Histoire de l’Église de Corée Charles Dallet LIVRE Ier [37] CHAPITRE IV
Persécution de 1791. — Martyre de
Paul Ioun ei de Jacques Kouen.
Après le
martyre de Thomas Kim Pem-ou, les clameurs des ennemis
de la religion s’étaient un peu calmées, mais leur
haine n’était pas éteinte. Ils tramaient toujours de
nouveaux complots pour perdre les chrétiens, et ils ne
préparaient leurs batteries dans le secret que pour
les rendre plus formidables. Deux hommes surtout se
montraient les adversaires acharnés de l’Évangile.
C’étaient Hong Nak-an-i et Ni Kei-kieng-i. Le premier
avait, en 1787 et 1788, publié des lettres violentes
contre les chrétiens, et adressé une supplique au roi,
pour obtenir un édit de persécution. Le second, ami de
Pierre Seng-houn-i et son compagnon d’études, avait
d’abord fait cause commune avec les fidèles, mais
s’était bientôt retiré, et, en 1788, était allé
grossir le parti de Hong Nak-an-i. Appliqués sans
cesse à rechercher tout ce qui pouvait favoriser leur
projet, ces deux individus épiaient la conduite et les
paroles des chrétiens, et n’attendaient qu’une
occasion favorable pour exciter une persécution contre
eux. Cette occasion se présenta dans l’année sin-haï
(1791), lorsque, à la mort de la mère de Ioun
Tsi-t’siong-i, ce chrétien refusa de faire les
sacrifices accoutumés. Paul Ioun
Tsi-t’siong-i, appelé encore Ou-iong-i, descendait
d’une famille noble originaire de l’île de Hainam. Ses
ancêtres avaient souvent occupé des places
distinguées, et plusieurs d’entre eux s’étaient fait
un nom dans les lettres. Son père, après s’être livré
avec succès à l’étude de la médecine, était venu
s’établir au village de Tsang-kou-tong, district de
Tsin-san, province de Tsien-la. C’est la que naquit
Paul Ioun en l’année kei-mio (1759). Dès l’enfance, il
se fit remarquer par son intelligence et sa bonne
conduite. Il acquit rapidement une réputation de
science, qui grandit encore, lorsqu’en l’année
kiei-mio (1783), à l’âge de vingt-cinq ans, il obtint
aux examens publics le grade appelé tsin-sa
(licencié). Pendant l’hiver de l’année suivante, ayant
fait un voyage à la capitale, il trouva chez Thomas
Kim Pem-ou, deux livres de religion qu’il emporta et
dont il prit copie : mais il ne pratiquait pas encore.
Ce ne fut qu’environ — 38 — trois
ans après, qu’instruit par son cousin germain Tieng
Iaktsien, sur tout l’ensemble de la religion
chrétienne, il l’embrassa définitivement et se mit
avec ferveur à en remplir les devoirs. Lorsqu’on
commença à persécuter les chrétiens, il brûla, par
crainte, une partie de ses livres, mais n’en continua
pas moins à pratiquer la religion en secret. On ne
voit pas qu’il ait eu beaucoup de relations publiques
avec les chrétiens, ni qu’il ait travaillé à la
conversion des infidèles. La lettre de l’évêque de
Péking défendant les sacrifices et autres
superstitions en l’honneur des parents défunts
n’ébranla pas son courage. Il obéit sur-le-champ, et
brûla les tablettes, qui, selon la coutume du pays,
étaient conservées dans sa famille. Sur ces
entrefaites, dans l’été de l’année sin-haï (1791), sa
