Histoire de l’Église de Corée Charles Dallet LIVRE Ier
[57] CHAPITRE V
Suite de la persécution. — Défection
de quelques chrétiens influents. Martyre de Pierre Ouen.
Pendant
que la religion chrétienne était si glorieusement
défendue devant le premier tribunal de la partie
méridionale du royaume, plusieurs autres chrétiens
étaient aussi appelés à confesser leur foi, à la
capitale et dans les provinces voisines. François
Xavier Kouen Il-sin-i n’avait pas été inquiété en
1785, malgré son courage et ses réclamations
publiques. Mais en 1791, il ne put échapper plus
longtemps à l’envie de ses ennemis. Tous savaient
très-bien quelle grande influence exerçaient pour la
propagation de la nouvelle doctrine, son nom, sa
science et ses continuels efforts. Aussi, à l’occasion
de l’affaire de Tsin-san, Hong Nak-an-i, Mok
Man-tsiong-i, et plusieurs autres, présentèrent-ils
une accusation contre lui, le désignant comme le
principal chef et fauteur de la religion chrétienne.
François-Xavier fut donc arrêté et traduit devant le
tribunal des crimes, à la onzième lune de cette même
année. Ne pouvant pas obtenir sa rétractation, les
mandarins le mirent plusieurs fois à la torture, et
employèrent pour vaincre sa persévérance, des
tourments extraordinaires. Mais Xavier resta ferme. Il
fit clairement sa profession de foi sous le fer et le
fouet des bourreaux: « Il est impossible, disait-il,
de ne pas servir le grand Dieu, créateur du ciel, de
la terre, des anges et des hommes. Pour rien au monde
je ne puis le renier, et plutôt que de manquer à mes
devoirs envers lui, je préfère subir la mort. » Les
supplices eurent bientôt réduit son corps à un état
affreux. Cependant, le roi qui connaissait Xavier
Il-sin-i, et avait une grande estime pour ses belles
qualités, ne pouvait, malgré les réclamations des
ennemis du nom chrétien, se résoudre à signer sa
sentence de mort. Il désirait toutefois le faire
changer de sentiments, et commanda d’employer tous les
moyens imaginables pour le gagner. D’après ses ordres,
un nouvel assaut, plus dangereux que les précédents,
fut livré au confesseur. Les caresses, les flatteries,
les promesses, les insinuations, furent successivement
mises en œuvre, avec toutes les ressources que
l’amitié et la compassion — 58 — peuvent
suggérer; mais sans résultat. On revint alors aux
supplices et aux tortures, et le généreux confesseur
triompha de la souffrance, comme il avait triomphé des
perfides caresses de l’ennemi. De guerre lasse, le
roi, qui ne pouvait se décider à faire mourir Xavier,
le condamna à l’exil dans l’île Tsiei-tsiou
(Quelpaert), et le gouverneur de cette île reçut
l’ordre de mettre son prisonnier à la question, trois
fois par mois, jusqu’au moment où il ferait sa
soumission. Xavier
Kouen restait donc victorieux de ces premiers et
terribles assauts de l’enfer. Sa foi était intacte. Il
sortit de prison, et comme l’état de ses blessures
donnait de l’inquiétude, on lui permit de demeurer
quelques jours à la capitale, avant de partir pour le
lieu de son exil. Il alla se loger dans la maison de
Ni Ioun-ha. Là, occupé à soigner ses blessures et à se
disposer à son long voyage, il ne s’attendait guère,
pas assez peut-être, à une dernière et plus violente
tentation qui allait encore l’assaillir. A
l’instigation du roi, quelques fonctionnaires du
tribunal des crimes vinrent lui représenter que sa
vieille mère, alors âgée de quatre-vingts ans, ne
pouvait plus vivre longtemps. Une fois rendu à
Tsiei-tsiou, au delà de la mer, comment pourrait-il
supporter le remords de l’avoir laissée seule, et de
l’avoir privée de la présence de son fils à ses
derniers moments? On insista sur ce tableau déchirant,
et sans lui parler d’apostasie, ce qu’il repoussait
toujours avec indignation, ou l’engagea seulement à
faire au roi une légère soumission, afin d’obtenir une
commutation de peine, et d’être exilé en un lieu moins
éloigné. Xaxier vivement ému à cette pensée, se sentit
faiblir. Les uns disent qu’il fit de la main un signe
de soumission. D’autres prétendent qu’un des
assistants, le voyant chanceler, se hâta de faire ce
signe en son nom. Une troisième version rapporte qu’il
écrivit la phrase incomplète et amphibologique
suivante : « La doctrine des Européens
très-différente, la doctrine de Confucius et de
