Histoire de l’Église de Corée Charles Dallet
[109] CHAPITRE III.
Régence. — Persécution générale. —
Martyre de Jean T’soi, d’Augustin Tieng, de Louis de
Gonzague Ni, etc....
La mort
du roi Tieng-tsong tai-oang était un malheur pour tout
le royaume qui perdait en lui un prince sage, modéré,
ami de son peuple; mais pour les Nam-in et les
chrétiens, c’était un véritable coup de foudre. Ils
voyaient disparaître tout à coup le dernier obstacle
qui pouvait s’opposer à la rage de leurs ennemis.
Voici comment Alexandre Hoang, dans ses mémoires, nous
décrit la position respective des partis politiques en
Corée, à cette époque : « Depuis
longtemps les nobles étaient divisés en quatre partis
nommés No-ron, Sio-ron, Nam-in et Sio-pouk. Les deux
principaux étaient celui des No-ron et celui des
Nam-in. Vers la fin du dernier règne, ces partis
s’étaient subdivisés en deux camps ou deux fractions.
On appelait Si-pai, ceux des divers partis qui étaient
sincèrement dévoués au roi et disposés à le seconder
dans ses vues. Ceux au contraire qui, attachés à leurs
idées particulières, étaient toujours prêts à faire de
l’opposition, étaient nommés Piek-pai. Tous les
ennemis les plus acharnés des chrétiens étaient
Piek-pai. Les Nam-in Si-pai étaient en petit nombre.
C’est parmi eux que la religion se propagea d’abord,
et quoique plusieurs eussent renoncé à l’Évangile pour
conserver leur vie et leurs emplois, cependant ils
n’étaient pas foncièrement hostiles aux chrétiens. Les
chefs des Nam-in Si-pai étaient Ni Ka-hoan-i, Ni
Seng-houn-i, Tieng Iak-iong, etc. La fraction des
Nam-in Piek-pai avait pour chefs Hong Hei-ho et Mok
Man-tsiong. » Le roi
redoutait les Piek-pai qui étaient nombreux et
puissants, et dont les rangs se grossissaient tous les
jours. Il favorisait au contraire les Nam-in Si-pai,
lesquels étaient presque tous des hommes d’un grand
mérite. Ni Ka-hoan-i était le premier lettré du
royaume; Tieng Iak-iong avait comme savant et comme
homme d’État des talents extraordinaires. Le roi les
avait en particulière affection, et tous deux, avant
1795, furent souvent honorés des plus hautes dignités.
Les Piek-pai détestaient ces deux hommes et leurs
partisans, aussi, comme nous l’avons vu, se
servirent-ils du prétexte de la religion chrétienne
pour les — 110 — perdre,
et réussirent-ils, après l’entrée du P. Tsiou en
Corée, à les faire éloigner de la cour comme suspects.
C’est alors qu’ils furent privés de leurs fonctions et
relégués dans des postes inférieurs. Néanmoins le roi
les protégea toujours, et repoussa toutes les
accusations portées contre eux. Mais à la
mort de ce prince, son fils et successeur étant trop
jeune pour gouverner lui-même, la régence fut dévolue
de droit à son aïeule Kim Tieng-sioun-i, seconde femme
du père du feu roi. Aussitôt elle prit en main la
conduite des affaires et abaissa la grille
(c’est-à-dire le store en bambous derrière lequel elle
devait assister au conseil des ministres, car, quoique
nommée par tous grande reine et mère du peuple, elle
ne pouvait, suivant les usages, être assise près des
hommes). Tous ses parents appartenaient au parti
No-ron et Piek-pai, et avaient été éloignés des
charges publiques sous le règne précédent. Ils se
préparèrent à profiter du pouvoir absolu qui tombait
inopinément entre leurs mains, et à satisfaire leurs
rancunes politiques et religieuses, en ruinant à la
fois le parti Nam-in et la religion chrétienne. La
tempête, toutefois, ne se déchaîna pas immédiatement.
La loi coréenne, par respect et par superstition,
défend de s’occuper d’affaires importantes avant
l’enterrement du roi défunt. Or, le temps marqué entre
la mort et les obsèques de l’empereur de Chine étant
de sept mois, le roi de Corée, qui est son vassal, ne
doit attendre que cinq mois, tandis que pour les
membres de la haute noblesse l’intervalle est de trois
mois. Pendant cinq mois donc, on eut à accomplir tous
les jours diverses cérémonies en présence du corps du
défunt, et l’on ne put s’occuper que des immenses
préparatifs nécessaires pour lui donner la sépulture
selon toutes les règles. Les
cérémonies funèbres à peine terminées, vers la fin de
la onzième lune, la régente cassa tous les dignitaires
du parti Si-pai, et renvoya tous les ministres
jusqu’alors en fonction. Ces derniers furent remplacés
par Ni Pieng-mo, Kim Kouen-tsiou et Sim Oan-tsi, tous
trois du parti No-ron. Ce brusque changement était un
coup d’État, car, d’après la loi coréenne, on ne peut
pas ainsi improviser des ministres à volonté. La
dignité de ministre est à vie, c’est-à-dire qu’ils
conservent toujours le titre, même quand ils ne sont
plus en fonction, et ceux-là seuls peuvent être faits
ministres, par un simple décret royal, qui ont déjà
rempli cette charge. Pour en créer de nouveaux, il
faut observer une foule de règles, de cérémonies, de
formalités longues et minutieuses, qui demandent un
temps considérable. Mais la régente ne tint nul — 111 — compte
des lois et coutumes, et passa par-dessus tous ces
obstacles, pour avoir de suite sous la main des agents
dévoués à son parti. Quelques jours après parut, au
nom du jeune roi et de la régente, le décret impie qui
prohibait la religion chrétienne dans tout le royaume,
mettait au ban de la loi tous ses adhérents, ordonnait
à tous les fonctionnaires publics de les saisir, et
leur donnait plein pouvoir de les juger sans
miséricorde. D’anciennes
lettres, imprimées en Europe, portent qu’un ministre
eut alors le courage de défendre les chrétiens en
plein conseil, et qu’il reçut la palme du martyre en
récompense de sa généreuse apologie. Mais toutes nos
recherches n’ont pu jusqu’à ce jour nous faire
rencontrer des traces de ce fait, et nous ne voyons
pas de qui il pourrait être question. Le décret
de persécution était à peine publié que les
arrestations commencèrent. Le premier saisi fut Thomas
T’soi, le même qui, l’année précédente, avait soutenu
avec tant de talent et de courage la cause de
l’Évangile, devant le roi lui-même. Quelques jours
après, le 19 de la douzième lune, fête de la
Purification, Pierre T’soi Pil-tiei-i, cousin germain
de Thomas, fut pris à son tour. Il était en prière, à
l’aube du jour, avec quelques autres chrétiens, dans
une pharmacie qui donnait sur une des grandes rues de
la capitale. Des agents de police entendirent en
