DEUXIÈME
PARTIE (Index)
Depuis
la nomination du premier Vicaire Apostolique de Corée,
jusqu’à la persécution de 1839. 1831-1839
— 99
— CHAPITRE
V. Entrée
de M. Chastan. — État de la Chrétienté.
Dieu, dans son amour, mesure à ses serviteurs
les peines et les joies; il envoya bientôt à M.
Maubant une consolation qui lui fit oublier sa
tristesse. Les mêmes courriers qui, à la fin de 1836,
reconduisirent à la frontière le prêtre prévaricateur,
emmenèrent trois jeunes Coréens, en qui le
missionnaire avait cru discerner de bonnes
dispositions pour l’état ecclésiastique, et qu’il
envoyait à ses confrères de Macao pour qu’on leur fît
faire leurs études, soit à Macao même, soit au collège
de Poulo-Pinang. Ces courriers rencontrèrent à
Pien-men, et ramenèrent à la capitale un autre
missionnaire qui, depuis longtemps en route pour la
Corée, les attendait avec anxiété. C’était M. Chastan,
dont il a déjà été plusieurs fois question dans ce
récit. Donnons ici, sur les premières années de ce
nouveau soldat de Jésus-Christ, d’édifiants détails
transmis par un saint prélat, Mgr Jordany, évêque de
Fréjus, qui l’a tout particulièrement connu.
« Jacques-Honoré Chastan naquit le 7 octobre
1803, à Marcoux, petit village des environs de Digne.
Son père se nommait André-Sébastien Chastan et sa mère
Marie-Anne Rougon. C’était une honnête famille
d’agriculteurs qui vivait du produit d’un petit
domaine qu’elle cultivait. Le jeune Chastan avait
commencé par garder le troupeau de son père ; mais
ayant manifesté de bonne heure le désir de
s’instruire, il fut envoyé à l’école, vers l’âge de
dix ans. Quatre ans après, il alla dans un village
voisin recevoir les premiers éléments de la langue
latine. La piété qu’il avait puisée dans le sein de sa
famille, distinguée, dans la contrée, par ses moeurs
patriarcales, se montra dès lors par son assiduité à
tous les exercices de la paroisse, son éloignement des
compagnies dangereuses, sa réserve dans le maintien et
les paroles, la délicatesse de sa conscience quand il
était exposé à commettre quelque faute. Un jeune
séminariste le trouva un jour lisant un roman (à peine
avait-il alors douze ou treize ans) ; il lui fit
observer que c’était un mauvais livre aussi nuisible à
l’esprit qu’au coeur, aussitôt le pieux enfant jeta le
roman au feu, quoiqu’il ne lui appartînt pas.
« A quinze ans, il fut placé à Digne pour y
suivre les classes du collège. Là il ne se fit
remarquer que par son extrême timidité, sa douceur, sa
constante application à l’étude et la vie régulière
d’un écolier vertueux. Ses talents étaient très- — 100
— médiocres
; aussi ses progrès ne répondirent-ils ni à ses
efforts, ni au temps qu’il consacra à ses études
classiques. À défaut d’esprit naturel, le Seigneur lui
avait donné un grand esprit de foi, une âme généreuse,
un sens droit qui lui procurèrent plus tard soit au
séminaire, soit dans la carrière évangélique, des
succès tout à fait inattendus et qu’on aurait presque
regardés comme impossibles. Jusque-là rien en lui
n’avait fait pressentir l’héroïque résolution qu’il
prit dans la suite. Il a avoué cependant que, dès cet
âge, le Seigneur avait mis dans son âme le désir de la
vie apostolique. Ce désir s’était formé dans son coeur
par l’exemple d’un saint prêtre qui, après avoir
administré pendant quelques années la paroisse de
Marcoux, au retour de l’émigration, était parti pour
les missions de la Chine, en 1805. Ce prêtre était Mgr
Audemar, mort évêque d’Adran. M. Chastan n’avait pu le
connaître, mais il avait souvent entendu parler de lui
dans sa famille ; il avait sans doute entendu lire ses
lettres, et son coeur avait tressailli du désir de
suivre un si bel exemple.
« En 1820, il quitta Digne pour aller continuer
ses études au collège d’Embrun, où il fit sa seconde
et sa rhétorique. C’est pendant son séjour à Embrun
qu’il embrassa l’état ecclésiastique. L’habit qu’il
porta dès lors lui faisant une loi d’une vie plus
fervente, il s’approcha plus fréquemment des
sacrements. Peu à peu il prit le goût de l’oraison
mentale, il contracta l’habitude de la sainte présence
de Dieu et bientôt des paroles de foi et d’amour,
échappées de son âme, révélèrent pour la première fois
à ses amis sa pensée de se consacrer aux missions
étrangères. On lisait un jour au réfectoire la vie de
saint François Xavier. Cette lecture fit sur lui la
plus vive impression, il en fut ému jusqu’aux larmes
et son coeur fut dès lors comme dans l’angoisse, à la
pensée des besoins spirituels des pauvres peuples
infidèles. Peu de temps après, allant en promenade
avec la communauté, il avait porté un volume des Lettres
édifiantes et curieuses; un de ses condisciples
voulut voir ce livre : « Tiens, lui dit-il avec un
saint-transport, regarde, mon cher ami, voilà des
nations assises dans les ombres de la mort. La lumière
de l’Evangile ne les éclaire point. Les enfants sont
abandonnés. Le père égorge son fils, et la mère sa
fille. Ils ont des ongles plus cruels que les serres
des vautours, lesquels prennent soin de leurs petits.
Conduit par la main du Seigneur, j’irai chercher les
brebis égarées et les plus abandonnées de toutes. En
Europe, surtout en France, les prêtres ne . manquent
pas. Celui qui veut être baptisé le sera ; celui qui
veut connaître l’Evangile, le connaîtra ; le vigilant
pasteur saura con- — 101
— duire
sa brebis affamée au gras pâturage de la divine
Eucharistie. Moi j’irai baptiser les enfants
infidèles; ces innocentes victimes, j’irai me
sacrifier pour eux, puisque le bon Pasteur s’est
sacrifié pour nous. Quand je ne ferais que baptiser,
je ferais plus de bien que si je restais en France. »
Ces paroles ne parurent alors à son ami qu’un élan
d’enthousiasme irréfléchi ; mais il ne tarda pas à se
convaincre qu’elles étaient l’expression d’une volonté
énergique et parfaitement déterminée.
