Histoire de l’Église de Corée Charles Dallet LIVRE IV [355] CHAPITRE V. Persécution de 1827 : les confesseurs
de Tai-kou et Tan-iang. — Martyre de Paul Kim Ho-ien-i.
— Martyre de Pierre Hoang. — Résumé.
Pendant
plus de deux mois, la persécution, quoique
très-violente dans la province de Tsien-la, était
restée, pour ainsi dire, concentrée dans cette
province. Toutes les autres parties de la chrétienté
avaient été en paix, jusqu’au 22 de la quatrième lune
de cette année. A cette époque, comme nous l’avons vu,
les satellites de Tsien-tsiou franchirent les
barrières du Kieng-siang, et se saisirent de Pierre
Sin, dans le district de Siang-tsiou. Deux jours
après, d’autres satellites étaient envoyés dans le
même district, au village d’Aing-mou-tang, pour
arrêter d’autres chrétiens dénoncés. Mais déjà le
bruit de l’emprisonnement de Pierre Sin s’était
répandu et tous les chrétiens avaient pris la fuite;
de sorte qu’on n’en put saisir aucun ce jour-là. Nous
ne savons pas au juste comment, les choses se
passèrent alors à Siang-tsiou, mais la suite des faits
semble indiquer que le mandarin civil et le mandarin
criminel de cette ville, ainsi prévenus officiellement
de l’existence des chrétiens dans leur district, et
excités sans doute par les hauts faits de leurs
collègues de la province de Tsien-la, voulurent aussi
se donner le mérite de tourmenter les disciples de
Jésus-Christ. Quoi
qu’il en soit, vers la fin de la quatrième lune, cinq
ou six grands villages chrétiens du district de
Siang-tsiou furent subitement envahis par leurs
satellites. Les plus alertes ou les plus adroits des
néophytes trouvèrent leur salut dans la fuite, tandis
qu’un bon nombre, saisis à domicile ou sur les routes,
furent jetés dans les prisons de Siang-tsiou. Ici
encore nous avons à déplorer de nombreuses apostasies;
néanmoins la religion trouva quelques courageux
défenseurs et d’éloquents apologistes. Le
premier est Paul Pak Kieng-hoa, nommé aussi To-hang-i.
Descendant d’une famille de la noblesse inférieure du
district de Hong-tsiou, il jouissait d’une assez belle
fortune, et vivait entouré de l’estime de ses
concitoyens, lorsqu’il embrassa la religion, vers
l’année 1792. Il avait alors trente-trois ans. Bientôt
après, n’étant encore que catéchumène, pendant la
persécution de 1794, il eut la faiblesse d’obtenir sa
délivrance par une parole d’apostasie. — 356 — Mais
comme il avait le coeur vraiment droit, sa chute ne
fut pour lui qu’une occasion de redoubler de ferveur.
Touché de repentir, il se remit avec plus d’exactitude
à la pratique de ses devoirs, et rencontrant dans son
pays beaucoup d’obstacles au service de Dieu, il
abandonna ses biens et ses proches, et se retira dans
les montagnes. Là, cachant son origine, il se fit
passer pour un homme de la classe moyenne, et délivré
de toutes les inquiétudes du siècle ne songea plus
qu’au salut de son âme. Le P. Tsiou étant entré en
Corée, il eut le bonheur de recevoir le baptême de sa
main, et fut, depuis ce jour, un homme nouveau. Il
recherchait les lieux retirés pour pouvoir se livrer,
à heures fixes, aux exercices de la prière et de la
méditation, et employait le reste de son temps soit à
s’instruire lui-même par des lectures pieuses, soit à
expliquer aux autres les vérités de la religion. Tout
le monde disait de lui : « Voilà un homme vraiment
dépouillé de lui-même; » et beaucoup le fréquentaient
pour entendre ses paroles. Il avait le plus grand soin
de l’éducation de ses enfants, leur faisait regarder
l’exercice de la prière comme le plus important de
tous pour un chrétien, et les exhortait sans cesse à
la pratique de la vertu. Ses exemples ajoutaient à
l’efficacité de ses conseils. En 1827,
lorsqu’il vit la persécution sévir dans la province de
Tsien-la, il s’efforça de consoler les chrétiens, de
les rassurer, de leur inculquer la résignation à la
volonté de Dieu. « Dans le coeur, disait-il, chacun
doit se préparer au martyre : mais pour le corps, la
prudence veut que l’on cherche à s’échapper quand cela
est possible. » Lui-même ne songeait qu’à se disposer
à la mort. Souvent, étant malade, il avait dit à son
fils et aux autres personnes de sa maison, pour les
rassurer et leur enlever toute inquiétude : « Soyez
bien tranquilles, je ne mourrai pas ici en votre
présence; » et nul ne savait le sens de ces paroles.
Ce ne fut qu’après l’événement que sa famille les
comprit. Paul venait de quitter Ka-maki dans les
montagnes du district de Ta-niang, où il habitait
depuis neuf ans, et s’était installé depuis quelques
semaines seulement avec sa famille, à Meng-ei-moki,
district de Siang-tsiou, lorsque le jour de
l’Ascension, dernier jour de la quatrième lune, au
moment où sa famille et les chrétiens du voisinage
faisaient avec lui les prières accoutumées, un traître
entra dans sa maison à la tête des satellites, qui
saisirent presque tous ceux qui étaient présents.
Pendant qu’on les conduisait à la ville, Paul
répétait: «Rendons bien grâces à Dieu pour la route
que nous faisons aujourd’hui ; » et la joie rayonnait
sur son visage. Par là, — 357 — les
satellites le reconnurent pour un des chefs, et dans
les supplices, on n’oublia pas cette circonstance
aggravante. Le juge
criminel fit à Paul les interrogations d’usage, et
celuici ne pouvant, en conscience, répondre à la
plupart des questions, fut, malgré son grand âge,
soumis à de terribles tortures. Comme on les réitérait
plusieurs fois, il sentit ses forces défaillir, et
s’écria : « J’abandonne mon corps entre les mains du
mandarin ; pour mon âme, je la remets entre les mains
de Dieu. » Il fut reconduit à la prison, où il
commença aussitôt à exhorter les chrétiens et à leur
rendre les petits services en son pouvoir. Cité de
nouveau, il montra la même constance au milieu des
supplices. Les bourreaux ne craignaient pas de le
souffleter, de lui arracher la barbe et de l’accabler
de mille injures; mais Paul disait seulement: « Ces
souffrances sont un bienfait, pour lequel je rends
grâces à Dieu. » Après quelques autres tentatives
inutiles pour ébranler sa résolution, le juge l’envoya
au tribunal du gouverneur à Tai-kou. Celui-ci lui dit:
« Ces nombreux prisonniers ont été infatués par toi :
un plus grave supplice t’est justement dû. » Et en
même temps, il lui fit infliger une torture beaucoup
plus cruelle. Mais Paul, soutenu par son amour pour
Dieu, supportait tout sans se plaindre. Trois jours
consécutifs, il dut subir encore des supplices
extraordinaires, après quoi le gouverneur, désespérant
de vaincre sa constance, prononça la sentence de mort
et le fit reconduire à la prison. Le fils
de Paul avait été pris avec lui. Il se nommait André
Sasim-i, etson nom légal était Sa-ei. Imbu, dès
l’enfance, des principes de la religion, et formé par
les exemples de son vertueux père, il se livra de
bonne heure aux exercices de piété, et se fit
remarquer à mesure qu’il avançait en âge, par une foi
et une ferveur peu communes. Réglé dans ses actions de
chaque jour, complaisant et charitable envers tous, il
brillait surtout par une admirable piété filiale.
Quand ses parents étaient malades, il ne les quittait
pas, et comme il s’était fait une loi de ne manger
jamais qu’après eux, ils étaient obligés de se
contraindre alors pour avaler quelque nourriture, afin
qu’il pût lui-même prendre son repas. Son père ayant
l’habitude de boire un peu de vin, il ne manqua jamais
de lui en offrir, malgré la pauvreté de la famille ;
il multipliait ses travaux et s’ingéniait en toute
manière, pour pouvoir lui procurer cette petite
satisfaction. Avait-il besoin de sortir, il ne
dépassait jamais le jour ou le moment marqué pour son
retour. Dans ces circonstances, ni le vent, ni la
pluie ne l’arrêtaient, et il ne craignait pas même de
braver les ténèbres — 358 — de
la nuit afin d’éviter à ses parents l’inquiétude que
son retard eût pu leur causer. Le moindre signe, le
moindre désir de leur part, étaient pour lui des
ordres. Un jour,
son père ayant dit par manière de conversation: «
Notre maison est bien étroite, et ne serait-ce que
pour pouvoir donner au besoin l’hospitalité à quelques
chrétiens sans asile, il serait bon que nous eussions
deux ou trois chambres de plus; » ces paroles furent
un ordre pour André. Dès ce jour, tout en se livrant à
ses travaux habituels, il ne manqua pas, chaque fois
qu’il sortait, de rapporter une ou deux poutres ou
solives, et bientôt il put construire ce que son père
avait semblé désirer. De toutes parts, les chrétiens
affluaient dans cette maison bénie, et comme Paul,
tout pauvre qu’il fût, n’était pas en repos s’il ne
pouvait traiter convenablement ses hôtes, André,
entrant dans ses vues, trouvait moyen de faire face
aux dépenses, même quand il lui fallait, pour cela, se
refuser et refuser aux siens le nécessaire. Plusieurs
fois des chrétiens riches, touchés de cet admirable
dévouement d’André pour son vieux père, et sachant
dans quelle pénurie il vivait lui-même, lui firent
passer quelques secours en argent. Mais André ne
voulait pas les recevoir, et disait: « Il est juste
que je paye moi seul, par mon travail, les dettes que
je contracte pour soutenir mon père et ma famille. »
Et quand il ne pouvait pas renvoyer ces dons, loin de
les approprier à son usage, il les distribuait en
aumônes à quelques chrétiens plus pauvres que lui.
