DEUXIÈME
PARTIE (Index)
Depuis
la nomination du premier Vicaire Apostolique de Corée,
jusqu’à la persécution de 1839. 1831-1839 CHAPITRE
II. Voyage
de Mgr Bruguière. — Souffrances et privations qu’il
endure. « Le
25 juillel 1832, j’appris que j’étais nommé vicaire
apostolique de la Corée. Je ne songeai plus dès lors
qu’à un départ très-rapproché. «
Cependant la saison était avancée; un vaisseau sur
lequel j’avais compté d’abord et qui devait me prendre
gratis, ne paraissait pas; tous les capitaines me
demandaient mille et même douze cents francs pour mon
passage de Singapour à Macao seulement, encore
fallait-il payer d’avance. Où prendre une somme aussi
forte? je ne possédais pas un centime, et ne trouvais
personne pour me prêter. Cependant M. Dorât, un des
chrétiens qui me servaient avec un grand zèle, se
donna tant de soins, qu’il obtint d’un capitaine
anglais de me prendre à son bord jusqu a Manille pour
cent piastres. M. Clemenceau, mon confrère, en se
gênant beaucoup, me les avança. J’avais pour compagnon
de voyage un jeune Chinois, élève du séminaire de
Pinang. Comme ce jeune homme joue un grand rôle dans
ma relation, il est bon que je le fasse connaître :
son nom est Joseph. Avant qu’il fût question de la
Corée, il était sorti du collège pour cause de
maladie. M. Chastan me l’avait proposé pour être
catéchiste des Chinois de Pinang. Il était pieux,
connaissait bien les caractères et pouvait m’être
très-utile; mais je n’aurais point osé penser qu’il se
décidât à me suivre. Cependant, quand je partis de
Singapour, il voulut absolument m’accompagner. Etonné
d’une pareille résolution : « Savez-vous où je vais?
lui dis-je? — Oui, je le sais. — Il paraît bien
cependant que non : car je ne vais point en Chine, je
suis envoyé dans une contrée plus éloignée et bien
plus dangereuse encore. Si vous vous obstinez à venir,
il est très-probable que dans peu de temps on vous
mettra à mort; faites là-dessus vos réflexions. — Je
suis instruit de tout, me répondit-il, vous allez en
Corée; et je suis disposé, avec la grâce de Dieu, à
m’exposer aux périls qu’offre cette mission. Après
tout, donner sa vie pour Dieu est une destinée plutôt
à désirer qu’à craindre. » Charmé d’une telle réponse,
je voulus cependant l’éprouver; je fis examiner sa
vocation par différentes personnes, soit à Singapour,
soit à Macao; il ne — 24
— changea
jamais de langage : dès lors, je lui permis de me
suivre. Ce jeune homme m’a été très-utile; il est
d’une activité et d’une résolution peu ordinaires
parmi ses compatriotes. A pied ou sur une mauvaise
monture, il a déjà fait plus de chemin, pour m’être
utile, qu’il n’y en a de Péking à Paris; et cependant
il est d’une santé très-frêle. Quand mes affaires
furent terminées à Singapour, je pris congé des
chrétiens; je les exhortai à conserver la paix et la
concorde avec tout le monde; je laissai à M.
Clemenceau le soin de leur construire une église dont,
peu de temps après, j’appris l’érection; et je partis.
« Le
12 septembre, nous fîmes voile pour Manille; mais à
peine étions-nous en mer, que le vaisseau qui devait
me porter gratuitement à Macao, arriva. Il m’en coûta
donc près de mille francs, pour m’être un peu trop
pressé. «
Notre capitaine était un homme simple et religieux; il
était toujours en prières, pour obtenir du bon Dieu
qu’il lui conservât son vaisseau; il avait une peur
terrible des typhons. Comme j’avais éprouvé, quelques
années auparavant, une affreuse tempête dans ces
parages, il me consultait avec une confiance qui
m’étonnait. « Que pensez-vous de ce temps-ci? me
disait-il. Quels sont les signes avant-coureurs des
typhons? Quelle manœuvre fait-on quand on en est
menacé ? » Je lui disais ce dont je pouvais me
souvenir. Toutes les fois que nous avions du gros
temps, il était fidèle aux instructions que je lui
avais données : il n’avait jamais voyagé sur les mers
de Chine. Le bon Dieu nous accorda une navigation
heureuse. Le typhon nous avait devancés à Manille, où
il avait fait du dégât; nous en fûmes quittes pour la
peur. «
Nous arrivâmes dans la baie de Manille un lundi ler
octobre; mais quand nous fûmes à terre, nous nous
trouvâmes encore au dimanche 30 septembre. Les
Espagnols ont découvert les Philippines en faisant
voile d’orient en occident, par l’Amérique et l’océan
Pacifique. Aujourd’hui, l’on va dans ces îles en
naviguant d’occident en orient, en doublant le cap de
Bonne Espérance et par la mer des Indes : c’est
l’unique cause de ce phénomène singulier. «
Quand on eut jeté l’ancre, je ne savais comment faire
pour descendre à terre et retirer mes effets; je
n’avais point d’argent pour payer le transport. Une
heureuse circonstance me tira d’embarras. Le capitaine
espagnol qui vint reconnaître le navire, ayant su que
j’étais ecclésiastique, me pria de lui faire l’honneur
d’accepter sa chaloupe; je n’eus garde de refuser. Il
me traita — 25
— avec
distinction, et me donna la première place. Pendant le
trajet, qui ne fut pas long, on m’examina de la tête
aux pieds. On trouva que j’étais habillé trop
simplement. On me fit quelques questions, dont voici
les principales : « Etes-vous religieux? — Non, je
suis prêtre séculier. — Où allez-vous? — En mission. —
Combien vous donne votre gouvernement? — Rien du tout.
— Quelles rentes avez-vous donc? — Aucune, nous
n’avons que ce que nous donnent volontairement nos
pieux et charitables compatriotes. — Que venez-vous
faire à Manille? — Rien, mon dessein est d’aller
aussitôt à Macao. — Mais n’était-il pas plus simple
d’aller directement de Singapour à Macao? — Sans
doute, si j’avais eu de l’argent pour payer mon
passage. — Mais n’en avez-vous pas eu pour venir ici?
— J’en ai eu, parce que l’on m’en a prêté ! —
Pourquoi ne vous en a-t-on pas prêté pour aller en
droiture à Macao? — Parce qu’il aurait fallu une plus
forte somme, et que je n’aurais pu la trouver.
J’espère rencontrer à Manille quelque généreux
Espagnol, qui me rendra le même service pour continuer
ma route jusqu’à Macao. » On me fit entendre que je ne
serais pas trompé dans mon attente. Cependant on était
un peu étonné de voir un ecclésiastique s’exposer à de
si longues courses, sans avoir des rentes fixes et
assurées. Lorsque nous eumes débarqué, un officier me
donna sa voiture pour me conduire à l’archevêché, et
retourna à pied chez lui : en aurait-on fait autant en
France? Mgr Ségui, de l’ordre des Augustins,
archevêque de Manille, me reçut comme il reçoit tous
les missionnaires français : il a été lui-même
missionnaire dans la province de Canton en Chine. « Je
passai peu de jours à Manille. Le 12 octobre au soir,
je montai à bord d’un navire américain qui faisait
voile pour Canton. Monseigneur l’Archevêque me donna
l’argent nécessaire pour payer mon passage; je ne
l’acceptai qu’à titre de prêt : il lui fut exactement
remboursé à Macao. Je lui demandai le secours de ses
prières. « Dans quelque temps, me répondit-il, je
pourrai aider les missionnaires autrement que par des
prières. » Il me dit pour dernier adieu : « Vous ne
réussirez pas dans votre entreprise. » Je ne crus pas
alors qu’il fût prophète; car, pour moi, j’ai toujours
pensé qu’il fallait espérer même contre toute
espérance. «
Le 13 au matin, nous sortîmes de la baie de Manille;
et le 17, malgré le courant et les vents contraires,
nous fûmes en vue de Macao. Le 18, je descendis à
terre; j’allai directement chez M. Umpières, procureur
de la Sacrée Congrégation de la Propagande. « Le
21, je reçus les brefs de Rome qui me transféraient au
vicariat apostolique de la Corée. On aurait dit qu’ils
étaient tombés du ciel : qui les avait envoyés? qui
les avait apportés? je n’en sais rien. J’écrivis à Mgr
de Sozopolis que je n’étais plus son coadjuteur, et
qu’il était libre à Sa Grandeur d’en choisir un autre.
« Le
11 novembre, M. Langlois, supérieur de notre séminaire
de Paris, m’annonça que l’Oeuvre de la Propagation de
la foi m’avait alloué cinq mille six cents francs : je
fus très-sensible à une action si généreuse. Il est
vrai que ce secours vint fort à propos : M. Umpières
et moi nous en avions grand besoin. Que le Dieu de
bonté, qui juge digne de ses récompenses un verre
d’eau donné en son nom, daigne combler de bénédictions
ces pieux fidèles qui n’oublient point, devant le
Seigneur, un pauvre missionnaire transporté à l’autre
extrémité du monde. Dociles à l’invitation du divin
Maître, ils obtiennent, par leurs prières, que le Père
de famille envoie des ouvriers à sa moisson. Les
ouvriers évangéliques plantent et arrosent; mais Dieu,
favorablement disposé par les humbles supplications de
tant d’âmes saintes, donne l’accroissement à nos
travaux. La reconnaissance, et en quelque sorte la
justice, commandent la réciprocité; je me fais un
devoir de prier pour ces associés, soit pendant leur
vie, soit après leur mort, quand j’offre le saint
Sacrifice. A Siam, nous célébrions pour eux une messe
toutes les semaines : si le ciel, favorable à nos vœux
et à leurs prières, m’ouvre enfin les portes de la
Corée, nous espérons, mes confrères et moi, faire
quelque chose de plus... « Le
18, la barque du Fokien, qui devait nous porter à
Fougan, arriva. Mgr du Fokien, qui réside dans ce
district, avait expressément recommandé au capitaine
de me réserver une place, dans le cas que je fusse
arrivé à Macao. Cette barque devait venir quelques
mois plus tôt. Le bon Dieu permit qu’elle fût attaquée
par des pirates, à la hauteur de Canton; elle fut
obligée de gagner le large, et, à la faveur d’un bon
vent, elle revint au Fokien. Elle ne put reprendre la
mer que trois mois après; sans ce contre-temps,
j’aurais manqué une occasion si favorable. La
Providence, qui dirige tout pour notre bien, permit
peut-être exprès pour moi un accident qui me fut
très-favorable, et qui ne fit tort à personne, pas
même au capitaine de cette barque. « Le
23, j’envoyai Joseph à Péking porter des lettres à Mgr
de Nanking, qui réside dans cette ville; au prêtre
chinois (le — 27
— P.