Meng-tse, mauvaise et fausse. » On lui fit remarquer
qu’il manquait, au milieu de la phrase, un caractère
nécessaire pour la compléter et la rendre
intelligible. Xavier aurait répondu: «Laissez-moi
tranquille, faites ce que vous voudrez.» On ajouta
immédiatement un caractère, de façon à donner à la
phrase le sens que voici : « La doctrine des Européens
est très-différente de la doctrine de Confucius et de
Meng-tse -.elle est mauvaise et fausse.» Quoi qu’il en
soit, un exprès fut envoyé au roi pour lui annoncer la
soumission de Xavier. Le lieu de son exil fut
immédiaiement changé, et il eut ordre de se rendre à
la ville de Niei-san. Hélas! il n’eut — 59 — pas
même le temps d’y arriver. Il s’était à peine mis en
route qu’une maladie, causée par ses blessures,
l’obligea de s’arrêter en chemin, et il mourut dans
une hôtellerie. Nous
voudrions pouvoir déchirer de notre histoire, cette
page que la vérité nous a forcé d’écrire. Cet homme
que nous avons vu si grand dans sa vie, si grand au
milieu des supplices, flétrissant ainsi ses derniers
moments par une lâche faiblesse, quel spectacle ! mais
aussi quelle leçon ! Sans doute, le peu de précision
des documents ne nous permet pas d’apprécier
exactement la portée de son acte de soumission, et de
le qualifier d’apostasie ouverte, mais au lieu de
raconter un triomphe, nous devons rester le cœur
triste, en face d’un doute insoluble. Heureux, si
après avoir refusé la couronne du martyre, que les
anges tenaient déjà suspendue sur sa tête, Xavier
Kouen a pu, par un acte de sincère repentir, trouver
grâce devant le Dieu dont il avait propagé le culte et
prêché la gloire, avec tant de zèle et de succès.
C’est le second exemple que nous rencontrons, de
chutes causées par un amour trop naturel pour les
parents. Nous en trouverons d’autres. La piélé filiale
est un devoir sacré, sans aucun doute; mais il y a
pour l’homme d’autres devoirs plus sacrés encore, et
parmi les premiers néophytes coréens, un grand nombre
ne le savaient pas assez. Pierre Ni
Seng-houn-i que nous avons vu se retirer si
honteusement avant le combat, était alors mandarin de
la ville de Pieng-t’aik. Malgré sa défection bien
connue du public, Hong Nak-an-i et ses partisans
présentèrent à la cour une requête, dans laquelle ils
le signalaient comme chef des chrétiens, ajoutant
qu’on l’avait vu, à la préfecture, lire des livres de
cette secte. Ils demandaient qu’il fût traduit devant
les tribunaux et jugé selon les lois. On l’accusait
aussi de ne pas faire les prostrations d’usage au
temple de Confucius. Les faits ne purent être prouvés,
et Seng-houn-i, de son côté, au lieu de confesser
ouvertement la foi, publia une lettre pour se
disculper de ce qu’il appelait une calomnie. Dans
cette requête de Hong Nak-an-i contre Pierre Ni, on
lit la phrase suivante: «Parmi les dignitaires du
royaume et les personnages les plus importants, déjà
sept ou huit sur dix ont embrassé cette doctrine. Où
arriverons-nous donc? » L’exagération de ces paroles
est manifeste, mais elles montrent bien qu’à cette
époque, la religion chrétienne s’était grandement
propagée en Corée, et que ses ennemis craignaient de
la voir envahir bientôt tout le royaume. Le
gouvernement effraye faisait faire — 60 — partout
des perquisitions. Sur la proposition de Kim
Sang-tsip-i, ministre des crimes, le roi ordonna que
ceux qui ne livreraient pas leurs livres de religion
dans l’espace de vingt jours, seraient poursuivis
selon la rigueur des lois. Dans une autre ordonnance
royale du 9 de la onzième lune, quatre jours avant le
martyre de Paul Ioun et Jacques Kouen, il était dit
que dans le procès des deux cousins, il ne s’agissait
pas d’une question de funérailles, mais que les deux
nobles avaient été mis en jugement, pour avoir osé
porter la main sur les tablettes de leurs ancêtres. Si
l’on supportait un tel crime, que ne devrait-on pas
supporter? Le roi ordonnait ensuite d’abaisser le rang
de la préfecture de Tsin-san, où le mal avait pris
naissance, et de la mettre au-dessous des
cinquante-cinq autres préfectures de la province de
Tsien-la. Le mandarin de cette préfecture devait être
cassé, pour n’avoir pas pris lui-même, à temps,
l’initiative de punir les coupables. Il fallait
inviter les lettrés de tout le royaume à étudier plus
à fond les vrais principes dans les livres classiques.
