Histoire de l’Église de Corée Charles Dallet LIVRE IV
Depuis la fin de la persécution de
1801, jusqu’à l’érection de la Corée en vicariat
apostolique. 1802-1831.
[243] CHAPITRE
I.
État déplorable de la chrétienté. —
Lettre des chrétiens de Corée à l’évêque de Péking. —
Leur lettre au Souverain Pontife. — Nouveaux martyrs.
Le
dernier jour de l’année sin-iou avait encore été
ensanglanté par le supplice de plusieurs chrétiens ;
avec l’année im-sioul (1802), commença pour l’Église
de Corée une ère de tranquillité relative, qui permit
aux néophytes de respirer un peu. Ce n’était pas la
paix, encore moins était-ce la liberté, mais la
violence de la persécution était diminuée, les juges
et les bourreaux avaient, pour un temps, cessé de
fonctionner. Il serait
difficile d’exposer complètement l’état de
désorganisation, de misère et de ruine, dans lequel se
trouvait la chrétienté au lendemain de la persécution.
Tous les hommes éminents, capables de diriger,
d’exhorter, de ranimer leurs frères, avaient été mis à
mort. Dans beaucoup de grandes familles, il ne restait
que des femmes et des enfants. Les pauvres, les gens
du peuple, que la rage des ennemis de la religion
avait dédaigné de poursuivre, demeuraient isolés, sans
relations entre eux, au milieu de païens hostiles,
qui, forts de la loi et de l’opinion publique, ne leur
épargnaient aucune vexation, et les traitaient en
esclaves. Le très-grand nombre des apostats qui
n’avaient renié la foi que de bouche et la
conservaient encore dans leur coeur, tremblaient de
reprendre leurs pratiques religieuses, et se bornaient
à répéter en secret quelques timides prières. Presque
tous les objets de piété, presque tous les livres
avaient été détruits, et le peu qui en restait était
enfoui sous terre, ou caché dans des trous de
murailles. Beaucoup de néophytes, encore peu affermis
dans la foi, privés de toute — 244 — instruction,
de tout appui moral, se décourageaient, et finissaient
souvent par abandonner une religion qui était pour eux
la cause de tant de maux. Le sort
de ceux qui avaient été exilés par les tribunaux, ou
qui avaient volontairement émigré dans les parties les
plus sauvages des provinces éloignées, était plus
triste encore. Nous ne pouvons mieux l’exposer qu’en
donnant le récit que nous a laissé de ses épreuves
Pierre Sin Tai-po, ce courageux chrétien qui fit
inutilement tant d’efforts pour approcher du P. Tsiou
et recevoir les sacrements (1), et qui, plus tard,
obtint, comme nous le verrons, la couronne du martyre.
On y trouvera, trait pour trait, le tableau des
souffrances de milliers d’autres chrétiens, à cette
même époque, et dans les mêmes circonstances. « La
persécution était enfin apaisée, il est vrai, mais
nous étions isolés et nous avions perdu les livres de
prières. Quel moyen de pratiquer? J’apprends par
hasard que les survivants de quelques familles de
martyrs habitent dans le district de Niong-in, je fais
tous mes efforts pour les découvrir, et enfin je les
rencontre. Il n’y avait que des femmes déjà avancées
en âge, et quelques jeunes gens à peine sortis de
l’enfance; en tout, trois maisons liées par la
parenté. Ils étaient sans appui et sans ressources,
osant à peine ouvrir la bouche avec les étrangers, et
ne respirant plus de frayeur quand on commençait à
parler de religion. Ils avaient bien quelques volumes
de prières et l’explication des Évangiles, mais le
tout caché avec le plus grand soin. Quand je demandai
à les voir, on me coupa la parole, en agitant les
mains en signe de silence ; je ne voulus point
insister. Toutefois, ces pauvres femmes étaient dans
une grande joie, en apprenant de leurs enfants la
présence d’un chrétien, et les convenances ne leur
permettant pas de me voir, elles voulaient à tout le
moins converser avec moi (2). Je leur parlai un peu
des derniers événements, de l’état de la religion, et
de notre position commune, dans laquelle nous ne
pourrions ni servir Dieu ni sauver notre âme. Elles
étaient vivement touchées; quelques-unes même
versaient des larmes, et témoignaient le désir que
nous nous missions en rapports fréquents, pour nous
soutenir les uns les autres. « Je
demeurais à quarante lys de là (quatre lieues), et
depuis ce temps, tous les huit ou dix jours, nous nous
fîmes des visites réciproques. (1) Voir
plus haut, p. 77 et 78. (2) En
pareil cas, pour satisfaire aux exigences de
l’étiquette et conserver le décorum, on se place dans
des chambres voisines, et on communique à travers une
grille ou une toile, à peu prés comme font les
religieuses cloîtrées. — 245 — Bientôt
notre affection mutuelle fut aussi vive et, aussi
sincère, que si nous eussions été des membres d’une
même famille. Nous commençâmes à reprendre la lecture
de nos livres, et à faire les exercices des dimanches
et fêtes. Ces personnes avaient reçu les sacrements du
prêtre, et quand j’entendis des détails sur lui et ses
exhortations, il me semblait, le voir lui-même. La
joie et le bonheur se répandirent dans mon âme ;
c’était comme si j’avais trouvé un trésor. J’aimais
tous ces chrétiens comme des anges, mais, de part et
d’autre, nous habitions parmi les païens, et de tous
côtés leurs yeux étaient sans cesse ouverts sur nous.
Je devais faire les quarante lys, de nuit et en
secret, pour les éviter. Peu après les païens voisins
voulurent savoir mon nom, puis le lieu où j’habitais,,
et avec qui j’étais en relation. Tout ceci nous
déplaisait, et nous conçûmes le plan d’émigrer tous
ensemble, et d’aller quelque part former un petit
village séparé. Pour moi, je n’avais que mon fils et
ma fille ; mais nos cinq familles réunies faisaient un
nombre de plus de quarante personnes, et chacun
n’ayant pour foute fortune que des dettes, la vente
des maisons ne devait pas, les dettes une fois payées,
fournir seulement le viatique nécessaire au voyage,
car le lieu que j’avais en vue était dans le fond des
montagnes de la province de Rang-ouen, où se
trouvaient à peine des traces d’hommes. Néanmoins, que
la chose dût réussir ou non, l’émigration fut décidée. « Deux
familles avaient leurs maisons entièrement vides,
ignorant le matinée qu’elles mangeraieut le soir. Les
trois autres vendirent leurs maisons avec le mobilier,
et en retirèrent à peine cent nhiangs (environ deux
cents francs), sur lesquels il fallait payer beaucoup
de dettes. Quand on voulut fixer lejour du départ,
chacun dans les cinq familles, prétendait partir le
premier, et n’avait qu’une pensée : sortir de cet
enfer pour aller chercher un paradis. On se disputait
au point d’en venir à des paroles de mésintelligence
et de discorde. Grand Dieu ! quelle peine j’eus pour
leur faire entendre raison ! Pour moi, je confiai mon
fils et ma fille à la charge démon neveu, et on décida
que le départ d’une des familles serait remis à
quelque temps. Mais sans ‘parler des enfants, il y
avait cinq femmes qu’on ne pouvait absolument pas
retarder, et. qui, soit à raison de leur âge, soit
parce qu’elles n’avaient jamais en l’habitude de
marcher, ne pouvaient, aller à pied. J’achetai donc à
grand’peine deux chevaux, puis encore un troisième, ce
qui épuisa notre petit fonds, et n’ayant plus de
ressources, j’allai trouver deux amis riches du
village, qui voulurent bien faire préparer cinq
litières, et prêter deux chevaux. Nous partîmes dans — 246 — cet
équipage. Les chevaux étaient bons, et les valets
remplissaient bien leur office; et toutefois la
première journée se fit difficilement. Notre tournure
était fort suspecte. Ce n’était pas un cortège de
nobles, ni de roturiers; mais surtout les chevaux
étaient accoutrés d’une manière bizarre. Dès le second
jour il fallut changer de système. Nous laissâmes les
cinq litières, et les femmes, s’affublant de jupes sur
la tête en guise de mantelets, durent aller à cheval.
La tournure de notre caravane était devenue à peu près
celle des gens ordinaires de la province, ou plutôt
des montagnards, et toutefois, les passants et les
aubergistes disaient toujours que nous étions de la
capitale. Quelques-uns même répétaient avec un sourire
méchant : « Voilà certainement des familles de
chrétiens. » Nous craignions à chaque instant d’être
reconnus et arrêtés. « Après huit jours de marche
très-pénible, nous arrivâmes enfin au but désiré.
Nouvel embarras ! pas de maison, et aucune
connaissance. Nous parvînmes à emprunter une masure
pour loger tout le monde, et, cinq chevaux devenant
embarrassants, je vendis de suite le mien pour nous
procurer des vivres, et acheter une cabane où les
jambes pouvaient à peine s’étendre. Nous devions
renvoyer les deux chevaux d’emprunt; mais, faute
d’argent, il nous fallut les garder un mois, et leur
nourriture consomma presque le prix d’un cheval.