passant ces néophytes qui se frappaient la poitrine,
et croyant reconnaître le bruit d’un jeu de cartes
prohibé, enfoncèrent la fenêtre, se précipitèrent dans
l’appartement, fouillèrent toutes les personnes
présentes, et trouvèrent, non des cartes, mais un
calendrier chrétien. Comme aucun d’eux ne savait lire,
ils le portèrent de suite à des camarades plus
instruits, et apprenant que c’était un écrit de
religion, revinrent en toute hâte saisir les
délinquants. Tous s’étaient enfuis, excepté Pierre
T’soi et Etienne O, qui furent conduits au mandarin et
enfermés dans la même prison que Thomas T’soi. Deux
chrétiens nobles, du parti des Nam-in, furent pris
dans ces mêmes jours, l’un au district de Iang-keun,
et l’autre dans la ville de Tsiong-tsiou. Le premier
était ce même Justin Tsio Tong-siem-i, que nous avons
vu autrefois se livrer aux exercices de la retraite
spirituelle avec Xavier Kouen. Il fut de suite jeté en
prison. L’autre, nommé Ni Kei-ien-i, échappa à la
prison par l’apostasie et fut exilé. Les
perquisitions se multipliaient de toutes parts; toutes
les maisons suspectes étaient fouillées par les
satellites et souvent dévastées; l’effroi se répandait
parmi les chrétiens, lorsque, à la — 112 — fin
de cette douzième lune, les fêtes du nouvel an coréen
leur procurèrent un sursis de quelques jours, et
donnèrent à plusieurs le temps de se mettre en sûreté,
eux et leurs familles. L’année
qui commençait, l’année sin-iou (1801), devait être à
jamais mémorable entre toutes pour ses désastres. Elle
est gravée en caractères de sang dans les annales de
la Corée. C’est alors surtout que cette Église
naissante acquit droit de cité dans l’Eglise
catholique; c’est alors surtout que la foi de
Jésus-Christ planta dans cette terre infidèle des
racines que l’enfer ne saurait arracher et que le
temps ne fera jamais périr. Les fêtes du nouvel an
étaient à peine terminées lorsque le Il de la première
lune fut publié, au nom de la régente, un nouveau
décret dont voici le texte : « Le feu
roi disait souvent que si l’on s’appliquait à faire
briller la droite doctrine, la doctrine perverse
s’éieindrait d’elle-même. Maintenant j’entends dire
que la doctrine déréglée se maintient, et que depuis
la capitale jusque dans le fond des provinces, surtout
dans le Ho-tsiong, elle se répand de jour en jour
davantage; comment pourrais-je ne pas en trembler?
L’homme ne devient vraiment homme que par
l’observation des relations naturelles, et un royaume
ne trouve sa vie que dans l’instruction et la vraie
doctrine. Or, la doctrine déréglée dont il est
question ne reconnaît ni parents, ni roi; elle rejette
tout principe, elle ravale l’homme au rang des
sauvages et des animaux. Le peuple ignorant s’en
laisse pénétrer de plus en plus, et s’égare dans une
fausse voie; c’est un enfant qui court à la rivière et
s’y perd. Comment mon cœur ne serait-il pas touché? et
comment pourrais-je ne pas prendre en pitié ces
pauvres malheureux? « Les
gouverneurs et mandarins des villes doivent donc
ouvrir les yeux aux ignorants, faire en sorte que les
adeptes de cette religion nouvelle s’amendent
sincèrement, et que ceux qui ne la suivent pas soient
fortement éclairés et avertis. Par là, nous ne
foulerons pas aux pieds les instructions que le feu
roi s’est si généreusement efforcé de donner, et les
lumières qu’il a fait briller. Après cette stricte
prohibition, s’il y a encore des êtres qui ne
reviennent pas à résipiscence, il faut les poursuivre
comme rebelles. En conséquence, les mandarins de
chaque district établiront, chacun dans toute
l’étendue de sa juridiction, le système des cinq
maisons solidaires l’une de l’autre. Si parmi les cinq
maisons il y en a qui suivent la mauvaise doctrine, le
chef préposé à leur surveillance avertira le mandarin
pour les faire corriger. Après quoi, s’ils ne veulent
pas encore changer, la loi est là; — 113 — qu’on
les extermine de façon à n’en laisser aucun germe.
Telle est notre volonté; qu’elle soit connue et
exécutée, tant dans la ville capitale que dans les
provinces. » Cet édit
sanglant n’était que l’écho des cris de mort que
poussaient de toutes parts les ennemis du nom
chrétien, car pendant tout le cours de la première et
de la deuxième lune, on vit publier une foule
d’adresses au roi, de pétitions aux ministres, de
circulaires des nobles, etc., venues de tous les
points du royaume. Nous en avons sous les yeux une
collection qui, bien que très-incomplète, montre à
quel point les esprits étaient montés, et prouve à
elle seule qu’aucune force humaine ne pouvait arrêter
la persécution. Comme il
arrive toujours en pareille circonstance, l’enfer
suscita parmi les chrétiens eux-mêmes quelques
traîtres qui vendirent leurs frères. Entre ces
malheureux un surtout acquit une triste célébrité par
les désastres qu’il occasionna. C’était Kim le-sam-i,
originaire du district de Ho-tsiong, dans la province
de Tsiangtsien. Ses trois frères aînés ayant quitté
leur pays pour échapper à la persécution, étaient
venus s’établir à la capitale. le-sam-i les y suivit.
Mais bientôt il se perdit par la fréquentation des
mauvaises compagnies et, malgré les avis de ses
frères, tomba dans les plus grands excès. Réduit à la
misère, il extorqua d’abord quelques aumônes à un
chrétien de sa connaissance, originaire de la même
province, nommé Ni An-tsieng-i. Puis, celui-ci ne
pouvant ou ne voulant satisfaire à ses demandes, il
lui voua une haine acharnée. Ni
An-tsieng-i fréquentait les sacrements, Ie-sam-i, qui
le savait, se dit à lui-même : « Si le prêtre
l’exhortait à faire l’aumône, il ne pourrait
s’empêcher de la faire, et s’il ne la fait pas, c’est
que le prêtre ne l’y pousse pas. » Afin de se venger
du prêtre, il s’en alla faire une déclaration aux
chefs des satellites. Ceux-ci qui, depuis l’entrée du
prêtre en Corée, n’avaient encore pu pénétrer les
secrets des chrétiens, furent transportés de joie et
lui dirent : « Si l’affaire réussit, nous te ferons
obtenir une place grassement rétribuée. Tâche
seulement de savoir où est maintenant cet homme. » Le
prêtre restait à cette époque chez Colombe Kang, et
Ie-sam-i s’en doutait. Il convint avec les satellites
d’un jour où ils pourraient venir chez lui, promettant
de leur faire savoir la retraite du prêtre. Mais il
tomba gravement malade, et son projet échoua. Le P.
