DEUXIÈME
PARTIE (Index)
Depuis
la nomination du premier Vicaire Apostolique de Corée,
jusqu’à la persécution de 1839. 1831-1839 — 54 — CHAPITRE III. Suite du voyage de Mgr
Bruguière. — Il entre en relation avec les Coréens. « L’année 1834 ne s’ouvrit
pas sous des auspices favorables; j’eus un
pressentiment qu’elle ne serait pas plus heureuse que
les autres; cependant je
m’occupai de mon affaire comme si j’étais sûr de
réussir. « Le 10 mars, Joseph revint
de Péking sans avoir rien fait. Les Coréens
chrétiens ne parurent pas; j’en connus la cause
l’année d’après. Celui qui
allait à Péking avec les lettres de ses compatriotes,
rencontra le P. Pacifique
aux frontières; on crut que l’on ne pourrait
l’introduire sans son secours. En
conséquence, il revint sur ses pas. Joseph me remit
une lettre de l’évèque de
Péking qui portait en substance : « Les Coréens n’ont
pas paru cette année-ci,
ce qui n’est pas de bon augure. L’entrée du P.
Pacifique sera probablement un
nouvel obstacle à votre introduction. J’ignore si ce
prêtre a pu entrer ou non.
» Joseph apportait encore une lettre du P. Pacifique,
datée du mois de
novembre, lorsqu’il était sur le point de tenter
d’entrer en Corée. Il y disait
: « Je pense qu’il vous sera impossible de pénétrer en
Tartarie et de rester
avec les chrétiens du Léao-tong, car ils m’ont fort
mal reçu. » « Le 24 avril, je reçus
une lettre de M. Maubant : il m’annonçait qu’il
était arrivé à Péking le ler du même mois; il me
disait de lui mander où il
devait aller et ce qu’il devait faire. Je me trouvais
dans le cas de lui
adresser la même question. Il était parti du Fokien
vers la mi-décembre : après
avoir fait naufrage une fois, il arriva à la capitale,
monté sur un âne. Les
préposés à l’octroi se contentèrent de lui enlever
toutes ses sapèques, et le
laissèrent passer; ils étaient bien loin de croire que
ce fût un Européen. Il
était en effet si défiguré et si couvert de poussière
que Mgr de Nanking le
prit pour un Chinois, quoiqu’on lui eût annoncé
l’arrivée d’un Européen; il ne
commença à le croire tel, que lorsqu’il se fut
convaincu par lui-même que le
voyageur ne savait pas parler chinois. Sa présence
jeta la consternation dans
le palais épiscopal; on ne pouvait croire qu’un
Européen eût pu entrer à Péking
sans les passe-ports impériaux et sans l’escorte de — 55 — Sa Majesté; on trouvait
encore plus de difficulté à le garder. Mgr. de
Nanking voulait l’expédier de suite pour la Tartarie
occidentale; il lui
accorda cependant un délai jusqu’à l’arrivée du
courrier du Chang-si. Mgr l’évéque
lui-même est prisonnier dans son palais, il est sous
la surveillance du
gouvernement; on ne lui a accordé la permission de
rester à Péking que sous
prétexte de maladie. Son église, la seule qui existe
des cinq qu’il y avait
autrefois, est toujours fermée. On y célèbre la messe,
mais presque aucun
chrétien n’y assiste; on célèbre pour eux dans des
oratoires particuliers. Le
mandarin, ou plutôt le prince, à qui l’empereur a
donné le droit d’acheter l’église,
le palais épiscopal et ses dépendances, a promis qu’il
ne la ferait point
détruire. Ce sera un monument qui conservera en Chine
le souvenir des
Européens. Après la mort de Mgr de Nanking, il n’y
aura plus de missionnaires
européens à Péking; il paraît même d’après les mesures
qu’a prises le
gouvernement qu’ils ne seront jamais rappelés... A mon
avis la religion a plus
gagné que perdu à l’éloignement des Européens de la
capitale. Les missionnaires
qui sont dans les provinces seront moins recherchés,
ils n’emploieront pas un
temps précieux à cultiver des arts et des sciences
étrangères à leur vocation,
pour complaire à un prince qui ne leur sait nul gré de
leurs services, qui les
regarde comme des barbares trop honorés d’être ses
serviteurs, et tout cela sans
que la religion en retire aucun avantage. J’ai hâte de
revenir à mon sujet. « A peine eus-je reçu la
lettre de M. Maubant que l’on annonça l’arrestation
de quelques rebelles dans la capitale. On avait
commencé des visites
domiciliaires dans le Chang-si; je ne trouvai personne
qui voulût porter ma
réponse à Péking. Après un mois d’attente, je pus
faire parvenir à M. Maubant
un petit billet; je l’engageais à rester à Péking
jusqu’au retour des Coréens,
ou bien, s’il était impossible de tenir le poste plus
longtemps, je lui
conseillais d’aller en Tartarie auprès du P. Sué,
lazariste chinois qui avait
consenti de bon cœur à nous recevoir. M. Maubant
partit donc pour la Tartarie.
Ce fut le 8 juin qu’il se mit en route. « Deux chrétiens s’étaient
offerts pour me conduire jusqu’aux frontières de
la Corée; mais la route qu’ils connaissaient était
trop périlleuse pour moi, et
celle que je voulais prendre leur était inconnue. Tout
ce que la renommée en
publiait n’était pas propre d’ailleurs à leur inspirer
le désir de l’explorer :
tantôt c’étaient des montagnes qu’il fallait gravir,
au risque de mourir de
froid; tantôt c’étaient des déserts, repaires de
voleurs et de — 56 — bêtes féroces, qu’il fallait
traverser. Ce sinistre rapport était exagéré
sans doute; il y avait cependant beaucoup de vrai.
Après tout, comme je ne
voyais aucun autre moyen d’avancer, je me décidai, à
quelque prix que ce fût, à
faire explorer cette route. Quelques voyageurs
allaient à moitié chemin de
notre destination; je résolus d’envoyer au moins deux
hommes avec eux : mais où
trouver des gens qui voulussent s’aventurer ainsi ? Il
n’y eut que Joseph qui
se présentât, m’assurant qu’il courrait volontiers les
risques de ce voyage
pour une si belle cause. Il partit donc seul, n’ayant
d’autre guide et d’autre
secours que la Providence pour un trajet de neuf cents
lieues. J’aurais désiré
louer ou acheter une maison sur l’extrême frontière de
la Corée et de la
Tartarie, près du lieu où se tiennent les foires entre
les Coréens et les
Chinois; mais ce jeune homme partant seul, sa mission
se borna à me tracer une
route jusqu’aux frontières de la Corée. « Le 31 mai, je reçus une
lettre du procureur de la Propagande à Macao. Il
me disait de donner cent piastres à M. Maubant, cent à
M. Chastan, et quatre-vingt-cinq
au P. Pacifique. J’étais de plus autorisé à en garder
deux cents pour moi. Je n’avais
qu’une légère somme à ma disposition, encore me
l’avait-on prêtée. Le même
courrier annonçait officiellement à Mgr du Chang-si et
à ses missionnaires qu’il
n’y avait point de viatique pour eux cette année : les
dépenses que l’on avait
été obligé de faire pour la Corée et pour l’expédition
d’un jeune missionnaire
italien, avaient épuisé les finances. Ce fut pour la
troisième fois qu’ils ne
reçurent point de viatique, et c’était toujours la
Corée qui causait du
déficit. Ces nouvelles n’étaient pas de nature à me
faire plaisir; mais Mgr le
vicaire apostolique ne faisait qu’en rire, il était
bien éloigné de faire
paraître de l’humeur contre moi (l). (1) Dans une lettre écrite à
ses parents pendant son séjour au Chang-si,
Mgr Bruguière raconte un fait trop édifiant pour que
nous le passions sous
silence. « Je m’occupe un peu à
l’étude de la langue de ce pays-ci. J’ai pour
précepteur et quelquefois pour valet de chambre, un
prince tartare de la
famille impériale. Il a perdu son rang, ses dignités
et sa fortune pour
conserver sa foi. L’empereur, irrité de sa constance
dans la profession du
christianisme, l’exila dans le fond de la Tartarie, à
mille lieues loin de sa
patrie. Il a trouvé dans le lieu de son exil un prêtre
chinois, confesseur de
la foi comme lui, et condamné à la même peine. Ils ont
passé dix-huit ans
ensemble. Après ce terme, ils ont eu la liberté de
retourner chez eux. Le
prêtre est mort peu de temps après son arrivée; le
prince n’a point voulu
revenir dans le sein de sa famille : il a demandé
comme grâce à Monseigneur l’évêque
du Chang-si d’être admis au nombre de ses catéchistes
pour avoir la consolation
d’entendre la messe tous les jours, et de fréquenter
les sacrements. C’est un
plaisir pour lui de servir un prêtre. Je frissonne
quand je vois un prince, un
petitfils de l’empereur servir à table un pauvre
missionnaire tel que moi, qui
assurément n’ai pas les mêmes titres de noblesse; mais
je le laisse faire pour
ne point le priver du mérite d’une bonne œuvre. Je
n’ai pas pu obtenir qu’il s’assît
en ma présence. C’est ainsi qu’un homme qui aurait pu
aspirer à l’un des
premiers trônes de l’univers, s’il n’avait préfère
l’humiliation de la croix au
sceptre impérial, tient à honneur de servir de ses
propres mains un pauvre
prêtre : la foi lui fait découvrir Jésus-Christ dans
la personne de ses
ministres. » — 57 — « Le 29 août, je reçus
deux lettres de la part des Coréens. La
première de ces lettres portait en substance : « Nous
espérons que le bon Dieu,
favorablement disposé par les prières de la sainte
Vierge et des Saints, vous
ouvrira les portes de la Corée. » Mais ils
n’indiquaient aucun moyen pour
réaliser leurs espérances. Dans la seconde, après un
préambule qui exprimait
avec toute l’emphase orientale leur admiration, leur
joie, leur reconnaissance,
ils me disaient, avec toutes les précautions oratoires
et toute la politesse
tartare, qu’il était très-difficile, c’est-à-dire
impossible, de me recevoir, à
moins que le roi ne voulût me permettre d’entrer
publiquement. Ainsi, à leur
avis, il fallait que le Souverain Pontife armât un
navire à ses frais, qu’il
envoyât un ambassadeur avec de riches présents au roi
de Corée, pour obtenir de
ce prince l’exercice public de la religion chrétienne.
Si la première ambassade
ne réussissait pas, le Pape devait en envoyer une
autre avec de nouveaux
présents, et successivement jusqu’à une parfaite
réussite. Du reste, ils
étaient disposés à suivre mes avis et ceux du P.
