Histoire de l’Église de Corée


Par Charles Dallet 
Missionnaire apostolique de la Société des Missions-étrangères



DEUXIÈME PARTIE  (Index)

 

De l’érection de la Corée en Vicariat apostolique au martyre de Mgr Berneux et de ses confrères.  1831-1866.


LIVRE I

Depuis la nomination du premier Vicaire Apostolique de Corée, jusqu’à la persécution de 1839. 1831-1839

 

 

 

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CHAPITRE VI.

 

Mgr Imbert, second évêque de Capse.

 

               Laurent-Marie-Joseph Imbert naquit le 15 avril 1797, au domaine de Labori, dans un petit hameau nommé Calas, appartenant à la commune de Cabriès, à deux ou trois lieues d’Aix. Son père Louis Imbert et sa mère Suzanne Flopin étaient très-pauvres et ne pouvaient donner aucune instruction à leur enfant. A l’âge de huit ans, Laurent, ayant un jour trouvé un sou dans la rue, songea de suite à acheter un alphabet. Il pria son père de lui faire cette emplette, et, muni de son petit livre, alla trouver une bonne vieille sa voisine, pour lui demander le nom des lettres. Cette digne femme s’empresse de le satisfaire ; l’enfant écoute, répète, repasse ce qu’il a appris, retourne fréquemment chez sa maîtresse, et bientôt il sait lire. Puis son ambition croissant avec ses progrès, il saisit un morceau de charbon et copie sur les murs les lettres de son livre. Touchée de tant d’ardeur, la bonne maîtresse, que son élève ne pouvait payer qu’avec des remercîments, lui fait don d’une plume et d’un cahier sur lequel elle avait tracé les lettres de l’écriture cursive. C’est ainsi que Laurent apprit à lire et à écrire.

               M. Armand, curé de Cabriès, ravi des excellentes dispositions de cet enfant, le demanda à son père et voulut le garder à la cure. Il lui donna les premières leçons de grammaire française, et, après l’avoir éprouvé quelque temps, chercha à le faire entrer dans une maison d’éducation. La chose n’était pas facile. On était en 1808. Les établissements destinés à l’instruction chrétienne de la jeunesse étaient en petit nombre et manquaient de ressources. La pauvreté de Laurent ne lui permit pas d’entrer au petit séminaire. Heureusement pour lui, la ville d’Aix possédait alors quelques religieux, connus sous le nom de Frères de la retraite chrétienne, qui s’étaient voués à la prière et au service du prochain, à l’époque même où l’Assemblée constituante avait décrété l’abolition de tous les ordres religieux. Les bons frères venaient de rentrer en France après avoir fait dans l’exil un véritable noviciat de quinze ans, et l’archevêque d’Aix, Mgr de Cicé, leur avait donné une maison, placée sous le patronage de saint Joachim, pour y instruire la jeunesse. Laurent fut reçu gratuitement à Saint-Joachim : il devait payer seulement ses vêtements

 

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et ses fournitures. Hélas ! le père du jeune élève n’était pas même en état de suffire à cette petite dépense. Le bon curé de Cabriès fut obligé d’abord de venir à son aide, mais il n’eut pas longtemps à supporter cette charge.

               Laurent, plein de joie et de reconnaissance, s’appliquait à tous ses devoirs avec une incroyable activité. La prière, l’étude et le travail des mains remplissaient tous ses instants ; ses condisciples ne se souviennent pas qu’il ait joué une seule fois. Ayant vu les frères de la maison tordre du fil de fer pour confectionner des chapelets, il voulut faire comme eux. Il apprit donc à faire des chapelets et, dès lors, s’appliqua sans cesse à ce travail. Pendant les récréations, pendant ses moments libres, tout en apprenant sa grammaire et ses auteurs classiques, en allant au collège et en revenant à la maison, il avait toujours le fil de fer roulé autour du bras et les pinces à la main. Ces chapelets il les vendait, et du produit de cette vente il payait ses livres, ses cahiers, ses vêtements; et le surplus, car il savait trouver du surplus, il l’envoyait à son père, déjà avancé en âge et à peu près hors d’état de travailler. Ce n’était pas assez, il redoubla d’ardeur, il perfectionna son travail, il fit venir de Lyon du fil d’argent, de belles médailles, et se mit à fabriquer des chapelets de prix. Il envoya ses produits jusqu’à la foire de Beaucaire, et trouva ainsi le moyen d’assurer à son père une petite rente régulière de quinze francs par mois.

