renvoie même
ta femme et tes enfants sans
qu’ils apostasieut, mais à condition que tu
abjureras. — Je ne le puis,
répondit le fervent confesseur. » Et il fut de
nouveau condamné à mort. Il
avait alors cinquanter-trois ans.
« Avec lui furent jugés
dignes de la même peine : Damien Nam, âgé de
trente-huit ans, parce qu’il avait
recelé l’ornement et la mitre ; Pierre Kouen, âgé de
trente-cinq ans, pour
avoir coulé et vendu des croix et des médailles ;
Lucie Pak, âgée de trenteneuf
ans, parce qu’étant vestale gardienne de la tablette
du roi défunt, elle avait
quitté la cour ; l’épouse de François T’ai, Anne
Pak, âgée de cinquante-sept
ans, parce que, malgré l’exemple de son mari et de
son fils, elle s’obstinait à
refuser l’apostasie. Ces cinq personnes furent de
nouveau condamnées au dernier
supplice, ainsi que quatre autres chrétiennes dont
la sentence avait été portée
trois ans auparavant, avec sursis, et qui depuis
lors languissaient dans les
prisons. C’étaient Agathe Ni, veuve, soeur de
Ho-ieng-i ; Madeleine Kim, veuve,
soeur de Po-ki ; Barbe Han, veuve, mère de
Sioun-kir-i, et Agathe Kim, veuve.
Madc- — 151 — leine avait
soixante-six ans, Barbe quarante-huit ans, Agathe Ni
cinquante-six ans, et Agathe Kim cinquante-trois
ans.
« Après trois jours de
débats au sein du conseil royal, l’arrêt fut enfin
confirmé. Damien Nam, en l’apprenant,
écrivit aussitôt à sa femme prisonnière : « Ce monde
n’est qu’une hôtellerie,
notre véritable patrie est le ciel. Mourez pour
Dieu, et j’espère vous
rencontrer au séjour de la gloire éternelle. » Le
vendredi 24 mai, à trois
heures après midi, heure où notre divin Sauveur
expira sur la croix, ces neuf
victimes consommèrent leur glorieux sacrifice, hors
de la porte de l’ouest.
Leurs corps restèrent, selon la loi, exposés pendant
trois jours au lieu même
de l’exécution.
« Le lundi 27, de grand
matin, je parvins à les faire enlever, non sans
quelque difficulté. On les
enterra ensemble, dans un petit terrain acheté
uniquement pour leur servir de
sépulture. J’aurais voulu, comme dans notre noble et
heureuse Europe, les
revêtir d’étoffes précieuses et les embaumer avec de
riches parfums ; mais,
outre la raison de notre pauvreté, c’eût été trop
exposer le chrétien qui se
serait dévoué à cette sainte oeuvre. On se contenta
donc d’habiller chacun
selon son sexe, puis les corps furent liés et
enveloppés dans des nattes. Voilà
pour nous de nombreux protecteurs dans le ciel, et
des reliques toutes
nationales, si jamais la religion chrétienne devient
florissante en Corée,
comme j’en ai l’espérance.
« Je dois mentionner
ici quelques autres confesseurs qui moururent dans
les prisons, à cette même
époque, et dont la fin, moins glorieuse peut-être à
nos yeux, ne fut pas moins
.précieuse devant Dieu.