C’est ainsi que ce pieux néophyte passait sa vie dans
l’exercice de toutes les vertus, lorsqu’il fut saisi
avec son père. Comme lui, il fit preuve d’une patience
et d’un courage extraordinaires dans les supplices, et
tous deux ensemble furent transférés du tribunal de
Siang-tsiou à celui de Tai-kou. D’après
la loi du royaume, on ne doit pas faire subir la
question au père et au fils simultanément, dans le
même lieu. André voyant l’état de faiblesse et
d’épuisement où son père était réduit par la prison et
les tortures, ne pouvait supporter la pensée de le
quitter, même pour quelques instants. Il exposa ses
craintes au juge qui, touché de sa piété filiale, lui
dit : « D’après la loi, je ne devrais pas en agir
ainsi, mais toutefois je ne puis refuser d’entrer dans
tes vues, car ce que tu demandes est juste et
convenable. « Aussi, quoique les autres prisonniers
fussent mis à la question chacun à part, il la fit
toujours subir simultanément à André et à son père ;
et André, alors même qu’après les supplices il pouvait
à peine faire usage de ses membres, s’approchait pour
soutenir et rendre plus légère la cangue dont son père
était — 359 — chargé
; ce que tous les assistants ne pouvaient voir sans
une vive émotion. André, non moins fidèle à son Dieu
que dévoué à son père, supporta jusqu’au bout avec
intrépidité de nombreuses tortures, et après avoir
mérité d’entendre prononcer sa sentence de mort, fut
aussi renvoyé à la prison jusqu’au jour de
l’exécution. La
première expédition des satellites dans le village de
Aingmou-tang avait, nous l’avons dit, complètement
échoué. Une seconde tentative eut plus de succès.
Parmi les chrétiens saisis alors et conduits à cette
même préfecture de Siang-tsiou, deux surtout méritent
de fixer notre attention : ce sont André Kim et
Richard An. André Kim
Sa-keun-i était du district de Sie-san. Sa famille
avait été riche et opulente: mais ses parents, après
leur conversion, furent obligés d’abandonner leurs
biens, et d’émigrer dans les montagnes, de sorte qu’il
lui restait très-peu de chose. Quoiqu’il fût
naturellement fier et irascible, son caractère, sous
l’influence de l’éducation religieuse que lui
donnèrent ses parents, était devenu doux, humble et
charitable. En 1818, son oncle Simon fut martyr pour
la foi, et son père Thaddée envoyé en exil. André
jeune encore fut relâché, et depuis il disait souvent
avec regret : « Quelle belle occasion j’ai perdue ! »
Son père étant en exil, André consacra sa vie aux
bonnes oeuvres. Il allait de côté et d’autre chez les
chrétiens, faisait parvenir des livres et des objets
religieux dans les lieux éloignés, prêchait et
exhortait sans cesse, s’efforçait d’ouvrir
l’intelligence aux ignorants, et surtout baptisait
beaucoup d’enfants païens en danger de mort. Il se
rendait fréquemment au lieu d’exil de son père, le
consolait et le fortifiait de tout son pouvoir. Il
donnait la plus grande partie de son temps à la
prière, à la prédication et aux lectures pieuses,
instruisant sa famille avec beaucoup de soin, édifiant
tous les chrétiens par ses bons exemples. Il
conservait toujours dans le fond du coeur l’espérance
que Dieu lui rendrait l’occasion du martyre qu’il
avait une fois manquée. Quand
s’éleva la persécution de 1827, il comprit de suite
qu’après avoir fait connaître la foi chrétienne, si
souvent et en tant d’endroits divers, il ne pouvait
manquer d’être dénoncé et saisi. En conséquence il
multiplia ses oraisons pour se préparer à hien
répondre aux desseins de Dieu. Quelque temps après, il
fut pris en effet, et conduit au tribunal de
Siang-tsiou. Le juge, après quelques questions
préliminaires, lui dit : « Explique-moi franchement
quelle est votre religion, et quelles sont les règles — 360 — que
vous suivez. » André se mit aussitôt à développer la
doctrine chrétienne sur l’existence et la nature de
Dieu, puis à expliquer en détail les dix
commandements. Le juge lui dit : « Parlant aussi bien
que tu le fais, lu as certainement beaucoup de
disciples, fais-les connaître en détail. » Sur son
refus, il commanda de le frapper avec le gros bâton,
puis lui fit subir l’écartement des os, et enfin
ordonna de lui scier les jambes avec une corde. Ce
supplice affreux est quelquefois, par un raffinement
de barbarie, infligé entre les jambes, sur les parties
naturelles. André toutefois paraît n’avoir été scié
ainsi que sur les cuisses. Ses chairs étaient
brûlantes, et les os paraissaient à nu, mais il ne
cessait de répéter: « Dussé-je mourir, je ne puis
dénoncer personne. — Et pourquoi ne peux-tu pas ? —
C’est qu’un homme juste ne peut rien faire qui doive
tourner au détriment des autres. » Pendant trois jours
consécutifs, il subit de semblables supplices sans
faiblir. Au contraire, sa joie toute spirituelle
augmentait de plus en plus. Peu de
temps après, il fut envoyé au tribunal du gouverneur à
Tai-kou. Là encore il fut mis à la torture, et à la
sommation de renier Jésus-Christ, il répondit: « Si
j’avais voulu apostasier, je l’aurais fait devant le
premier tribunal. A quoi bon venir jusqu’ici? » Le
gouverneur tout en colère dit : « Il faut que tu
meures; » et après lui avoir fait endurer des
supplices extraordinaires, ne pouvant rien en obtenir
il le renvoya en prison. Le lendemain, André fut cité
de nouveau. « As-tu changé de sentiment? » lui demanda
le juge. « Je n’ai aucune envie d’en changer, »
répondit-il, et il fut remis à. la torture. Quelques
jours après, il dut se rendre au tribunal de
Tsien-tsiou, pour répondre sur certains objets de
religion, que les chrétiens emprisonnés dans cette
ville avaient déclaré tenir de lui. Malgré l’affreux
état de son corps tout déchiré, il fut jeté sur un
cheval, et fit celle longue route avec des souffrances
qu’il est plus facile d’imaginer que de dépeindre.
Puis, après avoir subi un nouvel interrogatoire à
Tsien-tsiou, il revint à sa première prison. Il avait
parcouru ainsi près de mille lys (cent lieues). Il fut
enfin condamné à mort, et déposé à la prison en
attendant l’exécution de sa sentence. Richard
An Koun-sim-i était originaire du district de
Po-rieng. C’était un homme d’un visage ouvert, d’un
caractère humble et complaisant. Après avoir embrassé
la religion dans sa jeunesse, il quitta son pays
natal, pour la pratiquer plus librement. On admirait
surtout le soin qu’il prenait de la bonne — 361 — éducation
de ses enfants, et sa charité généreuse pour le
prochain. Assidu à la prière et à la méditation, il ne
manquait jamais à ces exercices ; il jeûnait
habituellement trois fois la semaine. Il passait une
grande partie de son temps à copier des livres
religieux, pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa
famille, et il se faisait un plaisir de les expliquer
aux chrétiens et aux païens eux-mêmes. Arrêté une
première fois, on ne sait en quelle année, le mandarin
lui demanda : « Est-il vrai que tu exerces les arts
mauvais? » Il répondit : « Je ne connais et n’exerce
nullement des arts mauvais ; » et sans l’interroger
davantage, le mandarin le renvoya. Cette expression
est quelquefois employée, quoique rarement, en parlant
de la religion, mais d’une manière si impropre que
nous ne savons si on pourrait blâmer la réponse de
Richard. Néanmoins, il regretta toujours depuis de ne
pas s’être expliqué plus clairement, et d’avoir manqué
de courage. En 1827,
sentant bien qu’il serait nécessairement compromis à
cause des nombreux livres écrits de sa main, et
réfléchissant que Notre-Seigneur lui-même avait fui
plusieurs fois devant ses ennemis, il se cacha quelque
temps, tout en se préparant au combat par un
redoublement de ferveur. Les satellites de Siangtsiou
finirent par le trouver et le conduisirent à cette
ville. Le mandarin lui dit : « Est-il vrai que tu suis
la religion chrétienne ?— Cela est vrai, répondit-il.
— Explique-moi donc la doctrine de Dieu. » Richard fit
de son mieux un exposé clair et succinct de la
religion chrétienne. « Ce que tu dis est beau, mais
enfreindre ainsi la loi du royaume, n’est-ce pas
manquer de fidélité au roi ?» A cette question Richard
fit la même réponse que nous avons entendu faire à
presque tous nos martyrs, et dans les mêmes termes,
parce qu’elle se trouve textuellement dans le
catéchisme abrégé que presque tous savaient par coeur.