Dans les examens de chaque province qui allaient avoir
lieu, on devait faire un choix plus consciencieux des
candidats, et éliminer avec soin les individus
suspects. Enfin tous les fonctionnaires étaient
excités à déployer le plus de zèle possible pour
anéantir la nouvelle doctrine. On comprend, dès lors,
combien nombreuses furent les arrestations. Nous
avons raconté plus haut la conversion de Thomas Tsoi
Pil-kong-i, cet homme courageux qui ne cessait de
prêcher la foi, dans les rues et sur les places
publiques. Il était trop connu pour échapper. Traduit
devant le tribunal, et interrogé sur sa religion, il
répondit hardiment : «Tout homme doit suivre la loi du
Maître du ciel, et pour moi, je suis disposé à en
remplir toujours les devoirs. Les supplices auxquels
il fut soumis après cette réponse ne l’ébranlèrent
pas. D’une voix toujours égale, il ne cessait de
répéter la même profession de foi, parlant avec une
simplicité, une franchise, et une conviction telles
que tous les spectateurs en étaient dans l’admiration.
Le roi partagea lui-même ce sentiment, et touché de
pitié pour Pil-kong-i, voulut lui conserver la vie.
Dans ce but, il ordonna de faire tous les efforts
possibles pour obtenir de lui, par douceur, quelques
paroles de soumission. On s’appliqua donc à séduire
Thomas. Ruses, caresses, promesses de fortune, tout
fut employé, mais tout fut inutile. Sur les ordres du
roi, le vieux père et le frère de Thomas furent
appelés, et par leurs larmes et leurs supplications
essayèrent d’émouvoir ce cœur généreux. Thomas fut
vivement impressionné; tous les sentiments — 61 — de
la nature se révoltaient dans son âme. Il ne se rendit
pas néanmoins, et ne cessa de répéter que, malgré
tout, il ne pouvait se résoudre à renier Dieu, son
vrai roi et son vrai père. Cette
dernière tentative ayant échoué, il ne restait plus
qu’à prononcer le jugement selon la rigueur des lois.
Plusieurs fois le ministre des crimes demanda
l’assentiment du roi, mais il ne put jamais l’obtenir.
A la fin, le ministre touché lui-même de compassion,
annonça au roi que Pil-kong-i avait fait une
soumission telle quelle, et le prince aussitôt, louant
beaucoup son bon esprit et son obéissance, lui fit
donner une belle place, de celles que peuvent remplir
les familles de médecin. Dans une autre circonstance,
il se félicita encore d’avoir ramené Pil-kong-i à de
meilleurs sentiments. Celui-ci avait-il réellement
cédé à la crainte, comme quelques-uns le prétendent?
ou bien avait-il eu seulement la faiblesse de ne pas
protester de suite et avec énergie, contre les paroles
qu’on lui prêtait faussement? Nous l’ignorons. Quoi
qu’il en soit, il pleura amèrement sa faute, reprit sa
première ferveur, et s’appliqua avec plus de zèle que
jamais à tous ses devoirs de chrétien. Nous
retrouverons un jour son nom dans la liste des
martyrs. Un grand
nombre d’autres chrétiens arrêtés, vers la même
époque, se délivrèrent de la persécution par
l’apostasie. Nous pouvons citer parmi les principaux :
Tsoi Il-tsiel-i, Tsieng Inhiek-i. Son Kieng-ioun-i,
Sang Tak-nioun-i, T’soi In-kir-i, T’soi Pil-lie-i,
etc., qui tous eurent plus tard le bonheur de souffrir
le martyre. Dans le
Nai-po, nous rencontrons les mêmes exemples de
faiblesse. Au district de Koang-tsiou, apostasie de
Marcellin T’soi et de ses nombreux compagnons
d’emprisonnement; au district de Hong-tsiou, apostasie
de la famille de Seng-hoa; au district de Tang-tsin,
apostasie de François Pai et de beaucoup d’autres.