Tsiou, averti secrètement, se retira ailleurs. En vain
Ni An-tsieng-i essaya de ramener cet infortuné en — 114 — lui
donnant, à diverses reprises, des sommes assez
considérables, Kim Ie-sam-i, toujours plus avide, lié
d’ailleurs par ses déclarations antécédentes, retourna
à ses habitudes coupables, et se mêla plus que jamais
aux complots contre les chrétiens. Ce fut lui qui,
deux jours avant le second décret de la régente,
conduisit les satellites chez le catéchiste en chef,
Jean T’soi Koan-tsien-i. Pour échapper à la
persécution, Jean T’soi s’était d’abord retiré chez
d’autres chrétiens, mais une indisposition l’avait
forcé à revenir chez lui pour se soigner. Il fut saisi
au milieu de la nuit et jeté en prison. Peu après, il
eut à subir un premier interrogatoire, reçut treize
coups de planche, et quoique étendu sans mouvement sur
le sol, retrouva assez de force pour expliquer au juge
les dix commandements de Dieu, et la vanité du culte
des ancêtres. Beaucoup
d’autres chrétiens furent arrêtés, surtout des gens du
peuple, des pauvres, des ignorants et des femmes. On
eût dit que le nouveau gouvernement n’osait pas
s’attaquer de suite aux personnes influentes par leur
noblesse ou leur fortune. Sur ces
entrefaites, survint un très-fàcheux accident. Une
caisse qui renfermait des livres et des objets de
religion, ainsi que des lettres du P. Tsiou et
d’autres objets compromettants, avait été déposée dans
une maison que l’on croyait sûre. Quand parurent les
nouveaux édits de persécution, le dépositaire effrayé
voulut la faire reporter au propriétaire, et par
précaution l’enveloppa dans des branches de sapin,
espérant que le tout passerait pour du bois lié en
fagot. Un chrétien nommé Thomas Im consentit à s’en
charger. Mais l’étrange forme de ce fardeau fit
soupçonner à un agent de police que ce pourrait bien
être de la viande de bœuf tué en fraude. Il arrêta
donc le porteur et le conduisit jusqu’au poste de la
mairie. La caisse fut ouverte devant le mandarin; tout
ce qu’elle contenait, livres, objets de religion et
lettres du prêtre, fut confisqué, et Thomas envoyé
immédiatement sous escorte au tribunal des voleurs. Ce
fut de l’huile jetée sur le feu, et l’agitation devint
extrême. Ceci se passait le 19 de la première lune.
Cette caisse, au dire d’Alexandre Hoang et des
chrétiens de l’époque, appartenait à Augustin Tieng
Iak-tsiong, et le mandarin de la mairie le déclara
ainsi dans son rapport au grand juge criminel Ni
Iou-kieng-i. Celui-ci, soit qu’il conservât des
doutes, soit qu’il fût effrayé de la gravité de cette
affaire, ne fit pas de plus ample information pour le
moment. Dans les
premiers jours de la deuxième lune, ce grand juge
criminel fut cassé et remplacé par Sin Tai-hien-i,
qui, on ne sait dans — 115 — quelle
pensée, relâcha immédiatement tous les apostats dont
la prison regorgeait, et ne garda enchaînés que quatre
chrétiens fidèles : Thomas T’soi, Pierre T’soi, Jean
T’soi et Thomas Im. Les uns disent qu’on voulait les
faire périr sous les coups, d’autres qu’on songeait à
les envoyer en exiL En même temps, Sin Tai-hien-i fit
cesser les arrestations; mais les ennemis de la foi se
concertèrent aussitôt, et, dans une adresse à la
régente, demandèrent qu’on traitât les chrétiens en
rebelles, et que le grand juge fût puni comme eux pour
leur avoir montré trop d’indulgence. La régente
furieuse destitua Sin Tai-hien-i, annula tous ses
actes, ordonna de reprendre tous ceux qu’il avait mis
en liberté, et fit transférer les quatre chrétiens à
la prison du tribunal appelé Keum-pou. D’après
la loi coréenne, les dignitaires publics et les
individus accusés de lèse-majesté ou de rébellion sont
seuls justiciables du Keum-pou. Le tribunal des
voleurs ne s’occupe que des délits contre la
propriété. Pour les autres genres de délits, il y a le
tribunal des crimes, auquel sont amenables
non-seulement les gens du peuple, mais tous les nobles
qui n’exercent aucune fonction publique. Les chrétiens
avaient jusqu’alors été envoyés au tribunal des
voleurs. Les transférer au Keum-pou, c’était les
accuser de rébellion afin de pouvoir les punir en
conséquence. Tout
d’abord, ainsi que nous l’avons remarqué, on n’avait
saisi que des hommes du peuple ou de la classe
moyenne. Le parti nouvellement au pouvoir essayait ses
forces. Bientôt il se sentit assez puissant pour
frapper un coup décisif, et le 9 de la deuxième lune,
un mandat d’arrêt fut lancé avec toutes les formalités
requises contre Ni Ka-hoan-i, ministre de second
ordre, Jean Tieng Iak-iong, dignitaire du quatrième
degré, Pierre Ni Seng-houn-i, ex-mandarin, et Luc Hong
Nak-min-i, haut fonctionnaire. Ils furent tous les
quatre conduits à la prison du Keum-pou. Le Il de la
même lune, Ambroise Kouen T’siel-sin-i et Augustin
Tieng Iak-tsiong furent pris à leur tour. Le 14,
François-Xaxier Hong Kio-man-i fut arrêté avec son
fils Léon; mais ce dernier fut envoyé à la prison de
Po-tsien, ville où sa famille résidait. On
cherchait et on jetait en prison des néophytes de
toutes conditions et de tout âge. On fit même venir à
la capitale, pour y être jugés par le tribunal
Keum-pou, les chrétiens détenus dans les villes de
Nie-tsiou et de Iang-keun. Les allées et venues des
satellites dans tous les quartiers ne discontinuaient
ni jour ni nuit. Le Keum-pou, les deux divisions du
tribunal des voleurs, — 116 — la
prison du tribunal des crimes, tout regorgeait de
prisonniers. Des arrestations si nombreuses firent
beaucoup de bruit dans la ville. Chacun était
épouvanté; les chrétiens surtout étaient dans la
consternation, et leur frayeur fut portée à son
comble, quand, le 24, on vit les satellites, en
violation de tous les usages du pays, ne plus épargner
même les femmes nobles, forcer la maison de Colombe
Kang, et la saisir avec ses esclaves. Ce premier pas
une fois fait, le même jour et les jours suivants,
beaucoup d’autres femmes nobles furent aussi jetées en
prison. La
plupart de ces personnages importants ont été souvent
mentionnés dans cette histoire; nous ajoutons ici
quelques mots pour faire connaître les autres, Ambroise
Kouen T’siel-sin-i était le frère aîné du célèbre
François-Xaxier et le chef de cette famille des Kouen,
que Ni Piek-i choisit pour établir solidement la
religion dans ce pays. Nous avons déjà dit quelle
réputation de science et de vertu il s’était acquise.