               Ce travail manuel n’empêchait pas le jeune Imbert de faire de bonnes études et d’être fidèle à tous ses exercices de piété. Ses humanités terminées, il obtint le grade de bachelier es lettres, et passa au grand séminaire d’Aix pour y faire sa théologie. Il avait déjà formé dans son coeur la résolution d’aller prêcher la foi aux infidèles, et la pensée des missions ne le quittait plus. Pour endurcir son corps aux fatigues de l’apostolat, il s’imposait diverses privations, s’exposait au froid et à la chaleur, et vivait dans une mortification continuelle. Il continuait toujours à faire des chapelets, car c’était l’unique moyen de se procurer l’entretien nécessaire et d’aider son vieux père. Lorsqu’il acheva ses études de théologie, Laurent n’avait pas encore l’âge requis pour le sous-diaconat. Il fut appelé dans une riche et honnête famille de Givors, pour servir de précepteur aux enfants de la maison. Il s’y fit aimer comme au séminaire, et dut y laisser un souvenir bien cher, car, toute sa vie, ses anciens élèves continuèrent de correspondre avec lui.

               Toutefois, la pensée des missions ne le quittait point. Cette voix mystérieuse et puissante, que l’on nomme la vocation, se laissait

 

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entendre dans son âme d’une manière de plus en plus distincte, et, après quelque temps, le jeune Imbert quitta Givors pour aller faire une retraite à la Trappe d’Aiguebelle, près de Montélimar. Là il consulta la volonté de Dieu, dans le silence et la prière et dans de longues conférences avec le saint abbé du monastère, à qui il se fit entièrement connaître. Ce vénérable directeur reconnut facilement l’appel de Dieu dans les désirs ardents du jeune lévite, et l’adressa lui-même au séminaire des Missions-Étrangères. M. Imbert y arriva le 8 octobre 1818 ; il n’avait pas encore vingt-deux ans. Il reçut le sous-diaconat le 27 mars 1819, et fut ordonné prêtre à la fin de la même année, le 18 décembre, avec dispense d’âge. Destiné à la mission du Su-tchuen, il quitta Paris le 20 mars 1820, et s’embarqua à Bordeaux le 1er mai suivant.

               Diverses circonstances rendirent son voyage extrêmement long. Retenu d’abord pendant plusieurs mois à l’île de la Réunion, puis au Bengale, il ne put arriver au séminaire de Poulo-Pinang que le 19 mars 1821. Le directeur des études de cet établissement, M. Mouton, venait de mourir, et le nouveau missionnaire dut le remplacer pendant quelques mois dans l’enseignement du latin et de la théologie. Le 2 décembre suivant, il partit pour Macao sur un navire anglais, qui n’arriva à destination que le 10 février 1822. La route directe du Su-tchuen, à travers la Chine, étant alors complètement fermée, après quelques jours de repos il s’embarqua pour la Cochinchine, où il resta cinq ou six mois. De là il passa au Tong-king où il fut forcé de demeurer pendant plus de deux ans, administrant les chrétiens avec un zèle infatigable, et cherchant toujours le moyen de pénétrer dans sa mission par la province chinoise du Yun-nan. Il y réussit enfin, avec l’aide de Dieu, et arriva auprès de Mgr Perrocheau, alors coadjuteur du Su-tchuen, en mars 1825 ; il y avait cinq ans qu’on l’attendait.

               M. Imbert resta plus de douze ans dans cette mission. Nous ne raconterons pas ici ses travaux pour administrer régulièrement d’immenses districts, sa patience dans les maladies et les persécutions, son zèle éclairé dans la fondation d’un séminaire à Mo-ping, sur les frontières du Thibet, les beaux exemples de vertu et de zèle qu’il ne cessa de donner. Tous ces détails édifiants appartiennent plutôt à l’histoire de l’Eglise de Chine. Arrivons de suite au vicaire apostolique de Corée.