Toutefois, on parvint à les renvoyer, et, au retour,
on amena la famille restée en arrière. Sans que nous
le sussions, le temps de la culture passait, et
l’hiver étant venu, les neiges s’accumulèrent et
firent disparaître tous les chemins (1). Dans les
environs, aucune connaissance; impossible même de
communiquer avec nos voisins, et nous étions plus de
quarante exposés à mourir de faim. Un cheval qui nous
restait avait rongé et presque’dévoré son énorme auge
en bois ; les enfants criaient sans cesse, demandant à
manger; les grandes personnes elles-mêmes
s’inquiétaient et s’impatientaient. Nous n’avions
presque plus de provisions ; l’avenir se présentait
chaque jour plus sombre, et nous succombions à la
tentation de murmurer, de détester notre foi qui était
la cause de ces épouvantables souffrances, de nous
maudire nous-mêmes pour avoir cru en Dieu. « Enfin,
par un prodige de la miséricorde divine, nous
survécûmes (1) Dans
la province de Kang-ouen, les neiges tombent avec une
abondance effrayante. Non-seulement les routes sont
interceptées, mais souvent on ne peut avoir de
rapports entre maisons d’un même village. Ceux qui
n’ont pas de provisions meurent de faim; si l’on ne
prenait de continuelles précautions, les habitations
seraient ensevelies sous la neige, et on y périrait
étouffé. — 247 — sans
pouvoir dire comment. L’hiver se passa, et les neiges
une fois fondues, il devint possible de circuler et de
franchir la montagne. Apprenant qu’un riche bachelier
nommé T’soi, vivait à environ soixante-dix lys de
nous, je me rendis chez lui, y restai deux jours, et
lui ayant fait le tableau de l’horrible misère où se
trouvaient nos familles, je pus, par son entremise,
obtenir une vingtaine d’hectolitres de riz non
épluché. Pour diminuer le prix de transport, j’allai
prier les habitants du pays qui s’y prêtèrent avec
beaucoup de complaisance, de m’éplucher ce riz; puis
j’en vendis une partie et fis transporter le reste en
deux ou trois jours. Tout ce’grain était payable à une
époque fixée. Ayant ainsi terminé cette affaire,
j’essayai de nouveau de consoler tout notre monde, et
alors seulement je fus écouté; la joie et la charité
fraternelle reparurent. Nos différents emprunts
s’élevaient déjà à plus de cent nhiangs, mais je
n’avais pas le courage d’y faire allusion ; car, quand
je parlais d’être sur nos gardes et d’épargner les
vivres, tous les visages prenaient un air sombre et
désolé. » Tel était le sort de presque tous les
chrétiens qui avaient cherché un refuge dans les
montagnes et les forêts, surtout au nordest du
royaume. Mêmes fatigues, mêmes misères, et aussi,
hâtonsnous de le dire, même protection de Dieu. Le
sort des exilés était encore plus déplorable, car ils
étaient privés de leur liberté, placés sous la
surveillance d’une police ombrageuse, et quelquefois
même séparés violemment de ceux de leurs proches qui
les avaient suivis pour leur adoucir un peu les
souffrances de l’exil. Et cependant, dans les desseins
de la Providence, ces exilés, ces réfugiés étaient,
sans le savoir peut-être, des apôtres. Leurs maisons
sont, devenues des villages, leurs familles sont
devenues des chrétientés nombreuses et florissantes;
et ont fait connaître l’Évangile dans les coins les
plus reculés de la Corée. Nous
n’avons presque point de détails sur les années qui
suivirent la persécution. Le gouvernement laissait les
néophytes à peu près tranquilles, bien convaincu que
c’en était fait de leur religion, et que la nouvelle
secte, noyée dans le sang, s’éteindrait d’elle-même en
peu de temps. On cite cependant quelques arrestations
dans les provinces. En 1804, Tsio Siouk-i, l’un des
parents de Justin Tsio, fut saisi dans le district de
Nie-tsien. En 1805, d’autres chrétiens furent
emprisonnés à Hai-mi. Ces derniers furent relâchés
quelque temps après, on ne sait trop comment. Mais
Tsio Siouk-i, conduit au tribunal de Iang-keun, fut
condamné à mort. Dans les tourments, il avait eu
d’abord la faiblesse — 248 — d’apostasier
et de dénoncer Jean Ni le-tsin-i, cousin de Pierre
Sin, dont nous venons de parler. Jean Ni fut saisi sur
cette dénonciation, mais Pierre, qui craignait le même
sort, accourut à la capitale, et fit tant par ses
démarches, par des présents donnés à propos, qu’il
parvint à obtenir l’élargissement de Jean ; Dieu le
permettant ainsi, sans doute, pour le plus grand bien
de la chrétienté, à qui Jean devait bientôt rendre
d’importants services. Avant de quitter la prison,
Jean pardonna à Tsio Sioukei, et réussit à lui
inspirer un vif regret de sa faute, et à lui rendre le
courage de mourir pour la foi. On raconte que lorsque
Siouk-i se rendait au lieu du supplice, Jean Ni se
trouva sur son chemin, et d’un coup d’oeil lui montra
le ciel ; le martyr répondit par signe qu’il le
comprenait. Il fut décapité à Iang-keun. Cette
exécution isolée n’ayant pas eu d’autres suites, les
chrétiens commencèrent peu à peu à sortir de leur
stupeur, et à reprendre leurs pratiques religieuses.
Pendant bien longtemps, ils n’avaient osé ni se
réunir, ni même se parler, et c’est à peine s’ils se
saluaient de loin en se rencontrant dans les rues ou
dans les chemins. Ils se mirent alors à renouer des
relations, à se chercher, à se compter, à se réunir ;
c’était une fêle pour eux quand ils rencontraient un
frère qu’ils avaient cru mort ou en exil ; quand des
parents, des connaissances’ qui s’étaient perdus de
vue au milieu des désastres de la persécution, se
retrouvaient de nouveau. On se consolait mutuellement;
on se racontait les scènes d’horreur ou d’édification
dont on avait été témoin ; on s’aidait à retrouver
quelques livres, quelques objets de religion; on
s’encourageait à reprendre les anciennes pratiques
avec une ferveur nouvelle. Tous
savaient tirer de leur pauvreté quelques secours pour
ceux de leurs frères qui étaient dans un dénûment
absolu ; les veuves, les orphelins, étaient
recueillis, et jamais, on peut le dire, la charité
fraternelle ne fut plus grande que dans ces temps
malheureux. Les vieillards qui en ont été témoins
assurent qu’alors tous les biens étaient réellement
mis en commun. Les plus instruits parmi les néophytes
se faisaient un devoir d’enseigner les prières, les
vérités fondamentales de la religion aux ignorants de
leurs familles ou du voisinage. Enfin, quelques-uns
plus dévoués, profitant de l’influence que leur
science, leur caractère, ou leur réputation leur
avaient acquise, obéissaient à l’impulsion de la grâce
divine, en se dévouant entièrement à l’oeuvre
difficile de la réorganisation de l’Église coréenne. Parmi ces
derniers, nous devons citer d’abord Jean Kouen
Kei-in-i, neveu du martyr Ambroise Kouen. Il s’était
caché pendant — 249 — la
persécution, mais sans quitter la capitale, aidant
secrètement les prisonniers de son argent et, autant
qu’il le pouvait, s’occupant nuit et jour de leurs
affaires et de celles de leurs familles. La
persécution terminée, il lutta de toutes ses forces
contre le découragement général, allant de côté et
d’autre exhorter les chrétiens, secouer leur apathie,
dissiper leurs craintes, et les ramener à leurs
exercices de piété. Dans la
province de Nai-po, Maur T’soi Sing-tok-i, de la
famille des T’soi de Tarai-kol, homme instruit,
fervent et résolu, exerça le même ministère de
charité. Non content de rétablir les communications
entre les chrétiens des divers villages, il multiplia
de sa propre main les copies de livres de religion,
afin de procurer à tous le moyen de s’instruire, et
contribua plus que tout autre à remettre sur pied
cette importante chrétienté. Signalons
encore, comme ayant pris une part active à ce
mouvement de rénovation : Jean Ni Ie-tsin-i, son
cousin Pierre Sin Tai-po, Hong ou Song-i, fils de Luc
Nak-min-i, et Jean Tieng Iak-iong, qui avait eu la
faiblesse, cl’apostasier pendant la persécution, mais
qui, touché d’un sincère repentir, travaillait à
expier son crime en se dévouant de toutes ses forces à
l’oeuvre commune. Leurs efforts ne furent pas
inutiles. Non-seulement les chrétientés se reformèrent
peu à peu, non-seulement le très-grand nombre des
apostats vinrent à résipiscence, mais la propagation
de l’Évangile reprit une nouvelle vigueur; les
conversions de païens recommencèrent, et de nouveaux
fidèles comblèrent bientôt, et au delà, les vides
faits par la persécution. Ce
premier pas une fois fait, la grande pensée, le
principal désir de tous, fut d’obtenir de Péking un
nouveau pasteur. Ceux qui avaient eu autrefois le
bonheur de participer 1 aux sacrements, se.
rappelaient la force que l’âme y puise, et les
consolations qu’elle y éprouve. Ceux qui n’avaient
jamais pu jouir de cette faveur, pressés d’une sainte
jalousie, voulaient, à leur tour, obtenir le pardon de
leurs péchés, et prendre place au banquet du Seigneur.
Tous, en un mot, sentaient vivement le besoin d’un
prêtre, et appelaient son arrivée de tous leur voeux.
L’entreprise présentait, de grandes difficultés. Jean
Ni s’offrit pour courir les chances et subir les
fatigues du voyage de Péking. Il se résolut à déguiser
son rang de noble, et à se mêler aux marchands ou aux
valets qui accompagnaient l’ambassade, malgré toutes
les avanies et tous les mauvais traitements auxquels
il devait s’attendre en conséquence. Rendus plus
prudents par les désastres et les trahisons des années
précédentes, les principaux chrétiens s’arrangèrent de — 250 — façon
à cacher le plan et les détails de cette nouvelle
tentative à la majorité des néophytes. Mais il fallait
de l’argent, et l’argent manquait. On essaya d’abord
de s’en procurer en plaçant quelques fonds dans une
entreprise commerciale qui promettait de larges
bénéfices ; mais cette entreprise manqua, et les
avances furent perdues. On fit appel à la générosité
des chrétiens de la capitale et des provinces, et,
enfin, après des retards interminables, tout fut prêt
pour envoyer des lettres à l’évêque de Péking, vers la
fin de 1811 (1). Outre les
chrétiens influents nommés plus haut, on cite comme
ayant pris une grande part à cette affaire : Justin
Tsio Tong-siem-i, qui y contribua du fond de son exil,
et Thomas Han, du district de Mien-tsien dans le
Nai-po, qui fournit une assistance matérielle
relativement considérable. Deux
lettres furent donc rédigées, l’une à l’évêque de
Péking, pour lui raconter tout ce qui s’était passé,
et le supplier d’envoyer un prêtre au secours de ses
enfants de la Corée, et l’autre au souverain Pontife.