« A la fin de 1822, le jeune Chastan revint à
Digne pour y suivre le cours de philosophie qu’on
faisait au collège. Il y édifia chaque jour
ses condisciples par son angélique piété; il se fit
aimer d’eux par son heureux caractère naturellement
enjoué ; mais il ne leur fit rien connaître du projet
qu’il continuait de nourrir au fond de son coeur pour
les missions les plus périlleuses. Il entra au
séminaire l’année.suivante. Là, ne pouvant contenir
les désirs brûlants qui dévoraient son âme, il en
parlait sans cesse à ses amis, et les exhortait à le
suivre avec une ardeur de foi vraiment surnaturelle.
On le voyait alors tout hors de lui, ne pouvant
exprimer que par des soupirs et des exclamations
enflammées les sentiments héroïques de son zèle. Dans
l’oraison il paraissait tantôt tout absorbé en Dieu,
tantôt tout rayonnant de bonheur, et comme illuminé
par les clartés intérieures dont le Seigneur
favorisait son âme. Dans ces moments il s’écriait avec
des transports d’amour : « Oh! que Dieu est grand!...
Mais aussi qu’il est humble !... Qu’il est beau le
fils de l’homme !... Combien il est aimable ! ô mon
Dieu, quand pourrai-je aller vous annoncer aux peuples
qui ne vous connaissent pas? » Puis il parlait de la
Corée comme du lieu où il était assuré que Dieu
l’appelait. C’est dans cette mission qu’il voulait,
disait-il, aller affronter les prisons et le glaive,
et il le disait avec la conviction que donne la
certitude de remplir un devoir.
« A la fin de son séminaire, il fit un
pèlerinage à Notre-Dame du Laus, sanctuaire vénéré qui
se trouve dans le diocèse de Gap. Arrivé en vue de la
chapelle, il se prosterna la face contre terre et
passa quelques moments dans cette posture pour
honorer, dit-il à ses compagnons de voyage, la terre
qui a été sanctifiée par la présence miraculeuse de
Marie et par les grâces innombrables l’épandues, par
son intercession, sur les pèlerins qui accourent de
toute la contrée des Alpes à cette délicieuse
solitude. « A
mesure qu’il approchait du sacerdoce, son zèle pour
les missions semblait s’accroître par les obstacles
mêmes qu’on lui opposait pour éprouver sa vocation.
Lui parlait-on des souffrances — 102
— qu’il
aurait à endurer, des sacrifices de toute espèce qu’il
faudrait faire, il répondait simplement que le
Seigneur, en l’appelant aux missions, lui donnerait le
courage de tout braver pour son amour : qu’après tout
il lui suffisait d’avoir un peu de pain et d’eau avec
quelques haillons pour se couvrir, et qu’il trouverait
toujours cela. Dans cette disposition, il alla se
jeter aux pieds de Mgr Miollis pour lui demander la
permission de partir au plus tôt pour le séminaire des
Missions-Étrangères. Le saint prélat, craignant sans
doute que ce ne fût qu’un aveugle mouvement de zèle,
lui refusa cette permission. Le jeune diacre multiplia
ses visites et ses sollicitations au vénérable évêque
; il pria, il conjura, il insista, il supplia avec
tant de persévérance qu’il finit par obtenir
l’autorisation si désirée. Voici comment il annonçait
cette heureuse nouvelle à l’un de ses amis, le 11
décembre 1826: « Mon très-cher ami, prenez part à ma
joie, elle est aussi grande que celle d’un homme qui,
dans un instant, se verrait délivré du poids des
chaînes sous lesquelles il croyait devoir gémir
longtemps encoré. Je me puis m’empêcher d’en bénir la
divine Providence et d’inviter mes bons amis à la
bénir avec, moi de ce qu’elle a daigné exaucer mes
voeux. Oui, cher ami, les jours de mon exil sont
abrégé. Mon départ est fixé au 29 de ce mois. Je serai
ordonné le samedi avant Noël, et le vendredi suivant
j’embrasserai mes parents pour la dernière fois... »
« M. Chastan fut en effet ordonné prêtre ce
jour-là et, le jour de saint Etienne, il alla dire sa
seconde messe à Marcoux. Il y prêcha le dimanche
suivant et, le 6 janvier, il fit ses adieux à sa
famille. Quoique prévenus de son projet, ses parents
ne s’attendaient pas à ce qu’il l’exécuterait sitôt,
et ils conservaient même l’espoir de l’y faire
renoncer. Mais quand il leur dit qu’il allait les
quitter pour se rendre à Paris, ils furent frappés
comme d’un coup de foudre. Après un moment de stupeur,
des cris déchirants se firent entendre : père, mère,
frères et soeurs, tous éclatèrent en sanglots comme
s’il avait rendu le dernier soupir. Il se jeta aux
pieds de sa mère pour lui demander sa bénédiction,
mais celle-ci le repoussa de la main en lui disant : «
Non, malheureux, je n’ai point de bénédiction à le
donner. Ingrat que tu es, est-ce ainsi que tu nous
payes de tous les sacrifices que nous avons faits pour
toi? Quoi ! tu veux nous abandonner, nous qui nous
sommes imposé tant de privations dans l’espoir de
trouver en toi la consolation de nos vieux jours ! Ah
! nous ne te laisserons pas partir; tu n’auras pas le
courage de nous plonger dans la désolation, de nous
précipiter dans le tombeau ! » — 103
—
« Cette scène douloureuse déchira le coeur du
jeune prêtre, mais elle n’ébranla pas son courage.