« Joseph Tsiang
Sieng-tsip-i, d’une honnête famille de la capitale,
après s’être montré quelque
temps catéchumène fervent, avait été assailli de
doutes sur la foi et, cédant à
la tentation, avait abandonné la religion, repris
les idées du siècle, et ne
songeait plus qu’à faire fortune et à jouir de la
vie. Après bien des tentatives,
quelques amis chrétiens parvinrent à dissiper ses
doutes et, la grâce de Dieu
aidant, il se convertit tout à fait. Pour mieux
échapper aux séductions du
monde, il rompit absolument tout rapport avec les
païens, s’emprisonna dans sa
maison dont il ferma la porte et, sans s’inquiéter
de la faim ni du froid, s’appliqua
uniquement à la prière età l’étude. Ses parents,
peinés de le voir ainsi
souffrir, lui disaient : « Quand vous sortiriez un
peu pour vaquer au soutien
de votre existence, quel mal y aurait-il? » Il leur
répondit : « Tous mes
péchés passés sont venus du désir que j’avais de me
mettre dans une position
aisée ; il me vaut mieux — 152 — geler de froid et
souffrir de la faim, que de m’exposer à pécher
encore de
la même manière. D’ailleurs, en supportant bien les
souffrances passagères de
ce monde, je pourrai, après la mort, jouir dans le
ciel d’un bonheur éternel. »
Il reçut lés sacrements de baptême et de
confirmation en avril 1838. Dès le
commencement de la persécution, il apprit avec
bonheur la constance que tant de
chrétiens montraient dans les tourments, et,
enflammé d’un saint, désir du
martyre, il résolut de se livrer lui-même ; son
parrain l’en dissuada. Quelques
jours après, il fut dénoncé et arrêté. Comme il
était à peine remis d’une
maladie grave, on voulait le faire porter en chaise,
il s’y refusa et suivit
les satellites à pied. Alors ses voisins et amis
païens vinrent sur la route
lui faire leurs condoléances, et l’engager à se
délivrer par l’apostasie. Les
satellites le pressaient aussi ; mais Joseph,
quoique souffrant, se mit à leur
annoncer les vérités de la religion et à montrer
qu’il ne faut pas, par amour
de cette courte vie, compromettre la seule affaire
importante de l’éternité.
Une demi-journée se passa ainsi. A la fin, voyant sa
fermeté, on le conduisit à
la prison des voleurs. Le matin au point du jour,
Joseph, étonné qu’on ne le
fit pas appeler, cria à plusieurs reprises d’une
voix forte : « Après avoir
pris un homme digne de mort, le laisse-t-on de côté
sans lui faire subir aucun
supplice?» Un mandarin qui l’entendit demanda ce que
voulait cet homme. Les
valets répondirent que c’était un malade dans le
délire de la fièvre, et ordre
fut donné de le renfermer, malgré ses réclamations.
Peu de temps après, cité au
tribunal du grand juge criminel, il y expliqua la
doctrine chrétienne et
supporta courageusement les supplices. Toutes les
ruses et toutes les violences
des bourreaux furent inutiles, et le 14 de la
quatrième lune, 26 mai, ayant été
battu de vingt-cinq coups de la planche à voleurs,
il expira en prison à l’âge
de cinquante-quatre ans. Avec lui, et de la même
manière, mourut un autre
chrétien, riche fabricant de soieries, dont le corps
fui brisé par d’horribles
tortures (1).
« Le lendemain 27, dans
la même prison, une jeune vierge consommait aussi
son sacrifice. C’était Barbe
Ni, nièce de Madeleine Ni de Pong-t’sien. Arrêtée
dès la deuxième lune, elle
avait montré dans les supplices un courage au-dessus
de son âge et de son sexe.
Lorsqu’elle fut transférée au tribunal des crimes,
le (1) « J’ai
inutilement cherché le nom de cet autre chrétien
dont parle Mgr
Imbert. Personne n’a pu me donner de renseignements.
» — Note de Mgr Davetuy. — 153 — ministre la tenta par
toutes sortes de caresses et de ruses, sans pouvoir
obtenir d’elle un mot ou un signe de faiblesse, et
touché de compassion, il la
renvoya à la prison des voleurs, comme trop jeune
pour être jugée au criminel.