Il dit : « Dieu étant le grand roi de l’univers et le
père de tous les hommes, nous l’honorons par-dessus
fout. Le roi, les mandarins et les parents ne doivent
être honorés qu’après Dieu. — Renonce à ce Dieu et
fais connaître les complices. » Sur son refus, on le
frappa violemment, mais il demeura constant dans sa
profession de foi et fut reconduit en prison. Le
lendemain et les jours suivants, le mandarin fit
recommencer les tortures mais sans succès, et après
quelque temps d’inutiles efforts, le fit transférer à
Tai-kou, résidence du gouverneur. Là, il eut à subir
de nouveaux supplices, son corps n’était plus qu’une
plaie, mais les souffrances ne faisaient qu’augmenter
l’ardeur de son — 362 — amour
pour Dieu. A la fin il fut condamné à mort, et
reconduit à la prison. Ces
quatre confesseurs furent bientôt rejoints dans les
cachots de Tai-kou, par deux autres non moins
intrépides, André Ni et Ambroise Kim, que nous allons
maintenant faire connaître. André Ni
Tsiong-ir-i, originaire du district de Hong-tsiou,
avait un caractère ferme, droit et charitable qui le
faisait remarquer et estimer de tous. Il ne fut
instruit de la religion qu’à l’âge de vingt et
quelques années, mais sa conversion fut tellement
sincère et complète que, ne se trouvant pas dans sa
propre patrie assez libre de pratiquer sa foi comme il
le désirait, il quitta sa famille, son avoir et ses
proches, et se retira dans les montagnes. Forcé par
les circonstances d’émigrer successivement en diverses
provinces, il eut bientôt dépensé le peu qu’il avait
emporté avec lui, et dut soutenir son existence par le
travail de ses mains. La résignation d’André au milieu
de la pauvreté et des privations qui en sont la suite,
sa charité envers tous, sa patience à supporter les
injures, sa réserve dans toutes ses paroles, le soin
qu’il prenait de l’instruction et de l’éducation de sa
famille, et tant d’autres vertus qui brillaient en
lui, excitaient l’admiration de tous. Quoiqu’il fût
très-occupé par les soins qu’exigeait l’entretien de
sa maison, jamais il ne voulut rien relâcher de son
application assidue et incessante à la prière et aux
lectures pieuses. Lorsque
la persécution s’éleva en 1827, il se prépara au
martyre par la fuite des sociétés mondaines et par un
redoublement de ferveur. Il encourageait les siens en
disant : « Il faut que chacun de nous se prépare à
souffrir la mort, et toutefois, ne connaissant pas les
desseins de Dieu, nous devons chercher à échapper aux
persécuteurs si nous le pouvons. » Il vivait
à Kom-tsik-i, au district de Sioun-heng, où les
satellites vinrent le saisir. Il les reçut avec
allégresse et fut conduit au tribunal d’An-tong. Le
juge lui demanda : « Est-il vrai que tu suives une
mauvaise doctrine?— Le Dieu du Ciel, répondit André,
est le créateur de toutes choses ; il est le grand roi
qui gouverne tout, le père suprême qui nourrit tous
les hommes; c’est lui qui récompense le bien et punit
le mal. Le devoir de tout homme étant de l’adorer, je
l’adore et le sers. Quant à une mauvaise doctrine je
n’en connais pas. — Tu réponds bien insolemment, cria
le mandarin, apostasie de suite. » Et il le fit battre
cruellement. André, d’un visage calme et d’un ton de
voix ferme, dit alors : « Dix mille et dix mille fois
je ne puis renoncer à mon Dieu. Veuillez ne plus
m’inlerroger là-dessus. » Le mandarin — 363 — piqué
fit continuer les supplices pendant plusieurs jours;
mais l’amour de Dieu soutint André jusqu’au bout. Il
fut envoyé ensuite au tribunal du gouverneur, qui lui
dit : « On m’assure que tu ne veux pas abjurer. Nous
allons voir. » Et il lui fit subir, par trois fois,
des tortures atroces, mais en vain. On essaya ensuite
de le gagner par des caresses et par la douceur, mais
tous les moyens étant inutiles, il fut à la fin
condamné à mort et consigné à la prison avec les
autres confesseurs. Ambroise
Kim Koun-mi, nommé aussi En-ou, descendait d’une
famille d’interprètes de la capitale, et était parent
éloigné de Thomas Kim, confesseur de la foi en 1788. A
peine la religion fut-elle introduite en Corée, qu’il
l’embrassa de toute l’ardeur de son âme, et la fit
connaître à sa femme et à ses enfants. Mais ceux-ci ne
l’écoutèrent point et non contents de ne pas l’imiter,
cherchèrent par mille vexations à le ramener à
l’idolâtrie. Sa femme surtout, d’un caractère violent
et acariâtre, ne lui laissait aucun repos ; elle
voulait, entre autres choses, l’empêcher d’observer
les jeûnes et abstinences de l’Eglise, et disait
souvent, à haute voix, force injures contre la
religion. Ambroise, fatigué de tant d’imporlunités,
prit le parti de quitter sa maison, et faisant ses
adieux à sa famille, peu après 1791, s’en alla trouver
les chrétiens de la province, vivant tantôt chez l’un
et tantôt chez l’autre, instruisant tous ceux qui
voulaient l’entendre, et copiant des livres de
religion, pour gagner sa vie. Il eut le bonheur de
voir le P. Tsiou, près duquel il paraît même être
resté quelque temps, et y affermit sa foi et sa verlu.
N’ayant pas de domicile, il se retirait de temps en
temps dans les montagnes, pour vaquer plus
tranquillement à ses exercices de piété. Il aimait
surtout à catéchiser les enfants, et ne cessait
d’exciter chacun à la pratique des vertus, plus encore
par ses exemples que par ses paroles. Chaque nuit,
même dans les grands froids de l’hiver, il se levait à
minuit pour se livrer à la prière. Très-sobre dans sa
nourriture, il s’était prescrit des limites étroites
qu’il ne dépassa jamais, quelle que fût la qualité
bonne ou mauvaise des mets qu’on lui présentait. Ambroise
avait échappé aux persécutions de 1801 et de 1815. En
1827, tous les chrétiens de sa connaissance étaient en
fuite, et, chaque jour amenant la prise de plusieurs
d’entre eux, le maître de la maison où il s’était
réfugié alla se cacher chez un païen. Ambroise, qui ne
savait plus de quel côté diriger ses pas, et ne voyait
aucun moyen de se soustraire aux poursuites, prit, la
résolution de se livrer lui même. Il se rendit donc à
la ville — 364 — d’An-tong
à la cinquième lune, déposa chez un geôlier le petit
paquet qu’il portait, et voulut se présenter devant le
juge criminel. Le portier du tribunal l’en empêcha,
mais Ambroise répondit : « Je suis chrétien ; allez
avertir le juge que je suis là. » Les satellites le
traitaient d’insensé et le repoussaient ; mais il cria
à haute voix: « Je ne suis pas un insensé, mais bien
un chrétien. » On dut donc avertir le juge, qui le fit
venir et lui adressa quelques questions. Ambroise
refusa de répondre sur le lieu de sa demeure et sur
l’endroit où étaient cachés ses livres, reçut une
volée de coups sur les jambes et fut mis en prison. Un
mois plus tard, il fut envoyé à Tai-kou où se
trouvaient les autres confesseurs, tous ses amis
intimes. Devant le gouverneur, il reçut par trois fois
de violentes bastonnades, et fut soumis à diverses
tortures, qu’il supporta avec une patience
inébranlable. A la fin il fut condamné à mort, et
laissé en prison en attendant la confirmation de la
sentence. A cette
même époque se trouvait, par hasard, dans le voisinage
de Tai-kou, un bonze très-fameux dans la province, et
qui s’était même coupé par dévotion quatre doigts de
la main. Le juge eut l’idée de commander à Paul Pak de
discuter avec ce bonze la vérité ou la fausseté de
leurs doctrines respectives. A cette nouvelle, tous
les chrétiens prisonniers furent fort inquiets. Paul
leur dit : « Sans études comme je le suis, comment
pourrais-je lui tenir tête par mes propres forces ?
Mais si je compte uniquement sur le secours de Dieu et
de sa sainte Mère, qu’y a-t-il à craindre, et pourquoi
vous inquiéter? Priez seulement pour moi.» Arrivé au
tribunal et lorsque la discussion allait commencer,
les prétoriens voyant que les forces de Paul étaient
épuisées, lui offrirent une tasse de vin qu’il accepta
avec reconnaissance. Après l’avoir bue, il se mit à
raisonner avec le bonze. On était à peine entré en
matière que celui-ci, perdant le fil de son discours,
resta sans réponse, fut obligé de s’avouer vaincu, et,
tout couvert de honte, voulut prendre la fuite. En
vain les mandarins, les prétoriens, les satellites,
tous humiliés et furieux, voulurent ranimer leur
champion; ils ne purent le décider à proférer une
seule parole, et finirent par le chasser
ignominieusement. Paul rendit grâces à Dieu de la
victoire qu’il lui avait accordée, et pendant qu’il
retournait à sa prison, les satellites le louaient,
l’exaltaient, le félicitaient grandement, et se
disaient entre eux : « La religion du Dieu du Ciel est
certainement une doctrine vraie. Quant aux bonzes
sectateurs de Fô, qu’on en empoigne seulement deux ou
trois et qu’on leur fasse subir les tourments qu’on
inflige aux — 365 — chrétiens,
il n’en restera pas, sous le ciel, même une petite
graine, pour propager désormais la doctrine de Fô. » On ne
voit pas que de nouvelles arrestations de chrétiens
aient eu lieu après la cinquième lune. Le zèle des
persécuteurs s’était-il ralenti de lui-même, ou des
ordres secrets de la cour étaient-ils intervenus? nous
l’ignorons. A cette époque, on ne songea plus qu’à se
débarrasser des prisonniers. Tous furent interrogés de
nouveau ; on relâcha les uns, on envoya les autres en
exil. Les petits enfants de Paul Pak furent, à cause
de leur jeunesse, mis en liberté. En les quittant Paul
leur dit : « Allez et conservez vos âmes pures de tout
péché, et si vous aviez le malheur d’offenser Dieu,
repentez-vous sincèrement. Pratiquez toujours
fidèlement notre sainte religion. Avant dix ans d’ici,
les chrétiens de Corée auront un grand sujet de joie.
» Il voulait parler de l’entrée des prêtres dans le
pays. Après
quelques jours, il ne resta plus dans les prisons de
Taikou que les six confesseurs dont nous avons parlé.