On croit que ce fut Jean Kouen qui les écrivit au nom
de tous les chrétiens. Elles sont signées : François
et autres..., probablement un nom d’emprunt, pour
dérouter les recherches des mandarins dans le cas où
ces lettres eussent été saisies en route. Chargé de
ces dépêches, Jean Ni, accompagné d’un autre chrétien
dont nous ne connaissons pas le nom, se mit en route à
la suite de l’ambassade, et arriva heureusement à
Péking. Mais il ne savait où trouver les chrétiens, et
n’osait adresser de questions à personne. Se souvenant
alors que le mode de préparation du tabac avait été
introduit en Chine par les missionnaires, et que dans
le commencement, c’étaient des chrétiens qui en
faisaient le commerce, il se mit en quête d’un
marchand de tabac. La Providence permit qu’il
rencontrât une de ces boutiques, sur la porte de
laquelle n’étaient peints aucuns caractères
superstitieux. Il y entra avec confiance, et après une
courte conversation, découvrit que le marchand était
chrétien. Il se fit reconnaître lui-même comme tel, et
demanda à être conduit près de l’évêque. (1) Mgr
Daveluy penche à croire qu’il y a là une erreur, et
que les lettres écrites vers la fin de l’année kieng-o
(1810-18Il) arrivèrent â Péking au commencement de
1811. En cela, il se trompe, car non-seulement toutes
les copies existantes de ces lettres sont datées de
l’année sin-ou (1811-1812) mais l’arrivée des deux
néophytes de Corée, n’est mentionnée que dans la
lettre écrite en décembre 1812 par M. Richenel,
lazariste français, à M. Chaumont, supérieur du
séminaire des Missions-Étrangères. Une lettre de
l’année précédente, du même au même, n’en parle pas. — 251 — Mgr de
Govéa était mort le 6 juillet 1808. Plusieurs années
auparavant, Mgr Joachim de Souza-Saraiva avait été
sacré évêque de Tipase, in partibus,
et coadjuteur de Péking; mais la persécution étant
survenue en 1808, il fut impossible d’obtenir pour lui
la permission de se rendre à cette capitale. Aussi,
quoiqu’il fût devenu évêque titulaire de Péking par la
mort de Mgr de Govéa, il ne put jamais pénétrer dans
sa ville épiscopale, et mourut à Macao, le 6 janvier
1818. D’un autre côté, Mgr Pires, lazariste portugais,
missionnaire à Péking, qui avait été sacré évêque de
Nanking par Mgr de Govéa, ne put jamais non plus, à
cause des persécutions, se rendre dans sa ville
épiscopale de Nanking. Il fut obligé de rester à
Péking, où il exerçait les fonctions épiscopales, et
dont il reçut du Saint-Siège l’administration, après
la mort de Mgr de Souza-Saraiva. Mgr Pires vécut
jusqu’au 2 novembre 1839. C’est lui qui, dans la suite
de cette histoire, est désigné souvent sous le titre
d’évêque de Péking. C’est à lui que notre courrier fut
conduit, et qu’il remit les lettres suivantes : Lettre
des chrétiens de Corée à l’évêque de Péking. « Moi
François, et autres chrétiens de Corée, quoique nous
ne soyons que de misérables pécheurs, néanmoins le
coeur brisé de douleur, le front en terre devant le
trône épiscopal, nous présentons avec respect notre
écrit au maître de la religion. «
L’énormité de nos péchés est à son comble; nous avons
perdu la sainte grâce du Seigneur. Ô désolation ! ô
douleur! nos crimes sont la cause de la mort de notre
Père spirituel ! La tristesse et l’affliction ont
dispersé les uns, éteint ou affaibli dans les autres
tout sentiment de religion. Il y a déjà onze ans que
nous avons perdu tous ceux dont le zèle et les talents
étaient de quelque ressource. La rigueur avec laquelle
nous sommes sans cesse surveillés, nous a empêchés de
vous faire parvenir plus tôt nos humbles
supplications. Tout ce qu’on dit des saints de
l’antiquité qui soupiraient tant après la venue du
Messie, tout ce que la sainte tradition nous enseigne
de la bonté avec laquelle Notre Sauveur veut bien
condescendre aux voeux ardents de ses saints; tout
cela nous prouve assez que, comme dans l’économie
animale, il existe un rapport exact et infaillible
entre l’aspiration et la respiration, de même, une
prière fervente, qui part du fond du coeur, est un
moyen sûr de toucher le Seigneur et d’en être exaucé. « En
réfléchissant sur l’énormité de nos péchés qui est
parvenue à son comble, nous reconnaissons humblement
qu’ils ont fermé la — 252 — porte
aux effets de la miséricorde de Dieu, qu’ils en ont
arrêté le cours. Sa justice a éclaté d’une manière si
épouvantable, que nous sommes devenus semblables à un
enfant qui, surpris par la foudre, est saisi de
frayeur et ne peut trouver où se cacher, semblables à
un troupeau attaqué, qui, privé de son pasteur, fuit,
s’égare, reste sans ressources et sans aucun moyen de
salut. Eh! quelle peut être la cause de nos désastres,
sinon nos iniquités? Notre coeur est cruellement
serré, notre esprit est abattu par la violence de
notre douleur ; elle a pénétré jusqu’au fond de nos
entrailles, elle nous a fait verser des larmes de
sang. Néanmoins, quelque énormes que soient nos
péchés, la miséricorde de Dieu est infiniment plus
grande. Oh ! si le Seigneur daignait suspendre les
coups de sa justice, nous supporter encore, nous
attendre à pénitence! Oh! s’il lui plaisait de nous
prêter une main secourable pour nous aider à sortir de
l’état déplorable auquel nous sommes réduits. C’est ce
que nous lui demandonsjour etnuit, sans pouvoir
contenir nos larmes et nos sanglots. Si nous désirons
échapper à une mort prochaine, c’est uniquement pour
avoir le bonheur d’assister au saint sacrifice et de
confesser nos péchés ; dussions-nous mourir aussitôt
après, nous serions satisfaits et transportés de joie.
« D’ailleurs, lorsque nous pensons que la sainte Mère
de Dieu daigna autrefois se rendre propice à un
pécheur qui avait signé son apostasie de son sang, et
que nous nous rappelons la conversion éclatante du
prince impie qui fut miraculeusement touché par la
présence du Saint-Sacrement (1), quelque grands
pécheurs que nous soyons, nous espérons aussi que la
Mère de miséricorde apaisera peu à peu la colère de
Dieu, et tempérera les effets de sa justice, en sorte
que nous puissions participer au bienfait des sept
Sacrements, et .trouver un asile assuré dans les cinq
plaies du Sauveur. Prosternés aux pieds de notre
pasteur, qui est revêtu de l’autorité de Dieu même,
nous espérons que, réfléchissant sur le redoutable
emploi dont il est chargé, il se laissera toucher par
la douleur dont la vue de nos péchés nous pénètre et
nous accable, et que, par un effet extraordinaire de
compassion, il nous procurera au plus tôt le secours
du saint ministère. Nous nous confions pour cela en la
sainte grâce de la Rédemption, commune à tout le genre
humain; nous l’espérons par le saint nom de Dieu et la
gloire des martyrs de notre royaume. Ainsi soil-il. » (1)
Allusion à la conversion de saint Théophile et à celle
de saint Guillaume, duc d’Aquitaine, lesquelles sont
racontées dans une Vie des Saints, traduite du chinois
en coréen. — 253 — Vient
ensuite une relation abrégée de tout ce qui était
arrivé depuis la mort du roi en 1800, et une courte
notice sur chacun des principaux martyrs. Après quoi,
la lettre continue ainsi : « Il y en
a encore un grand nombre d’autres qui, s’efforçant de
correspondre à la grâce du Seigneur, ont, par son
secours, également consommé leurs mérites par le
martyre. Leurs familles ont recueilli ce qui les
concerne. Quand un missionnaire viendra en Orient, on
pourra faire un recueil de tout, à commencer par Paul
Ing-tchi-tchung (Paul Ioun Tsi-tsiong-i, martyrisé en
1791). «
Jésus-Christ a dit : « Mon Père, vous avez caché ces
choses aux sages et aux prudents du siècle, et vous
les avez révélées aux petits (St. Matth. xi, 25). »
Cette sainte parole doit s’accomplir à la lettre, de
génération en génération. Elle se vérifie maintenant
dans notre patrie. Parmi les grandes et nobles
familles depuis longtemps célèbres, parmi les
descendants des mandarins, ou ceux qui sont
actuellement en charge, on trouve un certain nombre
d’hommes bien disposés en faveur de la religion ; mais
ils sont retenus par le désir de parvenir, de
s’avancer dans le monde, ou par la crainte de
s’exposer à la raillerie. Parmi les riches, c’est la
soif de l’or qui étouffe la voix de la conscience.
Ceux qui se tournent du côté de la religion et
cherchent la justice, sont de ces personnes que la
pauvreté et la misère accablent, qui manquent de
toutes ressources. D’ailleurs, suivant les moeurs du
pays, presque tous les genres de commerce el.
d’associations sont remplis de superstitions ou
d’injustices. Les chrétiens qui voudraient s’y livrer
pour gagner leur vie en sont par là même exclus. Aussi
les chrétiens riches sont devenus pauvres ; les
pauvres sont réduits à mendier, à^errer de tous côtés
sans trouver d’asile, ils ont toutes les peines du
monde à subsister. Cependant on ne les entend ni
murmurer ni se plaindre. Ils sont contents d’errer et
de souffrir, pour pouvoir observer la religion.