               Quand fut reçue au Su-tchuen la lettre du séminaire des Missions-Étrangères, annonçant l’offre que la sacrée Congrégation

 

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faisait à la société de la mission de Corée, M. Imbert, non content, comme tous ses confrères, de plaider énergiquement pour qu’on acceptât la proposition, s’était offert à partir lui-même, si on le lui permettait. Aussi, dès que la mort de Mgr de Capse fut connue à Rome, on songea à M. Imbert pour le remplacer. MM. Maubant et Chastan l’indiquaient dans leurs lettres ; ses supérieurs le regardaient comme le plus propre, par sa vertu, ses talents et sa longue expérience de la langue et des moeurs chinoises, à occuper ce poste périlleux. En conséquence le Saint-Père lui fit expédier ses bulles. Laissons ici parler Mgr Fontana, évêque de Sinite, vicaire apostolique de la mission que quittait Mgr Imbert :

               « Notre mission a perdu un bon missionnaire dans la personne de Mgr Imbert que le souverain Pontife a nommé successeur de Mgr Bruguière, vicaire apostolique de Corée. Il reçut les brefs de son élection dans le mois d’avril, et, dans le même temps, par les lettres de M. Legrégeois, procureur des Missions-Étrangères à Macao, nous apprîmes la nouvelle certaine de la mort de Mgr Bruguière ; aussi, Mgr Imbert fut-il sacré évêque de Capse, selon l’ordonnance du bref apostolique. Son sacre a eu lieu le 14 mai, jour de la Pentecôte : M. Ponsot et M. Mariette ont tenu la place des deux évêques assistants, et j’ai fait la fonction d’évêque consécrateur... Son intention était de partir de suite pour aller, cette année, jusqu’aux confins de la Corée; mais à cause des grandes pluies, des grandes chaleurs et d’autres circonstances, il a dû différer son voyage d’environ trois mois. Il est parti d’ici le 17 août, accompagné de deux hommes de confiance : l’un est un catéchiste, qu’il avait coutume d’envoyer à la recherche des enfants infidèles pour les baptiser en danger de mort ; l’autre est un de ses écoliers âgé d’environ trente ans, qui avait déjà étudié un peu la théologie sous lui, et qui lui est très-affectionné.

               « L’intention de Mgr de Capse est de le faire entrer en Corée, s’il est possible, et de l’ordonner prêtre pour sa mission, ou de l’envoyer aux îles Liéou-kiéou. Si la destination de Mgr Imbert à la Corée doit nous faire plaisir, à cause de l’utilité qui en résultera pour cette pauvre mission, son départ d’ici a fait de la peine à tous. Il était aimé de tout le monde; il s’était rendu très-utile; il parle bien la langue de la Chine, et il connaît assez bien les caractères chinois. Il est d’un bon caractère, doux, affable, gai, courageux ; il a l’expérience du saint ministère, qu’il a exercé douze ans avec zèle et succès dans ce vicariat du

 

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Su-tchuen. Il est âgé seulement de quarante-deux ans, et il a beaucoup de facilité pour apprendre les langues étrangères. Sa santé n’est pas fort robuste, ce qui serait très-désirable pour supporter les fatigues des voyages et autres incommodités ; cependant, dans ces dernières années, il se porte beaucoup mieux qu’auparavant, et il est persuadé que Dieu lui a donné une force plus grande pour qu’il aille en Corée. La vie active et les voyages paraissent mieux convenir à sa santé, que la vie sédentaire et l’application à l’étude. Prions Dieu qu’il daigne le conduire sain et sauf dans sa nouvelle mission. »

               Mgr Imbert traversa heureusement toute la Chine, et vers la fin d’octobre arriva à Sivang, en Tartarie, où il séjourna quinze jours chez MM. les lazaristes français, dans la maison où, deux ans auparavant Mgr Bruguière et M. Maubant avaient reçu une si fraternelle hospitalité. La neige, qui tomba en abondance après la fête de la Toussaint, fit juger que le chemin du désert, qu’avaient suivi ses prédécesseurs, serait trop dangereux; et comme Sivang n’est qu’à quinze lieues au nord de la grande muraille, Mgr Imbert résolut de rentrer en Chine pour suivre la route impériale de Péking à Mouk-den, par laquelle d’ailleurs on abrégeait le voyage de trois ou quatre journées de marche.