C’est là qu’après avoir beaucoup souffert de la faim
et de la soif, elle fut
prise de la peste courante, et en quelques jours
s’éteignit paisiblement. Elle
avait à peine quatorze ans. Cette peste, qui vint
alors aggraver cruellement
les souffrances des chrétiens prisonniers, était une
espèce de fièvre putride,
causée par la réunion d’un grand nombre de personnes
dans un local trop étroit,
par l’infection des cachots et la malpropreté
horrible qu’on y laissait
continuellement régner. « Deux pauvres veuves en
moururent également. L’une
était Barbe Kim, plus connue sous le nom de Barbe,
mère de T’sintsiou. Née en
province de parents fort pauvres, elle ne put
pratiquer librement la religion
qu’à l’âge de treize ans, qu’elle entra comme
servante chez un riche chrétien
de la capitale. Elle désirait garder la virginité;
mais, sur l’ordre de ses
parents, elle consentit enfin à se marier. Devenue
veuve quelque temps avant la
persécution, elle s’était adonnée à la prière et aux
bonnes oeuvres avec plus
de zèle que jamais, lorsqu’elle fut prise, à la
deuxième lune, traînée
successivement au tribunal des voleurs et au
tribunal des crimes, où elle fut
si cruellement maltraitée que ses membres brisés ne
purent se guérir. Après
avoir enduré pendant plus de deux mois la faim, la
soif et la maladie, elle
mourut de la peste, à l’âge de trente-cinq ans.
« L’autre, qui succomba
deux ou trois jours plus tard, se nommait Agathe
Tsieng, grand’mère de
Tsiou-tsin-i. Elle avait longtemps pratiqué la
religion, malgré la violente
opposition de son mari païen. Son mari et ses deux
fils étant morts vers l’année
1820, elle resta dans une extrême pauvreté, avec ses
deux belles-filles et ses
petits-enfants tous chrétiens, et dut, à l’âge de
plus de soixante ans, mendier
de porte en porte sa nourriture. Pendant de longues
années, elle ne cessa d’édifier
la chrétienté par sa merveilleuse résignation ; elle
n’avait à la bouche que
des paroles d’actions de grâces envers Dieu pour ses
bienfaits, et
particulièrement pour la pénible position où il
permettait qu’elle fût réduite.
Agathe avait plus de soixante-quinze ans, quand elle
reçut pour la première
fois les sacrements. Arrêtée à la troisième lune,
elle fut conduite d’abord au
tribunal des voleurs, où, malgré son grand âge, on
lui fit subir la question.
Ni les tortures, ni les menaces, ni les douces
paroles n’ayant ébranlé sa
constance, elle fut transférée au tribunal des
crimes, où elle souffrit
beaucoup de la — 154 - faim et de la soif.
Là, elle tomba malade de la peste, et ses forces
étant
épuisées par l’âge et les souffrances, elle mourut
dans la confession de sa
foi, en prononçant les saints noms de Jésus et de
Marie. Elle avait alors
soixante-dix-neuf ans. »
Le conseil de régence,
en confirmant la sentence des neuf martyrs, avait,
dans la même séance, décidé
l’exécution immédiate des condamnés qui, dans les
prisons de Tai-kou et de
Tsien-tsiou, attendaient depuis treize ans la mort ;
l’ordre en fut expédié
sur-le-champ. Quittons un instant la capitale pour
assister à leur glorieux
triomphe.
A Tai-kou, chef-lieu de
la province de Kieng-siang, il-n’y avait plus que
trois confesseurs ; le quatrième,
Richard An Koun-sim-i, était mort de la dyssenterie
en 1835, la neuvième année
de son emprisonnement. Le jour même où le décret
royal arrivait à Taikou, André
Pak, par une espèce d’inspiration, dit à ses deux
compagnons de captivité : « L’heure
de notre mort est proche, préparons-nous plus que
jamais. » La nouvelle leur
fut bientôt notifiée officiellement, et tous trois,
heureux de recueillir enfin
le fruit de tant d’années de souffrances,
distribuèrent aux pauvres prisonniers
leurs habits et les différents objets à leur, usage.
Les prisonniers étaient
émus jusqu’aux larmes ; les geôliers eux-mêmes se
montraient vivement affligés.