Pacifique Yu) qui devait me précéder en Corée, et aux
députés coréens eux-mêmes, qui vont à Péking tous les
ans, à la 12e lune, saluer l’empereur au nom de leur
roi. Il y a toujours quelques chrétiens parmi eux. Je
disais à ces derniers en substance : « Le ciel a
exaucé vos prières, il vous envoie des missionnaires
et un évèque ! C’est moi qui ai obtenu cette faveur.
Je pars incessamment pour aller vivre et mourir au
milieu de vous; ne soyez pas effrayés par les
difficultés que présente l’introduction d’un Européen
dans votre royaume. Recommandez cette grande affaire à
Dieu, priez ses Anges et ses Saints; mettez-vous
surtout sous la puissante protection delà Mère de Dieu
: le Seigneur, qui a commencé son œuvre, la terminera
heureusement. » Je m’efforçai, tant que je pus, de
ranimer leur zèle; j’ai toujours été persuadé que le
plus grand obstacle qui s’opposerait au succès de mon
voyage serait la timidité des Coréens. Je redoutais
aussi que l’entrée du P. Pacifique ne fut pour moi un
nouvel obstacle : il y avait lieu en effet de craindre
que les Coréens, satisfaits d’avoir un prêtre chinois,
ne montrassent plus une aussi grande ardeur à
introduire des Européens. « Je
recommandai à Joseph d’user d’une grande diligence
pour pouvoir rencontrer les députés coréens. Il devait
les encourager, convenir avec eux du lieu où je me
rendrais, et des signes pour nous reconnaître
mutuellement sans causer de soupçon. Il remplit sa
commission aussi bien qu’il lui fut possible. Il
partit en assez triste équipage, avec un peu d’argent,
au commencement d’un hiver rigoureux; il était même
malade. Son premier coup d’essai, en fait de voyages,
fut de douze cents lieues; car, dès qu’il fut arrivé à
Péking, il dut accompagner le P. Pacifique en
Tartarie; de là il vint me joindre à Nanking. Depuis
ce moment jusqu’à ce jour, il a été toujours en
course. A quelques journées de Péking, il n’eut plus
d’argent; il fut obligé de vendre une de ses
couvertures, qui lui était plus nécessaire que jamais
(les Chinois en voyage portent toujours leur lit; on
n’en trouve point dans les auberges). A trente lieues
de son terme, il se trouva encore sans ressource. Il
était fort embarrassé de sa personne; il promenait son
inquiétude dans une petite ville, lorsqu’il fut
accosté par un Chinois, qui lui demanda pour quelle
cause il était si mélancolique : « Je suis triste,
dit-il, parce qu’il faut que je me rende incessamment
à Péking, et je n’ai plus d’argent pour continuer ma
route. — N’ayez pas de chagrin, lui dit cet inconnu,
moi aussi je veux aller à Péking, je cherche un
compagnon; nous ferons voyage — 28
— ensemble,
et je fournirai aux frais de la route. » Quand ils
furent arrivés à Péking, cet homme entendit parler
pour la première fois de la religion chrétienne; il
voulut se faire instruire, et dès lors il manifesta le
désir de l’embrasser. Le bon Dieu lui rendit ainsi au
centuple le prix de sa bonne action. « Le
17 décembre, à dix heures du soir, nous montâmes sur
une barque de Macao, pour aller joindre celle du
Fokien, qui devait nous attendre à quelque distance de
la rade : nous concertâmes fort mal nos mesures, on
eût dit que nous n’avions d’autre dessein que de nous
faire prendre. Nous fûmes deux jours à explorer et à
louvoyer de côté et d’autre, sans pouvoir rencontrer
notre barque; nous étions déjà en route pour revenir à
Macao, lorsqu’elle parut. Quelques matelots
profitèrent de cette circonstance pour nous voler. On
se plaignit, on fit des recherches, mais tout cela
inutilement. Les matelots se plaignirent à leur tour.
Ils exigèrent réparation d’honneur; ils voulaient
qu’on leur donnât un billet en bonne forme, certifiant
qu’ils étaient d’honnêtes gens et que l’on était
content d’eux. Il fallut absolument en passer par là,
de crainte qu’il ne nous arrivât pis encore par la
suite. La difficulté était de les satisfaire, sans
cependant blesser la vérité. Il fut convenu que l’un
de nous, qui n’avait point été volé, témoignerait en
son privé nom qu’il n’avait point à se plaindre de la
probité de l’équipage; l’affaire fut ainsi terminée. « Le
19 ou le 20, nous montâmes à bord de notre frêle
esquif. Nous étions six missionnaires : deux français,
M. Maubant, du diocèse de Bayeux, missionnaire de
notre Société, destiné pour le Su-tchuen; M. Laribe,
du diocèse de Gahors, lazariste français, envoyé au
Kiang-si; deux lazaristes portugais, du diocèse
d’Evora, qui allaient au Kiang-nan; un franciscain
italien, du diocèse de Naples, missionnaire de la
Propagande, pour le Chang-si; et moi qui allais je ne
sais où, car je n’étais guère sûr de mon fait. Il y
avait un autre ecclésiastique chinois de la province
de Canton; il prit sa route par terre jusqu’à Fougan.
«
Notre barque était fort incommode; mais l’équipage
nous traita avec beaucoup d’égards et d’honnêteté : le
capitaine, le subrécargue, le pilote et quelques
matelots étaient chrétiens; les autres païens. «
Notre voyage fut long, ennuyeux, pénible et
quelquefois dangereux. La distance de Macao à Fougan,
résidence de l’évêque du Fokien, n’est pas de deux
cents lieues : on crut que l’on — 29
— pourrait
faire ce voyage en quatre semaines; assurément ce
n’était pas beaucoup promettre. Un navire européen
aurait fait ce trajet en trois jours : pour nous, nous
en employâmes soixante-quinze. Nos fournisseurs,
trompés par la promesse du capitaine, ne nous
donnèrent des vivres que pour un mois. Nos gens aussi
quelquefois nous volaient nos petites provisions; nous
fumes bientôt réduits à un jeûne très-rigoureux : de
telle sorte qu’un d’entre nous devint si faible, qu’au
sortir de la barque il ne pouvait plus marcher; il
tomba trois ou quatre fois, sans pouvoir ni parler, ni
respirer; mais, quand on eut de quoi manger, les
forces revinrent. «
Nous restâmes à l’ancre du 19 au 26 : cela nous arriva
fréquemment. Le capitaine disait que le vent était
contraire; on aurait voulu du vent du sud, et nous
entrions dans la mousson du nord-est, qui dure
plusieurs mois. Les Chinois ne peuvent ou ne savent
naviguer par un vent contraire; la mauvaise
construction de leurs barques, la crainte qu’ils ont
de s’égarer, ne leur permettent jamais de gagner le
large; ils ne perdent pas la terre de vue : c’est ce
qui rend leur navigation longue et dangereuse. Ils
ont, il est vrai, la boussole, mais ils n’en font pas
grand usage; je doute même qu’ils connaissent les
différentes déclinaisons de l’aiguille aimantée,
connaissance si nécessaire pour les voyages de long
cours. Il me paraissait que nos pilotes ne savaient
point distinguer les différents rumbs du vent.
Cependant on doit avouer, à l’honneur de la Chine, que
la boussole y était connue bien des siècles avant
qu’elle ne l’ait été en Europe... « Le
24, le capitaine et le subrécargue vinrent me prier de
leur dire la messe, la nuit de Noël. Après avoir pris
conseil de tous mes confrères, je consentis à leur
désir. Quoique nous eussions pris toutes les
précautions que les circonstances exigent en pareil
cas, il arriva un léger accident, qui me dégoûta pour
jamais de l’envie de célébrer sur un navire. « Le
25, jour de Noël, la barque du mandarin du poste vint
nous visiter. Elle enleva deux caisses d’opium dans la
jonque qui était à côté de nous et passa outre. Le bon
Dieu nous préserva d’un danger imminent; on aurait
trouvé chez nous autre chose que de l’opium. Le 26, on
se mit en route; mais après quatre heures de
navigation on jeta l’ancre parce qu’il faisait trop
froid; nous n’étions cependant qu’au 22° degré de
latitude. C’est pour de pareilles raisons que nous
fûmes deux mois et demi en route. Le vent, la pluie,
la marée, la crainte des pirates; tout — 30
— interrompait
notre navigation. Tous les soirs nous allions passer
la nuit dans une anse, sous le canon d’un fort, si
toutefois on peut donner un pareil nom à une vieille
masure qui n’avait pour toute défense qu’un pauvre
mandarin et ses domestiques. Au bas de la forteresse
il y avait ordinairement une barque armée en guerre,
pour protéger, dit-on, les jonques marchandes des
pirateries des forbans, qui infestent ordinairement
ces mers dans la onzième et la douzième lune. « Le
24 janvier 1833, un petit mandarin fut épris de la
beauté de notre barque; il lui prit envie de la mettre
en réquisition pour transporter des troupes à Formose.
Les Chinois étaient alors en guerre avec les
insulaires, qui s’étaient révoltés et avaient égorgé
le gouverneur. Heureusement notre mandarin n’avait pas
encore reçu l’ordre formel du vice-roi de la province.
Nos gens lui donnèrent plusieurs raisons bonnes ou
mauvaises; il eut l’air de s’en contenter. Que
serions-nous devenus s’il eut persisté? Nous priâmes
pour avoir un bon vent. Le bon Dieu nous l’accorda;
nous nous échappâmes à la faveur de la nuit. « Le
25, nous arrivâmes à un poste où deux sommes (1)
chinoises avaient été volées la nuit précédente. Les
soldats du poste eurent la bonté de nous prévenir et
de nous exhorter à faire bonne garde; mais ils ne
promirent pas de nous secourir, ils se contentèrent de
faire payer l’ancrage, et se retirèrent. « Le
26, quelques soldats mutins vinrent à bord visiter
notre barque, ils voulaient absolument descendre dans
l’endroit où nous étions cachés; après un long débat,
ils parurent persuadés qu’il n’y avait point de
marchandise de contrebande; on s’empressa de leur
donner une forte étrenne, ce qui les persuada encore
mieux, et ils se retirèrent. Comme il était à craindre
qu’ils ne revinssent le lendemain, le capitaine vint
nous demander du bon vent, nous nous mîmes en prières,
le vent devint favorable, et dès la pointe du jour
nous abandonnâmes ce mauvais poste. « Le
27, nous avions fait justement les deux tiers du
voyage, nous fûmes plus d’un mois à faire le reste;
les soldats du poste furent plus honnêtes et moins
curieux. « Le
28, plusieurs barques de pirates, bien armées, nous
attaquèrent. Ils commencèrent par enlever deux petites
jonques qui s’étaient trop avancées. Comme les gens de
l’équipage ne firent point de résistance, ces forbans
se contentèrent de leur (1)
On sait que c’est le nom que l’on donne à certaines
barques, en Chine et au Tong-king. — 31
— enlever
leurs habits et lés laissèrent dans un état de nudité
complète, mais sans leur faire aucun mal. Ces pauvres
malheureux, transis de froid, vinrent le lendemain
implorer la charité de notre équipage; pour nous, il
nous fut défendu de contribuer à la bonne œuvre, de
crainte de trouver des ingrats qui nous auraient
vendus au mandarin pour prix de notre assistance.