Inébranlables dans leur résolution et, voyant que
l’exécution de leur sentence traînait en longueur, ils
s’établirent dans les cachots comme pour y passer leur
vie. Chacun d’eux, pour soutenir son existence,
confectionnait des souliers de paille, ou exerçait
quelque autre petit métier. Un nouveau gouverneur
ayant remplacé le précédent, les fit citer à sa barre
et, après un court interrogatoire, les fil battre
très-violemment. Paul Pak, épuisé par l’âge et par les
divers supplices qu’il avait endurés, ne put survivre
à ces nouvelles tortures. Rentré à la prison, il
languit encore quelques jours, puis, sentant que sa
fin approchait, il appela auprès de lui son fils André
et les autres prisonniers condamnés à mort, les
exhorta à la constance et à la fidélité dans le
service de Dieu. « Regardez cette prison, leur dit-il,
comme un séjour de bonheur ; ne laissez pas partager
votre coeur par une affection excessive et déréglée
pour les parents ou enfants que vous avez au dehors,
et suivez mes traces. On est bien heureux de mourir
pour Jésus-Christ. » Après quoi, il rendit son âme à
Dieu dans un calme et une paix admirables, le 27 de la
neuvième lune de l’année tieng-hai (1827), à l’âge de
soixante et onze ans. Il avait été cinq mois en
prison. Ainsi mourut ce digne confesseur de la foi,
dont la mémoire est restée en grande vénération dans
tout le pays. Sa bonté extraordinaire, sa douceur
inaltérable, l’hospitalité qu’il exerçait si
généreusement envers tous, son zèle à répandre la
religion chrétienne, et les autres vertus dont il
donna toujours de si beaux exemples, pendant sa longue
carrière, — 366 — attirèrent
la bénédiction de Dieu sur lui et sur sa famille.
Non-seulement son fils André, que nous retrouverons
plus tard, ne dégénéra pas, mais aujourd’hui encore
ses descendants se montrent dignes de lui, par leur
foi et leur ferveur. Ambroise
Kim mourut aussi dans la prison, un peu plus tard.
Pendant sa vie il avait toujours regretté d’être à
charge à ceux qui lui donnaient asile. Ayant appris
que les prisonniers qui, comme lui, n’avaient aucune
ressource étaient nourris au moyen d’une taxe imposée
par le gouverneur aux maisons du voisinage, il fui
singulièrement tracassé de cette pensée, qu’il était à
charge aux gens du quartier. C’est sans doute ce qui
le détermina à se priver presque entièrement de
nourriture. Beaucoup de chrétiens, au contraire, ont
attribué à une inspiration divine cette étrange
résolution. Il commença donc un jeûne presque absolu ;
ce qu’ayant vu, les autres prisonniers lui dirent: «
Maître, puisque vous ne mangez plus, nous devons tous
faire comme vous. » Il les reprit fortement en disant
: «Quoique je doive, moi, en agir ainsi, sans pouvoir
vous en expliquer le motif, pour vous, une pareille
conduite serait un suicide. » Les uns disent qu’il
passa ainsi plusieurs jours, après quoi il s’éteignit
paisiblement. Selon d’autres témoignages il aurait,
afin de n’être à personne une cause de scandale,
repris des aliments après son long jeûne, et survécu
encore un certain temps. Il mourut à l’âge de
soixantehuit ans, le 27 de la dixième lune de l’année
mou-tsa (1828). Enfin,
pour compléter l’histoire de cette persécution de
1827, disons deux mots de l’arrestation de quelques
chrétiens dans l’extrémité est. de la province de
Tsiong-tsieng. Laurent
Niou Sioun-tsi était venu, au commencement de celle
année, habiter Kip-keun-kol, au district de Tan-iang.
Lorsque la persécution s’éleva dans de Kieng-siang, un
certain nombre de chrétiens de cette province, ses
parents ou amis, se réfugièrent chez lui pour se
mettre à l’abri des poursuites. Sur ces entrefaites,
un des amis païens de Laurent le dénonça aux
prétoriens de Tan-iang, les engageant à le saisir pour
en tirer quelque rançon, qu’il se promettait bien de
partager avec eux. Ils n’eurent pas de peine à se
rendre à une invitation si conforme à leurs goûts et,
dans le courant de la cinquième lune, vinrent arrêter
Laurent, et avec lui une vingtaine de personnes alors
réunies dans sa maison. Conduits au tribunal de
Tan-iang, tous se hâtèrent d’apostasier, excepté
Laurent que de violents supplices ne purent ébranler.
Le mandarin dit alors : « Je voudrais bien vous — 367 — relâcher
tous, mais ce coquin-là est un de vos chefs, et s’il
n’apostasie pas, je ne mettrai personne en liberté. »
Aussitôt tous les prisonniers éclatèrent en murmures
contre Laurent, lui faisant mille instances, le
molestant et l’obsédant de telle sorte qu’à la fin, ne
pouvant plus y tenir, il prononça comme eux une
formule d’apostasie. On les
relâcha immédiatement et ils sortirent tous ensemble.
Laurent les renvoya chacun de son côté, leur
recommandant de s’enfuir en toute hâte. Resté seul, il
attendit pour leur donner le temps de se mettre en
sûreté, puis retourna devant le mandarin, se rétracta,
et se montra de nouveau déterminé à mourir. Les
supplices ne lui manquèrent pas : mais il les supporta
sans faiblir, et on finit par l’envoyer au juge
criminel de T’siong-Tsiou. Comme il
montrait toujours la même fermeté, le juge porta
contre lui une sentence de mort, laquelle fut ensuite,
on ne sait pourquoi, changée en condamnation à l’exil.
Laurent réclama en plein tribunal disant, que, selon
la loi, il devait mourir, mais on ne l’écouta point,
et on l’expédia à Mou-san, à l’extrémité
septentrionale de la province de Ham-kieng. En
l’envoyant, le juge dit aux satellites : « Cet
individu pourrait bien, pendant la route, infatuer de
sa doctrine quelques hommes du peuple. Soyez sur vos
gardes et surveillez-le. » Laurent répondit : « Dans
la route je veux convertir seulement dix mille
personnes. » Arrivé au lieu de son exil, il se mit à
pratiquer sa religion ostensiblement, et à la prêcher
à tous ceux qui l’approchaient, satellites ou gens du
peuple, ce qui irrita beaucoup le mandarin et ses
gens. Aussi Laurent fut-il, quelque temps après,
enfermé dans une maison avec défense de sortir ; puis
on finit par ne plus lui donner de nourriture.
Quelques jours se passèrent, et, ne pouvant plus
supporter la faim et la soif qui le dévoraient, il
demanda instamment qu’on lui apportât quelque chose.
On détrempa alors de la farine de riz, avec une égale
quantité de sel, et on en forma des gâteaux qu’on lui
offrit. Son estomac déjà ruiné par un long jeûne ne
put supporter cet horrible mets, et, avant d’en avoir
pris la moitié, le confesseur expira, comme l’avaient
prévu ses bourreaux. C’etait vers la douzième lune de
cette année, ou, selon d’autres, à la troisième lune
de l’année mou-Isa (1828). Laurent était alors âgé de
trenle-cinqà quarante ans. Telle
est, sur cette affaire de Tsiong-tsieng, la version
qui nous a paru la plus digne de foi. Nous n’avons pas
cru devoir passer ces faits sous silence, quoique le
manque de témoignages — 368 — suffisamment
précis ne nous permette pas d’en affirmer la complète
authenticité. Ainsi
passa, comme un violent orage, cette persécution de
1827. Toutes les chrétientés de la province de
Tsien-la furent ravagées; mais sauf quelques districts
du Kieng-siang, et un village de Tsiong-tsieng, on ne
voit pas que les fidèles des autres provinces aient
été inquiétés. Cette persécution diffère des
précédentes en plusieurs points qu’il n’est pas
inutile de noter. Elle fut comparativement assez
courte. Les premières arrestations eurent lieu vers la
fin de la deuxième lune ; trois mois après, elles
avaient cessé. Il semble évident aussi que le
gouvernement central ne fut pour rien dans les
poursuites. L’avidité des mandarins et de leurs
satellites, les rancunes populaires, les dénonciations
individuelles furent la cause de tout le mal. Une
autre différence, c’est que le gouvernement, loin de
prodiguer le sang des chrétiens comme auparavant, ne
permit d’exécuter aucune des sentences de mort portées
par les tribunaux de province, et fit laisser les
condamnés en prison pour un temps indéfini. Cette
indulgence relative venait très-probablement, comme
nous l’avons déjà remarqué, de l’opposition
personnelle du roi aux mesures de rigueur proposées
par ses ministres et ses mandarins. Enfin, ce qui
distingue d’une manière bien triste la persécution de
1827 de toutes celles qui avaient précédé ou qui
suivront, c’est le grand nombre des apostats. Il y
avait eu près de cinq cents arrestations, il n’y eut
guère de confesseurs fidèles que ceux dont nous avons
cité les noms et raconté l’histoire. C’est un
spectacle bien affligeant sans doute, mais quand on se
rappelle que sur les cinq cents chrétiens arrêtés,
près de la moitié n’étaient que catéchumènes, que
quatre ou cinq d’entre eux au plus avaient vu le
prêtre et reçu une fois ou deux les sacrements, on ne
s’étonne que d’une chose, c’est que tous n’aient pas
apostasie, c’est que parmi ces néophytes délaissés,
Jésus-Christ ait trouvé des confesseurs et des
martyrs. D’ailleurs, cette fois-ci comme toujours,
presque tous ceux qui avaient eu la faiblesse de céder
aux tortures, ne discontinuèrent pas leurs pratiques
de religion, et, à peine rentrés chez eux, se
repentirent de leur faute et travaillèrent à la
réparer. A la
persécution succéda une période, de grande
tranquillité pour les chrétiens de Corée, et nous ne
trouvons dans les quatre ou cinq années suivantes que
très-peu de faits intéressants à signaler. — 369 — Le roi
alors régnant était Sioun-tsong, prince aimé et estimé
de son peuple. Rien qu’âgé seulement d’une quarantaine
d’années, il ne se sentait plus ni la force, ni
l’envie de rien diriger par lui-même. Ses facultés
mentales semblaient s’affaiblir de jour en jour, il
soupirait après le calme et la tranquillité, et
voulait à tout prix se décharger des soucis du
gouvernement. Dans ce but il avait, depuis quelque
temps, associé à la conduite des affaires son fils
Ik-tsong, et s’était fait préparer, pour sa retraite,
un palais à la ville de Siou-ouen, éloignée de
soixante lys (six lieues) de la capitale. L’époque à
laquelle il devait s’y retirer définitivement n’était
pas éloignée, lorsqu’en 1830, le jeune roi fut attaqué
d’une maladie grave qui bientôt fit craindre pour ses
jours. Toute la science des médecins de la cour étant
inutile, on résolut d’appeler près du malade
quelques-uns des plus célèbres docteurs du royaume.