N’est-ce pas une faveur toute particulière du Seigneur
qui nous anime et nous soutient? Nous en sommes
indubitablement redevables à la protection des anges,
des saints et. de toute l’Eglise qui intercèdent pour
nous. « Ceux
d’entre nous qui avaient des talents pour les affaires
sont tous morls dans la grande persécution. Ceux qui
ont échappé aux supplices, et ceux qui se sont cachés,
sont saisis de frayeur ; la terreur a comme paralysé
leurs âmes. Ayant perdu tout leur patrimoine et tout
ce qu’ils possédaient, ils n’ont plus de ressource que
dans la mendicité. Il n’en est pas un qui puisse — 254 — se
suffire à lui-même. D’ailleurs, tant de souffrances
ont fait changer de disposition à plusieurs qui sont
devenus craintifs et soupçonneux. Mais dix ans se sont
écoulés depuis cette violente tempête ; les
circonstances ont changé, et la crise est moins
violente. Peu à peu les esprits peuvent se ranimer,
les choses reprendre leur cours. Si nous avions la
grâce des sacrements, la religion pourrait bientôt
briller d’un nouveau lustre. Mais nous n’avons plus
d’hommes de talents ; il ne nous reste guère que des
hommes simples et grossiers. Nous formons bien des
désirs, mais nous n’avons aucun moyen à notre
disposition ; quand même on rencontrerait quelqu’un
qui pût traiter les affaires, nos maisons étant vides,
nos bourses sans argent, ne sachant où tendre la main,
que pourrions-nous faire, sinon pleurer, gémir et nous
affliger? « C’est
la raison pour laquelle, depuis dix ans, nous n’avons
envoyé personne à Péking. En vain nous élevions la
tête, nous nous levions sur la pointe de nos pieds; en
vain nous regardions vers le nord, nous pleurions, et
nous poussions des cris. Nous n’aurions point été
arrêtés par la difficulté des routes ; le danger pour
nos vies ne nous eût point effrayés ; mais nous ne
pouvions ramasser quelques centaines de taëls pour le
viatique des députés. Dans le commencement on avait
construit des corps de garde de tous côtés pour
surveiller le pays. Les sentinelles étaient aussi près
l’une de l’autre que les arbres dans une forêt. Les
plus petits villages, sur les frontières, étaient
gardés comme des villes en temps de guerre. Depuis
quelque temps, on s’est relâché de cette sévérité ;
l’état des choses permettait d’agir : mais d’un côté
notre indigence nous laissait sans ressource ; d’un
autre, étant dispersés au loin, nous ne pouvions nous
réunir et suivre notre désir. Le coeur navré de
douleur et rempli d’amertume, nous ne pouvions que
gémir sans savoir que faire. « Tout le
royaume a pris part à la grande persécution; elle
faisait la matière de toutes les conversations.
L’excellente doctrine et les bons exemples des
chrétiens remplissaient tous les yeux et toutes les
oreilles ; leurs discours pathétiques touchaient tous
les coeurs. On s’étonnait de voir combien la religion
est supérieure à la science du monde ; on admirait la
charité des chrétiens ; presque tous les coeurs en
étaient attendris. On condamne comme injuste la mort
de ceux qui ne sont plus ; on a compassion de ceux qui
restent. Non, la lumière du ciel ne peut s’éteindre,
le cri de la conscience ne s’étouffe point. Ce
sentiment est commun à tous les hommes ; mais, faute
des secours que procurent les sacrements, rien dans
l’intérieur n’excite et n’anime la volonté. Bafoués, — 255 — vilipendés,
ayant sans cesse devant les yeux la mort et les
tourments, nous sommes à l’extérieur sous
l’oppression. Le coeur est toujours le même, mais on
craint de se déterminer imprudemment; on désire
entendre, mais personne n’indique ce qu’il faut faire;
c’est vraiment un état digne de compassion. Toutefois
l’occasion présente est favorable ; vous ne refuserez
pas de nous procurer un si grand bien. « Nous
avons entendu dire qu’en 1804, il y a eu une violente
persécution à Péking; que rentrée des églises avait
été interdite très-rigoureusement ; que beaucoup de
chrétiens avaient été mis à mort, et les missionnaires
européens emprisonnés. Cette nouvelle a répandu parmi
nous la plus grande consternation, et nous a causé la
douleur la plus amère. Jusqu’à présent, nous n’avons
pu nous assurer de la vérité de ces bruits ; cela nous
met dans la plus grande inquiétude. Nous vous
supplions de nous éclaircir sur ce point ; ce sera
pour nous une grande consolation. L’église de Péking
étant elle-même très-rigoureusement surveillée, et nos
affaires extérieures exigeant! le plus grand secret,
nous vous prions de nous indiquer ce qu’il y a de
mieux à faire dans les circonstances présentes. Nous
implorons le secours du Seigneur, et nous vous
conjurons de penser à trouver un moyen efficace pour
nous tirer de l’état affreux où nous nous trouvons. «
Depuis la grande persécution, tout ce qui concerne la
religion, ses lois et sa doctrine, est connu dans tout
le royaume. En vain voudrait-on cacher ou dissimuler
les lois qui défendent de sacrifier aux ancêtres et
aux idoles. Celles qui prescrivent les jeûnes et les
abstinences font aussi reconnailre les chrétiens. Or
quant au premier commandement de Dieu et à ce que la
religion prescrit rigoureusement, dût-il en coûter la
vie, il n’est jamais permis de l’enfreindre. Il n’en
est pas de même des lois qui prescrivent les jeûnes et
les abstinences; nous avons vu qu’on en dispense
souvent. Pourrait-on accorder une dispense générale
aux voyageurs et aux domestiques ? « Les
livres et objets de dévotion qui ont été portés aux
tribunaux inférieurs, ont été la proie des flammes. Ce
qui était au hibunal Ring-fou (Reum-pou), a été mis
sous clef pour être conservé, il en a été de même des
écrits du missionnaire et d’Alexandre (Hoang) dont
nous avons parlé ; tout cela est dans le palais du
roi. Les chrétiens n’ont pu conserver intact presque
aucun des livres de religion. On ne retrouve
aujourd’hui que des lambeaux ou des feuilles séparées.
Les images du père, ses livres, son calice, tout a
disparu. Il ne reste de ses livres que deux petits — 256 — volumes
qui sont entre les mains d’une chrétienne. Les livres
imprimés en Chine, que nous avons vus, sont en grand
format, et pour cela difficiles à cacher. Si vous les
faisiez imprimer en petit format, vous pourriez nous
les envoyer plus facilement, et il nous serait plus
aisé de les cacher. Nous vous prions d’avoir égard à
cette demande. «
Maintenant que nous n’avons aucun moyen de recevoir
les sacrements, c’est une chose bien fâcheuse pour
nous de manquer de secours à l’article de la mort. Si
nous pouvions avoir des choses saintes, auxquelles
fussent attachées des indulgences plénières, elles
serviraient à nous animer et à fortifier en nous la
foi, l’espérance et la charité. « Comme,
depuis dix ans, nous n’avons pu avoir aucune
communication avec vous, nous ignorons le nom du
souverain Pontife; depuis combien d’années il gouverne
l’Église; nous ignorons également ce qui regarde les
prêtres de l’église de Péking; combien il y en a,
outre l’évêque ; quels sont les progrès de la religion
en Chine ; combien il y a de royaumes en Orient où la
religion est prêchée et exercée publiquement. Nous
vous prions de nous donner quelques détails sur ces
différents points. «
Personne d’entre nous, qui avons survécu à la
persécution, n’est bien instruit des affaires qui
furent traitées secrètement en l’année kang-chen
(1800). Simon King et Yu-tsien-si (1) nous écrivirent,
il est vrai, de leur prison ; mais ils ne nous dirent
que des choses générales, et n’osèrent entrer dans
aucun détail. Ils nous apprirent qu’au bout de dix ans
il devait venir un grand vaisseau ; que les nombreux
sectaires de Nanking causaient de grands troubles. Ils
nous donnèrent l’assurance que des prêtres de l’église
de Péking avaient résolu de venir en Orient pour
travailler au salut de nos âmes. Mais, la grande
persécution nous a empêches d’aller recevoir ces
missionnaires ; nous en avons ressenti la douleur la
plus amère, et nous sommes inconsolables d’ignorer ce
qu’ils sont devenus. Si le Seigneur les a conservés
sains et saufs, lorsqu’ils verront les députés que
nous envoyons à Péking, ils penseront sans doute à
accomplir leur promesse. Nous les en prions avec les
plus vives instances ; nous les désirons avec autant
d’ardeur qu’un enfant soupire après la mamelle.
Prosternés en terre, nous implorons surtout la
miséricorde et. la bonté infinie de (1)
C’étaient les deux derniers courriers envoyés en Chine
par le P. Tsiou. Ils furent saisis à leur retour de
Péking, et l’on trouva sur eux la réponse de l’évêque. — 257 — Dieu,
qui est notre unique appui. Nous espérons de la vertu
et du zèle des pères, que les paroles du salut nous
parviendront avec la rapidité de l’étoile filante, et
nous rendront à tous la vie. Si l’on réparait la
boutique qui était près de la porte d’une des maisons
que les Européens ont à Péking, il nous serait plus
aisé de communiquer avec l’église de Péking. Nous
demandons humblement qu’on veuille bien nous procurer
cette commodité. « L’année
sin-iou (1801), après que le prêtre et un grand nombre
de chrétiens eurent été mis à mort, notre gouvernement
en informa l’empereur de Chine. L’église de Péking en
aura sans doute appris quelque chose. Depuis ce temps,
il est arrivé plusieurs fois que quelques-uns de nos
compatriotes, feignant d’être chrétiens, sont allés
pour espionner. Ce sont des apostats, des traîtres à
la religion, qui prétendent par ce moyen faire preuve
de loyauté, pour obtenir quelque récompense. Nous
espérons que vous aurez découvert leur malice, et que
vous n’en aurez pas été dupes. Si la communication
entre vous et nous est entravée, ne serait-il pas à
propos de convenir d’une maison chrétienno de la
ville, dans laquelle serait le rendez-vous? « Notre
roi est très-grièvement malade; la vie semble être
usée en lui, et les remèdes n’ont aucun effet. Nous
prions notre propre église (l’église de Péking) de
demander à Dieu qu’il le protège et lui rende la
santé. « En
écrivant au Souverain-Pontife, nous avons grandement
passé les bornes de notre condition. Forcés par les
circonstances fâcheuses où nous nous trouvons, nous
n’avons pu faire autrement. Nous vous prions de
traduire notre lettre et de la lui faire parvenir.
C’est un léger témoignage de l’affection que, dans
notre petitesse, nous présentons à celui qui sur la
terre est le vicaire de Dieu et la cause de notre
bonheur. Nous souhaitons que notre affaire lui soit
communiquée et fidèlement détaillée, dans l’espoir
qu’il sera touché de compassion pour nous. « Nous
aurions encore à dire une infinité de choses que nous
ne pouvons mettre sur la soie. Le porteur pourra,
jusqu’à un certain point, y suppléer. « Nous
vous supplions de penser à nous, de prendre au plus
tôt un parti, et de nous donner votre bénédiction, par
le saint nom de Dieu et les mérites de la Rédemption.