Quand il entendit parler de la religion, il eut
d’abord peine à y croire, et ce ne fut qu’après avoir
approfondi avec précaution et prudence les divers
points de doctrine, qu’il se résolut à l’embrasser;
mais une fois son parti pris, il ne se démentit
jamais. Près de ses parents il s’exerçait aux devoirs
de la piété filiale; dans ses rapports de société, il
savait par sa libéralité et son dévouement gagner la
confiance de tous, et tous avaient pour lui le plus
grand respect. L’autorité de son nom attira beaucoup
de païens à l’Évangile. « Puisque cet homme-là regarde
la religion comme vraie, se disait-on, comment
pourrions-nous ne pas y croire ? » Cependant il ne
faisait pas de propagande directe, et ne se mêla
jamais aux affaires de la chrétienté. Il restait
toujours chez lui occupé de ses études et de ses
pratiques religieuses, ne s’inquiétant en aucune
manière des injures dont on l’accablait dans des
circulaires et écrits publics, ni des calomnies dont
on chercha souvent à le noircir auprès du roi. Entendant
parler des actes d’apostasie que les supplices
arrachaient aux chrétiens, il disait en soupirant: «
Pauvres gens! quel dommage! ils rendent par là
inutiles les travaux de la moitié de leur vie, et
perdent la couronne due à leurs souffrances. » Pris
lui-même et conduit devant les juges, il fit une
courageuse apologie de la religion et de ses
pratiques. Dans les supplices, son visage ne changea
point et il répondit avec calme et tranquillité, au
point qu’un de ses ennemis les plus acharnés, que sa
fonction obligeait d’être présent quand on le mit à la
question, disait en sortant à ceux qu’il rencontrait :
« Pendant les interrogatoires —117 — les
autres coupables sont tout hors d’eux-mêmes, mais pour
Kouen T’siel-sin-i, il ressemble à un homme
tranquillement assis à un festin. » Un des
principaux compagnons de captivité d’Ambroise Kouen
était Augustin Tieng Iak-tsiong, descendant de
l’illustre famille des Tieng de Ma-tsai,dont nous
avons souvent parlé, et l’un des frères aînés de Jean
Tieng Iak-iong. D’un caractère droit, d’un esprit
sagaceet profond, il s’appliqua de bonne heure aux
études et obtint dos succès dans les lettres. Il se
plaisait dans la compagnie des personnes graves et
instruites, et devint l’ami du fameux Ni Ka-hoan-i, et
des plus célèbres lettrés alors existants. Regardant
la littérature des examens comme trop légère, il
l’abandonna entièrement et, par cela même, renonça
d’avance aux dignités dont l’accès lui était
d’ailleurs si facile, afin de se livrer sans obstacle
aux recherches de philosophie et de morale. Pendant
quelque temps il s’appliqua à la doctrine de Lao-tse,
pour obtenir l’immortalité qu’elle promet à ses
adeptes; mais il reconnut bientôt le vide et le
ridicule de cette théorie. Il étudia aussi la médecine
et s’y acquit beaucoup de réputation. Dès que
la religion se répandit en Corée, il s’en fit
instruire, mais ne se rendit pas de suite. Il répétait
souvent que Ni Piek-i sortait de la vraie voie, et ce
ne fut que quatre ou cinq ans plus tard qu’il céda aux
sollicitations de la grâce; et reconnaissant dans ses
hésitations quelque chose de semblable à celles de
saint Augustin, il voulut prendre ce saint pour patron
au baptême. Devenu chrétien, il ne regarda plus en
arrière et pratiqua sa religion avec une ferveur et
une persévérance au-dessus de tout éloge. En 1791,
l’exemple funeste donné par ses frères et tant
d’autres de ses amis qui apostasièrent misérablement,
ne l’ébranla pas. Il ne s’émut pas davantage des
persécutions de sa famille. Son père non-seulement
avait refusé de pratiquer, mais encore il décriait la
religion et la prohibait sévèrement à ses enfants.
Augustin, tout en continuant de se montrer fils pieux
et dévoué, demeura fidèle à tous ses exercices
religieux, et supporta avec une patience inaltérable
tous les mauvais traitements. Il avait
été marié, mais sa femme mourut très-jeune, lui
laissant un fils nommé Charles, qu’il instruisait avec
soin de tous les devoirs de chrétien. Cédant aux
instances de sa famille, il se remaria peu de temps
après, avec le dessein de vivre dans la continence
avec sa femme. Les chrétiens l’en dissuadèrent, et il
eut plusieurs enfants dont nous parlerons dans la
suite. Alexandre
Hoang, qui avait intimement connu Augustin, nous — 118 — trace
de lui ce portrait; « Ne s’occupant nullement des
affaires du monde, il se plaisait surtout à l’étude de
la philosophie et de la religion. Un point de doctrine
était-il obscur pour lui, dans l’ardeur de ses
recherches il oubliait la nourriture et le sommeil et
ne se donnait point de repos qu’il ne l’eût éclairci.