Voyant qu’il sollicitait en vain la bénédiction de sa
mère, il se leva brusquement et sortit. Alors cette
mère désolée se mit à sa poursuite, à travers les
champs, continuant de pousser des sanglots et des cris
: son fils l’entendit, retourna sur ses pas et vint
demander de nouveau la bénédiction maternelle. Vaincue
cette fois par une grâce toute-puissante, tremblant de
résister à la volonté de Dieu, la courageuse
chrétienne fit son sacrifice, et dit à celui qui
devait être la gloire et le bonheur de sa famille : «
Oui, mon enfant, puisque le bon Dieu le veut ainsi,
va, et que tous les saints anges du ciel
t’accompagnent. »
« M. Chastan, quoique inflexible dans sa
résolution, fortifié qu’il était par ces paroles de
l’Évangile : « Celui qui aime son père ou sa mère plus
que moi, n’est pas digne de moi, » n’en sentit pas
moins toute la puissance de l’affection filiale, et
combien il en coûte de briser des liens si intimes et
si forts. Aussi écrivait-il de Paris, le 22 mars de
l’année suivante : « Ce n’est pas peu de chose que de
s’arracher d’entre les bras d’une mère, d’un père, de
frères et de soeurs qu’on aime et que probablement on
ne doit plus revoir. Je l’ai éprouvé, et, si la grâce
ne m’eût soutenu, j’eusse infailliblement succombé. Ma
mère ne voulait pas me pardonner, et ce ne fut
qu’après que je l’en eus conjurée pendant longtemps et
que j’eus mêlé mes larmes aux siennes qu’elle se
résigna enfin à faire le sacrifice qui déchirait son
coeur. J’ai eu la consolation d’apprendre qu’ils sont
tous résignés au bon plaisir de Dieu, et qu’ils
s’estiment heureux d’avoir fait ce sacrifice. »
M. Chastan partit de Digne, immédiatement après
son retour de Marcoux, et se rendit à Paris, au
séminaire des Missions-Étrangères, où il arriva le 13
janvier 1827. Après quelques mois seulement d’épreuve,
il reçut sa destination le mois de mai suivant, et
alla s’embarquer à Bordeaux, avec quatre autres
missionnaires, dont trois des Missions-Étrangères qui
se rendaient en Cochinchine, et un franciscain italien
envoyé par la Propagande à la province du Chen-si. Le
voyage fut très-long et très-malheureux. Leur navire
ayant échoué sur un banc de sable, près de l’île de
Balabac, dont les habitants sont anthropophages,
subit, pendant trois jours que dura la tempête, de si
violentes secousses, qu’ils s’attendaient à chaque
minute à le voir se briser. Ils gagnèrent ensuite avec
beaucoup de peine les côtes de Cochinchine où ils
furent obligés de rester neuf mois, car le — 104
— navire
ne pouvait plus reprendre la mer. Enfin, le 10 juillet
1828, les missionnaires prirent passage sur un
vaisseau portugais, et arrivèrent à Macao le 19. De
son côté, le capitaine du navire français fréta une
jonque chinoise pour transporter à Macao les quelques
marchandises qui restaient, et partit trois jours
après pour la même destination ; mais lui et ses
hommes furent massacrés par l’équipage de la jonque, à
l’exception d’un novice qui se jeta à la mer, et gagna
en nageant une barque de pêcheur.
Lorsque M. Chastan, échappé à tous ces dangers,
arriva à la procure de Macao, on parlait beaucoup de
la mission de Corée que le Saint-Siège venait d’offrir
à la Société des Missions-Étrangères. M. Chastan, qui,
encore enfant, avait pensé que Dieu l’appelait en
Corée, ne pouvait pas être insensible en apprenant
cette nouvelle. Il écrivit dès lors au supérieur du
séminaire de Paris pour le prier de l’adjoindre aux
missionnaires qui seraient envoyés dans ce pays. «
Quelle âme tant soit peu sensible, lisons-nous dans
une de ses lettres à un de ses parents, regarderait
d’un oeil indifférent l’état de ces pauvres chrétiens?
Ayez la bonté, mon cher cousin, de dire à ces bons
séminaristes de ranimer leur courage et devenir
prendre part au gros lot. Il y va de la tête, je le
sais bien, mais il faut être diminué pour augmenter la
gloire de notre Dieu qui le premier a donné l’exemple
en mourant sur l’arbre delà croix. D’ailleurs, en tout
état de cause et en tout pays, il faut mourir; et un
digne soldat de Jésus-Christ ne doit-il pas préférer
de mourir sur le champ de bataille, les armes à la
main, combattant pour la gloire de son roi, qu’entre
les bras de sa mère? »
Les désirs de M. Chastan ne purent alors se
réaliser ; il fut envoyé dans l’île de Poulo-Pinang
qui appartenait à la mission de Siam, et placé pendant
quelque temps au collège général des Missions. C’est
là qu’il commença ses travaux apostoliques en
instruisant les jeunes Chinois ou Annamites destinés
au sacerdoce. Les lettres de ses confrères de Pinang
nous le représentent pendant son séjour au collège
comme un missionnaire très-doux, très-pieux, enfermé
presque continuellement dans sa chambre, occupé à
prier et à étudier, et prolongeant ses exercices de
piété bien avant dans la nuit. Son caractère cependant
le rendait plus propre à un ministère actif qu’à
l’enseignement et à la surveillance d’un collège. Il
aurait voulu pouvoir exercer son zèle auprès des
Chinois païens, très-nombreux dans l’île de Pinang.
Ses supérieurs lui permirent de suivre son attrait, et
Dieu bénit ses efforts. « Diriger dés âmes pieuses,
disait-il, est un travail trop délicat pour moi ; il
me faut quelque chose de — 105
— plus
grossier. Quand on trouvé de ces bons païens gais,
droits, qui adorent le diable parce qu’ils ne
connaissent que lui, et qu’on vient à bout de leur
faire brûler leurs idoles pour adorer premièrement, un
seul Dieu; secondement, un Dieu en trois personnes ;
troisièmement, un Dieu crucifié; voilà ce qui me
console, voilà ce que j’aime. »
« M. Chastan, écrivait alors Mgr Bruguière, est
le missionnaire qui montre le plus de zèle pour
entreprendre des courses apostoliques. Il est toujours
par voies et par chemins, on peut ajouter aussi par
terre et par mer, pour soigner les Chinois convertis
et pour faire de nouveaux néophytes. Il court partout
où il y a quelque espoir d’en faire. Il parle
plusieurs langues et en étudie de nouvelles ; il est
vrai qu’il ne les parle pas toutes correctement, mais
enfin on le comprend et on l’écoute avec plaisir.
C’est un sujet précieux pour notre mission. » Les
succès que Dieu donnait au zélé missionnaire ne lui
faisaient pas cependant oublier la Corée. Quand il
apprit que son supérieur, l’évêque de Capse, était
envoyé lui-même dans cette mission, il s’offrit à
l’accompagner. Son offre fut agréée, et on décida
qu’il se tiendrait prêt à partir au premier appel.
C’est au mois de mai de l’année 1833 que M.
Chastan se mit en route. Sa piété, son humilité, la
bonté de son coeur lui avaient attiré l’estime et
l’affection de tout le monde : aussi ce fut un deuil
général à son départ. Les chrétiens lui témoignèrent
leurs regrets et leurs sentiments de reconnaissance
dans une adresse où ils disaient, entre autres choses,
que les ardeurs du soleil et le mauvais temps
n’avaient jamais arrêté ses pas dans les fonctions de
son ministère, et que la patience et les souffrances
de Notre-Seigneur avaient toujours été son modèle.
Toutes ces paroles étaient rigoureusement vraies. Le
missionnaire reprit donc le chemin de la Chine, et
vint débarquer à Macao où il devait se concerter avec
M. Umpière, procureur de la Propagande, sur les moyens
de continuer sa route. Au moment de partir pour la
Corée, il écrivit à sa famille la lettre suivante. On
y voit le fond de ce coeur de missionnaire
qu’animaient une charité si ardente et une foi si vive
; on comprend en la lisant que Dieu lui préparait la
couronne du martyre.
« Macao, le 31 août 1833.
« A mes bien chers père et mère, et à toute ma
famille.