Pacifique. Je regardai cette
clause comme non avenue, comme une précaution et un
détour adroit pour éviter
le blâme d’un refus absolu. Quand on a vécu quelque
temps avec les Orientaux,
on sait apprécier de pareilles formules : l’urbanité
asiatique ne permet jamais
à un inférieur de donner une réponse négative à un
supérieur; c’est à celui-ci
à découvrir une négation dans une proposition
affirmative. Mais enfin les
Coréens ont changé de sentiment; l’apparition d’un
navire anglais sur leurs
côtes, et la terreur que ce navire a inspirée au
gouvernement, les ont fait
renoncer au projet d’ambassade. « Le courrier qui m’apporta
mes lettres m’apprit encore qu’aucun chrétien
du Léao-tong ne voulait me recevoir : « Le P.
Pacifique, dit-il, est entré;
neuf ou onze Coréens ont été emprisonnés pour la foi,
parmi eux se trouvaient
trois femmes; tous ont généreusement confessé leur
religion. « Nous vous
prions, disaient-ils aux juges, de ne point user
d’indulgence à notre égard,
nous désirons mourir pour obtenir la palme du martyre.
» Les — 58 — femmes ont été mises en
liberté, les hommes ont été condamnés à mort; mais
le jeune roi, persuadé que la religion chrétienne ne
nuit point à la sûreté des
États, leur a fait grâce. Ils étaient encore en
prison, quand les Coréens sont
venus recevoir le P. Pacifique. A cette époque, il n’y
avait que vingt-quatre d’entre
eux qui sussent qu’ils avaient un missionnaire;
probablement il y en avait
encore moins qui eussent appris qu’ils avaient un
évêque. Il y a 40,000
chrétiens en Corée. » « Tel fut le rapport du
courrier qui avait conduit le P. Pacifique sur les
frontières : il avait parlé aux Coréens eux-mêmes.
Cependant le nombre de
chrétiens désigné me paraît fort exagéré. Les Coréens
qui sont venus cette
année ont dit qu’il y en a plusieurs dizaines de
mille, ou, pour le moins, plus
de vingt mille. Mais, quand je leur ai fait demander
si les catéchistes
connaissaient à peu près le nombre des chrétiens qui
étaient dans leurs
districts, ils ont répondu négativement. Ainsi il n’y
a rien de certain sur ce
point. Le jeune prince qui paraissait favorablement
disposé pour le
christianisme, est mort; on en a nommé un second, qui
est mort aussi. L’empereur
de Chine vient d’en faire inaugurer un troisième; on
dit que c’est un enfant :
cela n’est pas de bon augure pour la mission. Sous un
roi mineur, il faut
nommer des tuteurs, établir une régence; mais une
malheureuse expérience a
prouvé que le temps des régences est une époque
désastreuse pour les néophytes.
« Par ce même courrier,
j’appris les aventures de M. Chastan. Quand je
partis pour la Corée, ce cher confrère, missionnaire
de Siam, voulait me suivre;
je lui fis entendre qu’il n’était pas prudent de
s’exposer deux à la fois, sans
trop savoir si même un seul pourrait réussir. Je lui
promis de l’appeler quand
cette mission donnerait des espérances certaines. M.
Umpières, qui ne doutait
point de la réussite, trouva à propos de le faire
venir à Macao. Il lui écrivit
et à moi aussi. Quand je fus dans le Ché-ly,
j’entrevis les difficultés insurmontables
qui allaient s’opposera mon voyage. J’écrivis à M.
Maubant, que je croyais, d’après
toutes les apparences, à Nanking, de s’arrêter dans
cette province, ou bien de
tenter un passage au Léao-tong par mer. J’écrivis
aussi à M. Chastan par la même
occasion, le priant de rester à Pinang s’il était
encore dans cette mission, ou
de s’arrêter à Macao s’il était déjà arrivé dans cette
ville, jusqu’à nouvel
ordre. Le bon Dieu ne permit pas qu’aucune de ces
lettres parvînt à son
adresse. Peut-être la divine Providence a-t-elle voulu
que M. Chastan allât
exercer le saint ministère dans une province de Chine
qui — 59 — avait grandement besoin du
secours de la religion. Je sais de science
certaine que ce cher confrère y fait beaucoup de bien.
« Ce fut la lettre de
Joseph qui donna lieu à tous ces contretemps. Ce
jeune homme, trompe par les fausses espérances que lui
avaient données les
chrétiens du Léao-tong, écrivit à M. Umpières que les
Coréens étaient disposés
à tout entreprendre pour m’introduire chez eux : mon
entrée était fixée aux
derniers jours de l’année 1833 : j’avais de plus une
maison en Tartarie, et les
chrétiens consentaient volontiers à me recevoir.
Aussitôt M. Umpières, au
comble de la joie, prépare une maison pour servir de
séminaire aux jeunes
Coréens qui allaient, croyait-il, arriver incessamment
à Macao. Il jeta un
instant les yeux sur M. Chastan pour directeur, mais
celui-ci demanda avec tant
d’instances d’être exposé au danger, qu’il obtint
enfin son congé, non sans
beaucoup de peine. La barque du Fokien qui fait la
fonction de paquebot de
Macao au Fokien, et de Fokien à Nanking, était sur le
point de faire voile pour
Fougan; on profita d’une si belle occasion. M. Chasian
s’embarqua en septembre
1833, et arriva à Fougan en novembre. M. Maubant y
était encore; il apprit
cette heureuse nouvelle, que tout le monde regardait
comme certaine. A l’instant
même on prit des mesures pour partir, et dans peu de
jours M. Maubant et M.
Chastan furent en route pour la Corée. Ce faux rapport
vint fort à propos pour
débarrasser Mgr du Fokien de deux missionnaires
européens, dans un temps où l’un
de ses confrères venait d’être arrêté, et où il y
avait lieu de craindre que
cette arrestation ne causât une persécution générale
dans cette province. « Quand M. Chastan fut
parvenu au Kiang-nan, il s’aperçut qu’on l’avait
induit en erreur. Alors il forma un autre plan de
campagne; il s’embarqua, lui
quatrième, sur la mer Jaune, et alla jusqu’aux
frontières de la Corée,
construire ou acheter une maison. Il se persuada qu’il
pourrait bien rencontrer
le P. Pacifique, et entrer avec lui. Quand il eut pris
terre en Tartarie, deux
de ses courriers, transis de peur à la vue d’une
contrée inconnue et presque
déserte, s’enfuirent; et ils remontèrent dans leur
barque, pour revenir à
Nanking. Ils voulaient même entrainer M. Chastan avec
eux; mais celui-ci tint
ferme, il les paya, les congédia, et s’en alla ensuite
à la découverte avec un
seul Fokinois, qui lui resta fidèle. Après un mois de
temps employé à des
courses hasardeuses et à des recherches inutiles, il
arriva sur les frontières
de la Corée; il en contempla les montagnes à loisir;
comme Moïse, il salua de
loin cette terre — 60 — promise; et comme le
législateur du peuple de Dieu, il ne put point y
entrer, il ne trouva personne qui voulût l’introduire
: il fut donc obligé de
rétrograder sans avoir rencontré le P. Pacifique, et
sans avoir préparé un
logement à ceux qui devaient marcher sur ses traces.
Il vint débarquer près de
Péking; par là, il évita une douane que les Chinois
eux-mêmes franchissent
difficilement. Deux interprètes latins, dont l’un est
du Sutchuen et ancien
élève de Pinang, et l’autre du Fokien, furent
instruits de sa triste situation;
ils prirent sur eux de l’introduire dans Péking, au
péril de leur vie; ils le
tinrent caché chez eux, et fournirent généreusement à
tous ses besoins. Ne
pouvant faire mieux, je les remerciai par lettre. Mgr
l’Evêque de Nanking lui
offrit alors ou de retourner à Macao, ou d’aller dans
le Chang-tong exercer le
saint ministère sous la juridiction de M. Castro, son
vicaire général; il
accepta ce dernier parti. îl se mit en route vers la
fin d’août pour sa
nouvelle mission; il y fut reçu en triomphe et au son
des fanfares, on chanta
des messes en musique et à grand orchestre, il y eut
grand concert pendant son
dîner, etc. Cette brillante réception se fit à un
quart de lieue du village où
j’avais été retenu prisonnier pendant trente-six
jours. « M. Chastan est encore dans
le Chang-tong; il est fort content de se
trouver là, en attendant le moment où il sera appelé
pour aller en Corée. Il
croit pouvoir faire le trajet du Chang-long en Corée
en vingt-quatre heures, si
le vent est favorable... « Le 31 août, je reçus une
longue lettre de M. Maubant. Il tâchait de me
prouver dans une dissertation assez étendue qu’il
fallait aller chercher les
Coréens chez eux puisqu’ils ne venaient point à nous.
D’après son plan, on
devait aller s’établir sur les frontières et, après
avoir bien observé les
localités, il fallait emporter la place de vive force,
si l’on ne pouvait la
prendre par composition. Il s’offrait à monter le
premier à l’assaut. Il
invitait M. Chastan à le suivre, mais celui-ci ne se
sentait pas le même
courage. Son passage précipité en Tartarie, les
dangers qu’il avait courus inutilement,
et les désagréments qu’il avait éprouvés à son retour,
lui avaient donné de l’expérience
et modéré son zèle un peu trop ardent. « Je viens, lui
répondit-il, des lieux
où vous voulez aller; je sais ce que je dois en
penser. N’enjambons pas sur la
Providence, pour me servir de l’expression de saint
Vincent de Paul, attendons
le retour des Coréens; ils doivent venir bientôt à
Péking. S’il y a quelque — 6l — espoir de réussir, je serai
le premier à me remettre en marche. » Je
consultai Mgr du Chang-si et un de ses missionnaires,
pour connaître leurs
sentiments sur le plan propose. Ce prélat me répondit
que, dans une affaire de
cette importance, il fallait suivre la voie ordinaire
et qu’on ne devait
employer des moyens extraordinaires que lorsqu’ils
étaient commandés ou
approuvés par l’autorité ecclésiastique, ou lorsqu’on
se sentait évidemment
inspiré de Dieu. Cet avis me parut sage : j’écrivis
donc à Rome pour savoir ce
qu’il fallait faire dans une circonstance si critique.