En chemin ou dans sa maison, à cheval ou en bateau, il
ne discontinuait pas ses profondes méditations. S’il
rencontrait des ignorants, il mettait tous ses soins à
les instruire, et quelque fatigué qu’il pût être, on
ne voyait chez lui ni paresse, ni ennui à le faire; il
réussissait merveilleusement à se faire comprendre de
ses auditeurs, quelque grossiers qu’ils fussent. Il
composa en coréen deux volumes intitulés : Principaux
articles de la religion, où il réunit ce qu’il
avait vu dans les livres religieux, y ajoutant quelque
peu du sien et s’efforçant surtout d’être clair. C’est
un livre précieux pour les nouveaux chrétiens de ce
pays, et le prêtre l’a approuvé. Quand Augustin
rencontrait des chrétiens, après les premiers
compliments d’usage, il parlait de suite de doctrine,
et pendant tout le jour on ne pouvait placer une
parole inutile. Si on lui donnait la solution de
quelque difficulté qu’il n’avait pu pénétrer, il en
avait le cœur tout rempli de joie, et remerciait
chaleureusement son interlocuteur. Lorsque des gens
tièdes ou stupides n’entendaient pas volontiers les
vérités du salut, il ne pouvait contenir sa peine et
sa tristesse. On l’interrogeait sur toute espèce de
sujet et, grâce à la précision admirable de son
esprit, grâce à sa parole simple et claire, il
fortifiait la foi et échauffait la charité dans le
cœur de tous. Sa vertu était moins grande peut-être et
sa réputation moins brillante que celles du chef
catéchiste Jean T’soi, mais il était supérieur à ce
dernier en talents et en connaissances. » Outre le
livre qu’Alexandre Hoang vient de citer, Augustin, de
concert avec Josaphat Kim Ken-sioun-i, s’occupa de
composer un traité complet, montrant toutes les
vérités de la religion dans leur ordre et enchaînement
méthodique. Ils en avaient à peine fait la moitié
quand la persécution les surprit. Un ouvrage de ce
genre, rédigé par des hommes du pays, eût été
certainement beaucoup plus à la portée des peuples de
ce royaume; malheureusement il n’en reste aucun
vestige. Pendant
son séjour à la capitale, Augustin eut des rapports
très-fréquents avec le P. Tsiou, le reçut nombre de
fois dans sa maison, et fut nommé par lui président de
la confrérie Mieng-to. On rapporte que peu de temps
avant son arrestation, un de ses amis, chrétien de la
classe des interprètes, étant venu le trouver, — 119 vit
sur ses habits mille petites croix resplendissantes de
clarté, et lui demanda ce que c’était. Augustin, sans
répondre directement, détourna la conversation d’une
manière adroite, mais les chrétiens y virent un
présage des souffrances qu’il allait bientôt endurer,
et leurs prévisions ne furent pas trompées. Le Il de
la première lune, revenant à cheval de Mat-sai à la
capitale, Augustin rencontra sur la route un mandarin
du tribunal Keum-pou. Il l’avait déjà dépassé quand,
soupçonnant que ce mandarin allait pour le prendre, il
lui envoya son esclave demander qui l’on voulait
saisir, ajoutant que si c’était lui-même, il était
inutile d’aller plus loin. Le mandarin allait en effet
le chercher; Augustin fut donc pris en ce même lieu,
et conduit droit à la prison. Dans les
interrogatoires, il fit noblement sa profession de
foi, développa les vérités de la religion devant ses
juges, et déclara nettement que jamais il ne
consentirait à renier son Dieu pour se sauver la vie.
Au sujet
de la caisse d’objets de religion, prise le 19 de la
première lune, il déclara qu’elle lui appartenait,
mais interrogé ensuite sur les lettres qui y étaient
renfermées, il garda le silence. Le juge n’en pouvant
rien tirer, s’avisa d’envoyer à la maison d’Augustin
et de faire dire à sa famille : «Si votre père voulait
seulement indiquer les noms et la demeure du prêtre,
il n’y aurait plus de raison pour le faire mourir;
mais il préfère subir de violents supplices plutôt que
d’ouvrir la bouche. Vous, sa famille, ses enfants,
songez-y bien, et pour sauver la vie de votre chef,
avouez tout franchement. » La famille répondit qu’elle
ne savait pas de quoi il était question. Augustin
était accusé non-seulement, comme les autres
chrétiens, d’avoir violé la loi, mais d’avoir commis
le double crime de lèse-majesté et de rébellion. En
faisant l’apologie de la religion, il avait dit qu’on
ne devait pas la prohiber. C’était accuser d’injustice
le roi lui-même, puisqu’on venait de la proscrire en
son nom; c’était par conséquent crime de lèse-majesté.
De plus, dans son livre des : Principaux
articles de la religion chrétienne, il avait
mentionné le monde, la chair et le démon comme les
trois grands ennemis contre lesquels les fidèles
doivent lutter sans cesse. Or cette expression : le
monde, ne pouvant signifier que le gouvernement du
roi, la rébellion était évidente. Le tribunal admit et
consacra cette ridicule interprétation. Il ne faut pas
trop s’en étonner, car en Corée, comme partout
ailleurs, toute parole ou objection contre la religion
trouvera d’autant plus de croyants, qu’elle sera plus
inepte, plus niaise et plus stupide. Nous avons entre
— 120
— les
mains une réfutation du christianisme, composée par un
mandarin de la même époque, où il est dit : « Cette
religion ordonne de haïr ses parents, puisqu’elle
ordonne de haïr le corps que les parents ont engendré;
elle ordonne de traiter le roi en ennemi, puisqu’elle
dénonce comme ennemi le monde que le roi gouverne;
enfin elle veut anéantir le genre humain, puisqu’elle
enseigne que la virginité est plus parfaite que le
mariage. » Cette phrase a été écrite sérieusement, et,
aujourd’hui encore, elle est regardée par la plupart
des païens comme un résumé complet de l’Evangile. L’autre
prisonnier, François-Xavier Hong Kio-man-i, plus connu
parmi les chrétiens sous le nom de Hong de Nam-iang,
descendait lui aussi d’une noble famille du parti
Nam-in, depuis longtemps honorée de charges
importantes. Livré de bonne heure à l’étude,
François-Xavier était tsin-sa ou licencié, et son
caractère grave et réfléchi, aussi bien que l’étendue
et la variété de ses connaissances, lui avaient obtenu
l’estime générale. Après avoir résidé quelque temps à
la capitale, il alla s’établir au district de
Po-tsien, à huit ou dix lieues do la, où il entendit
parler du christianisme, vraisemblablement par la
famille des Kouen de Iang-keun, dont il était allié.
Il ne l’embrassa pas de suite, mais plus tard, éclairé
et pressé par son fils Léon, il en reconnut la vérité,
se mit à la pratiquer avec ferveur, et reçut le
baptême des mains du P.Tsiou. Quoique dans une belle
position, il n’eut plus dès lors de pensées pour les
grandeurs humaines; il cessa ses relations avec ses
nombreux amis païens, sans s’inquiéter des reproches
que cette conduite lui attirait. Tout appliqué à ses
devoirs et à l’instruction de sa famille, il
s’efforçait de réchauffer les tièdes et de propager la
religion, et passait fréquemment les soirées à
exhorter les chrétiens du pays, réunis chez lui à cet
effet. Quand l’édit de persécution fut publié,
François-Xavier Hong se cacha pendant quelques jours,
puis voyant qu’il ne pouvait échapper longtemps à ses
ennemis, il prit le parti de retourner chez lui,
accompagné de son fils, et d’y attendre l’ordre de
Dieu. Sur la route même, il fut rencontré par les
satellites, qui l’arrêtèrent et le conduisirent à la
capitale. Le procès
de tous ces hommes marquants ne devait pas durer bien
longtemps, leur sort était décidé d’avance. Il reste
peu de détails sur les interrogatoires et les
supplices qu’ils ont subis, mais quelques pièces
détachées des actes civils, que nous avons entre les
mains, nous les montrent accusés tous d’être
sectateurs d’une religion étrangère et dépravée.