Marcellin T’soi et François Pai, lavèrent plus tard
cette faute dans leur sang. Enfin la défection la plus
triste, la plus humiliante pour les chrétientés du
Nai-po, fut celle de leur apôtre, Louis de Gonzague Ni
Tan-ouen-i. Connu de tous, païens et chrétiens, il ne
put longtemps éviter les embûches des persécuteurs. Il
fut pris et enfermé à Kong-tsiou. Nous ne connaissons
pas les supplices qu’il eut à supporter; mais il
parait certain qu’il se laissa ébranler. Une lettre du
gouverneur de Kong-tsiou, Pak Tsong-ak-i, du 2 de la
douzième lune, annonça au roi la soumission de
Tan-ouen-i. « Il a apostasié, dit ce document, de la
manière la plus formelle, a témoigné sa douleur de
s’être laissé — 62 — entraîner
dans une mauvaise doctrine mêlée de magie, et s’est
engagé avec serment à aller dissuader tous ceux qu’il
avait endoctrinés, afin de les ramener dans la voie
véritable. » Le roi répondit par un ordre de ne
relâcher le coupable qu’après un retour positif et
complet, car sa conversion était bien récente.
Toutefois il fut mis en liberté, le 5 de cette même
lune, et put retourner chez lui. Le rapport du
gouverneur de Hong-tsiou est évidemment empreint d’une
monstrueuse exagération. Quels qu’aient pu être les
torts de Louis, sa faiblesse n’a pu aller jusqu’à
s’engager par serment à faire apostasier les
chrétiens. La meilleure preuve, c’est qu’aussitôt mis
en liberté, il recommença à pratiquer tous les devoirs
de la religion. Mais comme il était trop connu dans le
Nai-po, il prit le parti d’émigrer pour être moins
exposé à de nouveaux périls. Dans la nuit du dernier
jour de cette année (1791), il fit ses adieux à son
frère aîné. Non-seulement plus de trente familles de
sa parenté qui habitaient en ce lieu, mais encore tous
les habitants du village, composé de plus de trois
cents maisons, s’étaient réunis autour de lui. C’était
lui qui leur avait fait connaître Jésus-Christ, lui
qui les avait convertis et baptisés; aussi semblait-il
que chacun perdit un père, un frère, un ami. Son
départ fut une scène déchirante. Il alla s’établir au
district de Hong-san, et recommença à travailler à la
prédication de l’Evangile, quoique avec beaucoup moins
d’éclat et de publicité. Nous aurons plus tard le
bonheur de raconter son martyre. Dieu, qui
avait, dans ses secrets desseins, permis tant de
chutes, ne voulut pas cependant que les ennemis de son
nom pussent se flatter dun triomphe complet. De grands
et glorieux exemples de fidélité vinrent consoler
l’Eglise naissante de Corée. Dans le district de
Mien-tsien, où les arrestations avaient été
très-nombreuses, Laurent Pak, voyant les chrétiens
emprisonnés depuis plusieurs mois, avait eu le courage
d’aller souvent les consoler dans leurs cachots. Un
jour, pendant que les prisonniers prenaient leur repas
du matin, il alla frapper à la porte du mandarin,
entra hardiment, et, se tenant debout en face de ce
magistrat, s’écria : « Battre avec violence des hommes
innocents, les tenir en prison pendant des mois
entiers, n’est-ce pas là un crime horrible? Le mandarin,
en colère, demanda quel était cet homme. On lui
répondit que c’était un habitant de Hongtsiou, frère
de Pak ll-lenk-i, alors en prison pour cause de
religion. Laurent fut saisi aussitôt. On lui passa une
lourde cangue au cou et on le battit violemment. Loin
de se laisser ébranler, — 63 — «
Cette cangue de bois est trop légère, disait-il au
mandarin, « faites-m’en mettre une de fer. » La
position du mandarin devenait difficile : toute la
ville était eu émoi et les murmures commençaient à se
faire entendre, car Laurent Pak était très-populaire.