               « J’avais, écrit-il, fait acheter, pour trente taëls, trois forts chevaux tartares, qui ne sont ni beaux, ni lestes, mais sûrs et supportant bien la fatigue. Montés de la sorte, nous partîmes le 13 novembre de grand matin. Vers trois heures de l’après-midi, nous franchîmes de nouveau la grande-muraille à un fort petit poste d’une route détournée où il n’y a que deux soldats ; et le soir nous couchâmes dans une ville chinoise, chez des chrétiens. Le 17, nous passâmes la seconde enceinte de la grande muraille par le défilé qui conduit à Péking. Dans ce défilé de cinq lieues de long, gorge affreuse et presque impraticable à cause des pierres dont elle est obstruée, se trouvent trois douanes de premier ordre. Pour éviter tout examen et toute contestation avec les officiers de ces postes, nous ne descendîmes pas de nos chevaux ; c’est le privilège des mandarins ou officiers publics. Nous avions des bonnets en peau de renard, comme en portent les officiers tartares ; ma barbe et ma prestance achevaient la parodie. Cet expédient nous réussit, et l’on se garda bien de nous interroger. Le 18 au soir, nous rejoignîmes la grande route impériale qui va à Mouk-den. Nous n’étions alors qu’à huit lieues nord-est de Péking. Vous dire la quantité de chameaux que nous rencontrâmes les trois derniers jours, serait

 

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impossible. Ils portaient des marchandises pour la Tartarie, et probablement pour la Russie. Les conducteurs, nous prenant pour des officiers tartares, nous saluaient gracieusement; et nous de leur répondre mon-kou, portez-vous bien, ou, bon voyage. Comme nous côtoyions les montagnes à la distance d’une lieue environ, nous avons vu de loin les monuments des sépultures des empereurs de la dynastie Mîng, et puis, de distance en distance, les caravansérails dans lesquels loge l’Empereur quand il va en Tartarie, ou visiter les sépulcres de ses ancêtres, car Sa Majesté Céleste aurait trop peur de loger dans la préfecture d’une ville, comme font les rois d’Europe. Le Fils du Ciel, lorsqu’il voyage, se repose dans ces palais isolés, en rase campagne, entouré de sa garde qui dresse ses tentes à l’en tour du pavillon impérial.

               « Le samedi 25, nous passâmes la douane de l’est au bord de la mer, à l’endroit où finit la grande muraille. Ce passage m’embarrassait et m’inquiétait beaucoup. Demeurer à cheval comme officier public n’était pas le cas, car tout mandarin, fût-ce même un vice-roi, est obligé de descendre et de faire à deux genoux plusieurs prostrations devant le chiffre de l’Empereur gravé sur la porte. Les gens du peuple sont exempts de cette cérémonie, mais ils doivent comparaître un à un devant l’officier du poste et ses deux assesseurs, et là, à genoux, répondre à leurs questions. Quoique parlant bien le chinois, j’ai l’accent d’un homme du Suichuen ; de plus, pour s’en tirer, il aurait fallu mentir à la chinoise, et surtout être à genoux devant ces gens-là : un Européen, un évêque ne saurait le faire. Je fis donc chercher un courageux contrebandier païen qui, pour dix francs, consentit à me conduire. A la faveur de la nuit, du froid et de la neige qui, tombant fort à propos, retenait douaniers et soldats dans leurs postes, autour de leur feu, il me mena, par des routes détournées, à un pan de rempart écroulé, et je m’arrêtai chez une famille chrétienne, à une lieue hors de la ville. Le lendemain, mes chevaux et effets, conduits par des chrétiens de la ville, passèrent aussi heureusement ; ces chrétiens étaient connus des douaniers et ne furent pas interrogés. Depuis notre sortie du défilé qui va à Péking, le 17, jusqu’à notre sortie de Chine par cette dernière douane appelée Chan-hay-kouan (douane de la montagne et de la mer), nous avons parcouru une plaine immense et extrêmement fertile. On me dit qu’elle s’étend jusqu’aux provinces du Chang-tong et du Ho-nan, et forme aussi plus de la moitié de la province de Péking que l’on nomme le Pé-tché-ly. Sortis de

 

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Chine, nous avons pendant cinq jours côtoyé les bords de la mer; ce n’étaient guère que des landes stériles, entrecoupées de quelques monticules par ci par là. Puis nous nous sommes éloignés des bords de la mer, et la plaine est devenue plus large et plus fertile, surtout aux environs de Mouk-den. Vous vous attendez peut-être à une description de cette antique et fameuse cité, sur laquelle l’empereur Kien-long a fait un poème épique, connu même en Europe ; mais je n’ai pas eu la curiosité d’en visiter les monuments, et ne suis pas même entré dans la ville. J’ai logé dans le faubourg, tout près de la porte de l’ouest, chez une famille chrétienne d’origine tartare. Je suis arrivé le 4 décembre, et je me propose de partir le 8, jour consacré à l’Immaculée Conception de notre bonne Mère... Nous ne sommes plus qu’à cinq journées de marche de la Corée, et dans quelques jours s’ouvrira la foire annuelle, à l’occasion du passage de l’ambassade coréenne qui va à Péking saluer l’empereur. »

