Histoire de l’Église de Corée Charles Dallet LIVRE III [164] CHAPITRE II.
Martyrs dans les provinces depuis le
cinquième jusqu’au huitième mois.
Les neufs
martyrs dont nous venons de parler, n’avaient pas été
les seuls condamnés le 23 de la cinquième lune (3
juillet). Plusieurs autres sentences de mort furent
signées le même jour, mais ne purent être mises à
exécution que les jours suivants, parce que le
tribunal, en vertu d’un système déjà signalé, fit
transporter les confesseurs dans les différentes
villes d’où ils étaient originaires, afin d’effrayer
les populations des provinces, par le spectacle de
leur supplice. Nous
rencontrons d’abord Tsieng Sioun-mai, sœur de Tsieng
Koang-siou, native du district de Nie-tsiou. Désirant
consacrer à Dieu sa virginité, et craignant les
clameurs des païens, elle prétendit avoir été unie en
mariage à un homme qu’elle disait se nommer He. Elle
se releva elle-mème les cheveux, et grâce à cette
ruse, put rester seule, et se livrer à toutes les
bonnes œuvres que sa piété lui inspira. Sa sentence
porte qu’elle reçut le baptême des mains du P. Tsiou.
Soumise à de cruelles tortures, elle montra un courage
au-dessus de son sexe, fut condamnée à mort, conduite
à la ville de Nie-tsiou, et décapitée le 25 de la
cinquième lune, deux jours plus tard que ses compagnes
de la capitale. Une
seconde femme, appelée Tsien-hiei dans les actes du
gouvernement, accusée entre autres crimes, d’être
restée vierge en se disant veuve, eut, le même jour,
la tête tranchée à Iang-keun, sa ville natale. Une
tradilion constante, et les divers documents que nous
avons eu entre les mains, nous ont convaincu que cette
Tsien-hiei n’est autre que la célèbre vierge Agathe
Ioun. Agathe était cousine germaine de Paul Ioun
Iou-ir-i, qui fit trois fois le voyage de Péking,
amena le P. Tsiou en Corée, et fut martyrisé en 1795.
Descendue d’une famille de demi-nobles ou de nobles
bâtards, elle habitait le district de Iang-keun. A
peine eut-elle connu la religion chrétienne, que,
désirant se consacrer à Dieu sans réserve, elle fit
vœu de virginité, puis, craignant de rencontrer dans
sa famille des obstacles à sa pieuse résolution, elle
se fit secrètement des habits d’homme et s’enfuit chez
un de ses oncles. Sa mère crut qu’elle avait été
dévorée par un tigre et ne cessa de — 165 — la
pleurer, jusqu’à ce qu’après une longue absence,
Agathe revint auprès d’elle. Ni les prières, ni les
murmures de sa famille, qui ne comprenait rien à son
héroïque détermination, ne purent toucher son cœur.
Elle n’en devenait au contraire que plus ferme dans
son dessein d’être toute à Dieu, et plus zélée pour
procurer à ceux qui l’entouraient les bienfaits de la
foi. En 1795,
elle vint avec sa mère demeurer à la capitale. Elle
n’était pas encore baptisée, lorsque son consin Paul
fut saisi, jugé et mis à mort, comme introducteur du
prêtre étranger. Elle-même, obligée de se cacher, eut
alors beaucoup à souffrir. Après la mort de sa mère,
elle se retira près de Colombe Kang, et jalouse de
l’aider autant qu’il était en elle, dans l’exercice
des bonnes œuvres, elle se dévoua à l’instruction des
petites filles que Colombe réunissait dans sa maison.
Infatigable pour le salut des autres, Agathe
travaillait avec plus de ferveur encore à sa propre
sanctification. A une vie très-austère, à des jeûnes
fréquents, à de rigoureuses mortifications, elle
unissait des prières et des méditations continuelles;
aussi, ses progrès dans les voies de la perfection
furent-ils rapides. Dieu daigna même récompenser les
nobles efforts de sa servante par plusieurs grâces
extraordinaires. Sa mère était morte sans avoir pu
participer aux sacrements, et Agathe s’en affligeait
beaucoup. Un jour elle la vit en la compagnie de la
sainte Vierge. Craignant d’être victime d’un rêve ou
d’une illusion du démon, elle découvrit cette
apparition au missionnaire, qui l’interpréta
favorablement, et rendit le repos à son âme. Une autre
fois, elle eut une vision de la sainte Vierge. Le
Saint-Esprit lui paraissait descendre sur cette reine
du ciel, et reposer sur son cœur. Dans son humilité
profonde, Agathe n’osait croire à la réalité de ces
divines faveurs, et elle les eut repoussées, si le
prêtre n’eût calmé ses craintes, en lui montrant une
image exactement conforme à ce qu’elle avait vu. Elle
avait une dévotion toute spéciale à sa patronne, et
tâchait d’inspirer cette même dévotion aux personnes
qui l’entouraient. « Que je serais heureuse !