Après ce coup de main, les pirates s’adressèrent à
nous. Notre capitaine donna le signal de détresse, il
héla toutes les barques voisines; elles se réunirent
au nombre de six, et marchèrent de front. Le capitaine
et le subrécargue vouèrent plusieurs messes : nos
gens, quoique transis de peur, faisaient bonne
contenance. Toutes nos barques réunies donnaient à
peine un contingent de cent quarante hommes sans armes
: je ne sais si ce nombre est exact; c’est le rapport
du subrécargue. Les pirates étaient au nombre de plus
de trois cents, bien armés : car en Chine il est
défendu d avoir des armes à bord des navires, sous
peine d’être déclaré voleur et puni comme tel; les
pirates seuls se dispensent de cette loi. « Le
bon Dieu eut pitié de nous; ces forbans se retirèrent
sans avoir jamais osé en venir à l’abordage. Nous
récitâmes le Te Deum, mais à voix basse, par crainte
d’être entendus des matelots des barques voisines. A
la nuit tombante, nous entrâmes dans une rade où se
trouvaient réunies plusieurs centaines de barques. Les
soldats vinrent, selon l’usage, visiter et faire payer
l’ancrage; on s’empressa de leur donner ce qui était
dû et de leur raconter, fort au long, notre aventure.
Ils parurent sensibles au rapport des dangers que nous
avions courus. Cependant la nuit survint, ils se
retirèrent sans avoir fait la visite : c’était
précisément ce que nous voulions. Peu de temps après,
les pirates reparurent à l’entrée de la rade; mais ils
n’osèrent rien entreprendre. Nous les revîmes encore
pour la troisième fois, lorsque nous étions en route;
mais nous étions accompagnés alors d’environ cinquante
barques qui marchaient de conserve : ils n’étaient pas
les plus forts, ils prirent sagement le parti de se
retirer. Depuis ce temps-là ils ne nous molestèrent
plus. Nous étions dans la 12e lune chinoise : à cette
époque, les vols sont fréquents et la justice peu
sévère; les mandarins, par crainte, par faiblesse et
peut-être par une espèce de superstition, ferment les
yeux sur ces excès. «
Cependant le mauvais temps continuait; nous faisions
des vœux pourvoir enfin le terme d’un si ennuyeux
voyage, pendant que Mgr du Fokien priait de son côté
pour que nous n’arrivas — 32
— sions
pas si tôt. Il craignait que notre barque ne fût
arrêtée au port de Fougan et envoyée à Formose, par
ordre du vice-roi. Enfin nous entrâmes au port, le 1er
de mars, lorsqu’on annonça officiellement que les
troubles de Formose étaient apaisés. « Rien
n’égale la charité que Mgr du Fokien a montrée pour
nous et pour moi en particulier. Nous nous sommes
trouvés chez lui jusqu’à quatorze, en y comprenant les
courriers; quelques uns y ont passé plusieurs mois. Il
a pourvu généreusement à tous nos besoins, il s’est
donné des soins pour nous faire continuer sûrement
notre voyage. Du reste, ce n’est pas envers nous
seulement qu’il s’est montré si généreux, il a rendu
les mêmes services aux missionnaires qui nous ont
précédés et à ceux qui nous ont suivis; il les invite
même à passer par son vicariat. Une conduite si noble
et si digne d’un évêque catholique, lui a mérité les
éloges et les remercîments de la Propagande; il est
cependant peu riche, mais, malgré ses faibles
ressources, il donne beaucoup aux pauvres. Quelquefois
nous lui manifestions la peine que nous éprouvions en
voyant les dépenses qu’il faisait, soit pour nous,
soit pour les autres; il nous répondait seulement :
Deus providebit : le Seigneur y pourvoira. « Le
9 mars, M. Maubant vint m’annoncer qu’il renonçait à
la mission du Su-tchuen, pour m’accompagner en Corée.
« Il y a longtemps, me dit-il, que j’ai cette pensée;
mais j’ai voulu, avant de la déclarer, l’examiner
sérieusement. » Surpris de cette démarche, mais ne
voulant rien prendre sur moi, je convins avec lui que
nous irions ensemble consulter Mgr du Fokien. Ce
prélat ayant entendu les raisons pour et contre, pensa
que non-seulement il était bon, mais même nécessaire,
en quelque manière, que M. Maubant allât en Corée.
Nous écrivîmes à l’instant à Mgr du Su-tchuen pour le
prier de consentir à ce changement de destination;
nous confiâmes nos lettres à un courrier qui allait
partir pour cette province, et, le même jour, M.
Maubant s’achemina vers Hing-hoa, petit district du
Fokien confié à notre Société. De peur que l’arrivée
soudaine de plusieurs Européens dans la province du
Kiang-nan, qui n’en avait pas vu un seul depuis bien
des années, n’excitât une persécution, il fut convenu
que M. Maubant me laisserait prendre les devants, et
me suivrait quelque temps après. Quinze mois plus
tard, je reçus une lettre de Mgr de Sinite, vicaire
apostolique du Sutchuen. Ce prélat me disait : « La
Corée a encore plus besoin de missionnaires que nous.
Nous aurions bien désiré que M. Maubant fût venu
exercer son zèle dans notre mission; cependant — 33
— nous
ne voyons pas avec peine qu’il vous suive. Quant à
Joseph Taon, je vous l’accorde bien volontiers. » « Le
12 avril, on nous annonça qu’il fallait se préparer au
départ pour le Kiang-nan. Quand je voulus faire mes
malles et compter mon argent, je me trouvai avoir
juste deux cent soixante francs d’argent monnayé; tout
le reste ne passait pas. Avec cette modique somme, il
me fallait entreprendre un voyage de sept à huit cents
lieues. Je renvoyai mon courrier à Macao, pour changer
les pièces qui n’avaient pas cours et m’en apporter de
nouvelles. Depuis ce temps-là, je n’ai revu ni
courrier ni argent. « Le
23, nous allâmes à bord de la barque qui devait nous
conduire à Nanking, et nous levâmes l’ancre le 27.
Notre navigation fut plus agréable que la précédente;
cependant nous eûmes souvent des brouillards si épais,
qu’on ne distinguait rien à deux ou trois encablures
de distance. Les barques qui marchaient de conserve se
hélaient à l’aide d’un bambou, pour qu’on ne s’écartât
pas trop, et qu’on ne tombât point au pouvoir des
pirates. On était quelquefois obligé de jeter l’ancre,
de crainte d’aller se briser contre des rochers que
l’on n’aurait point aperçus à temps dans l’obscurité.
Depuis le mois de février jusqu’au mois de mai
inclusivement, ces mers sont souvent couvertes d’une
brume épaisse; mais, lorsqu’elle se dissipe, l’air
devient très-pur, et l’on distingue fort bien les
objets à une grande distance : c’est l’observation de
La Peyrouse. Il me semble que j’ai observé quelque
chose de semblable. « Le
6 mai, un peu avant le lever du soleil, nous fûmes
jetés sur un banc de sable. Heureusement le vent était
faible, et les pirates n’étaient pas là pour
s’apercevoir de notre embarras. Nous parvînmes enfin à
sortir de ce mauvais pas; on sonda, on ne découvrit
aucune voie d’eau. « Le
10 et le 11, nous fûmes vus et probablement reconnus
comme Européens par trois individus qui vinrent à
bord. L’un d’eux, pour nous voir plus à son aise,
ouvrit la porte de la cabane dans laquelle un de mes
confrères s’était caché. Celui-ci fut un peu offensé
de cette curiosité intempestive; mais notre
subrécargue, homme intrépide, nous assura qu’il n’y
avait rien à craindre. Comme nous continuâmes notre
route, ils n’eurent point le temps d’exécuter leurs
mauvais desseins, s’il est vrai toutefois qu’ils en
aient eu de mauvais. « Le
12, nous arrivâmes au port d’Hia-pou, dans la partie
septentrionale de la province de Che-kiang. Peu après
nous descendîmes à terre, nous louâmes un bateau qui
nous transporta — 34
— à
Chang-nan-fou, une des villes les plus méridionales du
Kiang-nan. Le patron de notre barque nous reconnut;
notre étrange figure, notre silence affecté, le soin
que nous prenions de nous cacher, lui firent naître
des soupçons. Quand nous fûmes près de la ville, il ne
voulut plus ramer : « Vous avez introduit dans ma
barque, disait-il au docteur foquinois qui nous
accompagnait, des Anglais marchands d’opium; votre
imprudence me fera prendre. » Le docteur soutenait le
contraire, mais le patron persistait à croire que nous
étions des contrebandiers européens. On lui fit
glisser dans la main quelques centaines de sapèques
(1), moyennant quoi nous ne fûmes plus ni Anglais, ni
marchands d’opium. Nous descendîmes, en plein jour,
dans la maison d’un pharmacien chrétien; nous étions
trois : un jeune missionnaire portugais, un jeune
prêtre chinois qui avaient été ordonnés au Fokien, et
moi. Comme mes yeux sont d une couleur bleue inconnue
dans ces pays, je les couvris d’un bandeau de gaze
noire, qui me masquait en partie les sourcils et le
nez : les voyageurs s’en servent pour préserver leurs
yeux de la poussière. Les yeux bleus, les grands nez,
les cheveux blonds, les visages ovales, le teint
fortement coloré, sont suspects en Chine. Un
missionnaire qui aurait la tête grosse et ronde, le
visage aplati, des sourcils peu fourrés et peu
saillants, de petits yeux noirs, durs et plats,
pourrait voyager sûrement, surtout s’il parle
passablement la langue mandarine. Cependant, comme la
forme physique et les traits du visage ne donnent
point la vocation, il vaut mieux consulter
l’Esprit-Saint et avoir égard aux qualités morales du,
missionnaire, que de s’en tenir à un pareil
signalement. Il faut s’abandonner à la Providence,
sans toutefois négliger les règles de la prudence. Le
bon Dieu sait aussi, quand il veut, jeter un bandeau
sur les yeux des infidèles, afin qu’ayant des yeux,
ils ne voient pas. Il peut même arriver que l’on soit
reconnu, sans qu’il en résulte des suites fâcheuses,
surtout si l’on a de l’argent pour fermer la bouche au
délateur. « A
minuit, nous rentrâmes dans le canal; et le 15, à cinq
heures du matin, nous arrivâmes à une ferme où il y
avait une chapelle. Les chrétiens nous prièrent de
rester pour célébrer la messe le jour de l’Ascension,
qui était le lendemain. Mes deux confrères voulurent
continuer leur route; je restai pour satisfaire aux
vœux des chrétiens. Un catéchiste chinois observa que
j’étais habillé trop simplement; je l’étais mieux
cependant qu’à (1)
Monnaie chinoise de la valeur d’un demi-centime
environ. — 35
— Siam.