Ainsi soit-il. « Le 3 de
la onzième lune de l’année sin-ou (18 décembre 18Il). Dans leur
lettre au pape, les néophytes exposent leur triste
situation, et sollicitent des secours spirituels,
d’une manière plus énergique encore. — 258 — Lettre
des chrétiens de Corée au souverain Pontife, «
François et les autres chrétiens de Corée prosternés
en terre, nous frappant la poitrine, offrons cette
lettre au Chef de toute l’Église, père très-haut et
très-grand. « C’est
avec la plus grande instance, la plus vive ardeur que
nous supplions Votre Sainteté d’avoir compassion de
nous, de nous donner des preuves de la miséricorde qui
remplit son coeur, et de nous accorder le plus
promptement possible les bienfaits de la rédemption.
Nous habitons un petit royaume, et avons eu le bonheur
de recevoir la sainte doctrine, d’abord par les
livres, et dix ans plus tard, par la prédication et la
participation aux sept Sacrements. Sept ans après, il
s’éleva une persécution, le missionnaire qui nous
était arrivé fut mis à mort avec un grand nombre de
chrétiens, et tous les autres, accablés d’affliction
et de crainte, se sont dispersés peu à peu. Ils ne
peuvent se réunir pour les exercices de religion,
chacun se cache. Il ne nous reste d’espérance que dans
la très-grande miséricorde divine, et la grande
compassion de Votre Sainteté, qui voudra bien nous
secourir et nous délivrer sans retard;!c’est l’objet
de nos prières et de nos gémissements. Depuis dix ans,
nous sommes accablés de peines et d’afflictions ;
beaucoup sont morts de- vieillesse ou de diverses
maladies, nous n’en savons pas le nombre; ceux qui
restent ignorent quand ils pourront recevoir la sainte
instruction. Ils désirent cette grâce, comme dans une
soif brûlante on désire de quoi se désaltérer ; ils
l’appellent, comme dans un temps de sécheresse, on
appelle la pluie. Mais le ciel est très-élevé, on ne
peut l’atteindre; la mer est très-vaste, et il n’y a
pas de pont au moyen duquel nous puissions aller
chercher du secours. Nous avons lu quelque chose des
livres saints. La sainte religion a été prêchée dans
tout le monde ; il n’y a que dans notre royaume
oriental, qu’elle ait été annoncée sans missionnaire
et seulement par les livres. Cependant plusieurs
centaines de martyrs oui donné leur vie pour Dieu,
avant et après l’arrivée du missionnaire, et les
convertis, actuellement existants, ne sont pas moins
de dix mille. « Nous,
pauvres pécheurs, ne pouvons exprimer à Votre Sainteté
avec quelle sincérité, avec quelle ardeur nous
désirons recevoir son assistance. Mais notre royaume
est petit, éloigné, situe dans un coin de la mer, il
ne vient ni vaisseaux ni voitures au moyen desquels
nous puissions recevoir vos instructions et vos
ordres, et quelle est la cause d’une telle privation,
sinon notre — 259 — peu
de ferveur et. l’énormité de nos péchés? C’est
pourquoi maintenant, nous frappant la poitrine avec
une crainte profonde et une douleur sincère, nous
prions très-humblement le grand Dieu qui s’est
incarné, qui est mort en croix, qui a plus de
sollicitude pour les pécheurs que pour les justes, et
Votre Sainteté qui tient la place de Dieu, qui a soin
de tout le monde, et délivre véritablement les
pécheurs. Nous avons été rachetés, nous avons quitté
les ténèbres ; mais le monde afflige nos corps ; le
péché, la malice oppriment nos âmes. Nous n’avons pas
de moyen de recevoir le bienfait du baptême (1) et de
la confession ; nous ne pouvons participer au
sacrifice du très-saint Corps de Jésus-Christ ; notre
désir est grand, mais quand sera-t-il rempli? Nos
larmes et nos gémissements, nos afflictions sont de
peu de valeur, mais nous considérons que la
miséricorde de Votre Sainteté est sans bornes et sans
mesure, qu’en conséquence elle aura compassion des
ouailles de ce royaume qui ont perdu leur pasteur, et
qu’elle nous enverra des missionnaires, le plus tôt
possible, afin que les bienfaits et lés mérites du
sauveur Jésus soient annoncés, que nos âmes soient
secourues et délivrées, et que le saint nom de Dieu
soit glorifié partout et toujours. « 1°
Anciennement, nous n’avions rien entendu dire de ce
qui appartient aux autres nations, mais, depuis
quelques années, à l’occasion de la propagation de la
sainte Religion, nous avons eu connaissance des choses
d’Europe. Nous avons beaucoup de plaisir à en parler
entre nous. Tout notre royaume admire la science des
Européens clans les mathématiques, et l’habileté de
leurs artistes. D’ailleurs, depuis quelque temps la
population avait augmenté, et en conséquence la
pauvreté, la famine, et la misère. Excepté quelques
docteurs entêtés, ennemis de la religion ; excepté
quelques prosélytes de Fo également opiniâtres, tout
le monde, fatigué de tant de calamités, gémissait et
désirait être instruit de la sainte Loi. Cependant par
l’effet de la faiblesse naturelle, et le défaut de
moyens, la religion n’avait pas fait beaucoup de
progrès, lorsque tout à coup s’éleva la grande
persécution. Tous les plus instruits et les plus
vertueux furent mis à mort. L’affliction que les
autres en ressentent fait voir que leurs sentiments
n’ont pas changé, mais la prohibition légale, les
tourments, la mort dont ils sont menacés, et dont ils
ont vu de terribles exemples, les effrayent. S’il
paraissait un homme de courage pour les animer, il
semble certain qu’ils s’empresseraient (1) Il
est évidemment question ici du baptême solennel. — 260 — de
pratiquer la religion ; ils s’y porteraient avec
ardeur, comme les eaux qui, descendant des montagnes,
se précipitent dans les vallées. « 2°
Notre royaume, limitrophe de l’empire de Chine dont il
est tributaire, est situé à l’extrémité du monde ; il
a des moeurs particulières auxquelles il est
très-attaché. La sortie et l’entrée sont strictement
défendues, surtout depuis la persécution ; les
sentinelles veillent avec cent fois plus d’attention
qu’auparavant. Nous avons appris d’ailleurs qu’il y a
aussi une persécution à Péking. Si donc on veut
délivrer nos âmes, il faut nous envoyer le remède par
mer, il n’y a pas d’autre voie sur laquelle on puisse
compter. Notre royaume n’est abordable par terre que
vers le Nord, les trois autres côtés sont entourés par
la mer. De nos rivages à la province de Chang-tong en
Chine, il n’y a pas cent lieues, de sorte que quand le
vent souffle de cette partie, nous pourrions quasi
entendre le chant du coq. La partie méridionale de
notre royaume n’est éloignée de la province de Nanking
quede quelque mille lys (quelques centaines de
lieues), et par conséquent de trois cents ou quatre
cents lieues seulement de Macao, où la sainte religion
est publique. Si de Macao l’on expédiait un vaisseau
qui passât entre la province de Nanking et l’île de
Liéou-kiéou, prenant au nord, en peu de jours il
pourrait arriver à notre côte méridionale. De là à
notre capitale, il n’y a pas plus de dix lieues.
Quoique cette mer occidentale soit peu profonde, les
petits navires peuvent y passer ; nous ne pouvons donc
attendre de secours que de ce côté ; c’est pourquoi
nous supplions humblement Votre Sainteté de s’occuper
promptement de l’objet de notre demande. « 3°
Lorsque de gros temps obligent quelques navires
étrangers à toucher nos côtes, on ne leur permet pas
d’y demeurer. On a soin de ne pas les laisser seuls ;
on veille continuellement sur eux ; et on les force à
partir le plus promptement possible. C’est pourquoi il
faudrait que sur le vaisseau que nous demandons, il y
eût un homme prudent, capable, expérimenté, sachant
bien écrire les caractères chinois, afin que nous
puissions, par ce moyen, nous entendre avec lui. En
outre, il convient, que le Souverain-Pontife et le Roi
(1), envoient des présents et des lettres pleines
d’honnêteté à notre roi. Ils feront bien de dire dans
ces lettres, que leur unique intention est qu’on
n’adore qu’un seul Dieu, que la sainte religion soit
annoncée, que tous les hommes (1) Le
roi de Portugal de qui dépend Macao. — 261 — soient
libres, que les royaumes se conservent, et que la paix
règne parmi les peuples. Il faudrait aussi expliquer
très-clairement la doctrine du christianisme, et
persuader avec toute sincérité et de la meilleure
manière possible, que les prêtres ne cherchent point à
conquérir le royaume, mais qu’ils viennent uniquement
pour exercer la charité. Peut-être que, par ce moyen,
nos compatriotes ouvriraient les yeux, sentiraient
leurs soupçons se dissiper, et verraient la vérité.
Ils savent depuis longtemps que les Européens
excellent dans les arts, les sciences, la prudence et
les autres talents. Ils n’ont garde de se mesurer avec
eux, ou de les offenser. Ils savent très-bien que les
prédicateurs européens parcourent tout le monde, sans
qu’aucun d’eux pense à s’emparer des royaumes
étrangers. Mais notre petit royaume est rempli de
soupçons et de crainte. Il ne pourra se déterminer de
lui-même ; certainement il enverra à Péking, pour
avertir l’empereur et recevoir ses ordres, afin de
s’assurer la protection dudit empereur, et afin
d’éviter d’être puni. Or, comment l’empereur
pourrait-il obliger notre gouvernement à ne pas
recevoir quelqu’un qui vient le complimenter et lui
faire des présents ? Notre roi et ses ministres
n’auront donc rien à craindre, et ne manqueront pas de
faire bon accueil à cet envoyé. « 4° Dans
la mer méridionale de la Corée, qui est près de la
province de Nanking et non éloignée de Macao, on
rencontre beaucoup d’îles, qui n’appartiennent à
personne, et qui sont cultivables et habitables. Notre
royaume n’a de communication avec d’autres contrées,
ni par terre, ni par mer (1); c’est pourquoi nous
sommes grossiers et faibles. Ayant peu de talents et
de connaissances, nous n’entreprenons point de
naviguer dans les pays éloignés. C’est même une
malédiction proverbiale parmi nous, que de dire à
quelqu’un : « Va en mer. » On pourrait donc envoyer un
navire de Macao pour examiner ces îles abandonnées, et
s’établir dans quelques-unes de celles qui sont les
plus convenables ; ou, si l’on y trouve quelques
habitants, les convertir, elles faire chrétiens. Par
ce moyen nous pourrions arriver peut-être à sortir de
notre triste position ; mais c’est là un remède,
désespéré, parce qu’il demande beaucoup trop de temps.