disait-elle souvent, si je pouvais être martyre, comme
sainte Agathe ! » Ses vœux furent exaucés. Dès les
premiers jours de la grande persécution, vers la fin
de la deuxième lune, elle fut arrêtée avec Colombe, et
pendant trois mois, partagea sa prison et ses
souffrances, subit les mêmes interrogatoires, et eut à
supporter les mêmes tortures. Cependant ces deux
grandes âmes, qui s’étaient si bien comprises et si
tendrement attachées l’une à l’autre, n’eurent pas la
consolation d’aller ensemble au martyre. Leur sentence
fut portée le — 166 — même
jour, et Colombe arrosa aussitôt de son sang le sol de
la capitale où s’était exercé son zèle; mais Agathe,
transférée à Iang-keun, n’obtint la palme que deux
jours plus tard. Son intrépide courage, sa paix et la
sérénité d’âme qu’elle conserva jusqu’au dernier
moment, édifièrent beaucoup les chrétiens, et
produisirent sur un grand nombre de païens une vive et
salutaire impression. On assure que Dieu donna à
l’innocence virginale d’Agathe le même témoignage qu’à
celle de sa compagne Bibiane et que lorsque sa tête
tomba, le sang qui coulait de la blessure, sembla
blanc comme du lait. Il y eut
à cette époque beaucoup d’autres martyrs à Iang-keun,
car s’il faut en croire les récits des vieillards du
pays, qui vivaient encore il y a peu d’années, cette
ville fut inondée de sang par la cruauté de son
mandarin Tsieng Tsiou-song-i, dont le nom est cité
avec horreur par les païens eux-mêmes.
Malheureusement, nous n’avons pas sur ces faits de
documents contemporains. Mentionnons seulement
quelques noms qui ont été recueillis de la bouche de
témoins oculaires. Une
famille noble du nom de Ni, branche de Tsien-tsiou,
qui vivait au village de Pai-sie-kol, donna à l’Église
quatre martyrs : Ni Tsai-mong-i, âgé de cinquante-cinq
ans; son frère cadet Ni Koai-mong-i, appelé aussi
Tsioung-kin-i, âgé d’environ cinquante ans, plus deux
jeunes personnes, filles de l’un des précédents, âgées
de vingt-cinq à trente ans, et qui avaient consacré à
Dieu leur virginité. Arrêtés tous ensemble, le 20 de
la quatrième lune, ils furent mis à la torture; et sur
leur refus constant d’apostasier, moururent sous les
coups, ou furent décapités dans le cours de la
cinquième lune. Kim Ouen-siong-i, de famille noble,
vivant au village de Tsi-ie-oul, fut pris et exécuté
avec eux, à l’âge de quarante-cinq à cinquante ans. Nous
devons ajouter à cette liste l’illustre vierge Agathe
Ni, fille de Ni Tong-tsi, de la branche de
Koang-tsiou, et cousine éloignée du catéchiste
Augustin Ni, martyrisé au commencement de 1839. Cette
jeune personne vivait chez ses parents dans le
voisinage de Iang-keun. De bonne heure, elle consacra
à Dieu sa virginité, mais bientôt ne pouvant plus
tenir contre les menaces des païens, elle s’entendit
avec un de ses parents, Iou Han-siouk-i, dont nous
avons raconté le martyre, et celui-ci la fit évader
secrètement, et la conduisit à la capitale, près
d’Agathe Ioun. Dans cette retraite, à l’abri des
clameurs, elle put se livrer en toute liberté à la
prière et à l’exercice des bonnes œuvres, et se
préparer pieusement au dernier combat. — 167 — Nous
regrettons d’autant plus de ne pouvoir retrouver les
détails de sa vie, que sa mémoire est bénie d’une
manière toute spéciale, encore aujourd’hui, par ceux
qui parlent d’elle. Enfin,
parmi les condamnés du 28 de la cinquième lune, nous
trouvons Ko Roang-sieng-i, Ni Kouk-sen-i, et
probablement aussi Hoang Po-siou, dont il nous reste à
dire quelques mots. Ko Koang-sieng-i était né au
district de Pieng-san, province de Hoang-hai, d’une
famille honnête. Nous ignorons les circonstances de sa