« Excellence, me dit-il (on donne ce titre aux éveques
portugais), vous ne pouvez pas célébrer la messe avec
une telle robe, les chrétiens en seraient scandalisés.
— Que faire? je n’en ai pas d’autre. — Il faut en
acheter. — Je n’ai pas d’argent. — On vous fera
crédit. — Et quand pourrai-je restituer? — Plus tard.
— Je crois que je ne le pourrai jamais; je réserve le
peu d’argent qui me reste encore, pour des besoins
plus pressants. J’aime mieux être mal habillé que de
mourir de faim. » On n’agréa pas mes excuses; le
catéchiste du lieu me prêta ses habits de cérémonie. « Le
18, M. Castro, vicaire général du diocèse de Nanking,
vint à ma rencontre dans le domicile où je venais de
me fixer. Je le priai de me procurer un courrier. Il
me répondit. « Cela m’est impossible, je ne peux pas
en trouver pour moi-même. Je dois aller dans le
Chang-tong, j’ai déjà envoyé mes effets dans cette
province, mais je ne puis trouver un homme qui veuille
m’accompagner. Je suis obligé de faire venir mes
guides du Che-ly. » Un saint vieillard qui avait
voyagé dans toute la Chine, me promit de m’accompagner
si je pouvais trouver un autre courrier qui entendît
mon langage. J’écrivis donc à Péking pour rappeler
Joseph auprès de moi. « Le
23, je me séparai de M. Castro. On craignait, non sans
fondement, que la réunion de plusieurs missionnaires
européens ne fit naître des soupçons aux paysans qui
étaient dans le voisinage. Je fus avec un prêtre
chinois dans un hameau où il y avait quelques
chrétiens... « Le
ler juin, je reçus la visite d’un prêtre; il venait
pour me prier, au nom d’une dame chinoise, de
ressusciter la fille de celle-ci, morte depuis deux
mois, ou du moins de prier pour le repos de son âme.
Je répondis que je promettais bien de prier pour la
défunte, mais que je ne pouvais point promettre de la
ressusciter. Dieu seul fait les miracles; les hommes,
quelque saints qu’ils soient, ne sont que ses
instruments. «
Le 26, Joseph arriva au Kiang-nan; il avait vu à
Péking le seul Coréen chrétien qui se trouvât à la
suite de l’ambassadeur. Il lui remit ma lettre, qui
apprenait aux Coréens qu’ils avaient des
missionnaires, un évêque, et que j’étais déjà en route
pour aller à eux. Ce chrétien fut frappé d’une
nouvelle si peu attendue, il dit quelques mots qui
montraient sa satisfaction particulière; mais, dans le
fond, il témoigna moins de contentement que de
surprise. Il ajouta, en terminant la conférence, que,
pour lui, il favoriserait mon entrée; mais qu’étant
seul, il ne pouvait rien — 36
— promettre
avant d’avoir pris conseil de ses compatriotes. ïl
partit quelque temps après. « Mgr
de Nanking voulut que Joseph accompagnât le P.
Pacifique en Tartarie. « Tu connaîtras, lui dit-il, le
chemin; tu prendras des arrangements avec les
chrétiens du Leao-tong, afin que l’évêque de Gapse
puisse loger chez eux en sûreté jusqu’à son entrée en
Corée. Ensuite tu iras le prendre au Fokien; et tu le
conduiras, par le même chemin, jusqu’au lieu destiné.
» « Le
P. Pacifique et Joseph s’acheminèrent donc, après
Pâques, vers la Tartarie. Quand ils furent arrivés à
la grande muraille, ils n’osèrent point passer par la
porte; ce pas est, en effet, difficile à franchir; ils
escaladèrent le mur par une des brèches que le temps a
faites. Celles qui sont le plus près de la porte sont
gardées par des patrouilles, qui font la ronde à
certaines heures du jour : ils furent assez heureux
pour ne pas rencontrer la garde. Mais ce n’était pas
tout que d’entrer soi-même, il fallait encore faire
entrer les malles; elles contenaient plusieurs objets
de religion, qui auraient pu grandement compromettre
les porteurs. Ils engagèrent trois femmes chrétiennes
à monter sur un chariot avec les effets, et à tenter
le périlleux passage; ils étaient convenus d’avance du
lieu où ils devaient se rencontrer. La tentative
réussit heureusement. Arrivés en Tartarie, le P.
Pacifique devait commencer la mission dans le
Leaotong, et Joseph me chercher un asile parmi les
chrétiens. Les premiers auxquels il s’adressa parurent
désirer de me recevoir; ils dirent quelques paroles
flatteuses à ce jeune homme : celui-ci prit ces
compliments pour des témoignages sincères de
dévouement. Sur cela, il vint en toute hâte à Nanking,
pour me rejoindre. « Il
était porteur de quelques lettres de l’évêque de cette
ville. Ce prélat donnait ordre à ses missionnaires de
me fournir toutes les choses dont j’aurais besoin, et
de me procurer des courriers pour passer en Tartarie.
On jugea nécessaire que j’en eusse trois; j’en avais
déjà deux. Joseph s’adressa à un homme d’une
quarantaine d’années, qui savait parler latin; il le
harangua avec tant d’éloquence, et d’une manière si
pathétique, qu’il eut le malheur de le persuader. Ce
troisième courrier s’appelait Jean; le chef et le
principal guide était un vieillard appelé Paul. «
J’avais peu d’argent, et le peu que j’avais ne passait
pas dans la province de Nanking; je perdais vingt pour
cent au change. Dans le Kiang-nan, il n’y a guère que
les piastres frappées au coin de Charles IV qui aient
cours, encore faut-il qu’elles soient bien gravées.
Les particuliers ne veulent point recevoir celles — 37
— qui
sont au coin de Ferdinand : « C’est, disent-ils, la
figure d’une femme. Il a les cheveux courts, et
partant nous n’en voulons pas. » Pour ne pas faire une
si grande perte, je donnai une partie de ces piastres
à un marchand chinois. Il s’obligea à nous rendre la
même valeur en lingots, quand nous serions parvenus à
Péking. Cet argent nous a été fidèlement rendu. «
Quand il fallut partir, on délibéra si l’on irait en
Tartarie par mer ou par terre. J’aurais désiré voyager
par mer; mais un prêtre chinois, qui se mêlait de
cette affaire, me dit qu’il n’avait aucune confiance
aux matelots et au capitaine qui devaient me prendre à
leur bord. Joseph, par une affection mal entendue,
m’en détournait aussi : « Nous ferons naufrage,
disait-il; et quand l’évêque sera noyé, c’en sera fait
de la Corée. » Il fut donc résolu que nous irions par
terre. «
Nous nous mîmes en marche le 20 juillet : c’était
précisément au commencement des grandes chaleurs.
Elles sont insupportables dans le Kiang-nan pendant
les mois de juillet et d’aoùt; il n’y a que les
pauvres qui voyagent dans cette saison, on court
risque quelquefois d’être asphyxié; je doute qu’il
fasse jamais plus chaud entre les tropiques. Dans les
appartements où le soleil n’entre jamais, le bois des
tables et des chaises est aussi chaud que si on
l’avait approché du feu. Heureusement ces chaleurs ne
durent pas; après trois, quatre ou cinq jours, les
orages surviennent; les vents ou d’autres causes en
dinainuent l’intensité, mais elles reprennent bientôt
après avec la même violence. Ces variations durent
jusqu’en septembre exclusivement. Dans ces jours de
crise, il m’a paru qu’il faisait aussi chaud à minuit
qu’à midi à l’ombre : ce n’est que vers les deux ou
trois heures après minuit que l’on commence à
respirer. Les chrétiens, qui craignaient pour ma vie,
me détournaient de me mettre en route par un temps si
chaud. Je ne pus consentir à leur désir : plus tard,
je n’aurais pas eu mon principal guide; il devait
aller à Macao, dans la huitième lune. Joseph réfutait
ces objections à sa manière : « Quand on a passé
plusieurs années sous le soleil de la ligne, et quand
on est disposé à souffrir le martyre, on peut bien
braver les chaleurs de la Chine. » «Nous
partîmes donc le 20 juillet. Mes trois guides étaient
tous d une timidité et d’une incapacité à peine
concevables; j’ai bien souffert pendant tout le temps
que j’ai été sous leur tutelle. J’ai cru plusieurs
fois que j’expirerais en route de fatigue et de
misère; le bon Dieu ne l’a pas permis. Nous voyageâmes
quelques jours en barque, sur les petits canaux qui
aboutissent au Kiang. — 38
— « Le
26, nous rencontrâmes une douane. Les préposés
dormaient, et ceux qu’ils avaient constitués à leur
place ne nous dirent rien, ni nous non plus. Je
regardai ce petit événement comme un bon augure pour
le reste de mon voyage. « Le
28, nous entrâmes dans le fleuve Kiang, et le 29, nous
passâmes près de Nanking, mais sans y pénétrer. « Le
31, nous descendîmes à terre. Paul, mon premier
courrier, voulait s’en retourner; il avait observé que
je montais trop souvent sur le pont de notre barque. «
Les rameurs des barques voisines et les gens de la
campagne auront pu le voir, disait-il, et le
reconnaître pour un Européen; ce qui nous suscitera de
mauvaises affaires. Pour moi, je ne suis point
d’humeur à m’exposer à un danger évident, par
l’imprudence des autres. » Joseph lui fit un petit
discours, il lui promit que je serais plus réservé à
l’avenir; enfin, il fit si bien que le vieillard
resta. Quand cette bourrasque fut apaisée, on délibéra
sur la manière de voyager : tout le monde convenait
qu’il fallait économiser; la traite était longue et
nous avions bien peu d’argent. Joseph pensait qu’il
fallait aller à pied et en train de mendiant. Je
réclamai contre ce projet : « Il m’est impossible,
leur dis-je, de faire cinq cents lieues à pied par un
temps si chaud, surtout si nous devons faire dix ou
douze lieues par jour, selon notre premier plan. »
Jean déclara qu’il avait des vertiges, que de plus il
était menacé d’apoplexie : par conséquent il lui
fallait une monture. La conclusion fut que nous
ferions notre route comme nous pourrions. Paul, comme
premier courrier, se. chargea d’organiser la caravane.