Augustin Tieng seulement est accusé en outre de
lèse-majesté et de rébellion. Avant — 121 — la
fin des débats, le 21 de la deuxième lune, Ambroise
Kouen mourut dans la prison, à l’âge de soixante-six
ans, tué sous les coups, au rapport des uns, des
suites de ses blessures ou d’inanition, selon les
autres. Quatre
jours plus tard, tous les prisonniers furent condamnés
à mort. Les deux frères d’Augustin, Jean Tieng
Iak-iong et Tieng Iak-tsien, qui déjà, dans une
circonstance semblable, avaient donné un triste
exemple de faiblesse, eurent de nouveau la lâcheté de
fouler aux pieds les exhortations, les prières, les
larmes et les nobles exemples de leur frère, et de
racheter leur vie par l’apostasie. La sentence de mort
fut pour eux commuée en une condamnation à l’exil.
Ajoutons de suite que Jean Tieng, gracié quelques
années après, fit une longue et sincère pénitence de
son crime, qu’il consola les chrétiens par sa ferveur
et sa mortification exemplaires, et fit une mort
très-édifiante. Il a laissé plusieurs écrits
religieux, et principalement des mémoires sur
Tintroduction de l’Évangile en Corée, où sont
recueillis la plupart des faits jusqu’à présent
relatés dans notre histoire. Ni
Ka-hoan-i, dont tout le crime était d’avoir été l’un
des plus illustres chefs du parti vaincu, fut condamné
à mort comme chrétien, et enfermé, sans nourriture,
dans une chambre où il expira, après sept jours de
souffrances. Il connaissait très-bien la religion,
mais, comme tant d’autres savants, il aima mieux la
gloire des hommes que celle de Dieu, et ne donna
jamais aucun signe de conversion. Eut-il, à quelqu’une
des heures de sa longue et solitaire agonie, le
bonheur de reconnaître et d’adorer ce Christ, pour le
nom duquel on le faisait mourir? C’est le secret de
Dieu. Quoiqu’il en soit, un grand nombre des
descendants de cet infortuné ministre sont aujourd’hui
de fervents chrétiens. Les six
autres condamnés, savoir: Pierre Ni Seng-houn-i,
Thomas T’soi Pil-kong-i, Jean T’soi Tsiang-hien-i,
François-Xavier Hong Kio-man-i, Luc Hong Nak-min-i, et
Augustin Tienglak-tsiong, furent décapités en dehors
de la porte de l’Ouest, le 26 de la deuxième lune (8
avril 1801). Pierre Ni
Seng-houn-i avait alors quarante-cinq ans. Voici le
texte officiel de sa sentence : « Les
mauvais livres de l’Occident sont une monstruosité
sans exemple dans les temps anciens et modernes. Par
des paroles mensongères, ils prêchent un certain
Jésus, et trompent le monde. Ce qu’ils appellent
paradis et enfer n’est qu’une maladroite imitation de
la doctrine de Fo; ce qu’ils appellent père spirituel,
n’est que l’anéantissement des rapports naturels de — 122 — l’homme.
Ils disent que les biens et les femmes peuvent être
mis en commun, et que les supplices et la mort ne
doivent pas être redoutés. Toutes leurs paroles sont
fourbes, désordonnées et impudentes; les saints
doivent les rejeter, et le peuple les repousser.
Malgré cela, l’accusé a reçu le baptême, a acheté ces
livres, les a apportés d’une distance de dix mille
lys, les a répandus parmi ses parents et alliés, à la
capitale et en province, au près et au loin. C’est
encore peu. Il a communiqué avec les étrangers et
s’est lié avec eux; il a ourdi avec Iou-i-ri (Paul
Ioun) de mauvais et secrets complots, et s’est uni
dans de coupables démarches avec Iak-tsiong
(Augustin). Quand le roi eut fait afficher la loi,
l’accusé vit comme dans un miroir les mauvais génies
qui le dirigeaient; il fit au dehors semblant de
changer, mais au dedans son cœur continua d’être perdu
et aveuglé. Dans cette clique fourbe et cette race
dégoûtante des chrétiens,
il n’est personne qui ne l’ait regardé comme chef de
religion, et ne l’ait appelé père. Comment, après de
telles fautes, pourrait-il être supporté entre le ciel
et la terre? Toutes les preuves sont révélées, tous
ses crimes ont paru au grand jour; la loi du ciel
brille avec éclat, la loi du roi est justement sévère.
Je le reconnais. » Ces trois derniers mots, qui se
retrouvent à la fin de toutes les pièces analogues,
sont la formule habituelle d’acquiescement, que l’on
fait signer de gré ou de force à tous les condamnés. La mort
de Seng-houn-i fut plus triste encore que celle de Ni
Ra-hoan-i. Jamais peut-être, plus belle et plus facile
occasion de se repentir n’avait été offerte à un
pécheur. Chrétien ou non, il lui fallait mourir;
l’apostasie même ne pouvait lui sauver la vie, tandis
qu’un simple acte de retour à Dieu pouvait changer en
triomphe ce supplice inévitable. Mais ses défections,
ses lâchetés réitérées et persistantes semblent avoir
lassé la patience de Dieu, et il expira sans rétracter
son apostasie, sans donner le moindre signe de
contrition. Lui, le premier baptisé; lui, qui avait
apporté à ses compatriotes le baptême et l’Évangile,
marcha à la mort avec les martyrs et ne fut pas
martyr; il eut la tête tranchée comme chrétien et
mourut en renégat. mon Dieu, que vos jugements sont
justes et terribles! Cette
mort épouvantable consterna les païens eux-mêmes. Le
corps de Seng-houn-i, ayant été après trois jours
reporté dans sa maison, personne n’osa y aller faire
les visites habituelles de condoléance. Seul, un de
ses parents et amis, Sim-iou, s’y rendit vêtu de
deuil, mais sa conduite excita les murmures du peuple.