mère, nommée Kouen, vint à mourir. La
position était délicate. La nouvelle de cette mort
allait attirer chez Paul ses parents et amis, pour lui
faire leurs compliments de condoléance et pour
assister aux sacrifices. Il devait violer sa foi et
renier son Dieu au moins extérieurement, ou bien être
prêt à affronter les reproches, les injures et les
malédictions. Son âme noble et droite ne balança pas
sur le parti à prendre. Il revêtit l’habit de deuil,
pleura sincèrement sa mère, et fit tout ce que peut
suggérer, en pareille circonstance, une piété filiale
éclairée et bien entendue. Rien ne manquait à ce
qu’exigent l’amour d’un fils pour sa mère et les
convenances extérieures, seulement il n’y avait pas eu
de sacrifices. Aussitôt les murmures éclatèrent. On ne
parla plus que de cet attentat jusqu’alors inouï,
surtout de la part d’un enfant noble. La nouvelle s’en
répandit au loin, et bientôt, signalé comme impie par
tout ce qu’il avait de plus cher, montré au doigt par
ses voisins comme un homme qui a renié tous les
sentiments de la nature, injurié, menacé d’être
traduit comme rebelle à son roi, Paul se trouva à peu
près mis au ban de la société. Mais rien
ne put vaincre cette âme généreuse. Paul avait pour
soutien sa conscience calme qui ne lui reprochait
aucun crime. Il avait l’exemple du divin Sauveur, qui
a été poursuivi le premier, par les injures et les
calomnies. Il avait surtout la grâce de son Dieu,
grâce d’autant plus forte que l’épreuve était plus
terrible, et il persista dans sa courageuse profession
de foi. Cette
nouvelle parvint aux oreilles de Hong Nak-an-i, et
nulle autre ne pouvait lui être plus agréable. Il
adressa aussitôt une pétition au premier ministre
T’sai, tout-puissant alors, ne demandant rien moins
que la peine capitale contre Paul. En — 39 — même
temps il écrivit au mandarin du district de Tsin-san,
nommé Sin Sa-ouen-i, pour le presser de faire des
perquisitions et d’arrêter le coupable. Il parait que
le ministre, de son côté, donna des ordres analogues
au gouverneur de la province. Le mandarin de Tsin-san
se rendit donc chez Paul. Une visite domiciliaire chez
un noble est, en Corée, une expédition très délicate
et souvent dangereuse, mais le mandarin était trop
bien renseigné pour avoir rien à craindre. Il fut
cependant un peu interdit en trouvant dans la maison
de Paul, la boîte employée dans le pays pour enfermer
les tablettes. La boîte fut ouverte, et se trouva vide
(1). Aussitôt Sa-ouen-i donna l’ordre d’arrêter Paul
Ioun Tsi-t’siong-i et son cousin Jacques Kouen
Siang-ien-i (2), l’un fils, l’autre neveu de la
défunte. Comme ils s’étaient retirés l’un à
Koang-tsiou et l’autre à Han-sou, probablement d’après
quelque avis secret de l’arrivée du mandarin, celui-ci
emmena prisonnier, comme caution, l’oncle de Paul. Jacques
Kouen Siang-ien-i que nous venons de nommer,
appartenait à une famille originaire d’An-tong, dans
la province de Kieng-siang, mais établie depuis
quelqne temps dans le district de Kong-tsiou. Sans
être de la première noblesse, elle comptait cependant
parmi ses membres quelques personnages distingués.