conversion et les détails de son procès. Jeté dans une
des prisons de la capitale, il était malheureusement
tombé dans l’apostasie, quand Dieu permit que Ni
Kouk-seng-i fût amené dans cette même prison. Celui-ci
lui reprocha vivement sa faute, l’engagea à se
rétracter, et, pour lui en faciliter les moyens, lui
indiqua les paroles dont il devait se servir. « Dis au
mandarin que ce n’est pas toi qui as apostasie, mais
que c’est le diable qui t’a trompé et a parlé par ta
bouche. » Ainsi poussé, Koang-sieng-i se rétracta
convenablement et subit ensuite trois nouveaux
interrogatoires, sans témoigner aucune faiblesse. Il
fut envoyé à Pieng-san, sa patrie, pour y être
décapité, ce qui fut fait non avec l’instrument
ordinaire du supplice, mais avec une cognée. Sa mort,
vu la distance de la capitale à Pieng-san, n’eut lieu
que le 27 ou le 28 de cette même lune. La
Providence, dont les voies sont admirables, se servait
ainsi de la méchanceté des persécuteurs, pour
glorifier la religion dans des lieux où elle n’était
pas connue auparavant. Tel était, en effet, le
district de Pieng-san, qui entendit parler du
christianisme pour la première fois, à l’occasion de
la sentence et de la mort courageuse de notre martyr.
Tel était aussi le district de Pong-san, dans cette
même province de Hoang-hai, où fut décapité le
confesseur Hoang, surnommé Po-siou, du nom de la
compagnie de tirailleurs, dont il faisait partie.
Hoang était venu à la capitale pour rejoindre son
régiment, lorsqu’il eut le bonheur d’entendre parler
de la religion et de se convertir. Saisi dès le
commencement de la persécution, il se refusa avec une
fermeté inébranlable à donner le moindre signe
d’apostasie, fut condamné à mort, et transporté à son
district de Pong-san, pour y être exécuté. On rapporte
que, lorsqu’il se rendait au supplice, une de ses
jeunes esclaves le suivit; et comme le confesseur,
tout occupé du ciel, refusait de la regarder,
l’esclave se mit en colère et l’accabla d’injures
qu’il supporta joyeusement. Pierre Ni
Kouk-seng-i, appelé aussi Sieng-kiem-i, était natif du
district de Eum-sieng, province de T’siong-t’sieng,
d’où il — 168 — avait
émigré au district de T’siong-tsiou. Ayant entendu
parler du christianisme, il se rendit h Iang-keun,
près des frères Kouen, pour s’en instruire à fond, et,
touché de la grâce, se mit de suite à le pratiquer.
Lorsqu’il fut de retour chez lui, son précepteur païen
employa toute son éloquence pour le faire changer
d’avis, mais ce fut sans succès, et Pierre eut bon
marché de tous ses sophismes. Pris d’abord en 1795, il
se délivra par une parole d’apostasie, qu’il regretta
sincèrement plus tard, et dont il fit une longue
pénitence. Ses parents voulaient le marier, mais
réfléchissant qu’une femme et des enfants lui seraient
probablement un embarras dans la pratique de la
religion, il s’y refusa obstinément, et pour éviter de
continuelles obsessions, s’en alla habiter la
capitale. Plein de zèle pour les bonnes œuvres, et
n’ayant aucun embarras de famille, il pouvait
facilement se livrer à l’instruction des autres. Aussi
se donna-t-il tout entier à cette œuvre de charité, et
sa parole produisit-elle de nombreux fruits de salut,
parmi ses compatriotes chrétiens et païens. Arrêté
lors de la grande persécution, il eut, dès le moment
même de son entrée en prison, l’occasion d’exercer son
zèle, en exhortant au repentir Ko Koang-sieng-i, qui
venait d’apostasier. Il réussit, comme nous l’avons
vu, et contribua à lui faire gagner la palme du
martyre. Mais bientôt, mis lui-même à l’épreuve des
supplices, il laissa échapper une parole d’apostasie.