— 123 — Depuis
cette époque, dans la nombreuse parenté de Pierre Ni
Seng-houn-i, on ne compte que très-peu de fidèles, et
le plus grand nombre de ses parents se sont toujours
signalés par leur hostilité contre la religion
chrétienne. Il laissait trois fils, qui furent la
souche d’autant de familles, dont deux seulement font
aujourd’hui profession de christianisme. Détournons
maintenant nos regards de ces scènes attristantes, et
reportons-les sur la mort précieuse de nos martyrs. Thomas
T’soi, dont le caractère si droit et la noble
franchise avaient conquis les sympathies du feu roi,
marcha résolument au supplice. Le bourreau, encore peu
expérimenté, ne put lui trancher la tête du premier
coup. Thomas, portant la main sur sa blessure, la
retira tout ensanglantée, et la fixant avec attention,
s’écria : « Précieux sang! » Précieux, en effet, car
c’était le prix du ciel, dont un second coup de sabre
lui ouvrit immédiatement les portes. Vint
ensuite le zélé catéchiste Jean T’soi. Dans un des
interrogatoires subis au tribunal des voleurs, il
avait eu un moment de faiblesse; mais Dieu vint à son
aide, et la grâce reprit bientôt le dessus. A peine
arrivé devant le tribunal supérieur, il rétracta
courageusement ses paroles ambiguës. Il fit plus,
comme on le voit par le texte de sa sentence; il
composa alors même une apologie écrite de la religion
chrétienne, la présenta aux juges, et le lendemain la
scella de son sang. Il était âgé de quarante-trois
ans. François
Xavier Hong en avait soixante-quatre. Nous n’avons
aucun détail sur ses derniers moments; mais les juges
eux-mêmes ont fait un éloge magnifique de sa
persévérance, en inscrivant dans son arrêt de mort ces
paroles : « Il ose dire impudemment que c’est un
bonheur de mourir pour cette religion. Son obstination
est plus forte que le bois et la pierre. Pour lui,
tous les supplices sont trop légers. » Luc
Nak-min-i ayant, quelques années auparavant, renié le
christianisme publiquement et à plusieurs reprises, le
tribunal lui fit grâce de la vie. Il fut donc condamné
à l’exil, et, selon l’usage, il reçut d’abord une
forte bastonnade sur les jambes. C’est là que Dieu
l’attendait. Pendant cette torture, la foi, le
repentir, les sentiments généreux se réveillèrent dans
son âme, et relevant la tête, il dit à ses juges : «
Tout ce que j’ai fait par le passé n’était que pour
conserver lâchement ma vie. Maintenant que je suis
encore battu et déshonoré, j’aime mieux vous dire
franchement tout ce que j’ai sur le cœur, et mourir
avec courage. Le — 124 — Dieu
que je sers, c’est le souverain Seigneur du ciel, de
la terre, des esprits, des hommes et de toutes choses.
Mathieu Ni (nom coréen du P. Matthieu Ricci, l’apôtre
de la Chine), et les autres missionnaires, sont des
hommes admirables de doctrine et de sainteté; toutes
leurs paroles sont vraies. Je désire donc maintenant
mourir pour Dieu, et par là confesser la vérité de la
foi chrétienne. » Les premiers ministres qui
présidaient le tribunal furent aussi irrités que
surpris des paroles du confesseur de la foi, et une
grande rumeur s’éleva dans toute l’assemblée. Un
exprès fut immédiatement envoyé à la régente pour
l’informer de ce qui venait d’avoir lieu, et celle-ci
furieuse envoya l’ordre de soumettre Luc à une cruelle
torture. Son corps fut brisé de coups. Renvoyé à la
prison, il disait, en lavant le sang qui découlait de
ses blessures : « Maintenant, je suis heureux, et j’ai
le cœur à l’aise. » S’il faut en croire la sentence,
Luc aurait dit aussi qu’il souffrait la mort avec
joie, comme une punition de ses anciennes apostasies.
Quand il monta sur le chariot pour aller au supplice,
sa figure rayonnait de bonheur. Les yeux levés au
ciel, il ne cessait d’exhorter le peuple. Il mourut
ainsi, à l’âge de cinquante-un ans. L’auteur
contemporain qui nous a conservé ces faits, ajoute
quelques paroles bien dignes d’attention : « Après
avoir été fermes au commencement, dit-il, beaucoup
fléchissent à la fin. Se relever après la chute, et
devenir martyr après l’apostasie, n’est pas chose
commune, ni facile. Luc Hong, à ce qu’on assure,
récitait tous les jours son rosaire; même au milieu de
ses fonctions publiques, et delà foule des hôtes et
des amis qui s’empressaient chez lui, il ne l’omit
jamais un seul jour. C’est sans doute cette pratique
qui lui aura mérité une grâce aussi extraordinaire. »
— On est heureux de trouver cette réflexion touchante
sous la plume d’un néophyte. C’est une preuve de plus
que partout et toujours, les vrais chrétiens ont, pour
ainsi dire instinctivement, la même foi inébranlable
dans la toute-puissante intercession de Marie, mère de
Dieu, Les
derniers moments d’Augustin Tieng furent dignes de sa
vie. Quand on le conduisit au supplice, son visage
paraissait tout lumineux. Pendant le trajet il appela
le conducteur et lui dit qu’il avait soif. Les
assistants l’ayant réprimandé, il répondit: « C’est
pour imiter mon grand modèle que je demande à boire. »
Infatigable prédicateur dans la prison et devant le
tribunal, il fit encore du théâtre de son martyre une
chaire bien éloquente. Assis en face des instruments
de supplice, il les contempla avec — 125 — bonheur,
puis, élevant la voix de manière à être entendu de
tout le peuple, il s’écria : « Le Seigneur suprême du
ciel, de la terre, et de toutes choses, existant par
lui-même et infiniment adorable, vous a créés et vous
conserve. Tous vous devez vous convertir à votre
premier principe; n’en faites pas follement un sujet
de mépris et de raillerie. Ce que vous regardez comme
une honte et un opprobre sera bientôt pour moi le
sujet d’une gloire éternelle. » On l’interrompit en
l’avertissant de mettre sa tête sur le billot; il se
plaça de manière à voir le ciel, disant : « Il vaut
mieux mourir en regardant le ciel, qu’en regardant la
terre. » Le bourreau tremblait et n’osait frapper;
mais enfin la crainte du châtiment l’emportant sur
l’admiration, d’une main mal assurée il donna un
premier coup de sabre. La tête n’était tranchée qu’à
moitié, Augustin se redressa, fit ostensiblement un
grand signe de croix, et se replaça paisiblement dans
sa première posture pour recevoir le coup mortel. Ainsi
mourut, à l’âge de quarante-deux ans, l’un des hommes
les plus remarquables et l’un des plus grands martyrs
que la religion chrétienne ait comptés dans ce pays.