On m’apprit cependant à boire, à manger, à tousser, à
me moucher, à marcher, à m’asseoir, etc., à la
chinoise; car les Chinois ne font rien comme nous. Peu
après Paul nous amena deux brouettes, l’une pour
porter nos effets, l’autre pour traîner un ou deux
voyageurs. Je montai sur ma brouette avec un courrier;
les deux autres, assis sur deux ânes, faisaient
l’office d’écuyers. Comme on craignait toujours que je
ne fusse reconnu, on m’habilla en pauvre chinois, on
me donna seulement un pantalon et une chemise sales,
un vieux chapeau de paille à grands bords; on me
couvrit les yeux d’un large bandeau noir : on aurait
pu me prendre pour un masque. Un costume si bizarre,
au lieu d’écarter les curieux, attirait davantage leur
attention; les enfants et d’autres aussi venaient
s’agenouiller devant moi pour contempler cette si
étrange figure. «
Nous commençâmes donc notre voyage en ce triste — 39
— équipage;
heureux si nous avions pu le conserver longtemps! Mais
le bonheur de ce monde est de courte durée, et bientôt
il fallut renoncer à tout ce train. Les pluies, les
mauvais chemins, les bourbiers que nous rencontrions à
chaque pas, nous forcèrent à mettre pied à terre. Au
lieu d’être portés par nos brouettes, ce fut nous qui
dûmes alors les porter : restait, il est vrai, la
poste aux ânes; mais notre guide, par une trop grande
économie, ne voulait pas en louer; et quand, harassé
de fatigue, il en cherchait, souvent il n’en trouvait
pas. Je demandai que l’on me procurât une monture, à
quelque prix que ce fut; on me loua un ane pour une
demi-journée, ce fut la première et la dernière fois.
J’eus le malheur de donner une fois mon avis, il fut
mal reçu; l’on me condamna au plus rigoureux silence.
Quelqu’un me fit observer que c’était faire injure au
chef de la caravane : c’est à lui de tout prévoir et
de tout régler dans sa sagesse. Une réflexion
intempestive pouvait l’offenser, et lui faire
rebrousser chemin. « Il
fallut donc marcher comme les autres. Les patins
chinois et leurs bottes en guise de bas me blessèrent
bientôt les pieds : j’enlevai cette singulière
chaussure, et j’allai nu-pieds. Mes courriers virent
cela avec peine : a Pou haou kan, me disaient-ils;
cela n’est pas beau à voir. » Il est rare, en effet,
de rencontrer un Chinois sans souliers; un mendiant
peut mourir de faim, mais il ne peut point mourir
déchaussé. Mon vieux guide tenait si fortement à sa
chaussure, qu’il passait les rivières avec ses
souliers. «
J’étais parti de Nanking mal guéri de la fièvre; dès
le premier jour de marche, je me trouvai plus mal. La
fatigue, la chaleur, la privation de nourriture et de
boisson, les vexations de tout genre que j’eus à
essuyer, me causèrent de violentes douleurs
d’entrailles, accompagnées d’une maladie qui avait
tous les symptômes de la dyssenterie. La fièvre, qui
se déclara aussitôt, me réduisit dans un tel état de
faiblesse, que j’étais obligé de me coucher ou de
m’asseoir à chaque moment. J’aurais eu besoin de
quelque repos, mais il ne fut pas possible de m’en
procurer. Séjourner dans une auberge, c’était,
disait-on, dangereux; faire venir un médecin, c’était
s’exposer encore davantage. On aurait pu aller chez
les chrétiens, mais personne ne les connaissait;
prendre des informations auprès des gentils, c’était
commettre une grande imprudence. Tout cela était vrai.
Il n’y avait d’autre moyen que de se rendre au plus
tôt dans le Che-ly, se remettant pour tout le reste
entre les mains de — 40
— la
divine Providence. Une nourriture abondante et saine
aurait pu nous rendre nos forces, mais nous ne
trouvions que de la pâte cuite à la vapeur de l’eau.
Quelquefois encore le boulanger avait farci ses petits
pains de feuilles d’une espèce de porreau fétide, qui
les rendait immangeables pour moi. Mes gens, au
contraire, étaient fort friands de ces pains.
Quelquefois on nous donnait une écuellée de pâte
coupée en petits morceaux et nageant dans de l’eau
bouillante; pour la rendre plus agréable au goût, on y
jetait à poignées de l’ail, du poivre d’Espagne, de la
courge crue, etc.; puis on assaisonnait cet étrange
ragoût d’une huile si rance, que le gosier en était
écorché pendant vingt-quatre heures. Quoique je
sentisse le besoin de manger, je n’ai pu m’accoutumer
à cette bouillie. Après trois ou quatre bouchées,
j’étais obligé de m’arrêter, quelques efforts que je
fisse pour continuer. L’ail et les autres herbes
chaudes m’incendiaient l’estomac et me causaient une
soif ardente, que je ne pouvais point satisfaire. Il
fallut donc y renoncer; je me contentai de ces petits
pains; je prenais garde seulement qu’ils ne fussent
point assaisonnés au poireau. J’aurais mangé des
fruits et des melons, que l’on nous donnait pour un
demi-sou la pièce; mais la maladie dont j’étais menacé
ne me le permettait pas. « Le soir était le moment le
plus favorable pour manger et pour me reposer, mais
c’était alors que la fièvre était plus forte. Mes gens
m’apportaient ma portion sur le lit où j’étais couché.
J’avais beau leur dire : « Dans ce moment il m’est
impossible de manger, mettez quelque chose dans un
coin de mon lit; lorsque, la fièvre sera sur son
déclin, je mangerai: — Ce n’est pas l’usage en Chine
de manger pendant la nuit, » me répondait-on. Sur
cela, ils se retiraient avec l’écuellée. Il n’y avait
que le thé chaud et pris en quantité qui me fit du
bien, mais on n’en trouvait pas toujours dans ces
misérables hôtelleries. Je faisais signe à quelqu’un
de mes courriers de venir auprès de moi (il m’était
défendu de parler); quand il venait (car il ne venait
pas toujours), je le priais de me donner du thé : « Il
n’y en a pas. — Eh bien, donnez-moi de l’eau. — L’eau
fraîche est contraire à votre maladie; quelque grande
que soit votre soif, vous devez vous abstenir de boire
de l’eau fraîche. — Donnez-moi donc de l’eau chaude. —
En Chine on ne demande jamais d’eau chaude, à moins
qu’on n’ait du thé. — Dites au maître d’hôtel que
c’est pour un malade. — L’urbanité chinoise ne permet
pas de fatiguer l’hôte de tant de demandes importunes.
» Le résultat de ce dialogue était que je devais me
passer de boire. Quelquefois je — 41 — cachais,
à leur insu, une tasse de thé pour boire pendant la
nuit; la fatigue et la fièvre m’altéraient
singulièrement; quand ils s’en apercevaient, ils me
l’enlevaient impitoyablement, et pourquoi? parce que
ce n’est pas l’usage en Chine de boire pendant la
nuit. Cette singularité, aperçue dans l’obscurité par
des gens qui couchaient ailleurs, aurait pu me faire
reconnaître pour Européen. Pourrait-on croire que la
peur troublât ainsi le jugement? C’était cependant la
peur qui les faisait agir de la sorte. On craignait,
disait-on, que je ne fusse reconnu et pris, et dès
lors la mission de Corée serait restée abandonnée.
Leur intention était bonne sans doute, et je dois leur
en savoir gré; mais ils auraient pu, ce me semble,
user de moyens moins durs pour parvenir à leur but.
Ils étaient d’une timidité qui est à peine concevable.
Quand nous entrions dans une auberge, je devais me
coucher le visage tourné vers la muraille. Si je
m’asseyais en face d’une table, ceux qui étaient assis
à l’autre table pouvaient m ‘apercevoir, disait-on; si
je me tournais en diagonale, c’était inouï en Chine;
si je me tournais vers le mur, c’était une singularité
qui aurait pu faire naître des soupçons; si j’étais
placé du côté de la porte, les passants auraient pu
connaître que j’étais Européen; enfin, à leur avis, il
n’y avait d’autre position favorable que d’être
couché. Une fois ils me refusèrent du thé, parce que
je ne portais pas mes lunettes; or il était onze
heures de la nuit. Il y en avait un surtout qui aurait
voulu me faire pratiquer une mortification que n’ont
pas pratiquée bien des saints anachorètes. Lorsque
épuisé de fatigue ou presque asphyxié par un soleil
ardent, j’allais m’asseoir à l’ombre, il en était
scandalisé. Comment, me disait-il, chercher du
soulagement? C’est au soleil et parmi les ordures que
vous devez reposer. Si vous entrez en Corée il est
probable que vous mourrez martyr. Vous devez donc
souffrir la chaleur, la faim, la soif, la fièvre,
etc., dussiez-vous expirer en route. Ce qui signifiait
en abrégé : vous devez mourir en Chine pour être digne
un peu plus tard d’être martyr en Corée. Mais en voilà
assez sur cet article; je reviens à notre voyage. «
Depuis le Tche-kiang jusqu’aux frontières du Chang-si,
c’est-à-dire l’espace d’environ trois cents lieues,
nous marchâmes toujours dans des plaines vastes et
fertiles : on trouve rarement quelques collines
isolées. Pendant cinquante lieues, nous ne
rencontrâmes pas même une butte; c’était partout un
plan uniforme qui s’étendait à perte de vue... « Le
2 août, je fus reconnu par un Foquinois; il dit à qui
— 42
— voulut
l’entendre, que j’étais un ta si iang jen (Européen
ou homme de la grande mer occidentale); il disputa
longtemps avec son compagnon de voyage : « Cela n’est
pas possible, disait celui-ci, tu es un téméraire; un
Européen aurait-il osé s’avancer jusqu’ici?— Je ne
suis point un téméraire, reprenait l’autre, je dis la
vérité; c’est un Européen, je l’ai reconnu à ses yeux
bleus, je suis prêt à parier avec qui que ce soit. »
Heureusement il fut obligé de partir par un chemin
bien différent du nôtre; cela mit fin à une dispute
qui aurait pu devenir tout autrement sérieuse. Cette
petite aventure rendit mes courriers plus
intraitables, et ma situation plus pénible. « Le
4, nous rencontrâmes une douane placée au milieu d’un
lac; nous la passâmes sans difficulté et sans danger.