               Les prévisions de Mgr Imbert ne furent point trompées. Il arriva à Pien-men, sur la frontière, le jeudi 16 décembre, et le soir du même jour les Coréens y arrivèrent de leur côté. Cinq chrétiens se trouvaient dans la troupe; trois d’entre eux devaient accompagner et introduire l’évêque, les deux autres suivre l’ambassade à Péking. Ils passèrent ensemble la journée du 17, dans une grande effusion de coeur, et la nuit suivante Mgr Imbert se mit en route. Il avait à courir les mêmes dangers qu’avaient déjà rencontrés MM. Maubant et Chastan ; grâce à la protection de Dieu, il y échappa par des moyens analogues. Il traversa le fleuve sur la glace, à la faveur des ténèbres, et se réfugia dans une misérable auberge où il contrefit le malade, pour échapper aux questions importunes. Treize jours après, il entrait dans la capitale. « Dieu soit béni ! écrivait-il alors, Dieu soit béni! Qu’importent mes fatigues? Je suis au milieu de mes enfants, el le bonheur que j’éprouve à les voir me fait oublier les peines qu’il m’a fallu endurer pour me réunir à eux. J’ai passé le premier jour de l’an 1838 sous le toit d’une famille chrétienne. Dès le soir de ce jour, M. Maubant, qui avait pressenti le moment de mon arrivée, est venu me rejoindre. Nous nous sommes embrassés comme des frères, et je ne sais si nous eussions solennisé le renouvellement de l’année par des voeux plus ardents et de plus doux sentiments de bonheur, en France et dans nos familles, qu’au centre de la Corée, chez un peuple étranger. » M. Chastan parcourait alors les provinces méridionales, et ce ne fut qu’au mois de mai qu’il put voir son évêque.

 

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               Après trois mois donnés à l’étude de la langue du pays, Mgr Imbert fut en état d’entendre les confessions. Plus de trois cents chrétiens se confessèrent à lui pour les fêtes de Pâques, et reçurent les sacrements de sa main. Au mois de mai, MM. Maubant et Chastan, ayant terminé la visite des chrétientés des provinces, vinrent l’aider pendant quelques semaines à prendre soin de celle de la capitale, qui comptait alors plus de mille néophytes. Au mois de novembre, les trois missionnaires ensemble avaient baptisé, depuis l’arrivée de Monseigneur, mille neuf cent quatrevingt-quatorze adultes. L’oeuvre du baptême des enfants infidèles en danger de mort, jusque-là peu connue en Corée, prenait aussi des développements ; on en fit sentir l’importance aux chrétiens, et surtout aux catéchistes. Dans les huit premiers mois, sur cent quatre- vingt-douze enfants païens ainsi baptisés, cent cinquante-quatre s’étaient déjà envolés au ciel.

               L’église de Corée, après ses longs désastres, reprenait donc une nouvelle vie ; la grâce de Dieu y devenait de plus en plus féconde, et le nombre des chrétiens augmentait rapidement. De moins de six mille qu’ils étaient à l’arrivée de M. Maubant, ils se trouvaient neuf mille à la fin de 1838.

               Ces résultats si consolants étaient obtenus au prix de travaux pénibles et continuels. « Je suis accablé de fatigue, écrivait Mgr Imbert, et je suis exposé à de grands périls. Chaque jour je me lève à deux heures et demie. A trois heures j’appelle les gens de la maison pour la prière, et à trois heures et demie commencent les fonctions de mon ministère, par l’administration du baptême s’il y a des catéchumènes, ou par la confirmation ; viennent ensuite la sainte messe, la communion, l’action de grâces. Les quinze à vingt personnes qui ont reçu les sacrements peuvent ainsi se retirer avant le jour; dans le courant de la journée, environ autant entrent, un à un, pour se confesser, et ne sortent que le lendemain matin après la communion. Je ne demeure que deux jours dans chaque maison où je réunis les chrétiens, et avant que le jour paraisse je passe dans une autre maison. Je souffre beaucoup de la faim, car après s’être levé à deux heures et demie, attendre jusqu’à midi un mauvais et faible dîner d’une nourriture peu substantielle, sous un climat froid et sec, n’est pas chose facile. Après le dîner je prends un peu de repos, puis je fais la classe de théologie à mes grands écoliers, ensuite j’entends encore quelques confessions jusqu’à la nuit. Je me couche à neuf heures sur la terre couverte d’une natte et d’un tapis de laine de Tartarie; en Corée il n’y a ni lits, ni matelas. J’ai toujours,

 

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avec un corps faible et maladif, mené une vie laborieuse et. fori occupée ; mais ici je pense être parvenu au superlatif et au nec plus ultra du travail. Vous pensez bien qu’avec une vie si pénible nous ne craignons guère le coup de sabre qui doit la terminer. Malgré tout cela, je me porte assez bien; ce pays sec et froid convient à mon tempérament.