Les mesures proposées par
M. Maubant me paraissaient être une résolution
désespérée, qu’on ne devait
employer tout au plus que lorsque l’on aurait employé
inutilement tous les
moyens que dicte la prudence. Plus tard il m’a
expliqué son projet : il m’a
paru praticablc. « Le 8 septembre,
Joseph, que l’on croyait mort, arriva; il avait été
cent vingt jours en route, il avait rempli sa
commission aussi bien qu’il lui
avait été possible. Voici son rapport : « Il y a un
chemin pour aller de la
Tartarie orientale en Corée; on peut passer la grande
muraille, soit par les
portes, quoiqu’elles soient toujours gardées, soit par
les brèches que les
injures du temps y ont faites. J’ai trouvé dans la
Tartarie occidentale des
lieux où vous pouvez être en sûreté; les chrétiens
consentent à vous recevoir
(ces districts appartiennent à MM. les lazaristes
français); mais dans la
Tartarie orientale (Léao-tong), je doute qu’aucun
chrétien veuille agir de même.
Dans la Tartarie occidentale, on trouve de grands
déserts; ce sont des lieux
presque inhabités et dangereux pour les voyageurs; ils
courent risque d’être
dépouillés par des bandes de voleurs qui infestent ces
contrées. Deux petites
caravanes qui nous précédaient ont été volées; le bon
Dieu nous a préservés de
ce malheur, ces maraudeurs ne nous ont point aperçus.
On peut aller facilement
jusqu’aux frontières de la Corée sans être reconnu, on
peut même entrer
furtivement dans ce royaume; j’ai parlé à des Chinois
qui l’avaient fait. J’ai
été jusqu’à la porte chinoise qui est à l’extrême
frontière de la Tartarie; on
peut tromper la vigilance des gardes. Entre cette
porte et le premier poste
coréen, il y a un désert d’environ douze lieues; il
est traversé par un grand
fleuve, qui est gelé deux mois de l’année. îl est
défendu à qui que ce soit de
former des établissements dans ce désert. Les Chinois
et les Coréens peuvent
pêcher dans le fleuve, c’est un moyen de plus pour
s’introduire. Il y a trois
foires qui se tiennent régulièrement tous les ans : la
première. — 62 — à la troisième lune; la
seconde, à la neuvième lune; et la troisième, à la
onzième lune. Ces foires se tiennent en deçà de la
porte chinoise; les deux
nations peuvent s’y rendre, et trafiquer librement
pendant quelques jours. Il y
a encore quelques autres foires, mais le nombre et
l’époque n’en sont pas fixés;
elles ne s’ouvrent que sur la demande du roi de Corée,
agréée par le
gouvernement chinois. » « Joseph ayant passé par
Péking à son retour, à l’entrée de la ville on lui
vola le peu de hardes qu’il apportait. Le 17, je le
renvoyai à Péking. Le
courrier qui avait accompagné le P. Pacifique
jusqu’aux frontières, m’assura
que les Coréens viendraient très-probablement à la
neuvième lune, et non point
à la onzième. Cette nouvelle et d’autres raisons
m’engagèrent à hâter mon
départ pour Sivang en Tartarie : là, j’étais plus près
de Péking, et plus à
même de traiter avec les Coréens. « Le 22, je me séparai
de Mgr du Chang-si et du révérend P. Alphonse,
dont j’avais reçu des preuves signalées de charité et
de bienveillance. Ce
prélat voulait emprunter une somme considérable pour
me la donner; je n’eus
garde d’accepter une offre si généreuse, de crainte
d’augmenter encore l’état
de gêne où il se trouvait. Je lui dis seulement : «
Quand je serai dans la
nécessité, j’aurai recours à Votre Grandeur. » Cette
occasion s’est bientôt
présentée, et le digne prélat a tenu sa promesse.
Autant mes précédents voyages
avaient été pénibles et fatigants, autant celui-ci fut
agréable et facile. Je
rencontrai sur ma route quelques chrétiens; ces bonnes
gens firent un effort de
charité, ils me donnèrent plus que je ne dépensai dans
le trajet. Le 7 octobre,
nous arrivâmes à la grande muraille, tant vantée par
ceux qui ne la connaissent
pas, et décrite avec tant d’emphase par ceux qui ne
l’ont jamais vue. Ce mur et
les autres merveilles de Chine ne doivent être vus
qu’en peinture, pour que
leur réputation reste intacte... « Le 8 octobre, j’arrivai à
Sivang, en Tartarie, où je trouvai M. Maubant,
que je n’avais pas vu depuis mon départ du Fokien.
Sivang est un village assez
considérable et presque tout chrétien. Les néophytes
de Sivang sont pieux, ils
aiment les prêtres, ils paraissent nous voir avec
plaisir... Le 13 novembre,
Joseph arriva de Péking sans avoir rien fait. C’était
la quatrième ambassade
coréenne qui était envoyée depuis le départ du P.
Pacifique; aucun chrétien de
cette nation n’avait paru. « Le 9 janvier 1835, je fus
encore obligé d’envoyer Joseph à Péking pour
traiter avec les Coréens qui devaient arriver avec — 63 — une autre ambassade, dans le
courant de la douzième lune. Il était urgent
de les prévenir avant qu’ils fussent circonvenus par
quelques personnes peu
disposées en notre faveur. Joseph seul pouvait traiter
cette affaire avec
succès, mais il était malade de froid et de fatigue.
Le thermomètre se
soutenait de 20 à 30 degrés au-dessous de zéro. Il
n’hésita pas à se mettre en
route par ce froid terrible auquel il n’était pas
accoutumé. Je lui donnai des
lettres de créance pour traiter en mon nom; je
l’établissais mon
plénipotentiaire. « Je vous envoie, disais-je aux
Coréens, maître Joseph Ouang,
ne pouvant pas aller moi-même vers vous; traitez avec
lui comme vous traiteriez
avec moi en personne. Vous le connaissez, il mérite
votre confiance; il est
probable qu’il sera un jour votre missionnaire.
Répondez clairement oui ou non
à toutes les questions qu’il vous fera, déclarez
franchement si vous voulez
recevoir votre évêque, ou non. Je regarderai toute
réponse équivoque ou
conditionnelle, ou toute demande de temps pour
délibérer encore, comme une
réponse évasive et négative, et à l’instant même
j’écrirai au Souverain Pontife
que vous ne voulez pas recevoir l’évêque que Sa
Sainteté vous envoie, et que
vous avez demandé vous-mêmes. Lisez et relisez
attentivement la longue lettre
que je vous ai écrite; et donnez votre réponse de
suite, avec clarté et
simplicité, sans circonlocutions et sans compliments.
» « Je donnai à Joseph une
série de questions auxquelles les Coréens
devaient répondre par écrit, pour éviter l’équivoque
ou la méprise. Les Coréens
prononcent mal le chinois, mais ils l’écrivent pour le
moins aussi bien que les
Chinois eux-mêmes. Je défendis à Joseph de parler
d’autre missionnaire que de
leur évêque. Cette précaution fut inutile : on leur
avait déjà appris, dans le
Léao-tong, qu’il y avait à Péking un autre prêtre
européen, nommé Jacques, qui
voulait aller chez eux; c’était M. Chastan. Cette
nouvelle leur fit plaisir. « Le 19, Joseph eut sa
première conférence avec les Coréens. Dès l’entrevue,
il leur présenta ses lettres de créance; puis il
ajouta : « Me
reconnaissez-vous pour le légitime représentant de Mgr
de Capse, votre évêque?
— Oui. — Suis-je nanti de pouvoirs suffisants pour
traiter définitivement avec
vous? — Oui. — Voulez-vous recevoir votre évêque, Mgr
de Capse? — Oui. » On en
était là, lorsqu’un importun entre brusquement dans la
salle des conférences,
et, interrompant les interlocuteurs : « L’évêque de
Capse, s’écria-t-il, ne
peut point entrer — 64 — en Corée, il est Européen. —
Qui es-tu, pour te mêler de cette affaire?
reprit Joseph d’un ton sévère et fronçant les
sourcils; retire-toi, tu n’as
rien à faire ici. » Cela dit, on reprit les
conférences. « Combien y a-t-il de
chrétiens en Corée ?—Il y en a plusieurs milliers,
mais nous n’en connaissons
pas exactement le nombre. — Sont-ils réunis ou
dispersés? — Les uns sont
dispersés, les autres sont réunis. Il y a un bon
nombre de villages entièrement
chrétiens. — Avez-vous, parmi vos compatriotes, des
personnes consacrées à
Dieu? — Parmi les personnes du sexe, il y a beaucoup
de vierges qui ont fait
vœu de continence; parmi les hommes, il y en a moins.
— Pourrait-on trouver
quelques jeunes gens propres à l’état ecclésiastique?
— On en trouvera, mais le
nombre n’en sera pas considérable. — Avez-vous des
oratoires? — Non, les
chrétiens prient en famille; il y a des catéchistes
pour instruire les fidèles
et les catéchumènes, et quelques vierges qui tiennent
des écoles pour l’instruction
des jeunes personnes de leur sexe. — Avez-vous les
corps de ceux de vos frères
qui sont morts pour la foi? — Nous en avons
quelques-uns. — Quelle est aujourd’hui
la disposition du gouvernement à l’égard des
chrétiens? — Le gouvernement
paraît mieux disposé maintenant qu’il ne l’était
autrefois. — Le P. Pacifique
parle-t-il bien coréen? — Non, il n’entend les
confessions que par écrit. —
Combien y a-t-il de personnes qui sont instruites de
l’arrivée du vicaire
apostolique et du P. Pacifique? — Il y a deux cents
personnes qui savent que le
P. Pacifique est entré, c’est-à-dire, les personnes
qui se sont confessées. Six
chrétiens seulement, qui sont les chefs de la
chrétienté, savent qu’ils ont un
évêque; sur ces six, quatre opinent fortement pour son
introduction, et deux
paraissent être d’un avis contraire. » « Le parti qui est pour
l’évêque se compose d’un homme de lettres, d’un
soldat, d’un pauvre paysan et d’une religieuse (il
paraît que cette vierge a de
l’influence). Charles, c’est-à-dire le soldat, pense
que le P. Pacifique
quittera bientôt la Corée. Il suit de cet exposé que,
sur trente ou quarante
mille chrétiens, six seulement savent que j’existe; et
sur ces six, quatre sont
pour moi : ainsi toutes mes espérances reposent sur
les bonnes dispositions de
trois ou quatre individus. Le même Charles dit à
Joseph que l’on me préparerait
un domicile dans la partie sud-est de la Corée, non
loin du Japon. « Le 26 janvier, Joseph
revint de Péking; il me fit part du — 65 — résullat de ses conférences
avec les Coréens; il m’apporta plusieurs
lettres, et entre autres la suivante : « Nous pécheurs, Sébastien et
les autres, nous écrivons cette lettre : « Le grand maître (l’évêque
de Capse), par la faveur du Seigneur suprême et
de la sainte Eglise, s’est chargé de prendre soin et
de paître les brebis de la
Corée; il vient pour cela dans cette obscure mission
afin de l’honorer et de
lui accorder une faveur au-dessus de son mérite.