« Quoique j’aie eu la douce consolation de vous
écrire, il y a — 106
— environ
trois mois, je ne veux pas manquer de vous écrire de
nouveau avant de m’embarquer pour la Corée, ce qui
aura lieu dans quelques jours. Qu’il me serait doux de
pouvoir vous embrasser encore une fois, avant
d’entreprendre ce long et périlleux voyage ! Je vous
l’ai déjà dit et je vous le répète : plus je me vois
éloigné de vous, plus je sens mon affection
s’accroître. O mon cher père ! ô ma chère mère !
pardon, mille fois pardon des peines que je vous ai
données et que je vous donne encore. Toute la famille
s’imaginait qu’elle allait être heureuse lorsque je
serais prêtre, et voilà qu’aussitôt élevé à cette
sublime dignité, je la plonge dans la plus grande
affliction, en m’éloignant d’elle pour toujours. Qu’en
dites-vous, ma chère Virginie, ma chère Apollonie?
Combien de fois avez-vous fait couler les larmes de
mes chers parents, en faisant retentir à leurs
oreilles ces paroles : « Nous ne verrons plus notre
frère! que lui avions-nous fait pour qu’il nous
quittâtde la sorte ? Ne l’aimions-nous pas assez?
Hélas ! il le savait bien : nous avions sans cesse son
nom à la bouche, et nous ne pouvions contenir notre
joie quand nous le voyions revenir dans la famille. »
Cela est bien vrai, mes chères soeurs, mes chers
frères, vous m’aimiez, et je puis vous assurer que je
vous aimais bien, et que je vous aime à présent encore
davantage.
« Si je n’avais consulté que cette affection
naturelle que tout bon-fils doit avoir pour un bon
père, une bonne mère, de tendres frères," de tendres
soeurs, rien n’aurait pu m’arracher d’auprès de vous.
Ainsi pensais-je à l’âge de dix-sept ans, quoique le
Seigneur eût donné de fortes secousses à mon coeur
pour le détacher des parents, des amis, de la patrie,
etm’envoyer dans les pays étrangers, porter l’Évangile
aux pauvres infidèles. L’âge, les réflexions, la
lecture des bons livres dont malgré votre pauvreté
vous n’avez cessé de me pourvoir, et surtout la grâce
du Seigneur, toutepuissante sur un coeur qui veut être
docile à ses divins attraits, m’ont arraché d’auprès
de vous. Dieu soit à jamais.béni pour un bienfait qui
vous regarde aussi bien que moi ! Je crois et j’espère
que notre éloignement tournera à notre plus grand
bien, tandis qu’en demeurant auprès de vous, c’aurait
peut-être élé pour notre commun malheur. Voici
comment. Vous savez qu’un chrétien ne peut être
heureux en ce monde et en l’autre qu’en remplissant
les devoirs de son état. Tout prêtre qui négligerait
les siens serait doublement malheureux. Oui, si votre
pauvre Jacques, obligé, en qualité de prêtre, d’être
tout dévoué à la plus grande gloire de Dieu et au
salut des âmes, eût voulu par un — 107
— amour
désordonné de ses parents demeurer auprès d’eux, leur
faire de fréquentes visites et en recevoir, leur
distribuer ses petits revenus au détriment des pauvres
dont il eût dû être le père, certainement malheur à
lui ; malheur aussi à ses parents, car les biens que
les prêtres amassent et laissent en mourant deviennent
souvent des sources de discorde dans leurs familles,
et ne prospèrent jamais, parce que Dieu les condamne.
Mon cher Louis, si vous continuez vos études, gravez
bien ceci dans votre mémoire, et vous y trouverez une
source intarissable de consolations et de bonheur.
« Dieu, mes bien chers parents, est infiniment
généreux; il promet de récompenser au centuple le peu
qu’on fait pour lui. J’avais souvent réfléchi sur
cette divine promesse avant de me déterminer à me
séparer de vous ; et depuis le jour où je fis ce
sacrifice de ce que j’ai de plus cher au monde, j’ai
éprouvé dans toutes les rencontres que ce n’est point
en vain qu’on se confie au Seigneur : j’ai reçu bien
des fois le centuple de ce que j’avais laissé. Pour ce
qui regarde les biens du corps, je n’ai.jamais manqué
de rien. J’ai toujours eu une bonne santé, la
nourriture et les vêtements autant qu’il a été
nécessaire, et souvent même un peu de superflu pour
pouvoir subvenir aux besoins des pauvres mes bons ;
amis, et de réglisé dont mes supérieurs m’avaient
chargé. De même que la naissance d’un fils est un
sujet de joie pour toute une famille, ainsi autant de
païens convertis, autant de sujets de joie pour un
missionnaire. O mon Dieu ! n’eussé-je affranchi de la
tyrannie du démon qu’une seule âme docile à votre
grâce, je me croirais infiniment récompensé de mes
peines et infiniment plus heureux que ces riches
négociants qui viennent dans l’Inde pour agrandir leur
fortune, et s’en retournent avec des vaisseaux chargés
d’or et de pierres précieuses !
« En me séparant de mes chers enfants
spirituels, j’ai senti se renouveler dans mon coeur la
douleur que j’éprouvais lorsque je m’éloignais de
vous. Il me semblait avoir autant de pères, de mères,
de frères, de soeurs que je voyais de bons chrétiens
s’affliger de mon départ. Plusieurs en me baisant la
main, selon la coutume du pays, y déposaient de
l’argent pour les besoins du voyage ; d’autres
apportaient du pain, de la viande, des fruits, des
confitures et autres choses dont les bonnes mères ont
soin de pourvoir leurs enfants qu’elles aiment
quelquefois un peu trop. J’avais résolu de m’échapper
secrètement, mais la chose n’a pas été possible. Je
fus accompagné jusqu’au rivage, où nous réitérâmes les
adieux. Tant que je vivrai, je n’oublierai jamais la — 108
— charité
de ces braves gens et l’amitié qu’ils m’ont témoignée.
A Malacca, à Syngapour, j’ai aussi rencontré des
personnes qui m’ont tenu lieu de mère par les bons
services qu’elles m’ont rendus, ce qui m’a donné lieu
de dire plusieurs fois que je n’avais laissé qu’une
mère en France et que Dieu m’en donnait plus de cent
dans l’Inde. On me demandait mille francs pour me
porter de Syngapour en Chine, ma bourse n’était pas si
bien garnie ; aussi le bon Dieu y a pourvu
admirablement. Un capitaine allemand fut prié par des
chrétiens chez qui il logeait de vouloir bien me
prendre à prix modéré. Il demanda si j’étais pauvre ;
on dit que oui. « Eh bien ! qu’il vienne, nous nous
arrangerons. » Au moment où nous entrâmes en
pourparlers, l’épouse de l’aubergiste se mit en
prières. Le capitaine hambourgeois me dit : «
Seigneur, vous prêtre catholique, moi réformé; moi
porter vous à Macao, pas un sou; moi donner à vous bon
chambre, bon manger, pas prendre un sou. » Ce charmant
et loyal monsieur a tenu sa parole. Nous avons été
treize jours en mer sans nous ennuyer. Que le bon Dieu
le récompense en lui ouvrant les yeux à la vraie foi !