L’un d’eux était Jean Tieng Iak-iong, que nous avons
vu condamner à l’exil, vers la fin de 1801. On
l’avait, il est vrai, rappelé en 1818, mais la grâce
accordée n’était pas complète ; il n’avait pas été
réintégré dans ses dignités, et menait la vie de
simple particulier. Or, d’après les usages, la porte
du palais ne peut être ouverte à de pareilles
personnes, et à plus forte raison, le roi ne peut pas
les recevoir en sa présence. Comme le danger pressait,
un édit royal rétablit immédiatement Jean Tieng dans
tous ses honneurs et dignités, et rendit à sa famille
ses titres héréditaires de noblesse. Mais il était
trop tard pour le jeune prince, et l’habileté de Jean
ne put lui sauver la vie. Il mourut quelques jours
après et, comme il avait eu en main l’administration
du royaume, on lui fit de pompeuses obsèques, comme à
un roi, et non pas seulement comme à l’héritier
présomptif de la couronne. Les cérémonies furent
troublées par un accident que tous regardèrent comme
de sinistre augure. Le feu prit à l’appartement où se
faisait la pompe funèbre, et le cercueil fut à demi
brûlé, ainsi que tous les ornements qui le décoraient. Depuis
son retour de l’exil, Jean Tieng avait repris avec
plus de ferveur qu’auparavant tous ses exercices
religieux. Touché d’un sincère repentir pour le crime
qu’il avait commis en 1801, en reniant de bouche la
foi de Jésus-Christ, il vivait séparé du monde,
presque toujours enfermé dans sa chambre, où il ne
recevait qu’un petit nombre d’amis. Il se livrait
fréquemment au jeûne et autres exercices de pénitence,
et ne quittait jamais des chaînes de fer dont il
s’était fait une ceinture fort douloureuse. Ses
méditations étaient longues et fréquentes. Il a laissé
par écrit une partie de ses réflexions, ainsi que
divers autres ouvrages, — 370 — composés
pour réfuter les superstitions des païens, ou pour
instruire les néophytes. Plusieurs de ses écrits,
souvent cachés sous terre en temps de persécution, ont
été rongés par les vers ou par la pourriture ;
beaucoup sont conservés dans sa famille. Après son
entière réintégration, Jean ne changea rien à son
genre de vie retirée, et sa ferveur toujours
croissante réjouit et édifia tous les chrétiens, que
sa chute avait autrefois scandalisés. Il mourut en
1838, après l’entrée du P. Pacifique en Corée, et
reçut les derniers sacrements de sa main. Ajoutons
de suite, pour compléter l’histoire de Jean Tieng, que
son fils Hong-iou-san, homme très-remarquable par ses
talents et ses connaissances, après avoir longtemps
manifesté un grand éloignement pour la religion
chrétienne, qu’il accusait de tous les malheurs de sa
famille, finit par se convertir, et reçut le baptême
quelques années avant sa mort. Une soeur de Jean était
belle-fille du ministre Tsaï, dont nous avons parlé à
l’occasion de la persécution de 1801. Devenue veuve
dès l’âge de seize ans, elle passa une vie triste et
solitaire dans la famille toute païenne de son mari.
Elle eut enfin le bonheur, dans sa vieillesse,
d’embrasser la foi, et, quand elle mourut, en 1881, le
prêtre indigène Thomas T’soi trouva le moyen de
s’introduire furtivement auprès d’elle pour lui
administrer les sacrements. Pendant
que Jean Tieng reprenait son rang dans la haute
noblesse du royaume, un autre noble chrétien, exilé
comme lui lors de la grande persécution, mourait à
Mou-san, à l’extrémité de la province septentrionale,
après trente ans de privations et de souffrances.
C’était Justin Tsio Tong-sien-i, déjà bien connu de
nos lecteurs. Pris à Iang-keun, à la fin de 1800, et
conduit à la capitale, il fut condamné à l’exil,
quoique très-probablement il n’eût jamais donné le
moindre signe d’apostasie. Il continua toujours à
pratiquer la religion, et supporta avec un calme
héroïque le départ de son fils, qu’on enlevait
d’auprès de lui, pour le condamner aux tortures et à
la mort. En 1819, l’arrestation de Pierre Tsio
Siouk-i, l’un de ses parents, fut cause qu’on lui fit
subir un nouvel interrogatoire. Le mandarin lui
demanda s’il pratiquait encore sa religion ; Justin
répondit : « Si je ne la pratiquais plus, serais-je
dans cette position ? — Si tu t’obstines à résister à
l’ordre du roi, on te mettra à mort et avec toi celui
de ta famille que l’on vient de prendre. — Je ne
crains rien de tout cela, répondit Justin, faites ce
que vous voudrez. » Dès ce moment, le mandarin donna
des ordres pour ne plus laisser communiquer personne
avec lui. Beaucoup de ceux qui le — 371 — fréquentaient
auparavant obéirent à cette injonction du mandarin,
mais une grande quantité d’élèves qu’il instruisait
dans les lettres chinoises, et qui lui étaient
très-attachés, ne firent aucun cas de la consigne.
Sous les yeux des gardes, ils escaladaient les murs et
les haies pour se rendre à ses leçons, et ils étaient
si nombreux et si résolus, que le mandarin crut plus
sage de fermer les yeux sur leur conduite. Pendant
trente ans d’exil, Justin supporta avec une patience
et une résignation admirables les misères et les
épreuves de sa position. Il était heureux de souffrir
pour Jésus-Christ, et le Sauveur, acceptant son
sacrifice, lui accorda la grâce d’une sainte mort, le
14 de la sixième lune de l’année kieng-in (2 août
1830). Justin. Tsio avait alors quatre-vingt-douze
ans. Dans les années qui suivirent, quelques-uns de
ses disciples vinrent plusieurs fois à 1,800 ou 1,600
lys ( 180 ou 160 lieues ) de distance, dans des pays
inconnus pour eux, cherchant à se mettre en rapport
avec les fidèles, à compléter l’éducation religieuse
qu’ils avaient reçue de Justin, et à entrer dans le
sein de l’Eglise. Malheureusement, la crainte de se
compromettre empêcha ceux auxquels ils s’adressaient
de se déclarer chrétiens, et ces pauvres gens furent
obligés de retourner dans leur pays, sans avoir reçu
le baptême. On n’en a plus entendu parler depuis, car
les chrétiens n’ont aucun rapport avec cette province
éloignée. Toutefois, nous ne pouvons croire que ces
hommes courageux, qui ont fait des démarches si
extraordinaires pour trouver le salut, aient été
entièrement abandonnés. C’est Dieu qui a dit : « Celui
qui demande obtient, celui qui cherche trouve, on
ouvre à celui qui frappe ; » et notre Dieu est fidèle
à ses promesses. En cette
même année 1830, au nord de la province de Kiengsiang,
la grâce de Dieu opérait des prodiges dans la personne
d’un jeune homme nommé Kim Ho-ien-i. Descendant d’une
famille du district de An-tong, célèbre par la rare
vertu d’un de ses ancêtres, il était lui-même d’un
caractère bon, doux, simple et réfléchi. Dès
l’enfance, il parlait peu et ne se mêlait guère aux
jeux et aux amusements de ses compagnons. Quelques-uns
pensèrent d’abord que c’était chez lui idiotisme, mais
ils furent bientôt détrompés. Avant l’âge de vingt
ans, Ho-ien-i avait acquis une connaissance exacte de
la plupart des livres sacrés du pays ; il était versé
dans toute espèce de sciences, dans la morale, la
philosophie, les mathématiques, l’astronomie, les arts
magiques, les doctrines les plus abstruses de Fô et de — 372 — Lao-tse.