Sommes-nous dignes d’un tel
bienfait? Outre cela, voltigeant comme un étendard
agité par les vents, et
courant comme un char, appuyé sur un bâton, excédé de
fatigue, il travaille
avec activité depuis des mois el des années, mû
seulement par un amour
abondant, et par les sentiments d’une compassion
miséricordieuse envers nous
pécheurs. Mais nos ressources sont minces et modiques;
et, parce que les
circonstances et les malheurs du temps ne nous
permettent point d’aller le
recevoir au lieu convenu, nous sommes brûlés de
tristesse, nous sommes tout
émus, agités et troublés; c’est pourquoi nous ne
savons ce que nous faisons.
Mais heureusement notre propre prêtre est venu chez
nous, il a été reçu peu
honorablement (c’est une phrase orientale), il a
répandu ses bienfaits et sa
faveur, et aussitôt toutes les âmes ont repris une
nouvelle vie; il a été pour
nous comme un flambeau qui répand la lumière au milieu
d’une nuit éternelle, et
comme celui qui apporte de la nourriture à des
malheureux affamés. Nous
pécheurs, semblables à des infortunés qui poussent des
gémissements, nous avons
obtenu ce spécial bienfait; comment pourrons-nous même
partiellement
reconnaître un seul bienfait des dix mille que nous
avons reçus? Le temps nous
ayant empêchés de venir l’année précédente, prosternés
à terre, nous sommes en
grande sollicitude, désirant savoir si le grand maître
s’est toujours bien
porté, s’il jouit de toutes les félicités, et si
toutes les personnes qui sont
à son service le servent avec joie et en bonne santé.
« Nous pécheurs, nous
avons obtenu une miséricordieuse compassion.
Notre propre prêtre est nourri en paix, il est
conservé avec soin dans la
mission. Connaissant les bienfaits de bénédiction que
nous avons reçu, nous en
rendons des actions de grâces infinies. « Quant à l’entrée du
grand maître en Corée, le prêtre (le P.
Pacifique) a déjà exposé l’état des choses dans la
letire qu’il T. 11. — l’église
de (.orée. 5 — 66 — envoie. Nous pécheurs, nous
sommes véritablement incapables de décider s’il
est expédient qu’il entre ou non; mais, outre notre
avis, fruit d’un génie
borné, nous sommes obligés de faire connaître à Son
Excellence une ou deux
circonstances, pour la mettre à même de voir s’il lui
est expédient d’entrer ou
de rétrograder. Le grand maître, ayant un visage et
une couleur tout à fait
différents de ceux des Coréens, ne pourra point entrer
secrètement. Sa forme et
son langage le trahiront facilement au milieu de la
foule, dans la supposition
même qu’il puisse entrer et prêcher la religion. Enfin
il sera exposé au danger
d’être reconnu. Voilà ce qui nous met dans de grandes
angoisses... « Nous n’osons pas vous
forcer à venir à nous, ni chercher des prétextes
pour nous dispenser de vous recevoir, dans la crainte
de nous priver du plus
grand bienfait de l’Eglise. Nous ne savons quelles
actions de grâces rendre au
grand maître pour sa grande charité, son zèle, ses
chagrins, ses peines et ses
travaux. Outre cela, nous le prions de voir ou
d’imaginer un moyen quelconque
pour éclairer notre cécité. Alors nous serons au
comble du bonheur, et nous ne
pourrons jamais vous en rendre d’assez grandes actions
de grâces. Cependant
nous prions Dieu de combler le grand maître de toute
espèce de félicités. » « Cette lettre est pour le
moins aussi mauvaise que celle de l’année
dernière, elle manifeste clairement le désir de me
voir revenir dans le lieu d’où
je suis parti. Ils me font entendre qu’en prenant
cette détermination, je les
tirerai d’un grand embarras. Ils ont trouvé, à ce
qu’ils pensent, un excellent
expédient pour se passer de moi. Ils n’osent pas me
l’exposer eux-mêmes, de
crainte de me faire de la peine, mais ils parlent plus
ouvertement à Mgr de
Nanking. Voici la lettre où ils exposent leur projet :
« Sébastien et les autres,
pécheurs, donnent cette nouvelle : « L’année
dernière nous n’avons point envoyé de salutation,
faute d’occasion. Prosternés
à vos pieds, nous désirons avec toute la sincérité
possible que notre grand
seigneur (Mgr de Nanking) jouisse de toutes les
félicités, et que tous les
prêtres de l’église de Péking prêchent la religion
avec un continuel succès, et
qu’ils se portent toujours bien, par une spéciale
faveur du suprême Seigneur du
ciel. Notre propre prêtre est venu parmi nous annoncer
— 67 — l’Evangile. Depuis trente ans
nous pleurions, nous gémissions, plongés dans
une nuit éternelle, lorsqu’un matin le bienfait d’une
lumière immense a brillé
à nos yeux, et nos vœux ont été pleinement remplis.
Or, nous n’avons reçu tous
ces bienfaits que parce que noire grand seigneur (Mgr
de Nanking) a exaucé les
gémissements des brebis abandonnées, et a tout ordonné
et tout disposé par sa
sincère miséricorde. Nous pécheurs, nous lui rendons
grâces, nous avons gravé
dans nos cœurs la mémoire de tous ses bienfaits, et
nous désirons vraiment lui
être obéissants de tout notre cœur, de toute notre
àme, de toutes nos forces.
Mais pour le moment, il y a bien des difficultés; les
fidèles sont pauvres, et
ils manquent de ressources pécuniaires. Notre
missionnaire loge dans une
chambre grossièrement construite avec de l’herbe, et
difficilement il peut se
procurer quelques légumes et quelques plantes
insipides pour se nourrir.
Plusieurs chrétiens se réfugient dans les montagnes et
meurent de faim. Tous
les moyens que nous avons imaginés pour remédier à cet
inconvénient ont été
inutiles. Les circonstances ne sont pas favorables. Le
missionnaire évangélise
secrètement en Corée, et quoique pour le présent sa
venue soit un bienfait
au-dessus de nos mérites, cependant, comme il y a
toujours quelques causes de
danger, il est difficile que nous puissions jouir
longtemps d’une constante
tranquillité; s’il survenait quelque accident, nous ne
saurions où aller.
Non-seulement ce serait un grand malheur pour la
Corée, mais encore pour l’église
(de Péking), et de plus tout espoir d’avoir à l’avenir
des missionnaires nous
serait enlevé pour jamais. N’est-ce pas bien
douloureux? Nous pécheurs, de
concert avec notre missionnaire, nous avons trouvé ou
imaginé un moyen de
parera ce malheur. Le voici : nous ferons entrer en
Chine un ou deux jeunes
gens, afin qu’après avoir été ordonnés prêtres ils
rentrent en Corée, et
succèdent à la prédication de la sainte grâce,
c’est-à-dire, qu’ils prennent la
place de notre missionnaire et continuent la
prédication de l’Evangile. Si ce
projet est adopté, il sera avantageux à nous tous, et
l’on pourra ainsi
continuer successivement la publication de l’Evangile.
Ce plan avait été
proposé autrefois par l’église (de Péking), et notre
propre prêtre (le P.
Pacifique) l’approuve beaucoup. « Nous demandons donc que Son
Excellence prononce sur cette affaire, et
daigne nous manifester ses intentions. Si ce projet se
réalise, ce sera un
très-grand avantage. Quand nous aurons conduit ces
jeunes gens jusqu’aux
frontières, il est nécessaire qu’il y ait là quelqu’un
pour les recevoir. Alors
tout sera bien, — 68 — mais comme cette affaire va
causer des sollicitudes et des chagrins à l’église
(de Péking), nous en sommes fort affligés. « Quant à nous pécheurs,
depuis le moment de notre naissance jusqu’à
ce jour, depuis les cheveux du sommet de la tête
jusqu’aux talons, nous sommes
comblés des bienfaits de la protection de Dieu. Nous
lui devons les aliments et
même notre existence. En attendant, nous désirons
qu’il daigne nous bénir du
commencement jusqu’à la fin, qu’il protège notre grand
maître, et qu’il le
comble de toute espèce de félicités. » « Ce projet, ce ne sont pas
les Coréens qui l’ont imaginé : il leur a été
suggéré par le P. Pacifique pour pouvoir se passer de
moi. Ce prêtre chinois,
bien loin de me préparer les voies et d’être mon
précurseur, comme on me l’avait
fait espérer, est au contraire, pour divers motifs que
je commence à
soupçonner, le plus grand obstacle à l’accomplissement
de ma mission. Il ne me
regarde pas même encore comme son évêque, ainsi qu’il
paraît par les lettres qu’il
a adressées à Mgr de Nanking et à moi-même. Dans la
lettre à l’évêque de
Nanking, il l’appelle son supérieur, son pasteur et
son père, il lui demande sa
bénédiction, il parle de l’érection d’un séminaire
coréen à Péking, où il veut
envoyer des élèves que Son Excellence ordonnera
prêtres, etc.. Il lui rend
compte de son administration, et le consulte sur tout
ce qui regarde la
mission. Dans la lettre qu’il m’écrit, il se contente
de me conseiller de
revenir sur mes pas et de renoncer à entrer en Corée.
Joseph donna à son tour
aux Coréens une très-longue lettre que j’avais écrite
dans les premiers jours
de janvier. J’avais développé, dans cette lettre, tous
les motifs qui devaient
les engager à me recevoir; je faisais valoir toutes
les raisons tirées de la
gloire de Dieu, de leurs propres intérêts et de ma
propre position. Je leur
disais, en terminant : « Quelle que soit votre
détermination, je suis résolu d’accomplir
la mission qui m’a été confiée par le Vicaire de
Jésus-Christ. Je me rendrai
aux frontières de la Corée dans le courant de la
onzième lune; je frapperai à
votre porte et je verrai par moi-même si, parmi tant
de milliers de chrétiens,
il s’en trouvera au moins un qui ait assez de courage
pour introduire l’évêque
qu’ils ont eux-mêmes demandé, et que le Ciel leur a
envoyé dans sa miséricorde.
» « Les Coréens lurent cette
lettre avec beaucoup d’attention; je ne saurais
dire au juste quelle impression elle fit sur leur
esprit; ils dirent seulement
qu’elle était forte. Ce qui les frappa le plus, ce fut
un décret du Souverain
Pontife qui menace — 69 — d’excommunication encourue
par le seul fait quiconque empêchera, d’une
manière active, par parole ou par conseil, ou par tout
autre moyen injuste, un
vicaire apostolique d’entrer dans sa mission. Ils
parurent épouvantés quand on
leur cita ce décret : cela prouve qu’ils ont la foi.