Son corps fut recueilli avec soin, et on l’emporta
dans la ville où résidait sa famille pour lui donner
la sépulture. Ses parents et alliés, tant païens que
chrétiens, affirment que plusieurs guérisons
miraculeuses ont eu lieu sur son tombeau. Augustin
avait été accusé du crime de rébellion; tous ses biens
furent, en conséquence, confisqués par un ordre
spécial du gouvernement. Il est probable que ses
ennemis voulurent par là empêcher à tout jamais la
réhabilitation de sa famille, et lui rendre la
vengeance impossible. Le même
jour, 26 de la deuxième lune, une autre sentence de
mort avait été portée. C’était celle de Louis de
Gonzague Ni Tan-ouen-i, l’apôtre du Nai-po. Après son
apostasie, en 1791, touché d’un sincère repentir, il
avait repris avec ferveur ses pratiques religieuses.
Il put voir le P. Tsiou, et même demeurer quelque
temps auprès de lui. Le prêtre lui répétait souvent :
« Après avoir commis tant de fautes, après avoir
administré les sacrements sans autorité, après avoir
scandalisé les fidèles par ton apostasie, comment
pourrais-tu faire assez pénitence? Le martyre seul
pourra te faire pardonner. » Aussi Louis pensait-il
sans cesse à s’y préparer. Arrêté par ordre du
gouverneur de la province, vers la fin de l’année
1795, il eut à souffrir de cruels supplices, mais il
ne faiblit pas et fut renvoyé à T’ien-an, sa ville
natale, pour y être mis au rang des fustigateurs. Ce
châtiment, fréquent en Corée, est très-honteux pour
une — 126 — personne
de condition honnête; mais le mandarin ne fit pas
exercer à Louis cette vile fonction, et se contenta de
le placer sous caution chez un particulier. Il resta
ainsi sous la surveillance de la police pendant six
ans environ, jusqu’au moment où l’on reprit son procès
en 1801. L’ordre
avait été donné de le mettre à la question, le 1er et
le l5 de chaque mois. Il est probable toutefois que
les prétoriens ne firent pas trop souffrir un homme
qui avait conquis leur estime, et s’était dévoué à
l’éducation de leurs enfants. Louis demeura ferme
pendant cette longue épreuve. Il pratiqua constamment
sa religion au vu et su de tout le monde, et, par ses
paroles aussi bien que par ses exemples, fit un grand
bien dans le pays. Ayant obtenu un jour la permission
d’aller visiter sa famille à Ie-sa-ol, il s’y informa
de l’état de la religion. Il apprit alors que, cédant
à la crainte, les chrétiens avaient réuni et brûlé sur
la place publique du village tous leurs livres de
religion. A cette nouvelle, il ne put retenir ses
larmes, et le cœur rempli d’amertune, il demanda si
aucun volume n’avait échappé à l’incendie. On lui en
apporta deux, enlevés secrètement. Lorsque,
après la mort du roi, la persécution redoubla de
rigueur, Louis fut transféré d’abord à Tsieng-tsiou
pour y subir la question, puis à la capitale, oîi il
fut condamné à mort avec Jean T’soi, Augustin Tieng et
leurs compagnons. Afin d’effrayer les populations, le
gouvernement donna ordre de l’exécuter à Kong-tsiou,
chef-lieu de la province où il avait, pendant
longtemps, prêché l’Évangile. C’est là qu’il fut
décapité, deux jours après les martyrs de la capitale,
le 28 de la deuxième lune (10 avril 1801). Sa tête ne
tomba, dit-on, qu’au sixième coup de sabre. Louis
avait alors plus de cinquante ans. Quelques-uns de ses
parents avaient assisté à l’exécution, mais ce ne fut
que plusieurs jours après, qu’ils purent recouvrer ses
précieux restes et les transporter dans le tombeau de
sa famille. On assure qu’au moment où ils
recueillirent le corps, la tête se trouva solidement
attachée au cou, sans autre trace du supplice qu’une
cicatrice circulaire, qui ressemblait à un fil
blanchâtre. Louis de
Gonzague Ni Tan-ouen-i, malgré sa faiblesse lors de la
première persécution, est, sans contredit, l’un de
ceux qui ont le plus travaillé à la propagation de
l’Évangile en Corée. Une grande partie de nos
chrétiens d’aujourd’hui sont les descendants de ceux
qu’il convertit alors. Aussi sa mémoire est-elle en
vénération dans le Nai-po et les districts voisins.
Par une coïncidence — 127 — assez
singulière, les deux premiers prêtres coréens étaient
de sa famille : le P. André Kim, petit-fils d’une de
ses nièces, et le P. Thomas T’soi, petit-fils d’un de
ses neveux. Sa descendance directe est aujourd’hui
éteinte. Quinze
jours après le triomphe de Louis de Gonzague Ni, eut
lieu dans cette même ville de Kong-tsiou l’exécution
d’un autre chrétien, assez peu connu. Les quelques
détails qui suivent ont été racontés par un vieillard
octogénaire, que des circonstances avaient alors amené
près de la prison, et qui entendit distinctement tout
ce qui s’y passait. Ni T’siong-kouk-i, dont on ignore
la famille et le nom de baptême, avait été pris à
T’siong-tsiou et conduit au chef-lieu de la province.
La veille de sa mort, vers le milieu du troisième
mois, la lune étant dans tout son éclat, il se tint,
toute la nuit, appuyé sur le seuil de la porte de sa
prison, récitant ses prières. Au point du jour, il
entr’ouvrit la porte et regardant du côté de l’Orient,
il s’écria à diverses reprises : « Pourquoi le jour
tarde-t-il tant à paraître? » Puis, entendant un coup
de fusil, il se leva tout rempli de joie et dit : «
Voilà qui est un bon signe, on ne tardera pas à
m’appeler, » et il se remit en prières avec un
redoublement de ferveur. Quelques
minutes après, un nouveau coup de fusil se fit encore
entendre, la porte de la prison s’ouvrit, et les
geôliers lui apportèrent le repas des condamnés à
mort. Ni T’siong-kouk-i se mit à table, remercia Dieu
longuement d’avoir créé dans le monde une telle
abondance de biens, puis goûta de chacun des mets
qu’on lui avait présentés, et, renvoyant la table, se
mit de nouveau à prier. Tout à coup, un cri fut
entendu : « Faites sortir Ni T’siong-kouk-i. » Il se
leva aussitôt et appelant par leur nom chacun des
chrétiens qui étaient prisonniers avec lui, il leur
dit : « Pour moi, par la miséricorde infinie de Dieu
et le secours de Marie, je vais maintenant jouir du
bonheur du ciel; vous tous ne perdez pas confiance,
faites comme moi. » Il les exhortait ainsi
chaleureusement et à haute voix, lorsque les soldats
le pressèrent de sortir. On le plaça sur un cheval, la
figure tournée vers la queue. Le visage rayonnant de
joie, il fut conduit au lieu de l’exécution, et
décapité, dans la vingt-septième année de son âge. |