Cependant le monde n’avait aucun attrait pour lui, et
il faisait si peu de cas de la gloire et de la
réputation, qu’il ne voulut pas se donner la peine de
concourir aux examens publics. Toujours dans un coin,
modestement assis, plongé dans quelque méditation, il
adressait à peine la parole à ses amis, et ne
répondait pas à leurs plaisanteries. Aussi le
signalait-on dans tout le pays comme un sage, et sa
réputation de savoir et de vertu se répandant au loin,
beaucoup de personnes venaient le voir et lui demander
la solution des plus difficiles problèmes. Ennuyé de
cette affluence, il quitta son pays en cachette et se
retira au pied de la montagne Tai-paik-san, au
district de Siounheng, pour y jouir de la solitude, et
continuer ses travaux. C’est là que la grâce
l’attendait. A peine fut-il arrivé, qu’il fit
connaissance avec un chrétien instruit et capable, qui
habitait dans ces mêmes montagnes. Leurs conversations
roulant toujours sur les sciences, il eut bientôt
conçu une haute estime pour ce chrétien, que la
lumière de la vérité mettait à même de traiter et de
résoudre des questions inconnues aux païens. Plus il
le consultait, et plus son admiration augmentait. Le
chrétien fut peu à peu amené à parler de sa religion,
et à peine en eut-il exposé les premiers principes,
que Ho-ien-i, tressaillant de joie, lui dit : « Voilà
ce que je cherchais. Toute ma vie, j’avais présumé que
l’homme doit avoir une fin digne de lui, mais ne
trouvant rien là-dessus dans nos livres sacrés, j’en
étais resté à des doutes ; aujourd’hui, j’ai rencontré
la vraie doctrine. » Sans
perdre de temps, il se mit à étudier quelques livres
de religion, rompit à l’instant avec toutes les
superstitions païennes, et détestant toutes les
erreurs dont son âme avait été jusqu’alors victime, ne
pensa plus qu’à obtenir la connaissance et la grâce de
Dieu. Tout occupé à cette préparation, il ne prenait
aucun repos. Il passa ensuite une vingtaine de jours
dans les exercices de la pénitence pour purifier son
âme, et invita le chrétien à aller faire une promenade
avec lui. Ils devisaient ensemble, quand arrivés sur
les bords d’un petit ruisseau, Ho-ien-i, qui avait
tout calculé d’avance, se mit à genoux, demanda le
baptême, et fit des instances si pressantes que le
chrétien ne put y résister ; il lui administra le
sacrement de la régénération. Ho-ien-i prit le nom de
Paul. Tout ce jour, des larmes abondantes coulaient de
ses yeux, et dans l’excès de son bonheur, il disait :
« Pour remercier Dieu de ses incomparables bienfaits,
il n’y a d’autre moyen que de souffrir le martyre. »
Sa ferveur augmenta dès lors d’une manière
prodigieuse. Il ne s’occupait — 373 — que
de ses exercices de piété et de l’accomplissement de
ses devoirs. Bientôt
il retourna à la maison paternelle, instruisit son
frère, et peu après fit voir à son père des livres de
religion. Celui-ci se rendit d’abord et reconnut la
vérité du christianisme, mais ayant ensuite étudié
plus attentivement les conséquences de ses dogmes, il
entra dans une grande colère, et prononça ces paroles
qui résument bien l’idolâtrie coréenne, et les
principales superstitions qui, dans ce pays, font
obstacle à l’Évangile : « Si l’on suit cette nouvelle
religion, les temples du génie protecteur du royaume,
les temples des ancêtres du roi, les temples de
Confucius et des grands hommes, les tablettes des
ancêtres et tous les sacrifices deviennent inutiles et
doivent disparaître. Je comprends maintenant combien
le roi a eu raison de l’interdire sévèrement, et de
punir ses sectateurs. » Puis il réprimanda son fils
très-fortement, lui ordonna de rompre sur-le-champ
avec les chrétiens et de brûler tous ses livres, et ne
cessa plus de le maltraiter pour l’empêcher de
pratiquer sa foi. Le frère de Paul, homme violent et
brutal, s’emporta plusieurs fois jusqu’à le frapper
avec un bâton. Mais notre courageux néophyte, affermi
par la grâce qu’il avait reçue le jour de son baptême,
opposa une résistance inflexible. Cependant,
comme il était d’une constitution naturellement
très-délicate, il craignit de succomber à ces mauvais
traitements répétés. C’est pourquoi il quitta
secrètement sa maison, et alla se cacher chez de
pauvres chrétiens, où il passa quelques mois dans un
dénûment absolu, et au milieu de privations difficiles
à décrire. Il s’était choisi une place qu’il ne
quittait jamais. Là, assis sur ses talons, il se
livrait à la prière, à la lecture, à la méditation,
passait ainsi tout le jour et une partie de la nuit,
et, au chant du coq, faisait semblant de prendre
quelque repos. De plus, il jeûnait régulièrement les
vendredis et samedis; de sorte que les chrétiens se
disaient entre eux que Paul était comme un homme
n’ayant pas de corps. Pendant les grandes chaleurs de
l’été, il ne changea rien à ce régime, et on ne le vit
pas une seule fois sortir de sa chambre pour prendre
l’air. Malgré cela, il se portait très-bien, et on ne
voyait sur son visage aucune trace de fatigue, ce que
chacun attribua à un miracle de la Providence. Le père
de Paul voyant qu’il ne revenait pas après plusieurs
mois, se douta qu’il était quelque part chez des
chrétiens,, et se disposa à en accuser quelques-uns
devant le mandarin, afin de — 374 — retrouver
son fils. Cette affaire pouvait avoir de graves
conséquences. On en fit avertir Paul, qui prit le
parti de retourner chez lui. Il confia aux chrétiens
un livre qu’il avait composé sur la religion, et les
divers objets religieux qu’il possédait, et leur fit
ses adieux en disant : « Revoyons-nous dans la
véritable patrie. » Quand il se présenta à la maison
paternelle, son père le reçut d’abord d’un air
affable, mais peu de jours après il lui dit: « Pendant
que tu n’étais pas ici, beaucoup de personnes sont
venues de toutes parts te chercher; ta réputation en
toute espèce de sciences est déjà répandue au loin ;
quand on viendra te consulter de nouveau, si tu
t’obstines dans cette religion, comment pourras-tu
répondre aux questions qui te seront adressées?
Pourquoi rester ainsi entêté? Je saurai bien te guérir
de cette folie; » et il le battit cruellement. La même
scène se répéta les jours suivants. Paul supportait le
tout avec patience, sans discontinuer ses pieux
exercices ; mais après quelques semaines il tomba
gravement malade. Ses forces étaient épuisées, et il
était devenu d’une maigreur effrayante. Environ
deux mois se passèrent ainsi, sans que la colère de ce
père dénaturé se calmât, et sans que la ferveur et la
résignation de Paul eussent en rien diminué. Il était
presque à l’agonie quand son père vint le trouver, un
couteau à la main, et lui dit : « Tu dois évidemment
mourir sous peu ; si tu meurs après avoir apostasie,
je te reconnais pour mon fils; mais, si tu refuses
d’apostasier, je te tue maintenant avec ce couteau,
puis, avec le même couteau, je me donnerai la mort à
moi-même.» Paul répondit : « Pour obéir à un père, on
ne peut transgresser les ordres du roi ; à plus forte
raison, Dieu étant le souverain roi de tout l’univers
et le père de tous les hommes, récompensant le bien et
punissant le mal, devons-nous lui obéir malgré tout.
Vous voulez me forcer à le renier, est-ce là le devoir
d’un père?» Il n’avait pas achevé, que son père,
exaspéré, se précipite et veut le percer de son
couteau ; mais la mère et les frères de Paul
s’élancent sur lui et le retiennent. Ne pouvant se
débarrasser d’eux et atteindre son fils, il veut se
couper la gorge. On l’en empêche également. Cependant,
Paul disait avec beaucoup de douceur : « Mon père,
quoique vous en veniez à ces excès, je ne puis, pour
suivre vos ordres, enfreindre les commandements de
noire père céleste. » Le
lendemain, dès le matin, Paul se livra selon sa
coutume à la prière et à la méditation. Pendant la
matinée, il demandait fréquemment s’il était midi, et
ce temps arrivé, il récita dévotement - 375 — l’Angélus
; puis, bientôt, levant les yeux au ciel, il
s’agenouilla et rendit l’âme à Dieu, si tranquillement
que ceux qui étaient près de lui ne s’aperçurent pas
de son dernier soupir. C’était à la huitième lune de
l’année sie-mio (septembre 1831). Un an s’était à
peine écoulé depuis la conversion de Paul, et il
n’était âgé que de trente-six ans. On rapporte
qu’après sa mort, ses parents ayant voulu faire les
sacrifices d’usage, l’autel dressé à cet effet
s’écroula de lui-même. Les
chrétiens de Corée comptent Paul au nombre de leurs
plus glorieux martyrs, et Dieu sans doute aura ratifié
leur jugement. La conduite de Paul fut admirable,
surtout pour un Coréen. N’oublions pas que, plusieurs
fois déjà, nous avons vu des confesseurs, après avoir
bravé les mandarins et vaincu les supplices, succomber
misérablement aux assauts de la tendresse naturelle
pour les parents. Ce sentiment de piété filiale, si
saint en lui-même, est tout-puissant dans ce pays, au
point de faire souvent oublier, même à des chrétiens,
que la loi de Dieu prime toute autre loi, et que son
amour doit primer tout autre amour. Honneur donc à
Paul pour avoir, en de telles circonstances, gardé sa
foi avec tant d’héroïsme ! En 1832,
Dieu voulut de nouveau châtier l’orgueil de cette
nation coréenne qui continuait à repousser les vérités
évangéliques, si éloquemment prêchées par la voix des
martyrs devant ses tribunaux, et par leur sang sur les
places publiques. Il permit que des pluies
continuelles et, par suite, des inondations
extraordinaires vinssent ravager le pays, et faire
disparaître à l’avance presque tout espoir de récolte.
Or, il a toujours été d’usage en Corée qu’au milieu
des grandes calamités publiques, le roi répande
largement ses faveurs, en amnistiant des coupables et
graciant des condamnés, afin d’attirer par ces actes
de clémence les regards bienveillants du ciel. La
grâce accordée alors par le roi paraît avoir été des
plus étendues. Les nombreux chrétiens exilés pendant
les précédentes persécutions furent presque tous
relâchés, et revinrent prendre place dans les diverses
chrétientés. Malheureusement
la faveur royale n’était pas gratuite. L’usage observé
ordinairement en pareil cas est de rendre la liberté
au coupable après seulement qu’il a de nouveau détesté
son crime, et par conséquent, lorsqu’il s’agit de
chrétiens, après une nouvelle apostasie de leur foi.
Il n’est que trop probable que tous les exilés, alors
rappelés, achetèrent leur délivrance à ce prix
honteux. Quelques-uns cependant refusèrent. Ainsi,
Protais Hong qui — 376 — avait
échappé à la mort, en 1801, par l’apostasie, et que
nous verrons marcher au supplice en 1839, ne voulut
pas se délivrer par une seconde lâcheté, et resta en
exil. Les généreux confesseurs que l’on avait
emprisonnés et condamnés à mort à Tsien-Tsiou, en
1827, et qui, depuis cette époque, languissaient dans
la prison, eurent de même le courage de refuser une
abjuration, au prix de laquelle on leur promettait la
vie et la liberté. Aussi les verrons-nous plus tard
obtenir la plus belle récompense que Dieu puisse
donner en ce monde à ceux qui l’aiment, la couronne du
martyre. Pendant
l’été de cette même année, le pavillon britannique se
montrait sur les côtes de la Corée. Un navire
marchand, expédié probablement par quelques agents des
sociétés bibliques, aborda près de l’île appelée
Ouen-san, presque à l’entrée de la baie formée par la
côte Ouest de la province de Tsiong-tsieng.