               « Une grande consolation pour moi, c’est de penser que je célèbre chaque matin la première messe qui se dise ce jour-là dans l’univers (1), et que je porte ainsi aux âmes du purgatoire la bonne nouvelle des grâces et rafraîchissements qu’elles vont recevoir dans ce jour. Ab ortuenim solis usque ad oecasum, magnum est nomen meum in gentibus ; et in omni loco sanctiftcatur et offertur nomini meo oblatio munda. »

               Les deux compagnons de Mgr Imbert rivalisaient de zèle avec leur évêque, et avaient à supporter les mêmes fatigues. Mais ce qui pour les missionnaires était infiniment plus pénible que les travaux et les privations, c’était le danger continuel que l’état de persécution faisait courir à la foi de leurs néophytes. L’hostilité des ennemis de la religion, bien que contenue par la bonne volonté personnelle du premier régent, se manifestait par de fréquentes vexations, et il ne se passait pas de mois que l’on n’apprit l’arrestation de quelques chrétiens dans divers villages.

               Le jour même du vendredi saint 1838, cinq femmes qui s’étaient réunies pour prier furent saisies par les satellites, dans un des faubourgs de la capitale. C’étaient de pauvres veuves qui vivaient du travail de leurs mains. L’une eut le malheur d’apostasier et fut renvoyée de suite. Les quatre autres furent mises en prison, et pendant plus d’un mois eurent à souffrir, à plusieurs reprises, de cruelles tortures. Le mandarin, ne pouvant venir à bout de leur arracher une parole d’apostasie, les prit par ruse, et, leur ayant fait prononcer quelques mots ambigus, se hâta de les faire élargir pour s’en débarrasser; mais les satellites avaient pillé et détruit leurs pauvres chaumières, et elles furent réduites à la mendicité.

 

(1) Ceci s’explique par la position géographique de la Corée. Ce royaume, étant situé à l’extrémité la plus orientale de notre continent, voit le soleil se lever environ huit heures vingt minutes plutôt que nous ne le voyons en France. Ainsi, lorsqu’il est ici pour nous huit heures du soir, pour les missionnaires de Corée il est plus de quatre heures du malin du jour suivant, et ils sont déjà à l’autel célébrant les saints mystères. Depuis que nos confrères ont repris, au nom de Jésus-Christ, possession des îles du Japon, c’est à eux qu’a passé le privilège de dire chaque jour la première messe du monde entier.

 

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               Au mois d’août, une crise assez violente bouleversa une bourgade chrétienne dans le sud de la presqu’île. Près de quarante chrétiens ayant été arrêtés, les autres prirent la fuite et abandonnèrent leurs récoltes. Le mandarin, embarrassé des proportions inattendues que prenait cette affaire, se repentit de l’ordre imprudent qu’il avait donné, et relâcha presque tous ses prisonniers. Mais l’intendant de la province, ayant eu connaissance de cette escapade, qui avait obligé plus de cent habitants d’émigrer dans une autre province, appela devant son propre tribunal, et le mandarin, et les satellites, et les six ou sept chrétiens qui avaient été maintenus en prison. Le dénonciateur fut exilé, le mandarin s’en tira avec une somme assez ronde, ce qui n’empêcha pas les chrétiens d’avoir à choisir entre la prison ou l’apostasie. Il paraît malheureusement qu’ils eurent la faiblesse de prendre ce dernier parti.