La constance inébranlable
qu’ils ont montrée jusqu’à ce jour à professer notre
sainte religion, en est d’ailleurs
une preuve sans réplique. Pour remplir la promesse
qu’ils avaient donnée de
répondre d’une manière précise sur mon admission, ils
m’envoyèrent la lettre
suivante : « Les pécheurs Augustin et
autres, saluant avec crainte pour la seconde
fois, écrivent cette lettre au trône de l’évéque : « Nous pécheurs,
entièrement dignes, à cause de nos péchés et de notre
méchanceté, d’être frappés d’excommunication, depuis
trente ans nous n’avions
eu aucun missionnaire; nous attendions avec plaisir
l’arrivée d’un prêtre, de
même qu’un enfant soupire après sa mère. Voilà que
tout à coup, contre notre
attente, nous avons obtenu ce grand bienfait du
suprême Seigneur. L’année
dernière un pasteur est venu jusqu’à nous, et a
franchi la frontière sans
danger. Cette année-ci nous avons encore obtenu un
nouveau bienfait :
Monseigneur s’est solennellement et courageusement
engagé à venir en Corée pour
sauver ses brebis, et ne point rendre inutile le prix
du sang de Jésus-Christ
répandu pour nous. Nous rendons de grandes actions de
grâces à Dieu pour un si
grand bienfait, à la sainte Vierge et à tous les
saints du paradis. Nous
remercions encore l’Empereur de la religion (le
Souverain Pontife) et l’évéque
(de Capse). Nous rendons aussi des actions de grâces à
maître Ouang (Joseph),
qui ne craint ni les dangers de la mort ni les travaux
de la vie, voulant
uniquement pour nous épuiser toutes ses forces, courir
et travailler. Nous ne
pouvons concevoir comment de si grands pécheurs tels
que nous sommes avons
obtenu de semblables bienfaits; émus et attendris,
nous versons des torrents de
larmes. « Une des raisons pour
lesquelles nous ne sommes point venus l’année
dernière recevoir l’évéque, est celle-ci : nous étions
dans la persuasion que
Monseigneur, différant beaucoup des Chinois par la
forme et le visage, ferait
certainement naître des soupçons à ceux qui ne le
connaîtraient pas, et
pourrait être cause indirectement de quelque fâcheux
événement en Corée. C’est
ce qui nous a engagés à inviter Monseigneur à venir en
Corée sur un grand
navire, et à aller aborder près de la ville capitale,
disant publiquement : « Je
suis de telle nation, né en tel endroit; je suis venu
— 70 — ici pour publier la religion
sainte, je désire prêcher dans votre royaume,
etc. » Et comme une telle déclaration aurait
certainement pris beaucoup de
temps en conférences réciproques, alors nous aurions
vu l’état de choses, et
nous aurions pris une dernière détermination. En
adoptant ce plan, c’aurait été
bien autrement que d’entrer clandestinement et à la
dérobée. Voilà le motif qui
nous a fait écrire cette lettre. Ce n’est point parce
que nous ne voulons point
recevoir Monseigneur, ou parce que nous voulons le
rejeter, à Dieu ne plaise !
nous craignons trop la peine de la grande
excommunication. Mais aujourd’hui,
frappés de terreur comme d’un coup de foudre à la
lecture de l’avis ou de l’ordre
que Monseigneur nous a envoyé, nous avons la confiance
qu’il daignera examiner
l’état des choses. (Ils ont mal pris le sens de ma
lettre, peut-être leur
a-t-elle été mal expliquée.) Or, nous obéissons aux
ordres que Monseigneur nous
a envoyés par maître Ouang. L’année prochaine, à la
onzième lune, nous
enverrons des chrétiens à Pien-men pour recevoir
Monseigneur, absolument de la même
manière que nous reçûmes, l’année dernière, le P.
Pacifique. Monseigneur et
maître Ouang se rendront au lieu convenu quelque temps
avant le jour fixé; ils
prendront logement dans une boutique. Les signes de
reconnaissance seront les
deux lettres ou caractères : Ouan, Sing (c’est-à-dire,
dix mille félicités, ou
bien, avoir une entière confiance). Ils tiendront à
leurs mains les mouchoirs
dont on est convenu, et tout ira très-bien. Nous
recevrons d’abord Monseigneur,
et ensuite, l’année prochaine, maître Ouang; ce qui
sera aussi bien. Nous vous
rappelons l’état de notre pays : tous les chrétiens
sont pauvres, ils n’ont pas
de quoi vivre; comment pourront-ils se procurer
l’argent que nous pensons être
nécessaire pour recevoir, loger et nourrir un évêque?
Nous dépenserons pour
cela au moins la somme de cinq cents taëls (environ
3,500 francs). Si
Monseigneur désire que tout soit bien ordonné, en ce
cas-là, il faudra mille ou
même deux mille taëls (14,000 fr.). Plus il y aura
d’argent, mieux on arrangera
tout. Mais pourron-snous ramasser une si grande somme?
Il faut préparer tout
selon nos forces et selon les circonstances du temps;
cela se fera peu à peu.
Nous espérons que Monseigneur aura égard à l’état
misérable de notre pays, et
qu’il ne se plaindra point : nous l’espérons et nous
l’espérons. « Il y a, outre ce que nous
venons de dire, bien d’autres choses que nous
avons confiées à maître Ouang pour être rapportées
verbalement à Monseigneur :
c’est pour cela que nous ne les mettons pas par écrit.
Qu’il donne promptement
réponse. — 71 — « Toutes les années on peut
entrer à la neuvième lune, depuis le 6e ou 7e
jour jusqu’au 12e ou 13e jour. La seconde fois on peut
entrer à la onzième
lune, depuis le 16e ou 17e jour jusqu’au 23e ou 24e. A
cette dernière époque,
on apporte à l’empereur les présents d’usage à
l’occasion de la nouvelle année.
Nous viendrons probablement dans ce temps-là. Quand
vous serez parvenus à la
porte chinoise, vous attendrez pendant quelques jours.
Mais pourrez-vous
attendre sans danger? Nous espérons seulement que nous
traiterons bien cette
affaire. Il faut prendre les précautions nécessaires,
afin de ne point causer
de soupçons. « L’an de Jésus-Christ 1835, le 23 de la
douzième lune. » « Augustin Liéou, Charles
Tchao, François Kin (1). » « D’après la teneur de cette
lettre et les colloques qu’ils ont eus avec d’autres
personnes, je crois avoir des preuves certaines que
les Coréens désirent m’introduire
chez eux, ainsi que les autres missionnaires
européens. Ils seraient au comble
de la joie, s’ils pouvaient avoir et conserver un
évêque sans danger, mais ils
craignent de ne pas pouvoir surmonter les difficultés
qui s’opposent à mon
entrée, ils veulent me voir avant de s’aventurer, et
de plus il me semble
évident qu’ils ont été influencés. Aussi n’ont-ils
donné qu’une promesse
conditionnelle. Ce peut-être de mauvais augure diminue
beaucoup mes espérances.
« Pendant les trois jours que
Joseph passa avec nous, je répondis au P.
Pacifique à peu près en ces termes : « Vous trouverez
dans cette lettre la
solution de tous les cas que vous avez exposés à Mgr
de Nanking. Je vous envoie
cent taëls (environ 700 francs). J’entrerai l’année
prochaine en Corée. Je ne
veux point que les jeunes élèves qui sont avec vous
sortent de la mission avant
que je les aie examinés. Le soin de choisir un lieu
propre pour ériger un
séminaire, me regarde exclusivement. Tâchez de
soutenir les Coréens dans leurs
bonnes résolutions; réunissez vos efforts aux miens,
pour les engager à remplir
leurs promesses. » « Je tâchai de ranimer encore
le courage des Coréens. Je leur disais en
substance : « Je suis au comble de la joie de voir
que, fidèles aux lumières de
l’Esprit-Saint, vous avez enfin ouvert les yeux sur
vos propres intérêts.
Mettez-vous sous la protection de (1) L’original de celle
lettre étant en chinois, les signatures sont
transcrites
d’après la prononciation chinoise. Ce sont les noms,
bien connus de nos
lecteurs, d’Augustin Niou, Charles Tsio et François
Kim. — 72 — Dieu, implorez le secours de
sa sainte mère, de vos anges et des saints, et
exécutez avec courage et confiance la généreuse
résolution que vous avez prise.
Il faut se confier en la Providence, mais il faut
aussi l’aider ; elle ne fera
rien sans nous. Confiez-vous entièrement à sa
conduite, assurés que le bon Dieu
terminera heureusement l’oeuvre qu’il a lui-même
commencée. Je vous envoie les
cinq cents taëls que vous avez demandés, et les autres
objets que Joseph vous
remettra. Quant aux deux jeunes gens qui sont confiés
au P. Pacifique, je veux
qu’ils restent encore, jusqu’à ce que je sois entré.
C’est à moi de choisir le
lieu convenable pour les préparer au sacerdoce. S’ils
sortent de la Corée sans
mes ordres, ils ne seront jamais prêtres. Si les
chrétiens du Léao-tong vous
disaient que l’évêque de Capse ne pourra point entrer
en Corée, parce que
personne ne veut lui donner asile dans cette province,
vous leur répondrez:
Notre évêque n’a pas besoin de votre secours pour se
rendre aux frontières, il
saura se passer de vous. »
« Le 29 janvier, premier
jour de l’an chinois, Joseph repartit pour Péking.
Nous nous quittâmes, j’allais
presque dire pour ne plus nous revoir. Peu s’en est
fallu qu’il ne soit devenu
victime de son dévouement, car il mit, à son
ordinaire, un grand zèle el. une
activité singulière pour terminer heureusement cette
affaire. Il partit au
risque de ne trouver à se loger nulle part, car, à
cette époque, personne ne se
met en voyage, et toutes les hôtelleries sont fermées.
« Pendant son absence,
je reçus des lettres de Macao, qui m’annonçaient la
persécution du Tong-king et
de la Cochinchine, et la mort du vénérable évêque de
Sozopolis, Mgr Florent.
Cette nouvelle aigrit encore la douleur que j’avais
éprouvée quand je dus me
séparer de ce respectable prélat, que je regardais
comme mon père. Le souvenir
de ses vertus et des bontés qu’il a eues pour moi me
rendra sa mémoire toujours
chère. Les chagrins que me causèrent tant de tristes
événements arrivés coup
sur coup, et l’inquiétude que me donnait une
entreprise qui semblait presque
désespérée, furent un peu adoucis par la nouvelle du
glorieux martyre de notre
confrère M. Gagelin, et par la réception du rescrit de
la Propagande qui,
daignant satisfaire vos voeux et les miens, confie
définitivement la mission de
Corée aux soins de notre Société.