N’osant pas le condamner, il s’en débarrassa en
l’envoyant ailleurs. Laurent comparut successivement
devant les tribunaux criminels de Hai-mi et de
Hong-tsiou. Dans ce dernier, il fut soumis à une
cruelle flagellation, mais son courage ne se démentit
pas. Il y avait un mois et quelques jours qu’il était
emprisonné, lorsqu’une dépèche de la cour arriva
ordonnant de le relâcher. Kim Pié,
l’aïeul du premier prêtre indigène de la Corée, le
vénérable André Kim, montra la même constance devant
les juges; néanmoins, il ne put pas obtenir la
couronne du martyre. Pierre
Ouen Si-tsiang-i fut plus heureux. Il était originaire
du village de Eug-tsieni, au district de Hong-tsiou,
et descendait d’une famille honnête et jouissant d’une
belle fortune. La violence sauvage de son caractère,
l’avait fait surnommer le Tigre. En 1788 ou 1789, il
était âgé de plus de cinquante-cinq ans, lorsqu’il
entendit parler de la religion chrétienne. Par une
grâce extraordiriaire de Dieu, il se convertit à
l’instant, mais sans en parler à personne, et un jour
il quitta sa maison, en disant : « J’ai vécu
inutilement plus de cinquante années, quand je
reviendrai, on saura la cause de mon départ. Soyez
sans imiuiétude et surtout ne m’attendez pas. » Il
partit à l’instant, et, pendant plus d’un an, on ne
put en avoir aucune nouvelle. Enfin, Pierre ayant
reparu, ses parents et ses amis accoururent près de
lui, lui faisant mille questions, auxquelles il
répondit en souriant : « Pendant plus de cinquante
ans, j’ai failli bien des fois mourir, mais maintenant
j’ai une médecine qui assure la vie pour des milliers
d’années, je vous expliquerai cela demain. » Le
lendemain, en effet, il réunit tous ses parents, et se
mit à leur développer l’origine et la fin de ce monde,
l’existence d’un Dieu créateur et conservateur de
toutes choses, le péché originel, l’Incarnation, les
commandements de Dieu, le ciel et l’enfer, enfin, tout
ce qu’il savait de la religion chrétienne. « Voilà,
ajouta-t-il, pour quiconque a bonne volonté, le moyen
de vivre éternellement. vous tous, recevez mes paroles
comme mes vœux testamentaires, et embrassez comme moi
cette religion divine. » La grâce accompagnait ses
paroles, tous promirent de se mettre, dès ce jour, au
service du grand roi et père commun de tous les
hommes. — 64 — Mais ce
qui, plus que tous les discours, donnait à Pierre une
force convertissante, c’était son bon exemple, c’était
le triomphe qu’il avait remporté sur lui-même.
Lorsqu’il revint chez lui, il avait tout à fait dompté
son caractère, et montrait dans les diverses
circonstances de la vie une inaltérable douceur. On
admirait aussi son zèle ardent pour soulager les
pauvres en leur faisant part de ses biens, et pour
exhorter les païens de sa connaissance dont il
convertit plus de trente familles. Sa ferveur était si
grande que, même en présence des païens, il
accomplissait toujours ses exercices religieux.
Environ deux ans après sa conversion, le bruit que sa
famille était tout entière chrétienne, arriva
jusqu’aux oreilles du mandarin. Celui-ci envoya des
satellites pour saisir un cousin de Pierre nommé
Jacques; mais, sur l’avis de ses amis, Jacques avait
pris la fuite. Les satellites s’adressèrent à Pierre :
« Où est allé votre cousin? — Il s’est caché par
crainte de la mort; comment voulez-vous que je sache
où il est? — Nous avons ordre du mandarin de l’arrêter
comme chrétien; mais, puisqu’il n’est pas ici, nous
allons vous prendre en sa place. — Soit, » répondit
Pierre, et aussitôt il fut pris et conduit au prétoire
devant un officier subalterne qui lui dit : « Où est
allé votre cousin? — Je l’ignore. — On dit que votre
cousin pratique la religion chrétienne; la
pratiquez-vous aussi’? — Je la pratique. — Promettez
de ne plus la pratiquer, reniez Dieu, et j’avertirai
le mandarin que tous ces bruits sont une pure
calomnie, vous serez relâché de suite. — Je ne puis
renier Dieu. » On l’enferma dans une chambre, et
pendant plusieurs jours on ne cessa de le presser
d’apostasier. Mais Pierre s’y refusant toujours,
l’officier en colère l’envoya au mandarin. « Est-il
vrai, lui dit ce magistrat, que tu suis la religion du
Maître du ciel? — Cela est vrai. — Renie ton Dieu,
dénonce tes complices, et dis-moi que tu ne la suivras
plus, je te relâcherai aussitôt. — Renier Dieu!