L’étonnement fut général, et les chrétiens surtout
étaient en grand émoi, car ce navire portait écrit sur
son pavillon, en gros caractères chinois : Religion de
Jésus-Christ. Quelques chrétiens, pensant rencontrer
des frères, s’empressèrent d’aller à bord, sans
s’inquiéter des mauvaises affaires qu’ils pouvaient
s’attirer de la part du gouvernement ; mais ils furent
bien surpris quand, à leur arrivée, un ministre
protestant les salua avec ces paroles qui sont
sacramentelles parmi les païens : « Que l’esprit de la
terre vous bénisse ! » A ces mots les néophytes voyant
qu’ils s’élaient trompés, et devinant qu’un piège
était tendu à leur bonne foi, se retirèrent en toute
hâte, sans même répondre au salut, et ne reparurent
plus (l). Ce navire
demeura plus d’un mois à l’ancre, surveillé jour et
nuit par les Coréens. Faute de mieux, les ministres
firent déposer sur divers points du rivage plusieurs
caisses de livres religieux. On prétend aussi qu’ils
envoyèrent au roi quelques cadeaux, avec des livres en
chinois et en anglais. Le roi, assure-t-on, refusa de
les recevoir, et les fit aussitôt reporter aux
étrangers, sans permettre même de les ouvrir. Cette
impolitesse refroidit le zèle des colporteurs de
bibles qui, tout bien considéré, jugèrent à propos de
ne pas s’aventurer dans l’intérieur des terres. Ils
avaient raison, car ils y auraient trouvé autre chose
que ce qu’ils cherchaient, et ils durent, sans doute,
se féliciter de leur prudence, ( !)
Gulzlaff et Lindsay, les prédicants dont il est ici
question, ont publié la relation de leur voyage. Entre
autres assertions aventurées, ils prétendent qu’à
l’époque de leur séjour près de la côte, il ne restait
en Corée aucune trace de christianisme. — 377 — quand
ils apprirent, quelques années plus tard, le massacre
des missionnaires catholiques qui, en 1839, se
livrèrent eux-mêmes pour sauver leur troupeau. L’amnistie
générale accordée aux exilés chrétiens semblait
indiquer dans le gouvernement un certain esprit de
tolérance, qui tranquillisait les fidèles. Mais
chacune des pages de cette histoire nous a déjà montré
combien précaire est la paix dont peuvent jouir, en
Corée, les disciples de- Jésus-Christ. Au moment
où l’on s’y attendait le moins, le 10 de la neuvième
lune de cette année 1832, les satellites de la
capitale se ruèrent au milieu de la nuit sur la maison
d’André Hoang, chrétien fervent et dévoué, que ses
divers voyages à Péking et d’autres généreux travaux
en faveur de ses frères avaient depuis longtemps mis
en évidence. Il ne paraît pas toutefois que cette
affaire ait été suscitée par l’autorité supérieure ;
ce fut ou le désir du pillage chez les satellites, ou
quelque motif d’avidité rancuneuse de la part d’un
mandarin subalterne, qui en fut l’unique cause. André,
ne se trouvant pas alors chez lui, ne put être arrêté;
mais son oncle Pierre Hoang fut saisi avec les autres
personnes de la maison, et quelques chrétiens qui
habitaient près de là. On fit en tout dix prisonniers.
Sur ce nombre, neuf cédant aux supplices, furent
bientôt ou relâchés ou exilés. Pierre seul confessa
généreusement sa foi. Pierre
Hoang Sa-ioun-i,’ descendu d’une famille noble de là
province, vivait dans son village natal de Sain-kol,
district de Sioun-ouen. C’était un homme d’un
caractère grave et austère, respecté de tous ses
parents et voisins, et devant lequel personne n’eût
osé se permettre des paroles légères ou inconvenantes.
À l’âge de quarante ans, il fut instruit de la
religion, se convertit avec loute sa famille, et dès
lors pratiqua la loi chrétienne avec une ferveur
persévérante, malgré tous les obstacles. « Avant ma
conversion, disait-il souvent, je ne voyais dans le
désir du martyre manifesté par quelques chrétiens,
qu’une illusion d’enthousiasme et le délire d’une
imagination échauffée, mais je suis bien détrompé. »
Il s’appliqua à dompter son caractère trop sévère et
trop impérieux, et à corriger ses autres défauts.
Ayant pris la résolution de ne plus boire de vin, dont
il avait trop usé autrefois, il n’en approcha jamais
plus une goutte de ses lèvres. Il perdit
successivement ses quatre enfants, puis sa femme ;
mais au milieu de ces épreuves, il ne laissa paraître
aucune douleur exagérée, ne laissa échapper de ses
lèvres aucune plainte indigne — 378 — d’un
chrétien. Au contraire, il remerciait Dieu de les
avoir tous appelés à lui, pendant qu’ils étaient dans
de bonnes dispositions pour mourir. Après que sa
famille eut été ainsi éteinte, et sa petite fortune
dissipée, il n’en fut que plus assidu à la prière ; il
chercha et trouva dans la pratique de la vertu la
seule véritable consolation. L’égalité d’âme, la calme
et franche résignation avec lesquelles il supportait
ses malheurs, faisaient l’admiration de tous. Il
s’était retiré à la capitale depuis quelque temps,
chez son neveu André, quand il fut pris à l’improviste
dans sa maison, comme nous l’avons dit. Le juge
criminel après avoir entendu sa confession de foi,
touché peut-être de pitié pour ses cheveux blancs, lui
promit la vie, pourvu qu’il prononçât une parole
d’apostasie. Le confesseur refusa hautement. « Qui
es-tu donc, reprit le juge, pour vouloir ainsi
enfreindre les défenses du roi? » Et en même temps, il
le fit mettre à la question, mais en vain. Pierre
resta ferme et fut envoyé à la prison, où il eut
beaucoup à souffrir de l’insolence et de la cruauté
des geôliers. Il avait été pris sans qu’on eût trouvé
en sa possession aucun objet religieux, ce qui rendait
son élargissement plus facile; mais, désirant la mort,
plus qu’il ne la craignait, et voulant tirer
d’embarras autant que possible les chrétiens arrêtés
avec lui, il leur suggéra de le désigner comme
propriétaire de tous les objets qui avaient été
saisis. Nous avons vu souvent en effet, dans de
pareilles circonstances, les meilleurs chrétiens
assumer ainsi sur eux la responsabilité des objets de
religion appartenant à d’autres, soit pour éviter les
dénonciations compromettantes que la possession de ces
objets provoque de la part des faibles, soit pour
diminuer, à leurs propres risques, le fardeau de leurs
compagnons de captivité. Ils ignoraient certainement
que le mensonge est absolument défendu par la loi de
Dieu, dans ce cas comme dans tous les autres, et leur
bonne foi aussi bien que leur charité auront été leur
excuse. On fit
donc passer Pierre, selon sa demande, pour
propriétaire des objets saisis, ce qui lui attira des
interrogatoires plus longs, et des tortures plus
multipliées. Dans la suite, le juge, soupçonnant
quelque fraude, dit que ces objets n’appartenaient
réellement pas à Pierre, mais celui-ci se récria
fortement et maintint sa première affirmation. Après
plusieurs interrogatoires au tribunal des voleurs,
Pierre, toujours inébranlable fut transféré au
tribunal des crimes. Là encore, il refusa
énergiquement de racheter sa vie au prix de sa foi, et
eut à subir de nouveaux supplices. — 379 — Pendant
qu’on le torturait cruellement, il s’écria : « Eh quoi
! je vais bientôt mourir de vieillesse ; il y a trente
ans que j’observe les commandements du Seigneur
créateur du ciel et de la terre, et vous voudriez que
par une parole infâme, je perde en un instant l’amour
de mon Dieu ! » Qui ne se rappellerait les paroles du
disciple de saint Jean en pareille circonstance : « Il
y a quatrevingt-dix ans que je sers le Christ et il ne
m’a jamais fait de mal, comment voulez-vous que je le
maudisse? » Les sentiments sont semblables, parce que
le même Esprit de Dieu inspirait les deux martyrs. Après une
glorieuse confession, Pierre eut le bonheur de
s’entendre condamner à mort. Il signa joyeusement sa
sentence, après quoi, chargé d’une lourde cangue, il
fut envoyé dans une prison à part. À son arrivée les
prisonniers païens, parmi lesquels un bachelier nommé
Kim, furent tous étonnés de l’air de sainte joie qui
paraissait dans la contenance et sur le visage du
chrétien. « Chacun a ses fautes à payer, disaient-ils,
mais pourquoi ce vieillard, loin de craindre la mort,
semble-t-il si content de la subir ? Maître, pourquoi
semblez-vous si heureux?—C’est, répondit Pierre, que
le Dieu que je sers est le grand roi du ciel et de la
terre, le père de toutes les créatures et, plutôt que
de le renier, j’aimerais mieux mourir dix mille fois
pour lui. — S’il en est ainsi, reprirent les
prisonniers, faites-nous donc connaître cette
doctrine. » Pierre ne se fit pas prier et, à dater de
ce jour, leur développa fréquemment les vérités de la
religion et les commandements de Dieu. Il passa ainsi
près de huit mois, toujours inquiet de ce que Dieu
semblait ne pas vouloir accepter son sacrifice, et se
recommandant sans cesse à la sainte Vierge. Tout à
coup il tomba malade et, en peu de jours, rendit
paisiblement son âme à Dieu, dans le commencement de
la cinquième lune de l’année kiei-sa (juin 1833). Il
était âgé de près de soixante-dix ans, et avait subi
cinq fois la question comme les plus grands criminels,
sans compter les autres supplices. On fit
connaître sa mort aux membres de sa famille, et quand
ils vinrent réclamer le corps, le bachelier païen Kim
leur dit : « Au moment de la mort de Pierre Hoang, une
vive lumière apparut dans toute la prison. Nous tous,
ses compagnons de captivité, sortîmes pour voir ce que
c’était. Un feu brillait dans sa chambre, nous y
entrâmes et vîmes une colombe qui tournait audessus de
lui et, quelques minutes après, il expirait. » C’est
ainsi que Dieu se plaît, même ici-bas, à glorifier
ceux qui meurent pour sa gloire. — 380 — Ces
quelques cas isolés de persécution n’avaient pas
troublé la paix générale dont la chrétienté jouissait
depuis 1827. Aussi nos intrépides courriers Paul
Tieng, Augustin Niou et leurs compagnons
continuaient-ils à faire, presque chaque année, le
voyage de Péking pour demander des prêtres. Toujours
trompés dans leurs espérances, ils revenaient
toujours, et, en attendant le jour de Dieu, ils
resserraient les liens entre les deux Eglises de Chine
et de Corée, nouaient des relations utiles,
multipliaient les renseignements, et posaient des
jalons pour l’avenir. Le moment
approchait où cette admirable persévérance allait
enfin être récompensée par le succès. Les trente
années de veuvage de l’Église coréenne, prédites par
le P. Tsiou lorsqu’il allait au supplice, étaient
écoulées. Depuis 1828, le Saint-Siège avait résolu de
détacher la Corée du diocèse de Péking; et enfin, en
1831, ce royaume fut définitivement érigé en vicariat
apostolique et Mgr Bruguière, de la société des
Missions-Étrangères, évêque de Capse, coadjuteur du
vicaire apostolique de Siam, fut appelé à ce poste
aussi glorieux que difficile. Avec cette nouvelle ère
qui, à la parole du souverain Pontife, s’ouvre pour la
mission de Corée, commence la seconde partie de notre
histoire. Résumons
maintenant les faits de cette première période. Cinquante
ans se sont écoulés depuis le jour où le premier
néophyte coréen a été baptisé à Péking, jusqu’au
moment où l’heureuse nouvelle de l’arrivée prochaine
des missionnaires se répandant parmi les chrétiens,
commence à ranimer leur foi et à relever leur courage.