Le juge fit cesser la torture, et on allait le mettre
en liberté, lorsque, touché d’un soudain repentir, il
s’écria qu’aussitôt relâché, il pratiquerait de
nouveau sa religion tout comme auparavant. La même
scène d’apostasie, suivie de rétractation immédiate,
paraît s’être repétée plusieurs fois; et nous ne nous
en étonnons pas trop, car Pierre avait tous les
défauts, en même temps que toutes les qualités, de son
tempérament. D’un caractère prompt, ardent, plein de
feu et de zèle, il était aussi mobile et inconstant,
et avait laissé voir, en plusieurs circonstances, une
étourderie fâcheuse. Dieu cependant, qui connaissait
le fond de son cœur, ne l’abandonna pas, et, après
avoir permis ces chutes réitérées, pour débarrasser
entièrement son serviteur de tout orgueil et de toute
confiance en lui-même, il lui donna la force
nécessaire pour persister dans une ferme confession de
foi, et conquérir sa sentence de mort. On l’envoya à
Kong-tsiou pour y être décapité. On raconte qu’en se
rendant au supplice, il dit plusieurs fois à la foule
de curieux qui l’accompagnait : « Vous semblez prendre
compassion de moi, mais c’est vous tous qui êtes
vraiment dignes de pitié. » Pierre eut la tête
tranchée le 26 ou 27 de la cinquième — 169 — lune;
il était alors âgé de trente ans : son corps fut
enterré par ses neveux à Kong-tsiou. A la même
cinquième lune, on ne sait quel jour, fut encore
exécutée dans la même ville de Kong-tsiou, une pauvre
esclave, nommée Moun Ioun-tsin-i. Après avoir servi
dans une des maisons où se réfugiait le P. Tsiou, elle
s’enfuit en province, pour éviter la persécution. Elle
fut prise toutefois, et sa constance lui mérita la
grâce du martyre. Inconnue partout ailleurs, elle a
été signalée par une vieille chrétienne, qui eut avec
elle quelques rapports d’amitié, la suivit dans la
ville de Kong-tsiou, et la vit passer quand on la
conduisait au supplice. Les
documents coréens ne signalent aucune exécution durant
le cours de la sixième lune. La rage des ennemis du
christianisme n’était cependant pas assouvie, et
pendant longtemps encore notre histoire ne sera qu’une
liste de martyrs. Le 13 de la septième lune (31 août),
une sentence de mort fut portée contre cinq autres
confesseurs : André Kim Koang-ok-i, et Tieng Tenk-i,
de la province de T’siong-t’sieng; Stanislas Han,
Mathias T’soi, et André Kim T’sien-ai, de la province
de Tsien-la. André Kim
Koang-ok-i, né à Ie-sa-ol, au district de Niei-san,
dans le Nai-po, d’une famille honnête et riche, exerça
longtemps les fonctions de chef de canton. Bien qu’il
fût doué d’excellentes qualités naturelles, son
caractère excessivement violent le faisait redouter de
tous ceux qui le connaissaient. A l’âge d’environ
cinquante ans, il fut instruit de la religion par
Louis de Gonzague, qui était presque du même village,
et au grand étonnement de tous, il l’embrassa de
suite, et se mit à en observer les pratiques avec
beaucoup de ferveur, ostensiblement, sans s’inquiéter
des païens. Il fit plus, il convertit sa famille,
beaucoup de ses amis, et d’autres personnes du
village. Chaque jour, en quelque saison que ce fût,
tous se réunissaient pour réciter en commun les
prières du matin et du soir. Souvent aussi André
expliquait la doctrine, et il savait faire naître dans
l’âme de ses auditeurs une foi ardente. Pendant le
carême, il observait un jeûne rigoureux, se livrait à
diverses pratiques de mortification, et, par une
grande assiduité aux exercices des diverses vertus
chrétiennes, il parvint enfin à mater tellement son
caractère, qu’on le disait devenu semblable à un
enfant à la mamelle. Quand il
vit la persécution de 1801 s’élever avec tant de
violence, il se retira dans les montagnes de
Kong-tsiou; mais ayant été dénoncé dès la première
lune, il fut bientôt saisi par les — 170 — satellites
de sa propre ville. « Il eût été très-imprudent de ma
part, dit-il alors, d’attendre assis dans ma maison,
car je suis faible, et j’aurais semblé me fier à mes
propres forces. J’ai donc dû fuir et éviter le danger,
mais, au fond, le martyre est mon plus grand désir.