jamais! Je ne puis non plus dénoncer d’autres
chrétiens. — Ne veux-tu pas dénoncer tes complices et
déclarer les livres que tu as chez toi? — Cela m’est
impossible. » Le mandarin furieux lui fit subir le
supplice de l’écartement des os, et le fit battre de
soixante -dix coups de la planche à voleurs. Mais
Pierre souffrait tout patiemment, ne cessant d’exposer
la vraie doctrine, sur Dieu, sur les devoirs de
l’homme envers Dieu et les parents, sur la vanité des
superstitions païennes, etc.. Renvoyé à la prison, il
comparut encore le lendemain, et aux mêmes questions
du juge, fit les mêmes réponses. Il subit
de nouveau le supplice de l’écartement des os et fut.
— 65 — frappé,
plus cruellement que la veille, avec la planche à
voleurs. Ses chairs étaient en lambeaux, ses deux
épaules brisées, et les os du dos, tout meurtris,
restaient à nu. C’est dans ce triste état qu’on le
reconduisit à la prison. Malgré ses souffrances, son
visage respirait le contentement et la joie. Il se mit
à prêcher les geôliers, prétoriens et satellites, et
peu de jours après, un chrétien étant venu le voir à
la prison, il reçut de lui le baptême, car jusqu’à ce
moment, il n’était que catéchumène. Cependant le
mandarin ayant fait un rapport au gouverneur de la
province, en reçut l’ordre de faire mourir Pierre sous
les coups. Au troisième interrogatoire devant le juge
criminel, on déploya un appareil formidable, et un
grand nombre de satellites furent placés autour du
confesseur pour l’effrayer. Le juge lui dit : « Le
désir de te sauver la vie m’a fait employer tous les
moyens pour te faire revenir à de meilleurs
sentiments; mais comme tu ne voulais rien écouter et
que tu t’obstinais à désirer la mort, j’ai averti le
gouverneur, et j’en ai reçu l’ordre de te faire périr
sous les coups; sache donc que cette fois tu vas
mourir. » Pierre répondit : « c’est mon vœu le plus
ardent. » A ces mots, on serra ses liens, et on
commença à lui faire subir des tortures affreuses qui
durèrent tout le jour. Pierre les supporta
courageusement, mais il eut le corps tellement broyé
qu’il ne pouvait plus faire usage de ses membres. On
dut l’emporter à la prison, et lui faire mettre dans
la bouche les aliments qu’il ne pouvait plus prendre
lui-même. Enfin le
juge criminel et le mandarin réunis, firent un dernier
effort pour le gagner, en lui parlant de ses enfants,
qui sans cesse l’attendaient et l’appelaient. « Ceci
me touche vivement, répondit Pierre, mais c’est Dieu
lui-même qui m’appelle, comment pourrais-je ne pas
répondre à sa voix? » Alors ils lui firent donner le
régal ordinaire des condamnés à mort. Puis on se mit à
le battre avec plus de rage qu’auparavant, de manière
à le tuer aussi vite que possible. Mais il ne mourait
pas. Le mandarin, les satellites et les bourreaux,
épuisés de fatigue, se dirent alors : « ce coupable ne
sent pas les coups, il n’y a pas moyen d’en finir. » —
« Je sens les coups, répondit Pierre, mais Dieu est là
qui me parle et me fortifie lui-même. » En entendant
ces paroles, le mandarin dit : « Ce coquin-là a sans
doute le diable à ses ordres, » et il fit frapper plus
fort, mais inutilement. A la fin, désespérant de le
tuer ainsi, le mandarin commanda de le lier et de
l’exposer couvert d’eau au froid de la nuit, pour le
faire geler. Pierre fut donc attaché avec une grosse
corde et on lui versa de l’eau sur — 66 — tout
le corps. Bientôt, il fut entièrement couvert de