Notre premier guide commença à trembler de nouveau; il
dit aux deux autres: «Vous pouvez seuls accompagner
l’évêque; pour moi, je ne suis plus de la partie. »
Une si triste annonce les affligea. Joseph fut encore
obligé de se mettre en frais, pour l’exhorter à la
patience et pour ranimer son courage; enfin il fit si
bien, qu’il le persuada; pour la troisième fois, il
consentit à m’accompagner. « Le
5, nous voyageâmes sur la route impériale et centrale
de Péking. Rien n’est plus pitoyable que ce chemin :
sur les montagnes, c’est une échelle ou un escalier;
dans les plaines, pendant les pluies, ce n’est qu’une
couche de boue de quelques pieds de profondeur;
quelquefois on rencontre des bourbiers sans fond, dans
lesquels le char s’enfonce jusqu’à l’essieu, et les
chevaux jusqu’aux oreilles; il n’est pavé ni entretenu
nulle part; on n’y fait des réparations que lorsqu’il
est entièrement impraticable. Les voyageurs marchent
de préférence dans les champs voisins, soit pour
abréger (car le chemin fait de très-nombreuses
sinuosités), soit pour n’être pas obligés de battre
continuellement la boue ou la poussière, selon que le
temps est sec ou humide. « Le
6, je fus reconnu pour la troisième ou quatrième fois.
Mes gens s’étaient arrêtés dans une échoppe placée sur
la grande route, pour prendre le thé. Un mandarin
survint; ses porteurs voulurent boire avec nous; ils
placèrent la chaise et le mandarin qui était dedans
précisément devant moi, pour que Son Excellence pût
contempler tout à son aise un si étrange pçrsonnagc.
Pendant que tout le monde était à se rafraîchir, il
passa un groupe de Chinois qui allaient, disait-on, à
l’audience du mandarin delà province. Un d’eux s’écria
: « Voilà un Européen ! » — 43
— A ces
mois terribles, mes gens consternés donnent le signal
de détressc et prennent la fuite. Je les suivis,
ignorant quelle était la cause de cette terreur
subite. Cet accident nous valut un surcroît de marche
et de fatigue, pour mettre entre nous et nos
accusateurs un espace considérable; nous avions
cependant marché pendant quarante heures sans
interruption. Le bon Dieu ne permit pas que les païens
qui étaient à notre suite s’aperçussent de rien; du
moins ils n’eurent point l’air de s’en apercevoir.
Cette dernière reconnaissance mit le comble à mes
maux. Mes conducteurs ne savaient plus que faire de
moi; et toutes les mesures qu’ils prenaient pour
diminuer le danger n’étaient, dans le fond, qu’un
surcroît de vexations. « Le
10, nous nous égarâmes; il y eut un malentendu dès le
commencement de la journée; les uns prirent une route,
les autres une autre; je me trouvai seul au milieu de
la campagne, fort embarrassé de ma personne.
Heureusement je fus joint par un de mes courriers, qui
n’était guère plus à son aise; il craignait, à chaque
moment, d’être attaqué d’apoplexie. Il mourait de
faim, et moi de soif: il y avait près de vingt-quatre
heures que nous n’avions ni bu ni mangé. Nous nous
amusions à sucer les tiges d’une espèce de millet que
les Chinois appellent kiangliang. A quatre heures du
soir, nous rencontrâmes un laboureur qui nous donna de
l’eau et un bouillon à l’ail. « Allons, courage !
dis-je à mon compagnon; si nous avons faim, du moins
nous n’avons plus soif. » Nous avions pris nos
arrangements pour trouver à souper : il avait sur lui
un petit manteau, nous convînmes que nous le vendrions
pour avoir de quoi manger; nous abandonnâmes le soin
du lendemain à la Providence, mais nous ne fûmes pas
réduits à une telle extrémité. Les habitants d’un
hameau voisin nous donnèrent des nouvelles de mes
courriers. Nous étions harassés de fatigue; nous
louâmes sans argent un tombereau, auquel on attela un
cheval et un bœuf. On nous traîna ainsi jusqu’à
l’endroit où nous supposions que se trouvaient nos
compagnons : nous promîmes au conducteur de le payer
au terme de notre course. Nous entrâmes ainsi dans une
petite ville, où nous rencontrâmes nos gens. Personne
ne fut étonné de notre équipage : il n’est pas rare en
Chine de voir un cheval, un âne, un bœuf et une mule
attelés tous ensemble à un même char. Nous déjeunâmes
à la hâte (le soleil allait se coucher); je croyais
que nous allions nous reposer, mais mon premier guide
ne fut pas de cet avis : il fallut se remettre en
marche. Après une heure de chemin, nous nous égarâmes
— 44
— encore;
enfin nous nous trouvâmes tous réunis, à onze heures
du soir, dans la même auberge. Alors on m’apporta à
manger; je demandai à boire : « A cette heure, me
dit-on, il n’y a point de thé. — Eh bien ! je ne mange
pas. » Je savais par expérience qu’un potage pareil à
celui qu’on me servait ne faisait qu’irriter ma soif
sans me nourrir, et je me couchai sans souper : ce
n’était point la première fois, et ce ne fut pas la
dernière. Cette journée me fatigua beaucoup, mon mal
ne fit qu’empirer depuis. « Le
13, nous traversâmes le fleuve Jaune. La barque ou
espèce de bac dans laquelle nous passâmes était
tellement pleine de monde, que personne ne pouvait
s’asseoir, et qu’on avait bien de la peine à se tenir
debout. Je me trouvai placé devant un Chinois qui
voulait absolument savoir qui j’étais, mais je ne
voulus pas le lui dire; il s’accroupissait comme il
pouvait pour me regarder tout à son aise, il était
comme en extase devant moi : par bonheur, le timonier
qui gouvernait la barque sauta sur mes épaules et sur
celles de mes voisins; ce brusque mouvement, qui dura
autant que le trajet, fit cesser cette espèce
d’enchantement. Quand nous fûmes près de terre, nous
trouvâmes le rivage couvert de barques; il n’y avait
de libre qu’un petit espace, il fallait gouverner bien
juste pour aborder heureusement. Le courant, qui était
très-fort, nous portait contre l’éperon d’une somme
chinoise qui était à l’ancre. Nous courions risque
d’être brisés et de périr; à force cependant de se
héler, de crier : « Gouverne à droite, vire à gauche,
» nous ne fîmes que frôler notre ennemie; et puis,
d’un seul saut, nous nous trouvâmes à terre, dans la
province de Chang-tong. « Le
17, après avoir marché toute la matinée dans l’eau et
dans la boue, comme de coutume, nous rencontrâmes une
rivière qui n’était pas guéable; il fallut
s’embarquer. Mes gens dînèrent, et moi je dus jeûner,
parce qu’il n’y avait rien de sain dans le bazar :
c’est du moins l’excuse qu’ils me donnèrent lorsque je
leur demandai à manger. Quand nous fûmes dans la
rivière, j’éprouvai un redoublement de fièvre beaucoup
plus considérable qu’à l’ordinaire; j’étais dévoré
d’une soif ardente; mes lèvres était tellement collées
l’une à l’autre, que j’étais obligé de porter ma main
à la bouche pour les desserrer. Je demandai à boire,
personne ne put ou ne voulut me rendre ce service;
nous étions cependant au milieu d’un fleuve. Je
m’aperçus, en coulant ma main par-dessous la planche
sur laquelle j’étais couché, que l’eau filtrait dans
la cale; je fus ravi d’avoir fait une telle — 45
— découverte.
Je trempai souvent mes doigts dans cette eau, et j’en
humectai ma langue et mes lèvres. Je pensai alors au
mauvais riche, et je trouvais que ma situation était
bien préférable à la sienne. Je n’étais point couché
sur un brasier, et j’avais plusieurs gouttes d’eau
pour me rafraîchir, au lieu que ce léger soulagement
lui sera éternellement refusé. Quand il fallut
débarquer, on fut obligé de me porter à bras sur le
rivage : je haletais comme un asthmatique à l’agonie.
Je fus attaqué d’une si grande suffocation que je
crus, pendant vingt minutes, que j’allais expirer : je
me roulais dans la poussière, comme un homme en proie
à des convulsions. Un spectacle si singulier et un
costume si bizarre attirèrent autour de moi une
multitude de Chinois : mes courriers épouvantés me
firent déménager au plus vite. J’étais à l’ombre d’une
cabane; ils m’envoyèrent respirer, en bel air, dans un
champ exposé à toutes les ardeurs du soleil. Pour
compléter la scène, un d’eux plaça sur mon visage un
chapeau chinois, qui fermait si hermétiquement toutes
les avenues à l’air extérieur, que peu s’en fallut que
je ne perdisse entièrement le peu de respiration qui
me restait encore. Enfin le bon Dieu voulut que l’on
trouvât du thé; j’en bus quelques tasses presque
bouillantes. Cette boisson me rendit la respiration,
mais elle ne me rendit pas les forces; « Allons, me
dis-je à moi-même, je ne mourrai point aujourd’hui. »
Cependant il fallait partir; le poste était dangereux.
Comme le chemin était sec et uni, je fus dispensé de
marcher; on me jeta sur la brouette. Je pus ainsi
jouir de quelque repos jusqu’au gîte. Pendant le
trajet, j’étais à rêver sur les moyens que je devais
employer pour continuer notre route : le jour suivant,
je me voyais dans l’impossibilité de faire un pas.