Pendant ce temps, la religion de Jésus-Christ s’est
établie, s’est maintenue, s’est propagée dans ce pays,
malgré une persécution continuelle, par l’action
directe de l’Esprit-Saint et l’on peut dire, sans
prêtre, sans sacrifice, sans sacrements, car le seul
prêtre qui ait été envoyé à l’Église naissante n’y est
demeuré que cinq ans, caché à tous les regards,
presque inaccessible aux chrétiens eux-mêmes. Dans ce
miracle d’un demi-siècle, on peut distinguer trois
époques ayant chacune un caractère bien différent. La
première s’étend de 1784 jusqu’à 1801 ; c’est l’époque
de création et de développement. La persécution
commence avec la propagation de l’Évangile, car il n’y
avait pas un an que Pierre Ni était revenu de Péking,
quand déjà les ministres du roi requéraient la
proscription de la nouvelle secte ; mais cette
persécution, — 381 — quoique
sanglante, est contenue un peu par la modération
personnelle du roi et par la présence au pouvoir du
parti des Nam-in, auquel appartenaient la plupart des
premiers prosélytes. Dans le principe ce sont surtout
des nobles, des savants, des lettrés qui se font
chrétiens. Plusieurs peut-être ne voyaient tout
d’abord dans l’Évangile qu’une école de haute
philosophie ; mais à peine l’eau du baptême a-t-elle
touché leurs fronts, que le véritable esprit chrétien
se manifeste en eux; ils se répandent, ils prêchent
partout et à tous, ils ramassent autour d’eux les
petits et les ignorants. Enfin la présence du prêtre
aide à régulariser leurs efforts, à organiser cette
chrétienté naissante, à la fortifier pour les
prochaines épreuves. La
seconde époque, c’est la grande persécution de l’année
1801. A la mort du roi, la haine religieuse, envenimée
par la haine politique, éclate avec une fureur inouïe,
et la nouvelle Église est, pour ainsi dire, noyée dans
le sang. Presque tous ces nobles, tous ces docteurs,
si nombreux parmi les néophytes dans les premiers
temps, disparaissent, les uns en mourant glorieusement
pour la foi et en laissant d’impérissables exemples de
courage et de charité, les autres, qui ont aimé la
gloire des hommes plus que la gloire de Dieu, en
scandalisant leurs frères par une lâche apostasie. La
persécution finie, le parti ennemi des chrétiens
demeure en possession du pouvoir; la chrétienté,
composée maintenant de faibles, de pauvres, de petits,
d’ignorants, reste meurtrie, désorganisée, et
désormais sans appui humain. La
troisième époque s’étend depuis 1801 jusqu’à l’époque
à laquelle nous sommes arrivés. La persécution dure
toujours, comme un monstre souvent assoupi, qui se
réveille de temps à autre dans des accès de rage. Le
gouvernement laisse les chrétiens plus tranquilles,
parce qu’il méprise leur faiblesse, et qu’il n’y a
plus parmi eux de personnages dont l’influence ou la
richesse puisse exciter sa jalousie, mais il ne les
tolère pas, et les lois de proscription sont toujours
en vigueur. Cette Église néanmoins se reforme,
s’étend, et pour obtenir des pasteurs fait de
continuelles tentatives, que le triste état de la
chrétienté de Chine et le contrecoup des révolutions
d’Europe rendent longtemps inutiles. Telle
est, en quelques mots, l’histoire de l’Evangile dans
ce pays durant ces cinquante années; histoire à la
fois triste et consolante, pénible et glorieuse, et
d’où ressortent pour la foi d’un chrétien les plus
magnifiques enseignements. Nous y
voyons, d’un côté, Dieu accomplir toujours les mêmes — 382 - prodiges.
Sa parole toute-puissante, qui est esprit et vie,
change complètement les coeurs qui la reçoivent. De
ces êtres si timides, elle fait des héros ; de ces
pauvres idolâtres, elle fait des saints ; de ces
esclaves aplatis dans une servitude sans nom, elle
fait des hommes qui, — chose inouïe dans l’extrême
Orient, —osent dire Non à leurs juges et même à leurs
rois ; de ces ignorants, elle fait des savants qui
connaissent le vrai Dieu et la véritable destinée de
l’homme, c’est-à-dire tout ce qu’il importe à l’homme
de savoir. Elle tue dans son germe ce mépris inné que
partout et toujours, dans les sociétés païennes, les
riches, les puissants, les lettrés, ressentent pour
les pauvres, les déshérités, les misérables ; elle
rapproche les classes extrêmes de la société, et
apprend à tous qu’ils doivent s’aimer comme des
frères, parce qu’ils sont les enfants du même Père qui
est au ciel. Elle fait pratiquer la chasteté au milieu
des fanges du paganisme ; elle change les tribunaux
des persécuteurs en autant de chaires où l’Evangile
est publiquement prêché; elle peuple le ciel de
confesseurs et de martyrs. D’un
autre côté, nous voyons le démon et ses suppôts
employer toujours les mêmes armes, mettre en jeu les
mêmes passions, propager les mêmes calomnies, se
servir des mêmes ruses, commettre les mêmes crimes,
avoir la même soif du sang innocent. A entendre les
questions des mandarins dans les interrogatoires, ces
menaces, ces promesses, ces insinuations, ces
accusations de révolte, de crimes mystérieux; avoir
cette injustice flagrante qui laisse libres des sectes
et des doctrines impies pour ne persécuter que les
disciples de Jésus-Christ, ne se croirait-on pas dans
les prétoires romains des trois premiers siècles? Et, en
effet, ce sont toujours les mêmes adversaires, le Dieu
fait homme et Satan ; c’est toujours la même lutte,
avec des péripéties analogues, aboutissant tôt ou tard
à la même victoire. L’histoire de cette pauvre mission
de Corée, perdue à l’extrémité du monde, n’est qu’un
épisode de l’histoire de l’Eglise catholique et, en
Corée, comme ailleurs, cette histoire prouve que
l’Eglise, bien que ses ennemis la croient toujours à
l’agonie, sort plus brillante et plus forte de tous
les assauts. Au moment où le pape Grégoire XVI donnait
un évêque à cette chrétienté désolée, dans quel état
se trouvait-elle, humainement parlant? Çà et là
quelques confesseurs que le gouvernement dédaignait de
tuer et qu’il laissait pourrir dans les prisons ; de
loin en loin quelques fidèles honnêtes et fervents qui
espéraient contre toute espérance et luttaient de
toutes leurs forces contre le relâchement — 383 — général
; et autour d’eux, des néophytes découragés, dont
l’immense majorité tiède, timide, défaillante,
semblait prête à apostasier au premier souffle de
persécution. Voilà tout ce que l’oeil de l’homme
pouvait y voir. En fait, cependant, il y avait
l’Eglise vivante, ayant au ciel de nombreux
intercesseurs et sur la terre d’intrépides témoins de
la vérité. Ces quelques prisonniers étaient le germe
d’où bientôt allait surgir une floraison nouvelle de
saints et de martyrs; ces quelques fidèles étaient le
levain qui bientôt allait amener la fermentation de la
masse ; et sur cette terre de Corée, qui avait bu des
flots de sang chrétien, les prêtres de Jésus-Christ
allaient bientôt, malgré la mort, et en dépit de
l’enfer, affermir et étendre le règne du Dieu vivant,
de celui qui est la mort de la mort, et le vainqueur
de l’enfer. O mors, ero mors tua, morsus tuus ero,
inferne . (Osée, 13,14.) FIN DU
PREMIER VOLUME. Le Mans.—
Imp. Ed. Monnoyer, place des Jacobins, M. — 1870. |