glace. Dans ce supplice, il ne pensait qu’à la passion
du Sauveur, et répétait : « Jésus flagellé pour moi
par tout le corps, et couronné d’épines pour mon
salut, voyez la glace dont mon corps est couvert, pour
l’honneur de votre nom; » puis il offrait sa vie à
Dieu avec action de grâces. Au second chant du coq, il
rendit le dernier soupir. C’était le 17 de la douzième
lune de l’année im-tsa (janvier 1793). Pierre avait
alors soixante et un ans. Vers
cette époque, la persécution diminua beaucoup
d’activité et de rigueur, surtout à la capitale. Le
roi, d’un caractère naturellement modéré, répugnait
aux mesures de violence. Il préférait voir employer
auprès des chrétiens les caresses, les promesses, les
séductions de tout genre, et trop souvent ce système
réussit à amener des apostasies, surtout parmi les
nobles. Dans les provinces, les choses étaient
abandonnées à peu près à l’arbitraire des gouverneurs,
qui poursuivaient les chrétiens ou les laissaient en
paix, selon leurs caprices ou leurs préventions
personnelles. Aussi, tandis que quelques chrétientés
jouissaient d’une liberté presque complète, dans
d’autres, comme le Naipo, les néophytes furent
toujours poursuivis et maltraités. En 1794, nous
trouvons une nouvelle persécution à Hong-tsiou, sans
pouvoir en préciser la violence et l’étendue. Paul Pak
Hieng-hoa, eut alors le malheur d’apostasier. Nous le
verrons réparer glorieusement cette faute on 1827.
Paul Hoang, qui n’obtint la couronne du martyre qu’en
1813, fut plus généreux. Il était né à Tsié-oun-i, au
district de Tsieng-iang, et depuis longtemps
pratiquait la religion avec ferveur, lorsqu’il fut
arrêté et conduit devant le mandarin. « Renie ton
Dieu, lui dit celui-ci, injurie-le, et je te permets
de te retirer. — Injurier Dieu! répondit Paul, c’est
ce que les animaux eux-mêmes ne pourraient faire.
Comment l’homme qui a une âme spirituelle oserait-il?
» Il fut battu violemment avec la planche à voleurs,
mais ne faiblit pas un seul instant et, après une
longue flagellation, fut reporté mourant à la prison.
Les soins que lui donnèrent les autres prisonniers le
firent cependant revenir à la vie. Le mandarin, étonné
d’apprendre qu’il n’était pas mort, le condamna à
exercer l’emploi de bourreau-fusligateur. Trois mois
après Paul fut relâché. Des douze chrétiens arrêtés
avec lui, il paraît que pas un n’eut le courage de
l’imiter. Tous se tirèrent d’embarras par des paroles
d’apostasie. On parle
aussi de quelques actes de persécution dans d’autres
endroits. Mais ce n’étaient probablement que des
vexations — 67 — locales,
de peu d’importance, et l’on n’en a conservé qu’un
vague souvenir. Telle fut
la première persécution qu’eut à subir l’Église de
Corée, tel fut le baptême de sang et de larmes qui
consacra cette chrétienté naissante. Quand on songe
que, par une disposition particulière de Dieu, unique
peut-être dans l’histoire du christianisme, cette
Église avait été fondée, croissait et se fortifiait
sans le secours d’aucun pasteur, le courage de ses
martyrs, la constance de ses confesseurs, la
persévérance de ses enfants, son existence même,
deviennent un éclatant prodige. Sans
doute tous ne surent pas confesser leur foi. Les
premiers convertis, les plus célèbres propagateurs de
l’Évangile, nous ont attristés du spectacle de leur
lâcheté. En punition peut-être de quelque secret
orgueil causé par le succès de leur parole, ils sont
tombés, et en ont entraîné beaucoup dans leur chute.