Aujourd’hui que je suis pris, uniquement par l’ordre
de Dieu, j’en suis bien heureux. » Et en effet, cette
joie intérieure et céleste se manifestait clairement
sur son visage et dans sa démarche, au point que les
satellites et autres témoins en étaient stupéfaits. Le
mandarin le fit mettre aussitôt à la question, lui
reprocha de s’être enfui lâchement, et lui commanda de
dénoncer ses complices et d’exhiber ses livres de
religion. André répondit: « J’ai beaucoup de
coreligionnaires, mais si je vous les faisais
connaître, vous les traiteriez comme moi, je ne puis
donc vous donner aucun renseignement. Quant à mes
livres, ils sont trop précieux pour que je les remette
entre vos mains.» Le mandarin en colère fit redoubler
les tortures, et André perdit connaissance; on le
chargea néanmoins d’une lourde cangue et on le
reconduisit en prison. Dans un second interrogatoire,
le mandarin montra la même cruauté, André le même
courage. « Toutes vos promesses, disait-il, aussi bien
que toutes vos menaces, sont inutiles. Ne m’interrogez
pas de nouveau, un sujet fidèle ne sert pas deux rois,
une épouse fidèle ne se donne pas à deux maris. Vous,
mandarin, voudriez-vous enfreindre les ordres du roi?
oseriez-vous bien le renier? Moi, je ne veux point
enfreindre les ordres de Dieu. Non, dix mille fois
non, je ne puis renier mon grand Roi et mon Père.
Visà-vis des rois et des parents, il y a bien des
circonstances où les actes extérieurs ne sont pas en
harmonie avec les sentiments du cœur; mais notre Dieu
voyant les plus secrètes pensées, les sentiments et
les intentions, on ne peut devant lui pécher même
intérieurement. Je vous ai parlé, faites ce que vous
voudrez. » En vain
le mandarin le fit-il frapper du bâton et de la
planche à voleurs, jusqu’à ce que les bourreaux
tombassent épuisés de fatigue; en vain recommença-t-il
la même série de tortures à un troisième et à un
quatrième interrogatoire. Dieu, qui est plus fort que
la malice des hommes et de l’enfer, soutenait son
serviteur. « Mais que trouves-tu donc de si bon à
mourir, disait le juge stupéfait; tu as une femme, des
enfants et de la fortune; tu n’as qu’un mot à dire et
tu retourneras en jouir; pourquoi l’obstiner à
succomber dans les tourments? — La vie et la mort sont
loin de m’être indifférents, répondit le confesseur,
mais je ne puis avoir la pensée de renier mon Dieu.
Chaque homme est dans sa condition; vous mandarin,
payé par le roi, vous devez suivre ses — 171 — ordres,
moi j’attcnds seulement que vous les exécutiez.
Dussé-je mourir sous les coups, mon parti est pris;
dussé-je mourir dix mille fois, je n’ai rien autre
chose à répondre, agissez comme vous voudrez, je suis
prêt à tout. » Le mandarin furieux le fit accabler de
coups, puis lui ordonna de signer sa sentence de mort,
ce qu’il fit d’un visage rayonnant de joie, remerciant
Dieu et la Vierge Marie de son bonheur. Renvoyé à la
prison, le jour et la nuit il faisait ostensiblement
ses prières, et quand il en avait l’occasion,
développait aux païens la vérité de la religion. Quelque
temps après, André fut envoyé au tribunal de
T’sieng-tsiou, chef-lieu militaire de la province, et
de là à la capitale, où semble avoir été prononcée sa
sentence définitive. Les ordres de la cour portant de
le faire exécuter à la ville de Niei-san, dans son
district natal, il se mit en route accompagné de Kim