               Au mois d’octobre 1838, le nommé Paul Tsieng, habitant à In-tsin, détruisit les tablettes de ses ancêtres afin de pratiquer la religion chrétienne. Nous avons déjà vu qu’en Corée, comme en Chine, les païens attachent à ces tablettes une importance inouïe. Les négliger et surtout les détruire, c’est, à leurs yeux, attaquer les principes fondamentaux de la morale, les bases mêmes de la société. Aussi la rumeur fut grande dans les environs, et pour accomplir encore une fois les prédictions de notre divin Maître, la famille du nouveau chrétien fut la première à s’insurger, et sur le refus de Paul de réparer ce qu’ils appelaient son sacrilège, ses propres parents le dénoncèrent au mandarin Ni Hieng-ouen-i. Paul échappa par la fuite, mais cette affaire fit disperser plus de cinquante chrétiens, et une douzaine furent arrêtés et jetés en prison. Pierre Ni Ouen-meng-i était celui de ces derniers sur lequel on comptait davantage pour retrouver le principal coupable, et sur lui semblait devoir retomber toute la responsabilité. Il fut donc conduit à la capitale par les satellites, mais arrivé au passage du fleuve, il tomba dans l’eau et y périt, soit qu’il y eût été jeté par les gardes, soit qu’effrayé des tourments auxquels il allait être soumis, il se fût lui-même précipité dans les eaux. Il ne restait aucun autre prisonnier important, et le mandarin ne voulant pas, sans doute, pousser les choses à l’extrémité, et craignant peut-être de se compromettre, ne leur demanda même pas d’apostasier. Ils furent relâchés quelque temps après, sous caution, avec ordre de ne pas s’éloigner de chez eux et de se présenter à la première injonction qui leur serait faite.

               Une consolation qu’eurent alors les missionnaires et les

 

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chrétiens fidèles fut la mort édifiante de Pierre Ni Ho-ieng-i que nous avons vu confesser courageusement sa foi en 1836. Déposé à la prison après sa condamnation à mort, il continuait à purifier son âme par les souffrances inséparables de sa pénible position. Il ne paraît pas qu’il ait eu d’autres tortures à endurer : mais, outre le supplice de pourrir dans ces cachots infects, on sait combien de privations et d’avanies y subissent habiluellement les prisonniers, surtout quand, par leur titre de chrétiens, ils sont placés au-dessous des voleurs et des assassins. Pierre ne se laissa pas abattre : à défaut de consolations extérieures, il avait celles de la grâce divine. Comme saint Paul, il savait à qui il avait cru, scio qui credidi, et non content de supporter avec résignation les souffrances et les maladies, il jeûnait presque continuellement. Sa droiture, sa douceur, son affabilité lui avaient concilié le coeur des geôliers; et il parvint par ses constantes exhortations à convertir et à préparer au baptême un des vieux prisonniers enfermés avec lui. Il se consolait aussi avec sa soeur Agathe, toujours ferme et inébranlable, et ils se promettaient d’être martyrs le même jour. Mais à la fin, ses forces étant complètement épuisées, il comprit que la mort approchait. « J’avais toujours désiré, disait-il en soupirant, mourir sous le glaive, mais tout arrive par l’ordre de Dieu ; que sa volonté soit faite! » Après quatre ans de prison, il rendit paisiblement son âme à son Créateur, le 8 de la dixième lune de mon-sioul (1838), à l’âge de trente-six ans.

               Vers la fin de l’année, Mgr Imbert alla à Sou-ri-san, à cinquante lys (cinq lieues) de la capitale, pour célébrerles fêtes de Noël avec les chrétiens et leur administrer les sacrements. Ce jour-là même, on ne sait pourquoi, les satellites envahirent brusquement la demeure d’une famille chrétienne de ce village, à quelques pas de la cachette de l’évoque, en fouillèrent tous les coins et recoins, s’emparèrent de quelques livres de religion, et firent prisonniers les gens de la maison pour les livrer au mandarin. Heureusement, un païen du voisinage, ami de cette famille, accourut au bruit, entra en composition avec les satellites et fit relâcher les chrétiens, au prix d’une rançon d’environ cent francs. Les livres et objets de religion saisis furent brûlés d’un commun consentement, et les gens du mandarin se retirèrent sans se douter de l’importante capture qu’ils venaient de manquer.

               Malgré toutes les difficultés que le démon ne cessait ainsi de leur susciter, l’évêque et ses confrères travaillaient avec courage et persévérance. Du 20 décembre 1838 jusqu’au 30 janvier suivant, Mgr Imbert visita les chrétientés de la campagne les plus

 

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rapprochées de la capitale. M. Maubant était alors dans la province voisine, et M. Chastan dans les chrétientés du sud. Un de leurs plus grands embarras était la conduite à tenir envers un certain nombre de chrétiens apostats, infortunés qu’on ne devait pas repousser par trop de rigueur, et à qui cependant il fallait, dans leur propre intérêt et dans celui des autres chrétiens, faire sentir la gravité de leur faute. De plus, la famine sévissait cruellement dans tout le pays, et beaucoup de gens mouraient de faim, quoique le roi eût fait ouvrir les greniers publics pour distribuer un peu de riz aux plus nécessiteux. On pense bien qu’en de telles circonstances, les satellites affamés saisissaient avec joie tous les prétextes et toutes les occasions de persécuter les chrétiens un peu riches, afin de les piller impunément.