« Le 7 février, l’affaire
fut entièrement terminée à Péking. Joseph remit entre
les mains des Coréens l’argent
convenu, avec quelques effets ; et les Coréens lui
donnèrent un habillement — 73 — complet, dont il devait se
revêtir à la frontière. Le R. P. Sué, lazariste
chinois, me prêta la somme dont je viens de parler.
Elle a été restituée au
procureur des PP. Lazaristes à Macao. « Le 15, les
Coréens m’écrivirent la
lettre suivante :
« Après avoir lu la
lettre qui nous a été envoyée par maître Ouang à
Péking, nous rendons grâces à
Dieu pour le bienfait spécial accordé à notre royaume.
La Corée était autrefois
une contrée couverte des ténèbres de l’infidélité. Il
y a un peu plus de
quarante ans, la religion sainte commença à y
pénétrer. Dans la suite, le P.
Tcheou (Tsiou) vint en Corée, mais il fut martyrisé;
depuis trente ans, lé
troupeau a été privé de pasteur. Contre notre attente,
l’année dernière, le
prêtre Yu vint pour lui succéder : maintenant encore,
il y a un évêque qui a
solennellement promis de venir en Corée pour procurer
le salut de mille et
mille personnes.
« Peut-on espérer un si
grand bienfait des seules forces humaines? Vraiment,
il faut se presser de l’introduire;
mais le temps n’est pas encore venu ; il faut attendre
jusqu’à l’hiver de l’année
courante, alors nous traiterons de cette affaire. Il
n’est pas nécessaire de
prendre encore conseil à la neuvième lune; ce projet
est ajourné certainement à
la onzième lune, du 15e ou 16° jusqu’au 23e ou 24°
jour de la même lune, et
nous donnons cette époque comme probable et non point
comme certaine, parce qu’il
n’y a point de jour déterminé. Nous espérons que,
d’après nos instructions,
vous viendrez d’abord à la ville de Fong-hoang (la
ville de l’aigle) ; et là
nous examinerons le temps et les circonstances
favorables, et nous traiterons
prudemment cette affaire suivant que les occasions
l’exigeront, et ce sera pour
le mieux.
« Nous remettrons au P.
Pacifique Yu les cent taëls qu’on nous a donnés pour
lui ; nous emportons avec
nous les cinq cents taëls que nous avons reçus pour
préparer un lieu à l’évêque
et pour l’introduire. Quant aux marchandises
chinoises, nous les vendrons quand
nous serons parvenus en Corée, et le prix sera employé
à faire des achats pour
l’évêque. Ne soyez pas en sollicitude sur tout cela.
De plus nous avons reçu
des missels, des livres et autres objets sacrés; nous
les remettrons à qui de
droit, selon le catalogue qui nous a été donné par le
maître Joseph Ouang. Nous
espérons cependant que Monseigneur priera le bon Dieu
qu’il daigne nous bénir
et nous protéger dans tout notre voyage, dans tous les
chemins et dans tous les
lieux, et dans tous — 74 — les temps que nous traiterons
du moyen de vous introduire. Que le bon Dieu
protège toutes les âmes de la Corée pour la gloire et
la sanctification de son
saint nom ! Pour les autres choses, nous ne pouvons
point les rapporter en
détail.
« S’il se trouve, dans
la suite, des missionnaires européens qui veuillent
venir en Corée, nous les
recevrons volontiers, nous ne manquerons point à notre
parole. Nous désirons
que Monseigneur soit tranquille et en paix. Ce que
nous espérons mille et dix
mille fois. « L’an 1835 de l’Incarnation,
le 18e jour de la première lune, à Péking,
dans l’église du midi. « Augustin Liéou (Niou),
Charles Tchao (Tsio), François Kin (Kim). »
« Le même jour, ils
écrivirent aussi une lettre au Pape, suivant le désir
que j’en avais témoigné.
En voici la traduction :
« Au trône du Souverain
Pontife,
« Nous pécheurs,
Augustin et les autres, osons en tremblant et en
renouvelant plusieurs fois
notre humble salutation, adresser cette lettre au
trône par excellence. Nous
osons, peut-être avec trop de liberté, souhaiter à
Votre Sainteté une heureuse
et constante santé, et la félicité parfaite. Nous
n’avons eu dans la Corée,
pendant plus de trente ans, aucun pasteur, depuis que
le P. Tcheou a été mis à
mort. Durant ce temps, nous, brebis du souverain
pasteur, n’avions point de
pâturages, nous étions dans la tristesse et dans le
deuil. Heureusement, par un
effet de la miséricorde divine, l’année dernière, à la
onzième lune, le prêtre
Yu est venu en Corée, et il est entré tranquillement
etsans éprouver aucun
danger ; depuis un an nous le conservons en paix.
« Et voilà que
maintenant, par surcroît de bonheur, l’évêque Sou (1),
par les mérites du
précieux sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ répandu
sur la croix, bravant dix
mille fois la mort quoiqu’il n’ait qu’une seule vie,
s’exposant à mille travaux
et à cent malheurs, veut absolument entrer dans notre
royaume, pour glorifier
votre nom. Méprisant la vie et la mort, les dangers et
les périls, il a résolu
de franchir les frontières. Il n’a d’autre but que de
remplir sa promesse. Son
ardeur, son amour et son affection sont semblables à
un feu ardent. Émus
au-dessus de toute (1) Nom chinois de Mgr
Bruguière. — 75 — expression, nous sommes
attendris jusqu’aux larmes, convaincus que nous
sommes qu’un pareil bienfait ne nous est accordé que
par une faveur spéciale de
Dieu, qui veut sauver toutes les âmes de notre
royaume.
« Le moyen que nous
mettrons en usage pour introduire l’évêque sera le
même que nous avons employé
pour le P. Pacifique. Cette année-ci, à la onzième
lune, nons attendrons aux
frontières, nous ferons nos efforts pour le faire
entrer heureusement. Si le
bon Dieu nous protège, ce qui est difficile ne sera
point difficile, et ce qui
est dangereux ne sera point dangereux.
« Prosternés aux pieds
de Votre Sainteté, nous avons la confiance qu’elle
daignera avoir compassion de
nous, pécheurs que nous sommes, qu’elle priera sans
interruption pour la paix
de la sainte Eglise, l’extirpation des superstitions
et la gloire de son nom
dans la Corée, prêtant son secours à nous tous, afin
que tous ensemble nous
montions au royaume des cieux. Or, ne sera-ce pas là
le plus grand des
bonheurs? Si, dans le suite, d’autres missionnaires
européens désiraient venir
en Corée, nous les recevrons volontiers pour glorifier
ensemble votre nom. Nous
serons fidèles à nos promesses. « A Péking, dans l’église du
midi (la cathédrale), le 19 de la première
lune, l’an 1835 de l’Incarnation. Nous pécheurs,
Augustin Liéou (Niou), Charles
Tchao (Tsio), François Kin (Kim). »
« Quand mes affaires
furent ainsi terminées, je m’occupai de celles de mes
confrères. J’aurais
désiré que nous pussions entrer tous les
trois dans la même année : l’un à la neuvième lune, l’autre à la
onzième, et le troisième à la
troisième lune suivante ; ma demande
ne
fut point agréée. Joseph, qui était mon interprète, me répondit
ainsi : « Les Coréens promettent
de recevoir tous les
missionnaires
européens qui leur seront envoyés, mais ils n’en recevront
qu’un à chaque fois, et seulement à
la onzième lune,
pour les raisons
suivantes : 1° parce qu’à cette époque, le grand fleuve qui
sépare la Tartarie de la Corée est
gelé ; on le passe sur
la glace; 2°
parce que c’est le temps où l’on porte le grand bonnet de poil qui
couvre presque tout le visage; 3°
parce que dans les grands froids on ferme la porte de
l’appartement où l’on
loge, quand les voyageurs sont entrés; parla, on est
moins exposé à la vue des
curieux et des importuns. Je n’ai point fait
d’instances, parce que vous m’avez
recommandé de leur laisser pleine liberté ; et du
reste, Mgr de Nanking m’a
chargé de vous prévenir de ne — 76 — point envoyer de courrier
dans le Léao-tong sans avoir reçu une lettre de
sa part. »
« Pendant que j’étais
au Chang-si, un catéchiste qui a été longtemps au
service de Mgr le vicaire
apostolique de cette province, me promit d’aller,
quand je voudrais, louer une
maison sur les frontières de la Corée. Quand je fus
assuré de la bonne volonté
des Coréens, je crus devoir accepter cette offre. Sans
ce moyen, il me
paraissait trop dangereux de passer quelque temps aux
frontières, logé chez des
païens.
« Le 30 mars, j’envoyai
donc un courrier au Chang-si pour avertir ce
catéchiste et l’amener avec lui.
« Pendant la nuit du 2
au 3avril, quelques séditieux d’un district du
Chang-si, peu éloigné du
domicile de Mgr le vicaire apostolique, égorgèrent le
mandarin du chef-lieu, sa
famille, ses domestiques, sa garde, et après ce
massacre ils mirent le feu à la
maison ; deux individus seulement purent se sauver
pendant l’obscurité. Bien
des personnes sont persuadées que les meurtriers sont
de malheureux Chinois
poussés à bout par les exactions exorbitantes de leur
mandarin. Les confrères de
celui-ci, dont la conduite n’était pas meilleure,
craignirent d’être recherchés
; ils firent courir le bruit que c’était une
conspiration tramée par les Pe-lien-kiao,
ou sectateurs du nénuphar blanc, société secrète dont
le but est de renverser
le gouvernement et la dynastie tartare. Le premier
mandarin militaire du
district fit aussitôt cerner la ville, plaça des corps
de garde dans toutes les
avenues, se saisit de tous les gens suspects, et,
comme c’est l’ordinaire, fit
arrêter tous les chrétiens qu’il put trouver. On sait
qu’il n’y a parmi eux
aucun Pe-lien-kiao, que leur religion les oblige à
rester fidèles à leurs
princes et aux magistrats ; mais n’importe, le
christianisme est une religion
prohibée par le gouvernement, il faut la persécuter :
il n’arrive point de
funeste événement dont les chrétiens n’aient à
souffrir. Parmi les chrétiens
que ce chef militaire fil arrêter, se trouva un prêtre
chinois. Ce malheureux
accident mit le Chang-si et les districts voisins en
rumeur : le gouverneur
général publia un édit foudroyant contre les
Pe-lien-kiao et contre toutes les
sectes prohibées, parmi lesquelles il comprenait la
religion chrétienne, qu’il
nommait expressément. Par une contradiction
inexplicable, il défendait d’inquiéter
les bonzes, de quelque secte qu’ils fussent, quoiqu’on
en eût arrêté
quelques-uns, comme convaincus d’être Pe-lien-kiao.