Il n’en parait pas fort éloigné, et j’espère que Dieu
le récompensera en ce monde et en l’autre.
« Arrivé à Macao, j’ai trouvé la barque qui
doit me porter à Nanking ; elle venait d’arriver. Je
serais déjà parti, si deux religieux espagnols avec
qui nous devons aller jusqu’au Fo-kien avaient été
prêts. J’espère que nous nous embarquerons pour le
plus tard dans dix jours. Les pauvres Coréens savent
déjà qu’un évêque et des missionnaires sont en route
pour leur porter du secours ; celle nouvelle leur a
fait verser des larmes de joie.
« Quand je serai arrivé auprès d’eux, je vous
écrirai combien ils sont aimables et s’ils sont dignes
que vous fassiez encore pour eux le sacrifice de mon
cher Louis ou du petit Jules. Formez-les, ainsi que
mes petites soeurs, à la vertu : c’est le plus riche
héritage que vous puissiez leur laisser. La lecture
des histoires de la Bible et de la Vie des saints
produit un effet admirable sur les coeurs des jeunes
enfants; les bons exemples dont ces livres sont pleins
s’y impriment comme un cachet sur de la cire. Si je
suis prêtre, si je suis en Chine, je m’en crois
redevable en grande partie à ces pieuses lectures que
vous aviez coutume de faire le soir ou le dimanche.
Oh! mon cher père, pour vous délasser des travaux de
la campagne, après avoir ensemencé vos champs pour
récolter de quoi nourrir nos corps, vous aviez soin de
jeter dans nos coeurs une autre semence bien plus
précieuse, puisqu’elle est destinée à fructifier pour
l’éternité. En instruisant mes chrétiens, j’ai — 109
— souvent,
ô ma chère mère, cité votre exemple aux mères de
famille négligentes à instruire leurs enfants. « Je
n’avais tout au plus que huit ans, leur disais-je, et
déjà ma bonne mère m’avait appris à lire, sans
cependant jamais interrompre les pénibles travaux
auxquels elle se livre tous les jours, d’une aube à
l’autre, et le plus souvent jusque bien avant dans la
nuit. » Tant de bontés de votre part, mes chers
parents, pénètrent mon âme d’une vive reconnaissance.
Que puis-je faire pour la manifester ? Hélas ! rien
autre chose si ce n’est de prier Dieu, le père des
miséricordes, de les répandre sur vous avec abondance,
de vous donner le centuple promis dans l’Evangile, et
de plus la vie éternelle. Je vous embrasse tous et
suis pour la vie, avec le plus profond respect, «
Votre très-humble et très-obéissant fils, « J.—II.
CHASTAN, miss, apost. »
M. Chastan partit de Macao au mois de septembre
1833. Après un séjour de deux mois dans la province du
Fo-kien, il s’achemina vers Nanking. Les dangers de ce
voyage n’ébranlèrent pas sa constance. « Quand je sens
naître, écrivait-il, quelque sentiment de tristesse à
la vue des obstacles que le démon suscite pour faire
perdre courage, et pour faire désister des entreprises
qui ont pour but la gloire de Dieu, je les rejette
aussi promptement que je puis. J’ai éprouvé bien dés
fois qu’au moment où tout paraît perdu, un acte de
résignation au bon plaisir de Dieu n’est pas plutôt
fait, que tout change, et Dieu semble alors vouloir
faire notre volonté. » A Nanking, on l’engageait à ne
pas continuer son voyage. « Il est impossible d’aller
en Corée, lui disait-on ; demeurez avec nous, vous
pourrez travailler dans la province voisine qui est
sans pasteur. » Mais il répondait : « Connaissez-vous
l’histoire de Jonas? Je suis envoyé en Corée, je dois
faire tous mes efforts pour y entrer. Si je ne puis
réussir, je n’aurai du moins rien à me reprocher. »
Nous avons vu dans la relation du voyage de
l’évêque de Capse comment le courageux missionnaire
continua sa route et arriva, après mille dangers,
jusqu’aux frontières de la Corée. Mais il n’y avait
personne pour l’introduire dans cette mission. Il fut
donc obligé de revenir sur ses pas, et d’aller
travailler dans la province du Chang-tong, en
attendant le moment marqué par la divine Providence
pour son entrée en Corée. Pendant deux — 110
— ans,
il visita les chrétiens chinois dépourvus de pasteur
et leur administra les sacrements. « Prêcher, entendre
les confessions, aller administrer les malades,
quelquefois à dix lieues de distance, voilà mes
occupations journalières. Je jouis d’une tranquillité
passable. Je ne me mets nullement en peine de ma
nourriture : les chrétiens y pourvoient abondamment.
Je ne suis ni riche, ni pauvre, je ne manque de rien ;
aussi je ne désire rien, si ce n’est de plaire à Dieu
et de sauver les âmes que l’ignorance ou les passions
font tomber dans les pièges du démon. »
« Si je n’ai pu entrer en Corée, écrivait-il un
peu plus tard, je n’ai point, en attendant, perdu mon
temps. Je l’ai employé à administrer un district où il
y a plus de deux mille confessions annuelles. J’ai eu
dans la seconde administration la douce consolation de
voir que la première n’avait pas été stérile. J’ai
aperçu un changement notable dans les moeurs et la
conduite de ces pauvres chrétiens, qui auparavant
croupissaient dans l’ignorance de certains devoirs de
la première importance. Ils ont pour moi et j’ai pour
eux une grande affection. Ils ignorent encore que dans
peu je vais me séparer d’eux. S’il était en leur
pouvoir de me retenir, je me tirerais difficilement de
leurs mains, »
Les chrétiens administrés par M. Chastan
étaient disséminés dans plus de vingt villages, sur un
espace d’une cinquantaine de lieues. Les fatigues de
cette pénible administration occasionnèrent au
missionnaire une dangereuse maladie, et c’est alors
qu’on put voir l’affection profonde qu’il avait su
inspirer à ses ouailles. Les chefs de villages
venaient de dix, vingt et même trente lieues pour le
visiter et le servir dans sa maladie. Pendant ce
temps, M. Maubant pénétrait heureusement en Corée, cl
il écrivait à son cher confrère, demeuré en Chine, de
venir se présenter à la frontière coréenne à la fin de
l’année 1836. A peine rétabli, M. Chastan songea à son
départ. Dans tous les villages où il passait, les
chrétiens, avertis de son intention, répandaient des
larmes amères, sachant qu’ils ne le reverraient plus.