Le meilleur est de nous expédier un vaisseau
directement et promptement. « 5° On a
dans ce royaume bien peu de capacité, bien peu (1) La
Chine n’est pas exceptée, parce que les communications
entre elle ct la Corée sont très-limitées. Elles se
bornent, comme nous l’avons vu, à quelques ambassades
officielles, et à une ou deux foires par an, sur la
frontière, lors du passagc des ambassadeurs. — 262 — d’intelligence.
Nous sommes bien éloignés d’avoir les talents des
autres peuples ; les choses les plus nécessaires pour
se procurer la subsistance, tels que les instruments
d’agriculture et de tissage, ne valent rien ; notre
pauvreté est extraordinaire. Ni les nobles, ni le
peuple n’ont de ressources assurées qui puissent leur
procurer de quoi se nourrir et se vêtir lorsque, par
suite des sécheresses ou des inondations, survient une
année de famine. Quant aux chrétiens, à cause de la
persécution, ils courent en confusion tantôt à
l’orient, tantôt à l’occident; ils ne peuvent demeurer
en paix nulle part, ni profiter des ressources telles
quelles qu’ils auraient d’ailleurs pour subsister.
Aussi, sont-ils presque tous réduits à l’état de
mendicité. Ordinairement l’âme gouverne le corps, et
le corps aide l’âme; cette corrélation est naturelle.
Mais maintenant, nos corps manquent des moyens
nécessaires pour conserver la vie, nos âmes manquent
des remèdes indispensables pour ranimer les vertus.
Ceux qui étaient instruits et avaient le don de la
parole, sont tous morts dans la persécution, et il ne
s’en est pas converti d’autres capables de les
remplacer. Il n’y a plus que des femmes, des enfants,
et des hommes si ignorants qu’ils ne savent pas
distinguer les deux lettres lou et you (1). Quelque
grand que soit le nombre des chrétiens, ils ne sont
pas suffisamment instruits ; ils savent qu’il y a un
Dieu, une âme, une récompense et un châtiment; pour
les autres articles de religion, ils ne les
connaissent guère; ils ne peuvent ni les enseigner, ni
les expliquer. D’ailleurs, ils sont retenus par la
crainte de la persécution et le respect humain.
Tourmentés par la faim elle froid, accablés de
travaux, ils ne peuvent s’aider les uns les autres;
ils sont dispersés comme des brebis qui ont perdu,
leur pasteur, ils ont fui de tous côtés, ils ne
peuvent se réunir pour les exercices de la religion,
mais tous espèrent que le Seigneur aura pitié d’eux et
ne les abandonnera pas. « 6° Nous
avons entendu dire qu’en règle générale quand il y a
plus de mille chrétiens dans un endroit, on doit y
envoyer un prêtre, et que quand il y en a plus de dix
mille, on doit y envoyer un évêque. Il est vrai que
nous sommes peu instruits de la religion ; nous savons
seulement jeûner et réciter des prières, et, en
vérité, nous sommes indignes d’être appelés chrétiens.
Cependant nous sommes plus de dix mille qui
connaissons Dieu, et nous n’avons pas encore obtenu
d’être gouvernés par un évêque. Nous (1)
Expression proverbiale pour signifier une grande
ignorance, car il est très-facile de distinguer ces
deux lettres l’une de l’autre. — 263 — sommes
accablés de douleur, en pensant que l’objet de notre
espérance est si éloigné ; nous demandons avec la plus
grande instance par la miséricorde de Jésus-Christ,
que Votre Sainteté nous envoie le plus promptement
possible un maître spirituel pour délivrer nos âmes. « 7° Il
n’y avait pas vingt ans que nous étions convertis à la
foi ; et il n’y avait pas sept ans que le missionnaire
était arrivé, lorsque s’éleva la grande persécution.
Dans celles qui précédèrent, nous avions eu peu de
martyrs. Mais celle qui commença en 1801 fit beaucoup
de bruit, et la sainte religion parut avec plus
d’éclat. Il y eut alors plus de cent martyrs (1), près
de quatre-cents exilés. Le bienfait spirituel des
Sacrements et l’augmentation de la grâce divine leur
avaient donné la force. Quant aux prisonniers peu
instruits, et qui avaient peu récité les prières,
comme c’étaient des gens grossiers du peuple, on jugea
que peu importait qu’ils fussent ou ne fussent pas
chrétiens, et on les mit en liberté. Ils sortirent
comme les poissons les uns après les autres ; on n’en
sait pas le nombre. On ignore aussi le nombre de ceux
qui n’ayant pas eu de relations personnelles avec le
missionnaire, et n’ayant pas été dénoncés, prirent la
fuite, se cachèrent, et sont encore errants, sans
maison, sans famille. Ayez pitié de tant d’âmes qui,
privées de tout moyen de salut n’ont que la mort à
attendre. Si en Europe on n’a pas compassion de nous,
si on ne nous envoie pas du secours, et si nous n’en
pouvons attendre de Péking, nous tombons dans le
désespoir, et tout sera fini. Si le secours tarde un
jour, nous souffrons un jour; s’il tarde deux jours,
nous souffrons deux jours ; si nous ne voyons arriver
un vaisseau d’Europe, il en sera du précepte de
Jésus-Christ, d’enseigner et de baptiser loutes les
nations, il en sera des paroles du saint Évangile sur
l’amour du prochain et le zèle du salut des âmes, il
en sera de tout cela comme d’un vieux chapeau et d’une
guenille inutile. Nous perdrons toute espérance, ainsi
que l’homme qui, tombé dans l’eau, fait d’abord des
efforts pour ne pas se noyer, dans la confiance qu’on
viendra à son secours, et enfin se voit tromper dans
son attente. Nous supplions Votre Sainteté de nous
pardonner ces cris inconvenants, ces paroles
désordonnées, cet égarement que nous occasionne la vue
du péril. Comme ceux qui (1) Nous
avons vu plus haut que le nombre réel fut beaucoup
plus considérable, et s’éleva à deux cents au moins.
Dans l’état de dispersion et d’isolement auquel
étaient réduits les chrétiens, on s’explique
facilement que les ailleurs de cette lettre n’aient
pas pu connaître alors le chiffre exact. — 264 — tombent
dans l’eau ou dans le feu, nous ne sommés plus maîtres
de nous-mêmes et nous perdons la tête. « 8°
L’état de persécution permanente nous oblige d’écrire
cette lettre sur de la soie, afin que le porteur
puisse la cacher dans ses vêtements. Le danger de
perdre la vie est, pour lui, de dix mille contre un.
C’est pourquoi nous ne pouvons envoyer à Votre
Sainteté des livres volumineux. Nous envoyons
seulement les actes du martyre du missionnaire, de la
catéchiste Colombe, et de quelques autres, environ dix
en tout; avec les noms et surnoms de quarante-cinq qui
se sont le plus distingués. Leurs actes remplissent
plusieurs volumes que nous prendrons humblement la
liberté de vous faire parvenir à la première occasion;
car nos concitoyens martyrs, quoique d’un pauvre
royaume étranger, ont eu le bonheur d’être admis dans
la sainte religion, leurs noms et leurs mérites sont
écrits dans le livre de ceux qui sont morts pour la
justice. Ils sont véritablement agréables à Dieu; ils
sont aimés de la sainte Vierge, et des saints anges;
ils ne seront pas moins agréables à Votre Sainteté
qu’ils le sont à Dieu. Par les mérites de nos martyrs,
nous espérons recevoir au plus tôt le secours
spirituel que nous demandons avec mille et dix mille
larmes de-sang. « Le 24
de la dixième lune de l’année sin-ou (9 décembre
1811). » En lisant
ces lettres des chrétiens de Corée, l’histoire de
leurs martyrs, l’exposé des souffrances des néophytes,
leurs instantes supplications pour obtenir un pasteur,
l’évêque et les quelques missionnaires qui étaient
encore avec lui, versèrent d’abondantes larmes.
Malheureusement il était impossible de satisfaire à
ces ardents désirs des Coréens, et de leur envoyer un
prêtre. L’église de Péking elle-même, privée à la
suite de la Révolution française, de presque tout
secours d’Europe, en butte à la persécution qui
renversait les églises, massacrait ou exilait les
missionnaires et les prêtres indigènes, et venait de
détruire le séminaire, l’église de Péking,
disons-nous, pouvait à peine se suffire ; et l’évêque,
le coeur brisé, dut renvoyer Jean Ni Ie-lsin-i, sans
même lui faire aucune promesse pour l’avenir. Le voyage
toutefois eut un heureux résultat. Les rapports avec
la Chine étaient rétablis, et des précautions prises
pour les rendre désormais plus réguliers et plus
faciles ; cela seul était un encouragement et une
espérance pour les pauvres fidèles de Corée, qu’un
isolement absolu aurait réduits au désespoir. Jean — 265 — Ni
emporta à son retour un grand nombre de chapelets,
médailles, images et autres objets de religion, que
l’on dut vendre à très-haut prix, pour couvrir les
frais du voyage, et payer les dettes contractées à cet
effet. Il fut même impossible de faire présent de
quelques-uns de ces objets à ceux qui avaient d’avance
contribué aux dépenses de l’expédition, et l’homme
étant toujours homme, plusieurs eurent la faiblesse de
se trouver offensés de ne pas recevoir cette petite
récompense qu’ils avaient bien méritée, et se
laissèrent aller à de fâcheux murmures et à des
querelles regrettables. L’évêque
de Péking envoya en Europe la lettre adressée au
souverain Pontife par les Coréens, et le pape la reçut
dans sa prison de Fontainebleau. Qui nous dira les
sentiments douloureux qui déchirèrent son coeur en
lisant ce touchant appel de ses enfants les plus
lointains et les plus abandonnés, et en se voyant dans
l’impossibilité de leur venir en aide? Le domaine de
Saint-Pierre venait d’être confisqué ; le clergé de
France commençait à peine à se recruter, et les
nombreux vides faits par les échafauds, les pontons,
et l’exil, étaient loin d’être comblés ; presque
partout, les ordres religieux avaient été anéantis ;
l’oeuvre rédemptrice de la Propagation de la Foi
n’existait pas encore; à peine si de loin en loin
surgissait quelque vocation de missionnaire ; en un
mot, dans le inonde entier, l’Église subissait le
terrible contre-coup de la Révolution, et semblait
menacée même dans son existence. Que pouvait faire le
Vicaire de Jésus-Christ, que de prier, d’en appeler à
Dieu, et, du fond de sa prison, de verser des
gémissements dans le coeur de Jésus crucifié et
délaissé. Il est écrit que la prière de celui qui
s’humilie, pénètre le ciel ; bien plus encore la
prière de celui qui est écrasé parle malheur, qui
souffre persécution pour la justice. Aussi
Dieu-exauça-t-il la prière de son Pontife. Il
multiplia ses grâces aux néophytes de la Corée, pour
que leur Eglise, formée jadis et agrandie sans le
secours des prêtres, pût se reconstituer et se
développer seule, sans appui extérieur, par
l’influence directe du Saint-Esprit. Il fil plus, et
pour rendre manifeste-à tous que la propagation de
l’Évangile dans ce pays est son oeuvre, et que cette
oeuvre est indestructible, il permit, comme nous le
verrons bientôt, que de nouveaux orages vinssent
l’affermir au Heu de l’ébranler. Les deux
ou trois années qui suivirent l’envoi des lettres à
l’évêque de Péking et au souverain Pontife, furent
comparativement assez tranquilles, Il n’y eut pas de
persécution générale. — 266 — Cependant,
comme les lois de proscription contre les chrétiens
n’avaient pas été rapportées, le sort des néophytes
restait livré à l’arbitraire des autorités locales, et
il y eut quelques martyrs dans les diverses provinces.