Chacun voulait leur donner un peu de vin ou quelque
autre rafraîchissement en
signe d’adieu, et quand ils sortirent pour aller au
supplice, on entendit des
gémissements de toutes parts. Il semblait que chacun
perdait un parent ou un
ami. C’était le fruit des beaux exemples qu’ils
avaient donnés pendant treize
ans. Eux seuls étaient calmes et joyeux et, en
marchant, s’encourageaient au
martyre. On leur trancha la tête le 14 de la
quatrième lune, 26 mai 1839. André
Pak avait quarante-huit ans, André Ni
soixante-quatre ans et André Kim
quarante-six. ans. Chose inouïe, les satellites
recueillirent eux-mêmes leurs
corps et les firent ensevelir et enterrer
convenablement, tant nos confesseurs
avaient su se concilier l’estime et l’affection de
tous ceux qui les
approchaient. Ces trois André, si longtemps fidèles
à suivre les traces de leur
saint patron, sont restés en grande et particulière
vénération parmi les
chrétiens du pays.
A Tsien-tsiou,
chef-lieu de la province de Tsien-la, cinq autres
confesseurs attendaient la
bonne nouvelle de la véritable délivrance. Aussitôt
qu’ils l’eurent reçue, ils
laissèrent éclater leur joie, et répandirent leur
âme devant Dieu en ferventes
actions de grâces. Pierre Sim, seul, sentait dans
son coeur un mouvement — 155 — de regret et
d’attache à la vie; mais sa foi courageuse n’en
parut qu’avec
plus d’éclat. Paul Tsieng, se défiant de sa propre
faiblesse, pria les geôliers
de ne pas laisser venir, ce jour-là, sa femme et ses
enfants. Pendant qu’ils se
rendaient au lieu de l’exécution, les enfants de Job
Ni suivaient leur père en
pleurant. Il leur dit d’un ton joyeux : « Pendant de
longues années, j’ai langui
dans ce cachot; aujourd’hui enfin je pars pour le
ciel. Pourquoi pleurez-vous ?
Réjouissez-vous au contraire de mon bonheur.
Rejouissez-vous de ce que votre
père meurt pour Jésus-Christ, et soyez toujours de
bons chrétiens. » Ils furent
décapités tous les cinq, au milieu d’une foule
immense rassemblée pour le
marché. C’était le 17 de la quatrième lune, 29 mai
1839. Pierre Ni Sieng-hoa
était âgé de cinquante-huit ans, Job Ni de
soixante-treize, Paul Tsieng T’ai-pong
de quarante-quatre, et Pierre Sin T’ai-po d’environ
soixante-dix. On ne sait
pas quel âge avait Pierre Kim T’ai-koan-i.
A ces exécutions
sanglantes succéda quelque calme. Il devait peu
durer. Le ministre des crimes
et son assesseur donnèrent leur démission, pour
obéir au cri de leur conscience
qui leur reprochait de massacrer ainsi des
innocents. Le successeur du ministre
fut Hong-mieng-tsiou, que plusieurs chrétiens
prétendent, encore aujourd’hui,
leur avoir été favorable au fond du coeur, mais qui
ne le laissa guère voir
dans sa conduite. L’assesseur fut remplacé par
Im-seng-kon, à qui nous devons
rendre cette justice qu’il ne manifesta contre la
religion aucune hostilité
personnelle. Nous le retrouverons plus tard, pendant
la persécution de 1846, où
il se montra si indulgent envers le P. André Kim,
qu’on le soupçonna d’être
chrétien en secret.
Le mois de juin se
passa sans incidents remarquables. Le peuple, excité
par les calomnies
officielles, demandait hautement la punition des
chrétiens ; les uns
proposaient de les renvoyer tous à la prison des
voleurs, afin que les geôliers
pussent sans tant de formalités les expédier à coups
de bâton ; d’autres
parlaient de les laisser périr dans les prisons, de
faim, de misère et de
maladie. Dans le conseil royal, les opinions étaient
partagées; on ne savait
quelle ligne de conduite adopter pour l’avenir, et,
en conséquence de ces
indécisions, les agents du gouvernement gardaient le
silence au sujet des
chrétiens. |