C’est au milieu de ces témoignages de dévouement qu’il
se mit en route.
Il arriva à Pien-men le jour de Noël 1836. Le
28 décembre, les courriers coréens y arrivèrent de
leur côté. « Pourrez-vous marcher, comme un pauvre
homme, avec un paquet sur l’épaule? dirent-ils au
missionnaire. — Très-certainement, repartit celui-ci,
d’autant plus que je ne suis pas fort riche. » On se
mit en route le 31 décembre à minuit. La première
douane fut franchie — 111
— sans
difficulté. Les voyageurs traversèrent ensuite le
désert, et arrivèrent sur les bords du fleuve
Ya-lu-kiang qu’ils passèrent sur la glace, à la faveur
d’une nuit obscure, laissant à gauche la ville
d’I-tchou (Ei-tsiou) et sa terrible douane. Cette
douane est la plus stricte de toutes. En sortant de
Corée, les voyageurs y reçoivent un passeport sur
lequel sont inscrits non-seulement leurs noms,
surnoms, généalogie, profession, etc., mais encore la
cause de leur voyage et la quantité d’argent qu’ils
emportent pour faire le commerce. A leur retour, ils
doivent présenter ce passeport, et prouver par un
bordereau de leurs marchandises que les prix réunis
équivalent à la somme déclarée auparavant.
M. Chastan fut conduit dans une maison qu’on
avait préparée hors de la ville. Il y arriva accablé
de fatigue, mais bien heureux de se trouver enfin en
Corée. « Je ne sais pas ce qui m’y attend, écrivait-il
alors ; je suis résigné à tout, parce que je
travaillerai à la gloire de mon Dieu, au salut des
âmes et de la mienne en particulier. Je suis content.
Toute ma confiance est dans le Seigneur. C’est de lui
que j’attends la force de souffrir pour son saint nom
si l’occasion se présente. » Le missionnaire se
revêtit d’un habit de toile fort grossière, d’un
capuchon qui ne lui laissait à découvert que les yeux,
le nez et la bouche ; enfin d’un grand chapeau en
forme de cloche, surmonté d’un voile en éventail pour
couvrir le visage; et, dans cet accoutrement qui est
l’habit de deuil du pays, il partit pour la capitale.
Il y arriva heureusement, après quinze jours de
marche. Grande fut la joie des deux missionnaires en
s’embrassant, et en se voyant réunis dans cette
mission après laquelle ils avaient tant soupiré.
Pleins de reconnaissance, ils adorèrent ensemble les
desseins de Dieu, et lui renouvelèrent l’offrande
d’eux-mêmes et le sacrifice de leur vie.
Le 15 janvier, le jour même où M. Chastan
entrait en Corée, une pauvre veuve s’envolait au ciel,
après avoir eu les jambes brisées et les lèvres
déchirées dans les tortures. Le récit de ces
supplices, la possibilité, à chaque minute, de tomber
entre les mains des persécuteurs, firent une vive
impression sur le missionnaire nouvellement arrivé : «
Je compris alors, dit-il, que le martyre considéré
dans l’oraison à quelques mille lieues de distance, ou
bien dans le lieu même et à la veille du jour où on
peut le subir, produit un effet très-différent. »
M. Maubant n’avait pu encore donner que
très-peu de temps à l’étude de la langue. Les
chrétiens étaient tellement empressés de recevoir les
sacrements, tellement avides de s’instruire sur — 112
— plusieurs
points importants, qu’ils lui laissaient à peine le
temps de respirer. Aussitôt après l’arrivée de son
confrère, il se retira, pour quelque temps, à
Iang-keun, à quatorze ou quinze lieues de la capitale.
Il y consacra quatre semaines à l’étude, et fit
ensuite l’administration de la chrétienté de cette
ville. M. Chastan demeura à la capitale, dans la
maison d’un catéchiste, pour étudier les premiers
éléments de la langue. Pendant deux mois, il travailla
à apprendre par coeur un examen de conscience
détaillé, après quoi il put faire en langue coréenne
son premier essai du ministère, en entendant une
centaine de confessions. Les deux missionnaires
célébrèrent ensemble la fête de Pâques à Iang-keun ;
ils se séparèrent ensuite, l’un se dirigeant vers le
nord, et l’autre vers l’est, pour commencer
l’administration des chrétientés des provinces.
Plusieurs causes rendirent cette administration
très-pénible. Les chemins étaient longs et difficiles
; les chrétiens venaient en foule demander les
sacrements, et il fallait les instruire sur la manière
de préparer leurs longues confessions de vingt, trente
ou quarante ans ; les misérables chaumières, qu’on
transformait en chapelles à l’arrivée des
missionnaires, étaient souvent très-insalubres ; enfin
il fallait vivre dans une crainte continuelle d’être
découverts et dénoncés par les païens. M. Maubant,
déjà affaibli par les travaux excessifs de l’année
précédente, contracta bientôt une maladie dangereuse.
Il s’était rendu dans la partie méridionale du
royaume, vers la mi-juillet, pour y continuer la
visite des chrétiens. A peine arrivé, il fut saisi
d’une fièvre si ardente, que les premiers accès le
réduisirent à l’extrémité. Il put cependant se faire
transporter à la capitale, où M. Chastan vint aussitôt
le rejoindre. Tous les remèdes étaient inutiles, et
l’état du malade paraissait désespéré ; M. Chastan lui
administra les derniers sacrements. Lorsque la divine
Eucharistie parut dans la chambre du missionnaire
mourant, il sentit dans son âme comme une assurance de
sa guérison prochaine. Dès ce moment, en effet, la
fièvre diminua, et après une longue convalescence de
trois mois, il se trouva parfaitement rétabli et put
reprendre ses courses apostoliques.
Toutes les parties de la Corée où se trouvaient
des chrétiens furent ainsi visitées par les
missionnaires. Dans chaque endroit, ils établirent ou
complétèrent l’organisation des chrétientés,
instituant ou confirmant des catéchistes, donnant des
règles pour le baptême des enfants, les mariages, les
sépultures, les réunions des dimanches et des jours de
fêtes, le jugement des querelles — 113
— et
procès, en un mot pour tout ce qui pressait le plus.
C’est alors qu’ils purent se convaincre que les divers
rapports sur le nombre des chrétiens coréens étaient
très-exagérés. Aucun dénombrement régulier n’avait
encore été fait, et tout ce qui en avait été dit ne
l’avait été que par conjecture. D’ailleurs, par suite
des persécutions et de l’abandon prolongé dans lequel
avait été laissée la mission de Corée, le nombre des
néophytes avait beaucoup diminué, de sorte qu’au lieu
de vingt ou quarante mille fidèles, les missionnaires
n’en trouvèrent que six mille. La plus grande partie
de ces pauvres chrétiens habitaient les montagnes où
ils plantaient du tabac, et où ils n’avaient souvent
pour se nourrir, durant plusieurs mois de l’année, que
des herbes, des racines et des feuilles d’arbres.