Mais ce n’est pas la défection de quelques-uns qui
doit nous surprendre, ce qui est vraiment étonnant, ce
qui montre une œuvre manifestement divine, c’est que
tous n’aient pas apostasié. Ils n’avaient qu’une
connaissance bien incomplète de la religion; ils
n’avaient pas d’autres maîtres que les quelques livres
chinois introduits en cachette, possédés seulement par
les plus instruits; et surtout, ils n’avaient pas le
secours des sacrements. Nous voyons tous les jours ce
que sont, même avec ce secours surnaturel, tant de
chrétiens qui les reçoivent souvent. Qu’auraient dû
être ces pauvres néophytes qui en savaient à peine le
nom ! Et
cependant, par l’unique puissance de la grâce de Dieu,
nous comptons, parmi ces néophytes, des martyrs, des
confesseurs, des prédicateurs zélés de l’Évangile. Dix
ans après le baptême de Pierre Ni à Péking, nous
trouvons, malgré la persécution, malgré la défection
coup sur coup des plus illustres chefs, plus de quatre
mille chrétiens en Corée. Nous rencontrons chez eux la
pratique des plus grandes vertus, la charité envers le
prochain, la mortification, la chasteté, toutes choses
si inconnues des païens et si inexplicables pour eux.
Oui, le doigt de Dieu est là. Une paix
relative suivit l’apaisement de la persécution. La
chrétienté en profita pour se resserrer, se raffermir
dans le silence et la prière, et même faire de
nouvelles conquêtes. Les chefs éminents avaient
disparu. Il restait à la vérité Ambroise Kouen, frère
aîné de Xavier, et l’illustre famille des Tieng, mais
— 68 — par
caractère, ils se mêlaient peu des affaires de la
chrétienté, et on ne voit pas qu’ils l’aient jamais
dirigée. Ceux que nous trouvons alors à la tête sont :
Jean T’soi Koan-tsien-i, et Matliias T’soi In-kir-i,
hommes zélés et capables, de la classe moyenne. Ils
n’avaient pour eux ni la renommée, ni la grande
naissance de leurs prédécesseurs, mais le progrès de
la religion n’en souffrit nullement, et quoique moins
frappant aux yeux des païens, fut plus réel et plus
solide. On dirait que la Providence, après s’être
servie de ces savants et de ces nobles, pour produire
le premier ébranlement, les laissa disparaître presque
aussitôt, pour montrer que l’Évangile n’a pas besoin
d’eux, et faire comprendre aux Coréens qu’il ne
s’agissait pas d’une de ces sectes philosophiques
auxquelles le nom, la position et la science des
adeptes donnent pendant quelques jours une vie
factice, et qui meurent avec leurs fondateurs. Non multi
sapientes secundum carnem, non multi nobiles ut non
evacuetur crux Christi. Peu de savants selon la
chair, peu de grands, peu de nobles, afin que ne soit
pas oubliée et réduite à rien la croix du Christ. — I
Cor. i, 17. Voici le
portrait que tracent de Jean T’soi les relations
coréennes. Le chef catéchiste Jean T’soi fut un des
premiers à embrasser la religion. C’était un homme
calme, prudent, éclairé, au cœur généreux et résolu.
Il expliquait la vérité avec précision et douceur. Sa
parole était sans apprêt, et cependant tous
l’écoutaient avec satisfaction et grand profit pour
leurs âmes. L’humilité, la résignation à la volonté de
Dieu, lui étaient comme naturelles, et, quoiqu’il n’y
eût rien d’extraordinaire dans sa conduite, jamais
homme ne fut plus estimé et plus aimé des chrétiens. Le
premier soin de Jean Tsoi et de ses compagnons fut de
chercher à obtenir un prêtre. Les difficultés nées de
la persécution étaient presque aplanies, et le désir
des fidèles de posséder le ministre de Dieu, était
plus ardent que jamais. Il fut donc décidé que Paul
Ioun Iou-ir-i, qui avait déjà fait deux fois le voyage
de Péking, se mettrait à la tête de l’expédition, et
que Sabas Tsi Tsiang-hong-i l’accompagnerait avec
quelques autres. Pendant leur absence, on devait
préparer une maison, à la capitale, pour y recevoir le
prêtre, et la garde de cette maison devait être
confiée à Mathias T’soi In-kir-i. Les
courageux députés partirent donc, à la suite de
l’ambassade, vers la fin de l’année 1793. Dieu les
protégea dans le chemin, et ils arrivèrent
heureusement au terme de leur voyage. |