Dieu voulait rappeler aux fidèles que le repos dont
ils avaient joui depuis dix ans, n’était qu’une trêve,
qu’ils devaient se considérer comme une armée en pays
ennemi, toujours exposée et harcelée, et se tenir
prêts en conséquence. En 1812, à Hong-tsiou, eut lieu
le martyre de Paul Ni-Ie-sam-i. Exilé pour la foi en
1802, il venait d’obtenir sa grâce et de rentrer dans
son pays natal, lorsque, pour des causes que nous
ignorons, le mandarin fit saisir quelques-uns de ses
parents. Ceux-ci le dénoncèrent, et l’un d’eux même
conduisit les satellites au village de Kai-tsi-ki,
district de Keum-san, province de Tsien-la, où Paul
s’était réfugié ; c’était la troisième fois qu’il
tombait entre les mains des persécuteurs. Sa volonté
tint ferme dans les supplices; il répondit avec
courage aux diverses interrogations du mandarin, et
celui-ci, voyant qu’il ne pouvait le faire apostasier,
le condamna à mort. On n’a conservé aucun détail sur
les diverses tortures qu’il eut à subir pendant six
mois qu’il fut en prison à Hongtsiou. Plusieurs fois
des païens de ses amis l’engagèrent à se conserver la
vie par quelques paroles de soumission et de
complaisance ; mais il répondit constamment qu’il
était décidé à mourir pour Dieu. A la fin, un jour de
marché, pendant la onzième lune, le mandarin résolut
de se débarrasser de lui, et commanda à deux vigoureux
fustigateurs de le frapper avec le bâton triangulaire.
Après une longue bastonnade, Paul demeurant étendu
sans mouvement, le mandarin dit de voir s’il était
encore en vie ; les bourreaux répondirent qu’il était
presque mort. Mais soudain, à la grande surprise de
tous, Paul se releva, s’assit convenablement sur les
talons, ainsi qu’il est d’usage pour une cérémonie
solennelle, et demanda de l’eau qu’on lui apporta de
suite. Puis, comme il n’était encore que catéchumène,
il fit un grand signe de croix, et se versa l’eau sur
la tête pour se conférer le baptême (1). Après quoi,
tournant les yeux vers le mandarin stupéfait, il lui
dit : « Je suis un grand pécheur, et si vous me battez
seulement comme vous l’avez fait, ma mort est encore
bien éloignée; si (1) Il
est inutile de faire remarquer ici que ce prétendu
baptême était nul et qu’on ne peut se baptiser
soi-même. Mais Paul était dans la bonne foi. Il ne
pouvait manifester d’une manière plus vive son désir
du sacrement, et l’Eglise nous enseigne que, dans le
cas d’impossibilité absolue, le désir seul suffit. A
plus forte raison, quand au baptême de désir se joint
le baptême de sang. — 267 — vous
voulez que je meure, frappez ici, et de sa main il
montrait un point sur le côté du corps. Deux coups
donnés comme il l’avait indiqués, furent suffisants,
et il rendit le dernier soupir. Il était âgé alors
d’environ quarante-trois ans. On
raconte qu’au moment où il consommait son martyre,
trois jeunes gens, passant non loin de là, virent une
lumière brillante qui s’élevait jusqu’au ciel. Ils se
disaient entre eux : « Qu’est-ce donc que cela? Ce
n’est pourtant pas du feu. C’est singulier ! » et ils
continuèrent leur route. L’un d’eux, qui était
chrétien, de retour chez lui, apprit, trois jours
après, la nouvelle de la mort de Paul, et, calculant
le jour et l’heure, il reconnut que l’apparition de
cette lumière coïncidait exactement avec le martyre,
et dans sa joie, il se mit à louer Dieu de ce prodige.
Les parents et amis païens de Paul retirèrent son
corps pour lui rendre les honneurs de la sépulture ;
mais ils furent bien étonnés de voir que ce corps
flagellé et déchiré n’avait aucune trace de blessures,
et semblait au contraire tout rayonnant. L’un d’entre
eux, frappé de cette circonstance si étrange, se
convertit, et devint dès lors un fervent chrétien. Un
témoin oculaire de la lumière qui apparut au moment du
martyre de Paul, vit encore aujourd’hui, ainsi que
plusieurs autres personnes qui en entendirent parler
le jour même, et l’on a reçu tout dernièrement le
témoignage d’un païen dont le père et la mère avaient
vu le corps intact quand on lui donna la sépulture. Le
nom de Ile-sa-mi est longtemps resté proverbial parmi
les satellites de Hong-tsiou. Ils disaient aux
chrétiens dans les supplices : « Il faut supporter les
coups comme Ie-sa-mi ; » et après la mort des
confesseurs, ne voyant pas de lumière extraordinaire,
ils répétaient : « Celui-ci, sans doute, ne vaut pas
Ie-sa-mi. » L’année
suivante (1813), nous trouvons, dans la ville de
Kong-Tsiou, trois nouveaux martyrs. Le
premier est Paul Hoang, qui avait eu la gloire de
confesser une première fois le nom de Jésus-Christ, en
1794. On assure que même auparavant, il avait déjà
subi une rude persécution dans sa propre maison. Son
père, ennemi acharné du nom chrétien, alla dit-on,
jusqu’à lui mettre des charbons ardents entre les
doigts, et sur les parties du corps les plus
sensibles, sans pouvoir obtenir son apostasie. Paul
Hoang fut arrêté dans le district de Po-rieng, le 15
de la quatrième lune, et conduit au tribunal de
Hai-mi. Beaucoup d’autres chrétiens furent pris à
cette même époque et emprisonnés avec lui. Interrogé
par le mandarin sur son maître de religion et sur ses
complices, il répondit : « Celui-qui m’a enseigné la
religion est mort, et ceux que vous appelez mes
complices, sont — 268 — tous
ici avec moi. » Peu satisfait de cette réponse, le
mandarin le pressa de dénoncer les chrétiens qu’il
connaissait, et lui fit subir, par trois fois, le
supplice de l’écartement des os des jambes et de la
puncture des bâtons. Dans cette horrible torture, il
tint ferme et confessa généreusement sa foi. Il fut
donc déposé à la prison, et, après quelques mois de
souffrances, fut, à la huitième lune, transporté au
tribunal du gouverneur à Kong-tsiou. Dans les prisons
de Kong-tsiou, il rencontra plusieurs autres
chrétiens, entre lesquels Pierre Ouen et Mathias
Tsiang. Pierre
Ouen était du village de Tek-meri, au district de
Kielsieng. Il vivait de son travail dans une poterie
païenne de ce pays, lorsqu’il se convertit avec son
frère aîné. Afin de pouvoir pratiquer plus librement
la religion, les deux frères émigrèrent d’abord au
district de Hong-tsiou, dans une autre fabrique
païenne où ils furent saisis par le mandarin et mis à
la torture. Puis ayant été relâchés, ils se
réfugièrent à Eu-sil, district de Ien-san, dans une
fabrique chrétienne. La persécution ayant éclaté, et
les chrétiens de cette fabrique ayant été dénoncés,
les deux frères s’enfuirent au district de Tsin-tsaen.
Là, ils furent arrêtés de nouveau, conduits à la
préfecture de Ien-san, et après un premier
interrogatoire, envoyés au juge criminel de
Kong-tsiou. L’aîné eut la faiblesse d’apostasier et
fut condamné à l’exil ; mais Pierre Ouen, traduit
devant le gouverneur, souffrit de cruelles tortures
dans trois interrogatoires, sans faiblir un seul
instant, et mourut glorieusement en prison, la nuit
qui suivit la dernière question, environ quinze jours
après son arrivée à Kong-tsiou, dans les premiers
jours de la dixième lune. Mathias
Tsiang Tai-ouen-i, était aussi du village de Tek-meri.