Mais j’aurais dû me rappeler l’instruction que
Noire-Seigneur avait faite à ses disciples : « Ne vous
mettez pas en peine du lendemain, à chaque jour suffit
son mal. » En effet, il plut tant et si longtemps
qu’il fallut séjourner. Cet accès de fièvre fut suivi
d’une abondante sueur; quoique je n’eusse pris, dans
l’espace de quarante-huit heures, qu’une once de
nourriture, il me parut que cette forte transpiration
avait un peu rétabli mes forces. Mes courriers,
toujours transis de peur, me condamnèrent à passer ces
trente-six heures de relâche, couché sur une planche,
le visage tourné contre la muraille. Cette position
n’était pas commode : je crus qu’en prenant quelques
précautions, je pourrais me tourner de l’autre côté;
je me trompai; ce léger mouvement consterna mes
guides, il me procura une forte réprimande. Je ne
répondis rien à une correction si charitable; je me
contentais, — 46
— quand
je voulais changer de position, de virer de bord de la
tête aux pieds : en faisant ainsi, j’avais toujours le
mur en face. « Le
19, il fallut me remettre en route à jeun et tout
trempé de sueur. Les chemins étaient inondés. Après
une heure de marche, pendant que j’étais à sonder avec
mon bâton l’endroit où il y avait moins d’eau, je me
jetai dans un ravin. Je restai enseveli dans ce
gouffre, jusqu’à ce qu’au moyen des plantes que je
trouvais sous la main, je me hissai abord : dès lors
je fus trempé tout autrement que de ma sueur. Je
descendis dans un autre fossé moins profond, pour
laver ma courte veste; car je n’avais rien pour
changer. Dans un quart d’heure le soleil sécha tout.
Je m’attendais à un redoublement terrible de fièvre;
mais le contraire arriva, l’accès fut moindre que les
autres jours. En France, cela eût suffi pour me donner
la mort; ici je me trouvai mieux. « Le
23, tout le monde tomba malade; il fallut encore faire
séjour. «Le
24, Joseph m’apporta une grappe de raisin aussi acide
que du verjus, et un pot de vin chinois qui ne valait
certainement pas de l’eau : je pense qu’il voulut me
faire célébrer splendidement la fête de mon saint
patron. Depuis mon départ de France, je n’avais jamais
eu une grappe de raisin en mon pouvoir; je la mangeai
avec un morceau de pâte mal cuite. Ce repas de
mandarin me valut une forte indisposition. « Ce
jour on renvoya une partie de nos gens, et bientôt
après on congédia le reste. Ils auraient bien voulu me
saluer avant de se retirer; mais Joseph leur fit
entendre que j’étais couché, comme à mon ordinaire, et
incapable de recevoir leurs compliments. Il ne paraît
pas que ces hommes simples et rustiques se soient
jamais doutés de rien : ils croyaient que j’étais
sourd, presque aveugle et même un peu fou. On leur
laissait croire ce qu’ils voulaient, pourvu qu’il ne
leur prît point envie de croire que j’étais Européen.
Ils disaient quelquefois à mon élève : « Quel
homme est celui-là? il n’entend rien, il ne parle
jamais, il ne sait point marcher, il s’assied partout,
comme quelqu’un qui n’est plus dans son sens. Vraiment
vous avez là un grand embarras. » « Vous avez
bien raison, répondait l’autre; il a voulu venir avec
nous visiter nos amis communs; il faut bien, bon gré,
mal gré, que nous ayons soin de lui; si nous avions pu
prévoir combien il nous est à charwge, nous n’aurions
point consenti à le prendre.» Les uns et les autres
disaient vrai, mais dans un autre sens que ces bonnes
gens l’entendaient. — 47
— « Le
20, j’éprouvai une fatigue et une faiblesse extrêmes;
il fallait cependant marcher; nous n’avions plus ni
âne ni brouette, tout avait été congédié. Mon guide me
conduisit dans un cabaret pour prendre le thé : à
peine fus-je assis que je m’endormis. Mon guide
épouvanté me fit sortir au plus vite, pour aller me
reposer en rase campagne; il craignait, disait-il,
qu’une telle incongruité, inouïe en Chine, ne fit
naître des soupçons aux autres commensaux. « Peu
après, nous nous remîmes en marche. Je considérais de
temps en temps, à mon ordinaire, la hauteur du soleil
et la longueur de mon ombre, pour voir s’il serait
bientôt nuit; c’était le seul moment où je pouvais
jouir de quelque repos. J’en étais là, lorsque nous
entrâmes dans un village. Je suivais à pas lents mon
vieux guide : tout à coup je me sens saisi par deux
hommes qui m’entraînent dans une maison. Je fus un peu
surpris d’une si brusque attaque; cependant je n’eus
pas peur, je ne sais pas pourquoi, peut-être n’en
eus-je pas le temps. En effet, je m’aperçus, lorsque
je les eus un peu considérés, que ce n’étaient point
des archers : tout en me faisant violence, ils avaient
l’air de s’excuser, ils me disaient en leur langage :
« Ne craignez rien, entrez chez nous. » Bon, me dis-je
à moi-même; ce sont des chrétiens, nous voilà arrivés!
Ce qui m’étonnait un peu, c’est qu’ils m’eussent si
facilement distingué de la foule. Mais Joseph, qui
m’avait précédé, leur avait donné mon signalement.
J’avais, en effet, des traits si distinctifs, qu’il
était facile de me reconnaître. « La
première chose que je demandai en arrivant chez mes
hôtes, ce fut un lit; mais à peine fus-je couché, que
la fièvre me reprit. Je devins si faible, que je ne
pus, pendant trois semaines, ni marcher ni rester
assis; j’étais obligé de passer les journées entières
sur mon lit. Enfin, après un mois de repos, je n’eus
plus de fièvre, et les forces me revinrent; mais un
singulier accident, survenu la nuit qui précéda mon
arrivée, me procura une autre maladie. « Le
courrier qui m’accompagnait voulut me louer une
couverture, malheureusement il en trouva une. Dès que
je mis cette courte-pointe sur mon corps, je fus
couvert, de la tête aux pieds, d’une vermine fort
commune en Chine; car il n’est aucun habitant du grand
Empire du milieu, qui n’en soit abondamment pourvu.
J’avais su m’en préserver jusqu’alors, à compter du
moment que j’étais sorti de la barque du Fokien; mais
enfin j’en fus bientôt délivré. Cette légère
incommodité fut aussitôt — 48
— suivie
d’une autre; j’éprouvai une terrible démangeaison qui
dura six mois, j’étais écorché de la tête aux pieds;
je crus que j’avais la gale. Je consultai plusieurs
médecins chinois. Après m’avoir tâté le pouls à droite
et à gauche et pendant longtemps, ils convinrent que
ce n’était pas la gale. Les uns disaient que j’avais
eu froid, les autres que j’avais bu trop d’eau;
cependant peu s’en était fallu que je ne fusse mort de
chaleur et de soif. Un d’eux attribua la cause de mon
mal au chagrin. Il peut se faire que celui-là ait bien
jugé. Quoi qu’il en soit, tous me traitèrent comme un
galeux, ils ordonnèrent une onction; il fallut se
soumettre. A peine cette onction eut-elle été faite,
que ma tête enfla singulièrement; je ne pus ni boire,
ni manger, ni ouvrir la bouche; le sang coulait de
toutes mes gencives; enfin, après six mois de remèdes
et de patience, je fus entièrement guéri. « Dès
le jour de notre arrivée, nous prîmes des mesures pour
nous remettre en marche. Comme j’étais malade, mes
courriers disposèrent de tout sans me consulter, et un
peu différemment que je ne l’aurais désiré. On acheta
deux mules, un cheval et un chariot; le tout coûta
environ quatre cents francs. Quand il fallut payer, on
n’eut pas assez d’argent; on emprunta à un païen, à
gros intérêt. L’affaire fut entamée et conclue en deux
jours, sans que j’en susse rien; ils crurent qu’il
n’était pas nécessaire de me consulter. Il ne manquait
plus qu’un conducteur; le missionnaire chinois dans le
district duquel nous séjournions, se chargea de nous
en procurer un. Il envoya prendre, à cinq journées de
là, un homme qu’il disait être le conducteur le plus
capable qu’il connût dans tout le voisinage. Cet
homme, consterné à une telle proposition, refusa net :
« Je ne veux point, dit-il, exposer ma personne,
l’évêque et tous les chrétiens à une mort certaine. »
Ce message jeta la terreur dans tout le village.
L’excessive timidité de mes guides avait commencé à
inspirer des craintes aux chrétiens, la réponse du
charretier y mit le comble. « Le
ler septembre, mes courriers et les notables du
village vinrent me trouver pour me faire part du
résultat de leurs délibérations. Jean portait la
parole : «Excellence, me dit-il, vous ne pouvez plus
avancer; les dangers sont grands et certains, personne
ne se hasardera à vous accompagner; il faut que Votre
Excellence revienne sur ses pas, ou bien il faut
qu’elle aille ou au Chang-si, ou au Hou-kouang, ou à
Macao. Les chrétiens de ce bourg ne veulent plus vous
garder. Voilà notre sentiment, — 49
— quel
est le vôtre ?» Puis il ajouta : « Si Votre
Excellence tente de passer en Tartarie, elle sera
certainement prise, mise à mort, et avec elle les
évèques du Fokien et de Naiiking, tous les chrétiens
de ces missions, et tous les mandarins des provinces
par lesquelles nous avons passé; de là la persécution
s’étendra dans le Chani-si, dans le Su-tchuen, etc. »
Tout le monde applaudit l’orateur; on était persuadé
que le massacre allait devenir général, par
l’imprudence d’un seul homme. Joseph seul était d’un
avis contraire : « On peut, disait-il, passer en
Tartarie en suivant la route que j’ai déjà tenue
moi-même. » Son avis fut très-mal reçu : «Tu es un
téméraire, lui disait-on; tu introduis des Européens
dans le sein de l’empire et jusqu’aux portes de
Péking, au risque de causer une persécution générale
et de faire massacrer tous les chrétiens; si lu
persistes à donner de pareils conseils, nous allons
nous retirer; que pense Votre Excellence? » Je jugeai
qu’il n’était pas prudent de les contredire. Je leur
répondis seulement : «Je vous dirai ce que je pense
quand j’aurai parlé à mon élève. » Aussitôt on leva la
séance. « Eh bien ! dis-je à Joseph quand les autres
furent partis, que pensez-vous de notre situation? que
faut-il faire? — Je pense qu’il faut avancer. — Je
pense de même. La Providence nous a conduits
jusqu’ici, elle nous a fait éviter tous les dangers;
c’est une garantie pour l’avenir, pourvu que nous
prenions toutes les précautions que la prudence peut
exiger. Je serais digne de blâme, et le Souverain
Pontife aurait lieu de se plaindre de moi, si, pour
une terreur panique, je rétrogradais; je suis résolu à
mettre tout en usage pour parvenir au terme de ma
carrière. Je ne reviendrai sur mes pas que lorsqu’il
ne sera plus physiquement possible d’avancer, ou
lorsqu’il n’y aura plus personne qui veuille
m’accompagner. » On communiqua ma réponse au conseil;
elle ne fut point agréée, tout le monde persista dans
le premier sentiment. « Puisqu’il n’y a point d’autre
moyen, ajoutai-je, il faut aller à Péking chercher un
guide; en attendant, je resterai caché dans la maison
de quelque chrétien. » Cet avis fut adopté. « Le
3, à minuit, tout le monde disparut; les uns allèrent
à Péking, les autres revinrent à Nanking, et moi je
restai enfermé nuit et jour dans une chambre. Je ne
voyais que deux personnes qui m’apportaient à manger.