Tout semblait présager une
persécution générale dans le Chang-si. A Ta-juen-fou,
métropole de la province,
on avait commencé à procéder contre les — 77 — chrétiens : un certain nombre
avait été conduit en prison. Mgr du Chang-si
et ses prêtres prenaient des mesures pour détourner
l’orage qui grondait sur
leurs têtes; il était à craindre que mon courrier et
ceux qui venaient de Macao
ne fussent arrêtés avec les effets et les lettres
qu’on envoyait d’Europe. Un
pareil malheur aurait compromis toutes les missions du
nord de la Chine et de
la Tartarie. Mgr du Chang-si m’écrivit et me manifesta
ses craintes ; mais le
bon Dieu permit que l’orage se dissipât au moment même
qu’il commençait à
éclater. L’édil de persécution contre les chrétiens
fut révoqué le second ou
troisième jour après sa publication ; le missionnaire
chinois et les autres
chrétiens arrêtés en différents endroits fureut
relâchés; mon courrier et ceux
de Monseigneur arrivèrent heureusement au Chang-si. Ce
prélat, sachant que je n’avais
point d’argent, m’en envoya par le catéchiste que
j’avais fait appeler. Je lui
ai restitué cette somme.
« Le 11 mai, mes gens arrivèrent
à Sivang. Le 13, ce catéchiste et deux autres
courriers, dont les talents et le
mérite consistaient seulement dans leur bonne volonté,
se mirent en marche pour
la Tarlarie orientale. Trois jours après leur départ,
ils arrivèrent au
chef-lieu de notre arrondissement. Ils voulaient se
munir d’un passeport pour
passer librement un poste que les Chinois eux; mêmes
ne franchissent qu’avec
peine, mais les circonstances n’é\ (aient rien moins
que favorables. Le
mandarin qui devait délivrer ce passeport venait de
recevoir ordre du vice-roi
d’examiner tous les voyageurs, principalement ceux qui
venaient de Chang-si, de
garder exactement toutes les avenues qui conduisent à
la grande muraille,
de peur que quelqu’un d’eux ne s’échappât
en Tartarie ; en un mot, de faire des visites
domiciliaires dans tous les
endroits suspects, principalement dans les
hôtelleries. Mes gens firent sonder
les intentions du mandarin. Celui-ci répondit qu’il
leur accorderait un
passeport, mais il voulait au préalable connaître les
voyageurs, leurs noms,
leur patrie, etc. Comme il y avait parmi
eux deux Chang-sinois, ils n’osèrent point s’exposer
àsubir cet
examen, craignant d’obtenir, au lieu d’un
passeport, un mandat d’arrêt qui les constituerait
prisonniers. Ils m’écrivirent
pour me demander mon avis. « Si vous ne pouvez point
obtenir de passeport, leur
répondis-je, retournez sur vos pas et prenez votre
chemin par le nord de la
Tartarie. » Il paraît que cet expédient ne leur plut
pas : ils partirent sans
passeport. Tout semble annoncer qu’ils
ont franchi sans danger et sans difficulté le poste
dont je viens de parler. Si
notre entreprise réussit, les hommes ne seront pour
rien dans le succès; la
divine Providence aura tout fait. — 78 —
« Cependant, l’orage
qui s’était formé au Chang-si vint nous atteindre en
Tartarie. Le gouverneur du
Chang-si avait fait instruire le vice-roi du Tchy-ly
du malheureux événement
dont j’ai parlé et du soupçon qui pesait sur les
Pe-lien-kiao. Celui-ci montra
un zèle aussi ardent, pour le moins, que son collègue
: il parut bientôt un
décret qui ordonnait aux mandarins inférieurs
d’informer contre les
Pe-lien-kiao et les chrétiens. Le mandarin de notre
arrondissement méprisa cet
ordre, et déclara à ses officiers qu’il n’entamerait
aucune procédure contre
les chrétiens : « Je connais, dit-il, par l’expérience
de mes prédécesseurs, qu’il
est dangereux d’inquiéter les chrétiens ; de pareils
procès ont toujours nui à
ceux qui les ont suscités. » Un autre mandarin, duquel
nous dépendons en
premier ressort, a montré encore plus de fermeté ; il
a résisté jusqu’à ce jour
aux ordres réitérés plusieurs fois de procéder contre
les chrétiens ; il a même
fait prévenir ceux de Sivang de donner la bastonnade à
tous les satellites qui
viendraient les inquiéter, parce qu’ils seraient venus
sans ordre. Cependant, à
n’en juger que d’après les apparences, dans une
persécution, Sivangdevrait être
le plus exposé : les mandarins et tous les païens du
voisinage savent que c’est
comme la métropole de tous les chrétiens du district;
plusieurs mandarins n’ignorent
pas qu’il y a une église, et qu’actuellement même on
en construit une autre
plus vaste et plus belle ; ils connaissent les
principaux habitants du bourg :
on ne doute point qu’il n’y ait des missionnaires.
Mais Dieu n’a pas permis qu’aucun
malheur nous arrivât. L’affaire des Pe-lien-kiao
n’aurait pas eu de suites
fâcheuses, sans un autre accident qui faillit causer
un embrasement général.
« Le 17 juin, à sept
heures du soir, message extraordinaire, dont voici le
résumé: « Le vice-roi de
la province, prévenu qu’il y a des missionnaires
européens cachés à Sivang, a
donné ordre au mandarin de l’arrondissement de les
faire prendre à l’instant.
Prenez la fuite à l’heure même, et cachez-vous où vous
pourrez ; peut-être que
le mandarin et les satellites sont en chemin pour vous
saisir. La nouvelle est
certaine ; les officiers du mandarin, instruits de cet
ordre, ont averti le
chef des chrétiens du district de se tenir sur ses
gardes et de prendre des
mesures de sûreté. » Cette nouvelle, qui paraissait
officielle, jeta l’alarme
partout. On serra au plus vite dans de profondes
cavernes tous les objets de
religion, et ceux qui pouvaient, directement ou
indirectement faire soupçonner
ou réveiller l’idée d’un Européen. Nous travaillâmes
jusqu’à une heure après
minuit. Cela fait, on nous relégua, à — 79 — petit bruit, dans une
caverne. En attendant le cours des événements, on
plaça des sentinelles à certaines distances, pour être
prévenus à temps de l’arrivée
de l’ennemi : alors nous aurions gravi la montagne.
Les deux chefs du bourg
nous donnèrent de grandes marques de dévouement.
J’admirai leur charité; ils
oubliaient leur propre danger pour ne s’occuper que du
nôtre ; cependant ils
étaient bien plus exposés que nous,
« Le 18 et le 19,
nouveaux messages. Ce ne sont point les Européens qui
sont l’objet des
poursuites du vice-roi ; on ignore même s’il y en a un
seul dans toute la province
: c’est un mandarin militaire qui est la cause de ce
malheureux événement. Cet
officier, promu à un grade supérieur, est allé
remercier le vice-roi ; celui-ci
lui a demandé s’il y avait des rebelles Pe-lien-kiao
dans son district : «Non,
Excellence, dit-il, il n’y a point de Pe-lienkiao,
mais il y a beaucoup de
chrétiens. » Ce méchant homme, ennemi secret des
chrétiens, s’est plu par des
rapports calomnieux à les rendre suspects et odieux au
mandarin ; il a obtenu
un ordre adressé au gouvernement de Sueng-ho-fou, pour
informer contre eux et
contre le missionnaire du lieu désigné. Le prêtre,
averti à temps, s’était
sauvé à la faveur de la nuit. Pour comble de malheur,
l’officier militaire,
accusateur et ennemi personnel des chrétiens, a été
chargé de faire les
recherches.: il a arrêté tout ce qu’il en a pu
trouver, hommes et femmes, et
les a fait traîner à Sueng-ho-fou. Il a même dépassé
les limites de sa
juridiction, il s’est permis de faire des arrestations
dans un district
étranger. S’il eût été question d’une affaire purement
criminelle, il eût été
sévèrement puni ; mais en Chine, comme ailleurs,
lorsqu’il s’agit d’une
incrimination contre la religion chrétienne, tout est
permis; on peut
impunément se moquer du droit et de la justice, et
faire violence aux lois.
Cependant le mandarin civil, à qui il appartient de
porter la sentence, indigné
de la conduite irrégulière de l’officier militaire, a
fait délivrer toutes les
femmes et un bon nombre d’hommes ; il n’a retenu
prisonniers que dix à douze
chefs de familles.
« Cette injuste
inquisition a réveillé la cupidité de quelques autres
mandarins civils et militaires.
Il y a eu plusieurs chrétiens persécutés en certains
districts ; quelques-uns
se sont rachetés à prix d’argent ; d’autres ont été
cruellement tourmentés, et
condamnés à de fortes amendes. Nous apprîmes, il y a
peu de jours, qu’un saint
vieillard connu de tous les missionnaires a été frappé
d’une manière inhumaine.
Ce vénérable confesseur, craignant de succomber aux
tourments, a offert environ
quatre mille francs au — 80 — mandarin pour n’être pas
tourmenté davantage. Ce ministre de l’enfer lui a
répondu : « Non, tu apostasieras, et de plus tu me
donneras cette somme. » Le
saint confesseur a tenu ferme. Plusieurs ont pris la
fuite, aimant mieux perdre
leurs biens que de s’exposer à perdre la foi.
Quelques-uns se sont réfugiés
chez nous. Le mandarin duquel nous dépendons
immédiatement a encore refusé de
faire des informations contre les chrétiens: Dieu
veuille le confirmer dans sa
bonne résolution !
« Le 23, le catéchiste
de Sivang, mû par un motif de compassion excessive,
nous fit sortir de notre
caverne et nous ramena à notre premier domicile. Nous
étions passablement bien
dans cette habitation souterraine. Ces cavernes ne
ressemblent pas à celles que
la nature a creusées dans les montagnes : ce sont des
habitations préparées de
main d’homme dans le flanc d’une colline ; on y trouve
toutes les petites
commodités qui sont dans les pauvres cabanes bâties en
plein air ; il y a des
familles entières qui passent leur vie dans ces
obscures retraites. Cependant l’air
y est humide et malsain ; comme il n’y a qu’une seule
ouverture qui est souvent
fermée, il circule difficilement. Le 26, une nouvelle
alerte nous obligea de
fuir une seconde fois ; nous allâmes chercher un asile
dans une vieille
baraque, sur une montagne. Le 3 juillet, un nouveau
motif de compassion nous fit
rappeler à Sivang : peu s’en fallut que nous ne
fussions obligés de fuir pour
la troisième fois.