Ses parents étaient très-pauvres, et, lorsqu’il les
perdit, étant encore païen, il entra d’abord comme
domestique ou homme de peine dans différentes maisons;
puis, lassé de sa misère, finit par se joindre à une
troupe de comédiens ambulants. Mais ayant eu le
bonheur d’embrasser la religion, il quitta de suite sa
vie licencieuse, renonça à ses mauvaises habitudes,
particulièrement à l’ivrognerie, et alla travailler à
la fabrique chrétienne de Sol-lei, au district de
Keum-san, où il pratiqua pendant quelque temps avec
beaucoup de ferveur. Il était ensuite tombé dans le
relâchement, il avait même pris une concubine sans
cesser toutefois entièrement ses pratiques
religieuses, lorsque sa femme légitime étant venue à
mourir, il se maria avec sa concubine, et se remit
avec zèle à l’exercice de la prière quotidienne,
faisant une sévère et continuelle pénitence de ses
égarements passés. Il fut pris, vers la — 269 — huitième
lune, à Eu-sil, district de Ien-san, où il avait fui,
et conduit à Kong-tsiou. Il supporta courageusement de
violents supplices, et quoique les tortures de la faim
et de la soif lui eussent arraché, un instant,
quelques signes d’apostasie, il se rétracta presque
aussitôt, grâce aux exhortations de ses compagnons de
captivité, et redevint plus ferme que jamais. Réuni
dans la prison à Paul Hoang, il partagea les mêmes
souffrances, et tous deux méritèrent d’être ensemble
condamnés à mort. Quand ils se rendirent au supplice,
la foule les poursuivait de sarcasmes et de
plaisanteries grossières ; mais Mathias, sans changer
de couleur, et sans perdre son calme, leur répondit à
haute voix : « Vous ne devriez pas rire, mais bien
plutôt pleurer, car c’est votre sort et non pas le
nôtre qui est réellement misérable. » Tous deux furent
décapités ensemble, le 19 de la dixième lune de cette
année kiei-iou, 1813. Paul avait cinquante-neuf ans. A ces
trois noms, il faut ajouter celui d’un autre
confesseur de la foi, auquel Dieu n’accorda pas la
palme du martyre. Ioun Saing-ouen de famille noble,
qui commençait à peine à pratiquer la religion; et
n’avait encore appris que l’Angélus, fut aussi arrêté
à la même époque, au district de Ien-san, et transféré
à Kong-tsiou. Aucun supplice ne put lui arracher une
parole d’apostasie, et il aurait dû partager le sort
des précédents ; mais comme il s’était fait un nom par
une piété filiale tout à fait extraordinaire, le
gouverneur dut, d’après les usages du pays, diminuer
sa peine, et le condamna seulement à l’exil dans une
province du Nord. Il y resta jusqu’en 1832 ; à son
retour il s’instruisit à fond de la vraie doctrine, et
la pratiqua fidèlement jusqu’à sa mort. Tous les
autres chrétiens prisonniers ayant été relâchés ou
exilés, cette affaire n’eut pas d’autres suites. Le peu de
succès du précédent voyage de Péking avait affligé les
chrétiens, sans leur ôter l’espérance, et les
principaux d’entre eux voulaient, à l’ambassade
suivante, faire une nouvelle tentative. Mais,
plusieurs personnes qui avaient contribué à la
première, refusèrent cette fois leur concours, et la
difficulté de se procurer des fonds occasionna un
retard considérable. Toutefois, en frappant à de
nouvelles portes, tant à la capitale que dans les
provinces, on parvint à recueillir de quoi subvenir
aux frais d’une seconde expédition, et Jean Ni
Ie-tsin-i, s’exposa de nouveau aux fatigues et aux
périls de cette longue roule. Il partit à la fin de
l’année 1813, et cette fois encore, par une protection
spéciale de Dieu, il arriva sans accident à Péking.
Mais les désirs de la — 270 — chrétienté
coréenne ne purent être satisfaits. L’évêque de Péking
était toujours dans les mêmes embarras qu’auparavant,
et nonseulement il ne put pas envoyer de prêtre, mais
il n’osa pas même en promettre un pour plus tard. Depuis
son retour de ce voyage, Jean Ni Ie-tsin-i ne paraît
plus d’une manière saillante dans l’histoire de la
chrétienté. Il avait eu l’honneur de renouer les
relations avec l’église de Chine. Là, semble-t-il,
s’est bornée sa mission, et désormais il n’aidera plus
ses frères que par ses exemples et ses exhortations.
Dieu, pour augmenter sa vertu, permit qu’il fût
cruellement éprouvé en 1815, où il perdit coup sur
coup, dans l’espace de trois mois, sa mère, sa femme,
son frère, sa belle-soeur et un neveu. Il mourut
tranquillement en 1830, à Eug-i, district de lang-tsi. Jean
Kouen Kei-in-i qui avait, lui aussi, fait tant de
démarches, pris tant de soins, et subi tant de
fatigues pour procurer de nouveaux prêtres à la Corée,
fut vivement affecté de l’insuccès de ce second
voyage. « C’est de ma faute, disait-il souvent; je
suis un trop grand pécheur, je ne puis attirer les
regards favorables de Dieu, et il refuse d’écouter mes
continuelles prières. » Il était allé s’établir dans
les montagnes, pour pouvoir plus librement s’occuper
des affaires de la chrétienté. Quelque temps après le
retour de Jean Ni, il dit à ceux qui étaient près de
lui : « Je ne suis pas loin de ma dernière heure. » En
effet, il tomba bientôt gravement malade, et mourut à
la troisième lune de l’année kap-sioul (1814), à l’âge
de quarante-sept ans. Cette
même année, Pie Kim Tsin-ou termina son orageuse
carrière. Né à Sol-moi, au district de Mien-t’sien,
d’une famille honnête, il s’était livré passionnément
aux superstitions, à la magie, et à la géoscopie. Il
avait environ cinquante ans quand il entendit parler
de la religion chrétienne pour la première fois ; mais
son coeur, uniquement désireux des honneurs, des
richesses et des plaisirs de ce monde, resta alors
sourd à la voix de la grâce. Ayant obtenu une petite
fonction près du gouverneur de la province, il résista
encore longtemps aux sollicitations de son propre
fils. À la fin cependant, son âme fut gagnée à
Jésus-Christ ; il donna sa démission, rompit avec ses
amis païens, et se mit à pratiquer avec ferveur.
Traduit une première fois devant les tribunaux, en
1791, il confessa courageusement la foi. Ayant échappé
alors, on ne sait trop comment, il fut successivement
repris et relâché quatre ou cinq fois, et eut à subir
des interrogatoires et des tortures a Hong-tsiou, à
Tsien-tsiou et à Kong-tsiou. On croit que pendant — 271 — la
grande persécution, il n’évita la mort qu’en
prononçant la formule d’apostasie. Envoyé en
exil à cette époque, il fut, peu après son retour,
arrêté de nouveau en 1803, et conduit à la préfecture
de Hai-mi, où, cette fois, il se conduisit en
véritable chrétien. Il ne fut pas condamné à mort,
mais les affaires traînant en longueur, il resta en
prison, sans jugement, pour un terme indéfini. Son
caractère grave et digne lui attira le respect et
l’estime des prétoriens et des geôliers, et il
pratiquait sa religion au su de tout le monde. Enfin,
après dix ans de réclusion supportée avec une patience
exemplaire, il mourut à l’âge de soixante-seize ans,
le 20 de la dixième lune. On ne sait pas au juste s’il
succomba de maladie, de faim, ou sous les coups ; mais
les longues persécutions qui avaient précédé sa mort,
ont rendu son souvenir cher à toute la chrétienté.
Parmi ses descendants nous compterons plusieurs
martyrs, entre autres le premier prêtre coréen André
Kim. Mentionnons
aussi la fin édifiante de Siméon Iou Koun-mieng-i,
noble de province, originaire de So-iak-kol, au
district de Mient’sicn. Son caractère était
naturellement doux et bon. Il parlait peu, et n’avait
jamais à la bouche de paroles inutiles et mondaines ;
aussi l’appelait-on l’excellent homme, ou, encore, le
fils pieux, à cause de sa belle conduite envers ses
parents et des soins assidus qu’il leur prodiguait.
Après leur mort, aux jours marqués pour les
sacrifices, il redoublait de zèle, et tous les voisins
disaient : « Il n’y a personne pour remplir, comme
lui, les devoirs de la piété filiale. » Ayant émigré à
Hoang-mo-sil, district de Teksan, il y fut instruit de
la religion et l’embrassa, à l’âge de cinquante-neuf
ans. Depuis ce jour, il abandonna les superstitions
païennes, et ne sut plus que servir et honorer Dieu.
Baptisé par Louis de Gonzague Ni Tan-ouen-i, qui
faisait alors l’office de prêtre au Nai-po, il se
montra toujours le modèle de ses frères, partageant
tous ses revenus avec les pauvres et les malheureux.
Il donna la liberté à ses esclaves, et fit sa
principale occupation d’instruire et d’exhorter les
nombreux chrétiens qui venaient chez lui. Il fut pris
a la cinquième lune de l’année sin-iou (1801), et mis
plusieurs fois à la torture, qu’il supporta avec
constance. Plus tard, il eut la faiblesse de déclarer
où étaient ses livres de religion ; mais il ne voulut
jamais dénoncer aucun chrétien, et refusa jusqu’à la
fin de donner le moindre signe d’apostasie. Condamné à
l’exil dans une province éloignée, il resta fidèle à
ses exercices, témoignant seulement le regret de
n’avoir plus aucun livre de religion. Enfin, après de
longues souffrances courageusement endurées, il — 272 — mourut
en faisant sa prière, à genoux, assis sur ses talons,
à la grande surprise et admiration des habitants du
lieu. Il avait quatre-vingt-deux ans. Telle est
l’histoire des treize années qui suivirent la première
persécution générale. Dans cet intervalle, l’Église de
Corée s’est reformée ; les fidèles presque anéantis,
se sont relevés ; ils ont recommencé à s’instruire, à
s’organiser ; ils ont donné au ciel de nouveaux
martyrs ; ils ont renoué les relations avec le clergé
de Chine, et avec le Saint-Siège ; enfin ils ont
conquis de nouveaux frères et solidement établi
l’Évangile dans des provinces où il était auparavant
inconnu, dans le Kang-ouen, et surtout dans le
Kieng-siang. Cette dernière province, l’une des plus
riches du pays, souvent nommée par les indigènes la
base et le fondement du royaume, est en même temps le
foyer des superstitions antiques, nées du mélange du
culte des ancêtres et des pratiques de la doctrine de
Fo. Dans les desseins de Dieu, le temps était venu
pour ces chrétientés nouvelles de recevoir le baptême
de sang; aussi, tandis qu’en 1801, la persécution
avait eu pour théâtre lcs trois provinces de
Kieng-kei, T’siong-t’sieng et Tsien-la, qui étaient
alors les principaux centres des chrétiens, cette fois
nous allons voir la violence de l’orage tomber tout
spécialement sur les néophytes du Kang-ouen et du
Kieng-siang. |