« Le
22, les envoyés arrivèrent de Péking; ils
m’apportèrent un peu d’argent de la part de Mgr de
Nanking; cet argent servit à payer mes dettes, et
fournit aux frais des voyages que je fus — 50
— encore
obligé de faire. Joseph était tombé malade de fatigue,
et resté à Péking pour rétablir sa santé. « Le
29, la petite caravane se mit en marche; elle était
composée de quatre individus, savoir : un guide qui ne
savait pas le chemin, un bouvier qui remplissait les
fonctions de cocher, un interprète qui n’avait que la
peur pour partage, et un missionnaire sourd-muet qui
ne savait trop où on le conduisait. Mon compagnon
était un peu inquiet sur les suites de notre voyage.
Je lui dis pour le rassurer : « J’en augure bien.
C’est aujourd’hui la fête de saint Michel et de tous
les bons Anges; si les hommes refusent de nous
accompagner, nous aurons les saints Anges, ce qui vaut
encore mieux. » « Le
ler octobre, nous rencontrâmes notre guide; il
consentit à nous accompagner, malgré les prières et
les larmes de sa femme et de ses enfants, qui
s’efforçaient de le retenir; ils craignaient,
disaient-ils, de ne plus le revoir; il n’y avait que
la plus jeune de ses filles qui l’exhortât à avoir bon
courage. Du reste, il n’avait pas besoin qu’on
l’aiguillonnât, il avait déjà fait ses preuves,
l’année précédente; il avait accompagné un
missionnaire italien du Hou-kouang au Chang-si. Cet
homme m’a paru bien propre à remplir cette fonction :
plût à Dieu que mes premiers guides eussent eu sa
fermeté et son expérience ! « Le
6, il fallut franchir ou plutôt passer une douane
placée dans une gorge formée par deux montagnes, à
l’entrée de la province du Ghang-si. Jean était
intimidé; il me fit habiller de soie, plaça sur mon
nez une paire de lunettes du poids d’environ six
onces, et dont les verres avaient un pouce et demi de
diamètre; il me fit exécuter une espèce d’exercice,
m’apprit à m’asseoir comme un mandarin, à porter mon
corps et placer mes mains comme un homme d’importance,
etc. J’avais l’air d’un mannequin que l’on remue à
volonté. Pendant une heure et demie que dura le trajet
de l’auberge à la douane, il eut toujours les yeux sur
moi, pour voir si j’observais bien la consigne; il
frissonnait lorsqu’il s’apercevait que je m’en
écartais. Enfin nous arrivâmes au fatal passage. Mon
guide, monté à cheval et habillé en grand uniforme,
faisait l’office de premier courrier. Les préposés,
placés sur un rang devant la porte de leur bureau,
attendaient le noble mandarin qui allait passer; quand
j’arrivai, ils me considérèrent attentivement avec des
figures allongées. Après un moment de silence, ils
nous firent signe de passer, sans en venir à l’examen.
Nous continuâmes — 51
— notre
roule, sans regarder en arrière : je fus un peu étonné
qu’on eût pris tant de mesures pour passer une douane
qui n’avait pas l’air d’être bien difticile. Jean voua
trois messes, il me pria de les acquitter. « Le
8, je fus témoin d’une scène singulière, et qui ne
peut arriver qu’en Chine. Nous rencontrâmes quelques
forçats enchaînés, que l’on menait en exil. Dès qu’ils
nous aperçurent, les archers qui les conduisaient
s’assirent sur un tertre; un seul tenait le bout de la
chaîne. Aussitôt il s’élève un différent entre ces
malfaiteurs et mes gens : «Nous voulons de l’argent,
disaient les forçais. — Vous n’en aurez pas,
répondaient mes guides. — Eh bien ! nous allons nous
faire écraser sous les roues du chariot (en effet, ils
se couchèrent dans le chemin, en travers des roues).—
Retirez-vous. — Nous ne voulons pas; nous aurons de
l’argent, ou nous mourrons ici. » Des paroles on en
vint aux coups. Mes gens, en les traînant par la
chaîne loin du chariot sous lequel ils étaient
couchés, attrapèrent quelques blessures. Mon guide fit
un dernier effort, et resta maître du champ de
bataille. Par malheur, ces galériens amenaient avec
eux des femmes; elles prirent leur place, et
recommencèrent le combat. Dans ce pays-ci, mettre la
main sur une femme, même pour une juste défense, est
une affaire d’état; il fallut en venir aux prières et
aux compliments. Mon interprète, qui était fort poli,
les harangua; mais rien ne put les ébranler. Elles
déclarèrent qu’elles n’abandonneraient le poste
qu’après avoir reçu de l’argent (elles s’étaient
placées sous les pieds des chevaux); il fallut donc en
venir à une transaction. Nous leur donnâmes six
francs, moyennant quoi nous eûmes le passage libre.
Nous aurions pu, il est vrai, avoir recours au
mandarin; mais c’eût été à moi, comme principal
personnage de la caravane, de poursuivre la plainte :
c’était tomber dans un nouveau danger. Les soldats
eurent l’air d’être étrangers à ce singulier combat;
au lieu de s’opposer à l’audace de ces malfaiteurs,
dont ils étaient responsables, ils restèrent
tranquilles spectateurs : ils devaient avoir leur part
du gâteau. « Nous
terminâmes notre course sans aucun fâcheux accident.
Ce voyage, comparé au premier, me parut une promenade
de plaisir; dans ces montagnes nous avions de quoi
manger, tandis que nous mourions de faim dans la
plaine; et de plus, je n’étais pas obligé de marcher :
cependant tout n’était pas beau. J’étais fort à
l’étroit dans mon chariot; un gros Chinois s’asseyait,
par — 52
— charité,
sur la moitié de mon corps, afin que la vue d’aucun
indiscret voyageur ne pût parvenir jusqu’à moi. A
l’approche de chaque ville et de chaque village, et il
y en a prodigieusement en Chine, ils étaient deux.
Cette précaution ne faisait qu’irriter la curiosité
des passants; ils voulaient absolument savoir qui
était au fond du chariot, et ils en venaient à bout
plus d’une fois. «
Quand nous eûmes atteint la grande route occidentale,
le mauvais chemin commença. Pendant cinquante lieues
nous fûmes obligés souvent de marcher sur le roc nu,
ou dans les ravins; quelquefois il fallait grimper sur
des collines escarpées, et puis nous devions descendre
dans de profondes vallées, marchant toujours sur le
rocher sec. La descente était si rapide, qu’à vingt
pas de moi je ne distinguais plus le chemin; il me
semblait qu’il se recourbait sous mes pieds. Nos mules
étaient renversées par terre à chaque instant; il y
avait toujours trois ou quatre hommes qui tenaient
fortement le chariot, de crainte d’accident. Quand la
mule de devant voyait ces rochers qu’il fallait
gravir, elle commençait à frissonner, à souffler; puis
reculant tout à coup, elle entraînait le timonier et
le chariot au risque de les briser contre le rocher,
ou de les précipiter au fond du ravin. Ce malheur
n’arriva pas, nous ne versâmes que deux fois; il y eut
trois blessés, l’un d’eux s’est ressenti assez
longtemps de ses blessures. Dans ces occasions
périlleuses, tout le monde descendait; il n’y avait
que moi qui devais courir le hasard; ils pensaient
qu’il y avait moins de danger pour moi d’être froissé
dans une voiture que d’être vu des passants. « Le
10, j’arrivai au lieu où Mgr du Chang-si a sa
résidence. Mon guide nous devança, pour prévenir ce
prélat de mon arrivée Cette nouvelle fut un coup de
foudre pour son procureur ou maître d’hôtel. «Hélas!
s’écriait-il, qu’avons-nous fait à Mgr de Nanking pour
nous envoyer un évêque qui peut-être causera notre
perte? » Monseigneur le vicaire apostolique tâchait de
dissiper ses craintes. Comme je n’arrivai que deux
heures après ce cri d’alarme, le majordome eut le
temps de reprendre ses esprits; ainsi je ne me
ressentis point de sa mauvaise humeur: il me vit même
avec plaisir, et il disait, quelque temps après, aux
autres domestiques : « Vraiment, c’est un bienfait
signalé de la Providence, que la présence de cet
évêque n’ait point encore compromis la sûreté de la
mission. » « Le
vicaire apostolique du Chang-si est Italien, ainsi que
tous les autres missionnaires européens qui sont dans
son vicariat. Je n’ai qu’à me louer de la manière
affable avec laquelle ce digne — 53
— prélat
me reçut; il a eu pour moi des attentions
particulières, il m’a donné des preuves non équivoques
de sa bienveillance, soiL pendant le long séjour que
j’ai fait dans sa province, soit même après mon
départ. «
Nous commençâmes cependant à prendre des mesures pour
tenter un passage en Tartarie par le nord de la
province du Chang-si. Je n’attendais plus que Joseph
pour reprendre noire route vers le Léao-tong. « Le
11 novembre, Joseph arriva; il était allé me chercher
jusqu’aux frontières du Chang-tong; ne m’ayant pas
trouvé, il revint à Péking, et de là il repartit pour
me joindre au Chang-si. Il m’assura que les chrétiens
du Léao-tong n’avaient point refusé absolument de me
recevoir, mais avaient dit ou écrit : « Depuis peu il
a paru plusieurs navires anglais sur les côtes de la
Tartarie, quelques marchands et quelques matelots sont
descendus à terre, et l’empereur a fait punir de mort
des mandarins qui ne s’étaient point opposés à leur
descente. Nous craignons, ajoutaient-ils, de nous
compromettre, si l’évêque de Corée est obligé de faire
un long séjour au milieu de nous; cependant si les
Coréens consentent à le recevoir chez eux, nous ne
refusons pas de lui offrir un asile pour quelque
temps. » « Le
18, je renvoyai Joseph à Péking avec les instructions
les plus étendues et des lettres pour les Coréens. Il
me semblait que j’avais pris toutes les mesures
nécessaires pour entrer dans le courant de l’année
suivante; mais il est écrit que l’homme propose, et le
Seigneur dispose ses voies. |