« Le 7, un nouveau
message nous fit prendre de nouvelles mesures de
sûreté. Depuis ce temps jusqu’à
ce jour, nous sommes entre la crainte et l’espérance.
Le vice-roi est fort mal
disposé; il a répondu à la consultation du mandarin de
l’arrondissement qu’il
fallait continuer les recherches, ce qui signifie
qu’il faut en venir à une
persécution générale. Celui-ci a jusqu’à présent éludé
cet ordre...
« Vers la lin de juin,
j’envoyai un courrier pour aller chercher Joseph, dont
je commençais à être
fort en peine. Sur la roule, cet homme rencontra un
prêtre chinois qui lui fit
rebrousser chemin pour nous annoncer la prochaine
arrivée de M. Mouly, lazariste
français. En effet, ce missionnaire parvint à Sivang
le 12 de juillet. Il passa
sans danger dans tous les lieux où la persécution
était le plus violente : le
bon Dieu le protégea d’une manière particulière.
Chemin faisant, il alla loger
chez un chrétien qui avait été visité, ainsi que bien
d’autres, par le mandarin
du district ; peu après son départ, le mandarin revint
et fit conduire en
prison tous les chrétiens qu’il trouva dans cette
maison et ailleurs. Un — 81 — peu plus tôt ou un peu plus
tard, M. Mouly était certainement arrêté, et un
si grand malheur aurait donné à la persécution une
intensité terrible.
« Le 6 juillet, j’envoyai,
pour la seconde fois, le même courrier sur les traces
de Joseph. Le journal
impérial avait, dit-on, annoncé que trente barques, du
nombre de celles qui
apportent le riz à l’empereur, avaient été brûlées.
Trois cents personnes
avaient péri dans l’incendie ; on crut bientôt que
Joseph était, de ce nombre.
Je ne pus me persuader qu’un tel malheur lui fût
arrivé ; je ne pouvais point
concevoir d’abord comment trente barques qui naviguent
à une distance plus ou
moins grande les unes des autres, auraient péri par un
même incendie :
cependant l’annonce officielle d’un événement qui
n’était contredit par
personne, me causait les plus vives appréhensions.
« Enfin, le 8
septembre, il arriva à Sivang dans l’état le plus
pitoyable ; il était couvert
de plaies et de tumeurs. Le froid qu’il avait supporté
en Tartarie et sur la
route de Péking, ajouté à l’humidité et aux vapeurs
malsaines de sa barque, l’avaient
mis dans ce triste état ; il est encore dans une
impossibilité complète, je ne
dis pas de marcher, maïs même de voyager à cheval ou
dans un chariot. Cependant
son courage est toujours au-dessus de ses forces ; il
voit, bien que, dans la
circonstance actuelle, sa présence m’est
très-nécessaire.
« Le funeste événement
dont j’ai parlé plus haut s’est trouvé vrai, du moins
en partie. Plusieurs
barques du nombre de celles qui portent le riz à
l’empereur, ont été brûlées
dans le fleuve Yang ; un grand nombre de matelots et
de voyageurs ont péri dans
l’incendie ou dans l’eau, en s’efforçant de gagner le
rivage. Ces barques
étaient à l’ancre, et à côté les unes des autres. On
attribue cet accident à la
malveillance. L’équipage de plus de cent autres
barques s’est révolté contre
ses chefs, ils les ont. égorgés ainsi que bien
d’autres personnes; les uns sont
morts dans cette rixe, les autres ont pris la fuite :
ceux qui sont restés sont
entre les mains de la justice; enfin quelques autres
barques ont été brisées
parle courant, en remontant une cataracte ou chute
d’eau. Joseph s’est trouvé dans
la bagarre, il a été témoin de tous ces funestes
accidents ; mais le bon Dieu l’en
a préservé comme par miracle, il en a été quitte pour
son infirmité. « La
persécution contre les chrétiens de ce district
commence ; à se ralentir, mais
elle n’a point entièrement cessé. Neuf de ces généreux
confesseurs ont été
condamnés à l’exil perpétuel enTari tarie. Pendant,
qu’on les conduisait de
leur canton au chef-lieu — 82 — de l’arrondissement, les
archers se sont arrêtés dans une auberge pour se
rafraîchir. Un prêtre chinois, qui attendait
l’occasion favorable, a profité de
la circonstance pour les confesser ; trois ont reçu la
communion. Le
missionnaire aurait bien voulu les communier tous ;
mais les satellites ont
voulu continuer leur marche, et il n’était pas prudent
de se trouver avec les
prisonniers à leur arrivée.
« Il paraît que les
premiers qui furent arrêtés au mois de juin, au nombre
de douze, seront condamnés
à un exil de dix ans. On ignore quelle sera la
destinée de ceux qui ont été
cruellement fustigés dans une petite ville voisine. Le
mandarin qui les a fait,
tourmenter a été appelé par le vice-roi de la province
; on ne sait pourquoi.
« Les habitants de
Sivang, et les missionnaires aussi, n’ont pas l’air de
craindre. Quoique nous
soyons presque au centre des endroits où la
persécution est allumée, les
chrétiens de ce pays-ci n’ont point interrompu la
construction de leur église :
elle est enfin achevée; elle est belle pour un bourg
si misérable; peut-être F
est-elle trop. Un tel édifice, que l’on peut appeler à
juste titre la merveille
de cette partie de la Tartarie, pourrait bien attirer
l’attention de quelque
mandarin peu favorable au christianisme, et causer sa
ruine et celle des
chrétiens. Après Péking, Macao et le Fo-kien, je ne
connais que Sivang qui ait
un édifice public consacré au culte divin. Depuis
quelques jours, nous nous
trouvons huit missionnaires réunis à Sivang, savoir :
un évêque européen, deux
missionnaires aussi européens, cinq prêtres chinois,
non compris bon nombre de
catéchistes et quelques élèves du sanctuaire. En voilà
plus qu’il n’en faut
pour tenir un synode en forme.
« Aucun des courriers
que j’ai envoyés au Léao-tong, pour me préparer un
logement, n’est encore de
retour ; cependant, à moins de quelque fâcheux
accident, l’affaire devrait être
terminée depuis longtemps, et mes courriers devraient
être arrivés depuis plus
de cinquante jours. L’argent qu’on m’avait envoyé par
le Chang-si est parvenu
heureusement entre les mains du vicaire apostolique de
cette province. Ce
prélat a eu la bonté de m’en prévenir ; il m’a fait
dire de lui indiquer le
moyen de me le faire remettre à Sivang. J’ai envoyé
des gens pour le prendre el
me l’apporter. Personne ne paraît encore. Un mois ou
quarante jours auraient
suffi pour aller et pour revenir : il y aura bientôt
deux mois qu’ils sont en
route sans que je puisse avoir de leurs nouvelles. Que
la volonté de Dieu soit
faite ! — 83 —
« Joseph va mieux, mais
il n’est pas entièrement guéri ; son courage ne l’a
point abandonné. Nous
partons mercredi prochain, 7 du mois d’octobre. Nous
avons acheté un petit chariot
qui ressemble assez à une brouette ; il nous coûte
sept francs, y compris l’attelage.
On nous donne deux chevaux pour la somme de cent
quarante francs, et un
troisième pour rien : nous formons une petite
caravane. Nos gens s’arment de
toutes pièces ; nous devons marcher pendant deux cents
et quelques lieues à
travers les montagnes et des déserts remplis de
voleurs et de bêtes féroces ; d’un
jour à l’autre on nous annonce quelque nouvelle
spoliation. Ordinairetnent ces
voleurs ne tuent point, à moins qu’on ne fasse
résistance ; ils se contentent
de dévaliser les voyageurs, quelquefois ils leur
enlèvent jusqu’à leurs habits.
Or, dans la circonstance actuelle, une telle
spoliation équivaut à un cruel
assassinat; car, quoique nous soyons encore dans le
mois de septembre, il gèle
néanmoins bien fort. Le pays que nous allons traverser
est encore plus froid
que Sivang. Après un mois de marche, nous entrons dans
le Léao-tong ; dans
cette province, la température est un peu plus douce,
mais les habitants ne
nous sont guère favorables. Je prévois d’avance
qu’aucun chrétien ne voudra
nous donner un asile, même en passant. Ils ont une
peur terrible des Européens
; si nous ne pouvons pas vaincre leur opiniâtreté, il
faudra, bon gré, mal gré,
prendre logement chez les païens. Au commencement de
la onzième lune, nous
irons à l’extrême frontière, où se tiennent les foires
; alors nous serons
nécessairement seuls parmi des milliers d’infidèles,
et entourés de la
gendarmerie chinoise qui se trouve là tout exprès pour
faire rançonner les
commerçants et examiner les étrangers. Si nous
pouvons, nous construirons une
petite baraque ; nous aurons l’air de faire le
commerce, et nous attendrons
avec résignation l’arrivée des Coréens. Quand ils
seront venus, supposé encore
qu’ils viennent, nous entrerons si le bon Dieu le
veut. Notre situation est
bien critique ; pour comble d’embarras, mes compagnons
de voyage sont sans
courage et sans capacité; heureux encore d’avoir pu
trouver trois hommes qui
aient voulu courir les chances d’un pareil voyage. Du
reste, je m’inquiète peu
des suites de cette périlleuse entreprise, j’ai remis
ma destinée entre les
mains de Dieu, je me jette entre les bras de la divine
Providence, et cours
tête baissée à travers les dangers, jusqu’à ce que je
sois arrivé au terme de
ma course.
« P. S. — Bonne
nouvelle ! il me vient de l’argent du Changsi avec un
excellent guide, qui
consent à m’accompagner jusqu’aux — 84 — portes de la Corée. Le
Chang-si a un nouvel évêque; Mgr le vicaire
apostolique de cette province vient de sacrer pour son
coadjuteur le révérend
Alphonse, religieux franciscain, né à Naples. C’est un
excellent sujet, j’ai l’avantage
de le connaître : il a toutes les qualités nécessaires
à un grand évêque.
« Pour surcroît de
bonheur, les chefs des courriers que j’avais envoyés
au Léao-tong arrivent (1er
octobre). On m’a loué une maison assez spacieuse à une
petite demi-lieue de l’endroit
où se tiennent les foires entre les Chinois et les
Coréens ; le prix du loyer
est de cent cinq francs pour l’espace d’une année. . «
Je termine ici cette
longue relation, dont vous recevrez la suite par le
prochain courrier. « Sivang, Tartarie
occidentale, le 5 octobre 1835. « + BARTHÉLÉMY, évêque
de Capse et vicaire apostolique de la Corée. » |