Plusieurs même moururent de faim en 1837. MM. Maubant
et Chastan vinrent au secours des plus nécessiteux, en
leur distribuant le peu d’argent qu’ils avaient en
leur possession. Ils purent aussi aider un peu les
confesseurs de la foi, qui étaient détenus dans quatre
ou cinq prisons différentes. Malgré toutes les
difficultés de cette première expédition, entravée par
la longue maladie de M. Maubant, par le peu de
connaissance que les missionnaires possédaient de la
langue et des moeurs du pays, le résultat général fut
très-consolant. Dans la partie de la Corée visitée en
1837, il y eut 1,237 baptêmes (y compris les baptêmes
d’adultes et d’enfants païens), 2,078 confessions et
1,950 communions.
Les chrétiens admis à participer aux sacrements
furent d’abord les seuls à connaître la présence des
missionnaires. Dans une même famille chrétienne, les
uns savaient qu’il y avait en Corée des prêtres
européens, les autres l’ignoraient. La crainte de
rencontrer quelque traître ou quelque indiscret, dans
un si grand nombre de personnes, faisait tenir cette
ligne de conduite. Mais il fut impossible de conserver
longtemps le secret. Peu à peu tous les chrétiens,
même les moins fervents, le connurent, et il vint même
jusqu’aux oreilles des païens. On commençait à se
raconter tout bas qu’il y avait dans le royaume des
hommes venus d’un pays éloigné de neuf mille lieues.
Deux paysans s’entretenaient un jour sur ce sujet.
L’un d’eux objecta les difficulfés insurmontables qui
empêchaient les étrangers d’entrer en Corée. « Dans la
religion chrétienne, répliqua l’autre, il y a des
secrets que nous ne connaissons pas. Quand Jésus
envoie ses disciples, ceux-ci trouvent toujours le
moyen d’atteindre leur but. » Ces propos, et plusieurs
autres du même genre, furent rapportés aux
missionnaires, et ils comprirent qu’ils devaient se
tenir toujours — 114
— prêts
au martyre, puisqu’à chaque instant ils pouvaient
tomber entre les mains des persécuteurs.
Voici un extrait du compte rendu annuel que M.
Maubant envoya à la fin de 1837, au séminaire des
Missions-Étrangères :
« Les chrétiens captifs pour la foi hors de la
capitale n’ont éprouvé aucun mauvais traitement qui
soit venu à ma connaissance. Ils souffrent surtout du
manque de vivres et de vêtements. L’un d’eux, le frère
de l’un des trois élèves que j’envoyai l’an passé à
Macao, avait reçu du mandarin la liberté de sortir, de
se promener et de travailler hors de la prison, pourvu
qu’il y reparût le soir: il s’est échappé. Il ne
paraît pas que cette évasion doive nous attirer aucune
mauvaise affaire. Je n’ai pas ouï dire que l’on ait
gardé plus strictement les autres chrétiens
prisonniers. Le 13 décembre dernier, ceux de la
capitale ont subi l’interrogatoire et les tortures.
L’un d’eux en fait ainsi le détail :
« Le 6e jour de la onzième lune, à l’heure
ordinaire des séances (sur les deux heures de
l’après-midi), on nous amena moi et ma soeur, et l’on
nous fit comparaître devant le tribunal. Tang-sang-ni
était assis, ayant à sa droite et à sa gauche nombre
de satellites armés de rotins. Le juge criminel me
demanda mon nom, ajoutant : « La doctrine perverse
(c’est ainsi qu’ils appellent notre sainte religion)
est contraire à la reconnaissance due aux pères et
mères, et d’ailleurs prohibée en Corée par le
gouvernement ; comment l’as-tu embrassée? — Ce n’est
point une doctrine perverse ; les membres de la
religion du Maître du ciel, qui en observent les
préceptes, doivent honorer leur roi, aimer tendrement
leurs parents, et leur prochain comme eux-mêmes. Qui
peut dire qu’une telle doctrine est contraire à la
reconnaissance due aux pères et mères? — Sais-tu lire
l’écriture chinoise? — Non. — Comment as-tu donc pu
apprendre cette doctrine, ne sachant pas lire? — Pour
observer cette religion, il n’est pas nécessaire de
connaître les caractères chinois, car elle est
traduite en langue coréenne que je sais lire. Quelle
difficulté aurais-je eu à l’apprendre ? — Quel âge
as-tu ? Tu ne sacrifies pas à tes parents. Aux yeux de
tout le monde, ceux qui n’offrent pas des sacrifices à
leurs aïeux sont pires que des chiens et des pourceaux
; ils doivent être mis à mort. Voudras-tu mourir
plutôt que d’abandonner ta religion ? — Il est certain
que ces sacrifices sont vains et inutiles, et qu’il
faut rejeter les vanités et les erreurs pour embrasser
la vérité. Servir la table pour ses pères et mères
endormis, et s’imaginer qu’ils vont manger en dormant,
ne serait-ce pas une folie? Sans doute; eh bien! n’en
est-ce pas — 115
— une
plus grande encore d’attendre qu’ils mangeront après
leur mort? L’âme s’en va en son lieu, et le corps
n’est qu’un cadavre qui ne peut rien. L’âme, substance
spirituelle, ne peut se nourrir d’aliments corporels.
Les préceptes du Maître du ciel sont bons, et il y a
du mérite à les observer. On ne regarderait pas comme
un sujet rebelle celui qui donnerait sa vie pour son
prince ; combien moins celui qui donnerait sa vie
plutôt que de renier le Maître du ciel, de la terre,
des hommes, des anges et de tout l’univers, le Roi des
rois, le Père commun du genre humain, qui fait tomber
à son gré la pluie et la rosée, qui fait croître
depuis la plus petite plante jusqu’aux plus hauts
arbres des forêts, dont il n’est personne qui ne
ressente les bienfaits ? Aussi suis-je décidé à mourir
plutôt que de le renier. »
« Oui, certainement, tu dis la vérité, reprit
le juge, mais le gouvernement prohibe cette doctrine
sous peine de mort. Et en quoi les sacrifices aux
ancêtres sont-ils vains et inutiles ? Fléchir les
genoux devant une image du Maître du ciel, n’est-ce
pas aussi une action vaine et inutile ? Pourquoi
n’adores-tu pas aussi bien les images de tes parents?