Tai-t’sioun-i, son parent, condamné le même jour que
lui, et qui devait être mis à mort à Tai-heng,
district limitrophe de Niei-san. Les deux confesseurs
s’exhortaient mutuellement pendant le voyage, et
arrivés à l’embranchement où les deux routes se
séparent, ils se firent leurs adieux, se donnant
rendez-vous dans la céleste patrie pour le lendemain,
à midi, heure où ils devaient, chacun de leur côté,
avoir la tête tranchée. Combien durent être édifiants
ces derniers entretiens! combien touchants ces adieux,
avec rendez-vous dans le sein du sauveur Jésus! Le
lendemain, après sept mois de détention et de
souffrances, André était porté sur une litière de
paille au lieu du supplice. En s’y rendant, il
récitait son rosaire à haute voix, et les curieux
disaient : « C’est bien singulier; il est content de
mourir, il va au supplice en chantant. » André,
entendant cette remarque, leur répondit: « C’est
qu’aujourd’hui je serai près de Dieu, pour y jouir du
bonheur sans fin. » Arrivé à l’endroit marqué, il dit
: « Je n’ai pas fini mes prières, attendez quelque
peu; » puis il se mit à genoux, les termina à haute
voix, et plaçant lui-même sous sa tête le billot qui
devait la soutenir, il s’inclina. Le bourreau ayant
frappé à faux, n’atteignit que l’épaule. André se
releva, essuya le sang avec son mouchoir, et se remit
en position, en disant : « Fais attention, et
tranche-moi la tête d’un seul coup, » puis avec le
plus grand calme, il reçut ce dernier coup qui
consomma son sacrifice. C’était le 17 de la septième
lune (25 août). André devait avoir environ soixante
ans. Le second
confesseur, condamné le même jour qu’André, est
désigné dans les actes officiels sous le nom de Tieng
Tenk-i. Mais il est à peu près certain que ce Tieng
Tenk-i n’est autre que — 172 — Pierre
Kim Tai-t’sioun-i, que nous venons de mentionner, en
rapportant le martyre d’André. Comme nous l’avons déjà
remarqué, ces changements de noms, quand il s’agit de
coupables condamnés à des peines infamantes, sont
assez fréquents. Pierre était natif du district de
Tai-heng, dans le Nai-po. Conduit d’abord au tribunal
de Hong-tsiou, puis bientôt après transféré au chef
lieu militaire T’sieng-tsiou, il fut, pendant
plusieurs mois, soumis à de fréquentes et cruelles
tortures. Il avait pour compagnon de prison son parent
André Kim. Comme lui, il demeura ferme dans les
supplices et constant dans sa foi; avec lui, il fut
transféré à la capitale, d’où ils partirent tous deux
ensemble pour cueillir, chacun dans son propre pays,
la palme du martyre. Pierre fut décapité à la ville de
Tai-heng, le 17 de la septième lune, en même temps
qu’André à Niei-san. Parmi les
trois confesseurs de la province de Tsien-la,
condamnés à mort le même jour que les précédents, nous
trouvons d’abord Stanislas Han Tsieng-heun-i.
Stanislas appartenait à une famille pauvre, quoique
noble, du district de Kim-tiei, dans cette province.
Parent éloigné d’Augustin Mou, dont nous parlerons
bientôt, il vivait habituellement chez celui-ci, et
remplissait auprès de son fils la fonction de
précepteur. Il y apprit la religion, l’embrassa de
grand cœur, la pratiqua avec zèle, et quand il fut
pris, vers la troisième lune, avec Augustin, ne se
laissa ébranler ni par les supplices, ni par les
promesses et les séductions. Il confessa noblement sa
foi, d’abord à Tsien-tsiou, puis à la capitale.