               Secourir toutes ces misères, consoler toutes ces souffrances, ranimer les courages défaillants, réchauffer dans les âmes la foi, l’espérance, la charité, telle était l’oeuvre des missionnaires ; et comme si les besoins de la Corée ne suffisaient pas à leur zèle, ils ne perdaient point de vue les îles japonaises de Liéou-kiéou, dont le Saint-Siège avait chargé le vicaire apostolique de la Corée. Mgr Imbert y envoya son fervent catéchiste du Sutchuen. De son côté, M. Chastan expédiait un autre catéchiste aux Japonais en station à Fusan-kaï, pour tâcher de s’insinuer dans leur esprit, d’en amener, si c’était possible, quelques-uns à la foi, et surtout pour apprendre d’eux s’il y avait encore, malgré deux siècles de persécution, quelques chrétiens dans leur pays.

               La formation d’un clergé indigène était, on le comprend facilement, la principale préoccupation des missionnaires, et les périls dont ils étaient environnés en démontraient l’urgente nécessité. M. Maubant avait, nous l’avons dit, fait un premier pas, à la fin de 1836, en envoyant en Chine trois élèves coréens. Ces jeunes gens, après un voyage de huit mois à travers le Léao-tong, la Tartarie et la Chine, étaient arrivés à Macao, remplis de zèle et de bonne volonté. Ils demeurèrent à la procure des Missions-Étrangères et y commencèrent leurs études. Leurs progrès dans la piété, dans la connaissance de la religion et dans la langue latine, étaient très-satisfaisants et donnaient les plus belles espérances, quand Dieu, dont les desseins sont impénétrables, enleva celui qui, par ses talents, par la vivacité de sa foi, promettait le plus pour l’avenir. En 1838, François-Xavier Tseng mourut inopinément de la fièvre. Né à Hong-tsiou, d’une famille noble, autrefois honorée de fonctions publiques, ; mais réduite à la misère par les persécutions, il avait été désigné

 

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à M. Maubant, par les chrétiens, comme l’un des plus dignes du sacerdoce. Ce bon jeune homme vit approcher la mort sans terreur ; il demanda les sacrements aux premières approches du danger, les reçut avec un recueillement profond, et mourut en pressant le crucifix sur ses lèvres et en répétant : Jesu bone ! bone Deus !

               A cette époque, Mgr Imbert préparait trois autres élèves qu’il cornptait envoyer à la fin de 1839. Mais, comme il l’écrivait lui-même, « les trois enfants que M. Maubant a fait partir, et trois autres que j’espère envoyer moi-même, sont une espérance trop éloignée. A l’exemple de Mgr de Béryte au Tong-king, et de tous nos premiers vicaires apostoliques, j’ai fait, dès mon arrivée ici, chercher des sujets d’un âge mûr, et propres au sacerdoce. Le Seigneur m’a fait la grâce de trouver d’abord notre courrier de Péking, âgé de quarante-deux ans, qui a toujours gardé le célibat et a été notre introducteur à tous en Corée. C’est le fils du glorieux martyr Augustin, qui, dans la persécution de 1801, voulut être décapité les yeux tournés vers le ciel.. Je compte aussi sur un veuf, âgé de trente-deux ans, et sur deux autres jeunes gens. Tout en apprenant moi-même la langue coréenne, je me suis imposé le devoir de leur faire deux classes par jour. Cet été, ils ont appris à lire passablement le latin, et j’ai déjà mis les deux premiers à l’étude de la théologie, traduite en chinois par M. Hamel, du Sutchuen ; de sorte que j’espère, dans trois ans, pouvoir faire une ordination. Que le Seigneur daigne nous accorder la paix ! »

               Mais les desseins de Dieu ne sont pas les desseins de l’homme, et ses voies ne sont pas nos voies. Ces belles espérances devaient être cruellement déçues. Quelques mois après la date de cette lettre, Mgr Imbert et ses deux confrères marchaient ensemble an martyre, et l’Église de Corée se trouvait de nouveau sans pasteur!