— Le Maître du ciel est tout-puissant, infiniment bon
et connaissant tout; voilà pourquoi je l’adore. Dans
la religion du Maître du ciel, on prie pour les âmes
des parents défunts ; il y a des prières spéciales
pour les morts. — Tu parles tout seul ; qui est-ce qui
ajoute foi à tes paroles ? qui est-ce qui t’approuve?
qui est-ce qui t’a enseigné cette doctrine? — Il y
avait chez nous des livres où je l’ai apprise. — Ne
peux-tu dire quel a été ton instructeur ? — Ce fut un
nommé Y, qui demeurait dans le faubourg de la petite
porte de l’ouest. — Cet homme vit-il encore?— Non, il
a été martyrisé à Tsien-tsiou, capitale de la province
de Tien-la. — Pourquoi ne changes-tu pas de
résolution? — Comment puis-je changer une sainte
résolution en une mauvaise? » On ferma alors la petite
malle qui renfermait mes livres, et on la porta au
juge. Ma soeur, interrogée après moi, rendit le même
témoignage à la vérité.
« Alors le mandarin ordonna de nous battre
violemment, et pendant que les satellites exécutaient
ses ordres, il criait : « Changeras-tu de résolution ?
persévéreras-tu dans ton dessein ? sens-tu les coups?
— Comment pourrais-je ne pas les sentir? — Change donc
de résolution. — Non, j’en ai changé à l’époque où,
pour la première fois, j’ai lu les livres chrétiens,
je n’en changerai plus. — Et pourquoi ne veux-tu plus
changer ? — Du sein de l’ignorance ayant aperçu la
vérité, je ne puis l’abandonner. » On frappait sans
discontinuer, nous ne cessions de répéter les noms de
— 116
— Jésus
et de Marie. Le juge nous dit alors : « Êles-vous donc
décidés à mourir? — C’est notre plus grand désir. —
Insensés que vous êtes, vous voudriez mourir
promptement, mais avant cela vous recevrez des coups
sans mesure et sans nombre. »
« Enfin ils cessèrent de nous frapper.
Cependant ma soeur, épuisée et la tête courbée sous la
cangue, soupire toujours après le martyre qu’elle ne
cesse de demander, ainsi que l’assistance du Seigneur.
Tout ce que je viens d’écrire a été vu et entendu par
une multitude de personnes. Je ne puis prolonger ce
récit ; je ne puis développer les pensées innombrables
qui remplissent mon âme. Mes jambes toutes déchirées
n’étaient qu’une plaie; cependant, grâces à Dieu, je
n’ai pas encore beaucoup souffert. Je souhaite la paix
à tous les chrétiens et je désire en avoir des
nouvelles. Pierre Ni, le 29 de la onzième lune. »
« Une des captives a aussi envoyé sa relation,
mais comme elle n’est qu’un abrégé de celle-ci, j’ai
cru inutile de vous la traduire.
« Le 15 janvier, jour de l’entrée de M. Chastan
en Corée, une fidèle chrétienne, nommée Agathe Kim
Sien-sa, alla dans le ciel recevoir la palme du
martyre, à la suite des affreux supplices qu’on lui
avait fait souffrir la veille. Le tyran qui l’avait
fait torturer est le même qui tourmentait les
chrétiens dans la première persécution, il y a
trente-six ans. On prétend aujourd’hui que les années
d’abord, mais surtout cette dernière expérience, l’ont
un peu adouci. Il aurait dit, en apprenant la mort
d’Agathe : « C’esl fini, je ne me mêlerai plus des
affaires des chrétiens. » Les premiers administrateurs
et les grands du royaume, mandarins et autres,
semblent ne pas s’occuper de la religion; ils
cherchent seulement à maintenir les choses in statu quo
pendant la minorité du roi. Il n’a pas encore dix ans
; cependant ils l’ont marié au printemps dernier. Un
des grands, ami particulier du premier et principal
régent du royaume, celui-là même qui écrivit une
lettre de recommandation pour faciliter l’introduction
de feu Mgr de Capse en Corée, ne cesse de nous donner
des marques de protection. En automne de l’année
dernière, il y eut, dans le Sud, quelques esprits
turbulents qui voulurent former une conspiration
contre le jeune roi. Le gouvernement les fit aussitôt
poursuivre, et on en arrêta un grand nombre. Kim, ce
protecteur que la divine Providence nous a ménagé,
craignant que l’on ne nous confondit avec les
rebelles, fut aussitôt trouver le premier régent.
L’entretien roula sur les causes présumées de cette
rébellion et sur les diverses classes de personnes que
l’on pouvait — 117
— soupçonner
d’en être les auteurs. « Quant aux chrétiens, dit Kim,
il n’y a rien à craindre de leur part, ce ne sont pas
eux certainement qui ont jamais excité une révolte. —
Je le sais bien, » répondit le régent. Depuis ce
martyre de janvier dernier, les confesseurs n’ont été
mis, que je sache, à aucune nouvelle épreuve.
« Les chrétiens, dans un petit village
seulement, ont eu la faiblesse de participer aux
superstitions générales faites à l’occasion de
l’anniversaire de la mort du dernier roi. M. Chastan
et moi, nous avons parcouru et parcourons les
provinces méridionales du royaume dans tous les sens,
sans éprouver d’obstacle. Pour obvier à la perfidie
des faux frères qui sont les auteurs ordinaires des
persécutions, j’avais recommandé de n’apprendre
l’arrivée du prêtre qu’à ceux qui observent la
religion ; car il y en a, ici comme partout, qui ne
l’observent pas. Mais cette recommandation n’a pas eu
tout son effet. Non-seulement ces chrétiens tièdes,
mais encore nombre de païens savent notre arrivée et
même nous ont vus ; de sorte que si la divine
Providence ne nous protégeait d’une manière toute
spéciale, il y a déjà des mois que nous serions dans
le ciel ou au moins dans les prisons. C’est à vos
prières, messieurs et très-chers confrères, que nous
devons notre entrée et notre conservation en ce pays.
Veuillez donc continuer ces prières, offrir à Dieu des
sacrifices d’actions de grâces, et obtenir qu’il
nous.continue sa protection. »
Cet état si précaire, dans lequel se trouvaient
les missionnaires, leur faisait désirer ardemment
l’arrivée d’un évêque qui pût, avec le temps, assurer
la perpétuité du sacerdoce en Corée. Dieu exauça leurs
voeux. Le 18 décembre l837, à minuit, la terre
coréenne fut foulée pour la première fois par le pied
d’un évêque. C’était l’ange que le Seigneur Jésus
envoyait à l’Église de Corée, Mgr Imbert, évêque de
Capse et vicaire apostolique. Après treize jours de
marche depuis la frontière, il entra dans la capitale,
où l’attendait M. Maubant, le soir du 30 décembre. |