Stanislas ne fut en aucune manière impliqué dans
l’affaire du prétendu complot que l’on reprochait à la
famille Niou, mais coudamné uniquement pour son
attachement obstiné à la religion chrétienne. Envoyé
pour être mis à mort dans son propre district, à
Kim-tiei, il y fut décapité le 18 de la septième lune,
à l’âge de quarante-six ans. André Kim
T’sien-ai, esclave de la maison d’Augustin et instruit
par lui des principes de la foi, sut la pratiquer avec
une générosité au-dessus de sa condition. Pris en même
temps que son maître, il ne consentit jamais à
racheter sa vie par l’apostasie, souffrit
courageusement la question à Tsien-tsiou, puis à la
capitale, mérita d’y être condamné à mort, et fut
exécuté à Tsientsiou, le 19 ou 20 de la septième lune
(27 ou 28 août). Il était âgé de quarante-deux ans. Mathias
T’soi Ie-kiem-i, né de parents qui avaient quelque
petit titre de noblesse, au district de Mou-tsiang,
avait, jeune encore, entendu vaguement parler de la
religion chrétienne, et désirait — 173
— beaucoup
la connaître, sans pouvoir y parvenir. S’étant marié
au district de Han-san, dans la partie sud du Nai-po,
il apprit bientôt qu’il y avait beaucoup de chrétiens
dans les environs, alla de suite les trouver, se fit
instruire par eux des principales vérités de
l’évangile, et, à son retour à Mou-tsiang, se mit à la
pratiquer avec une grande ferveur. Sa piété et son
zèle à répandre partout la connaissance de la foi, et
à communiquer la grâce qu’il avait reçue, étaient
telles qu’il convertit un grand nombre de païens. La
persécution ayant éclaté avec violence dans son propre
pays, Mathias se retira chez les parents de sa femme,
à Han-san. Mais bientôt un grand nombre de chrétiens y
furent arrêtés, et entre autres vingt-huit de ceux
qu’il avait convertis. Quelques-uns d’entre eux le
trahirent et firent connaître aux mandarins le lieu de
sa retraite. Il y fut pris, le 13 de la quatrième
lune, et conduit d’abord à la préfecture de Han-san,
où il eut à subir un interrogatoire devant le
mandarin. Celui-ci l’ayant fait torturer plusieurs
fois inutilement, donna avis de cette capture au
gouverneur de la province, qui le fit conduire, la
cangue au cou, au mandarin de Mou-tsiang. Là, de
nouveaux supplices l’attendaient, mais rien ne put
abattre son courage, et le mandarin, poussé à bout,
l’envoya au tribunal de Tsien-tsiou, capitale de la
province, où sa sentence de mort fut portée. Ayant
encore sa mère presque octogénaire, Mathias demanda
l’autorisation de la voir une fois, afin de mourir
sans aucun regret; cette permission lui fut refusée.
Comme on le menaçait de le faire périr sous les coups,
il craignit un instant que par là quelque chose ne
manquât à son sacrifice, et en devint triste pendant
plusieurs jours; mais bientôt Dieu exauça les vœux de
son serviteur, et permit qu’il fût transféré près des
fidèles confesseurs Stanislas Han et André Kim. Grande
fut sa joie et celle de ses généreux compagnons quand
ils se virent réunis. Enfin le tribunal suprême rendit
une sentence définitive, et Mathias fut conduit au
marché Tsi-kap, dans son propre district de
Mou-tsiang, et décapité le 19 de la septième lune (27
août), à l’âge de trente-neuf ans. Ajoutons
ici les noms de quelques confesseurs de cette province
de Tsien-la, sur lesquels il ne reste pas de détails,
et qui, très-probablement, ont souffert à la même
époque, quoique la date exacte de leur martyre n’ait
pas été conservée. Ce sont: Ni Hoa-paik-i, noble du
district de Ieng-Koang, élève de Mathias T’soi,
décapité dans sa ville natale; T’soi Il-an-i,
vulgairement appelé Keum-no, neveu du même Mathias,
qui, après une glorieuse confession, mourut par suite
des supplices dans la — 174 — province
de Tsien-tsiou, à l’âge de quarante ans; un chrétien
nommé O, noble du village de Pok-san-t’si, au district
de Ieng-Koang, décapité; enfin un autre chrétien nommé
Ouen, pris à Sol-iei, district de Keum-san. et
décapité à Tsien-tsiou. Nous
connaissons les noms de deux seulement des confesseurs
qui ont été mis à mort pendant la huitième lune :
Philippe Hong, le beau-fils de Colombe Kang, dont nous
avons raconté le martyre avec celui de sa mère, et Kim
Tsong-tsio ou T’si-hoi. Ce dernier, peu connu des
chrétiens, à cause de la vie obscure qu’il avait menée
depuis son baptême, était d’une famille de médecins.
Il embrassa la religion dès quelle se répandit en
Corée. D’un visage froid et peu prévenant, d’un
caractère timide, appartenant d’ailleurs à une famille
très-pauvre, il avait peu d’accès auprès des grands,
et partant, peu de chance d’obtenir des charges. En
revanche, il avait du goût pour les études sérieuses,
et Ni Piek-i, plein d’estime et d’affection pour lui,
répétait souvent que T’si-hoi était un homme aussi
étonnant que peu connu. En 1791, il se racheta par
l’apostasie, comme presque tous les néophytes d’alors,
mais bientôt il regretta sa faiblesse, et reprit ses
exercices de religion avec plus de ferveur et
d’assiduité. A la persécution de 1801, dénoncé comme
un apostat relaps, il fut jeté en prison, où il
confessa d’abord généreusement le nom de Jésus-Christ.
S’il faut en croire sa sentence, il eut un moment
d’hésitation au tribunal des voleurs, puis se rétracta
presque aussitôt devant le tribunal des crimes, et
depuis lors ne se laissa plus intimider. Il fut
condamné à mort et exécuté le même jour que Philippe
Hong, le 27 de la huitième lune. C’est
aussi pendant la huitième lune que fut saisi Thomas
T’sio, fils de Justin T’sio, de Iang-keun. Ce dernier
avait été condamné à l’exil par le tribunal suprême,
pour cause de religion, et le mandarin de Iang-keun,
son ennemi personnel, furieux de n’avoir pu le faire
mettre à mort, avait juré de se venger sur le fils,
puisque le père lui avait échappé. La chose était
assez difficile, car Thomas, ayant accompagné son père
au fond de la province du Nord, se trouvait sur un
territoire hors de sa juridiction. Le mandarin
présenta plusieurs requêtes aux ministres, et à la
fin, grâce au crédit de quelques amis puissants,
obtint les pouvoirs nécessaires. Dès son
enfance, et avant d’être chrétien, Thomas s’était fait
remarquer par son excellent caractère et par sa piété
filiale; aussi, après sa conversion, devint-il
bientôt, par sa vertu et son — 175 ~ exactitude
à tous ses devoirs, un modèle pour les chrétiens de
l’endroit. Quand son père fut arrêté, en 1800, il le
suivit et vint s’installer à une lieue de la prison,
faisant tous les jours deux fois le voyage de la
ville, pour lui apporter sa nourriture, et le consoler
de tout son pouvoir. Justin ayant été transféré à la
capitale, Thomas s’attacha à ses pas, ne le quittant
ni le jour, ni la nuit, et raccompagna ensuite
jusqu’au lieu de son exil, à environ 150 lieues au
nord de Séoul. Ils y étaient à peine arrivés, quand
Justin, accablé par l’âge, par les suites de ses
blessures, par les fatigues d’un voyage aussi pénible,
tomba dangereusement malade. Thomas, toujours près de
lui, le servit avec un dévouement inexprimable, au
point que les païens de ce district, frappés
d’admiration, proclamaient hautement que jamais ils
n’avaient vu pareille piété filiale. Justin guérit, et
le père et le fils se consolaient ensemble des
amertumes et des privations de l’exil, quand, à la
huitième lune, arrivèrent les satellites de Iang-keun.
Le premier moment de surprise passé, Justin dit à son
fils : « Eh bien! à quoi es-tu résolu? » Thomas, forcé
de laisser seul son vieux père, avait le cœur déchiré,
mais soumis avant tout aux ordres de Dieu, et ne
voulant pas trop impressionner son père, en lui
laissant voir sa peine profonde, il répondit avec
calme: « Je n’ai d’autre pensée que de suivre pas à
pas la croix de Jésus-Christ. — C’est bien, reprit
Justin, maintenant je te vois partir tranquille et
sans regret, » et ils se séparèrent pour ne plus se
revoir en ce monde. Lorsque Thomas fut arrivé à
Iang-keun, le mandarin lui dit: « Connais-tu le crime
de ton père? » Thomas répondit : « Comment pouvez-vous
assez méconnaître les principes naturels, pour me
faire une pareille question? quelle faute a commise
mon père? La position où il se trouve aujourd’hui
vient de mes fautes à moi, et non des siennes. » Le
mandarin exaspéré lui fit subir de cruelles tortures,
en le sommant d’apostasier, mais Thomas supporta tout
avec constance. Pendant près de deux mois, presque
tous les jours, il fut cité devant le tribunal et mis
à la question, sans éprouver jamais un moment de
faiblesse. Mais son corps finit par succomber à ces
supplices répétés, et aux premiers jours de la dixième
lune, Thomas mourut dans la prison. Il y avait
longtemps qu’il se préparait au martyre. On rapporte
que, depuis plusieurs années, il profitait des moments
où il était seul pour se frapper violemment les bras
et les jambes, afin de s’accoutumer à supporter les
supplices, si Dieu permettait qu’il fût pris. C’est
peut-être en récompense de cette mortification
généreuse, que Dieu lui accorda la palme du martyre. |