Kouen se livrait à l’étude des lettres et de la
morale, lorsqu’il fut instruit de la religion par son
cousin Paul. Il l’embrassa de suite, et ne cessa plus
de la pratiquer fidèlement. A la mort de sa tante,
mère de Paul, il imita la courageuse conduite de son
cousin. Comme lui, il ne fit aucun sacrifice. Il
supporta avec lui les reproches et les injures de ses
parents et amis, et fut enveloppé dans sa disgrâce, ou
plutôt, partagea son bonheur. Dès
qu’ils connurent le mandat d’arrêt lancé contre eux,
et l’arrestation de l’oncle de Paul, ils partirent de
compagnie, pour se livrer eux-mêmes entre les mains du
mandarin Sin Sa-ouen-i, et faisant route nuit et jour,
arrivèrent à la préfecture de Tsinsan le soir du
vingt-sixième jour de la onzième lune de l’année
sin-haï (1791). Les interrogatoires commencèrent de
suite. Les voici, tels qu’ils nous ont été racontés
par Paul lui-même, dans des notes qu’il écrivit en
chinois, et qui furent plus tard (1) Il
est striclement défendu aux chrétiens de conserver et
d’exposer à la vue cette boîte de tablettes, même
quand elle est vide. Mais, à cette époque, le plus
grand nombre des néophytes ne connaissaient pas bien
cette prohibition, et, les tablettes une fois
détruites, ne voyaient aucun inconvénient à laisser la
boîte a sa place habituelle. (2)
Quelques relations donnent à ce dernier le nom de
Jean. Mais il nous semble certain qu’il avait été
appelé Jacques au baptême. — 40 — traduites
en coréen. Nous reproduisons intégralement ces
documents parce qu’ils sont les premiers de ce genre
qui nous aient été conservés, et parce qu’ils feront
comprendre, mieux que toute explication, les idées du
peuple coréen sur le culte des ancêtres, et ses
terribles préjugés contre la religion chrétienne. « Vers le
soir du vingt sixième jour de la dixième lune (1791),
j’arrivai à la préfecture de Tsin-san, et aussitôt
après le souper je fus cité devant le mandarin. — En
quel état te vois-je, s’écriat-il, et comment en es-tu
arrivé là? — Je ne comprends pas très bien ce que vous
me demandez, lui répondis-je. — Je dis qu’il circule
contre toi des bruits très-graves. Se pourrait-il
qu’ils soient fondés? Est-il vrai que tu sois perdu
dans des superstitions? — Je ne suis nullement perdu
dans des superstitions; seulement, il est vrai que je
professe la religion du Maître du ciel. — Et
n’est-ce pas là une superstition? — Non, c’est la
véritable voie. —S’il en est ainsi, tout ce qui s’est
pratiqué depuis Pok-hei jusqu’aux grands hommes de la
dynastie Siong, tout est donc mensonge? — Dans notre
religion, parmi les commandements, se trouve celui qui
nous défend de juger et de condamner autrui. Pour moi,
je me contente de suivre la religion du Maître du
ciel, sans songer ni à critiquer personne, ni à faire
des comparaisons. — Tu
refuses d’offrir des sacrifices aux ancêtres; mais
l’animal Sei-rang ne fait-il pas lui-même preuve de
reconnaissance envers les auteurs de ses jours!
Certains oiseaux savent aussi faire les sacrifices; à
plus forte raison, l’homme doit-il en agir ainsi (1).
N’as-tu pas lu le passage des livres de Confucius où
il est dit : Celui qui, pendant la vie de ses parents,
les a servis selon toutes les règles, qui, après leur
mort, a fait leurs funérailles selon toutes les
règles, enfin offert les sacrifices selon les rites
prescrits, celui-là seulement peut dire qu’il a de la
piété filiale. — Tout cela, répondis-je, n’est pas
écrit dans la religion chrétienne. — Alors, le
mandarin citant d’autres passages des livres sacrées
de Confucius, m’exhorta vivement à changer de
conduite, et me dit en soupirant : — Quel dommage !
Depuis tant de générations la renommée de ta famille
est allée en grandissant jusqu’à toi; la voilà
entièrement ruinée. Tu avais toi-même la réputation
d’un lettré plein de talent; mais ton esprit manquant
de maturité et de réflexion, tu en es venu au point
d’abandonner le culte de tes pères. Si j’avais su plus
tôt que tu agissais ainsi, je serais allé de suite
t’exhorter, te faire ouvrir les yeux, et je t’aurais (1)
Ancien proverbe corcen fondé sans doute sur quelque
histoire fabuleuse. — 41 — empêché
d’arriver à cette extrémité. Cependant, tout n’est pas
perdu. Il y a eu, par le passé, de grands hommes qui
sont revenus, après avoir été longtemps égarés par les
doctrines de Fo et de Lao-tse. Si donc, dès
maintenant, tu songes à changer, tu peux encore
marcher sur leurs glorieuses traces. — S’il y avait
encore pour moi possibilité de changer, je l’aurais
fait tout d’abord, et je ne serais pas venu jusqu’ici.
— Il n’y a donc plus rien à tenter pour t’amener à de
meilleurs sentiments! Pour moi, je ne veux ni décider
ton sort, ni t’interroger minutieusement. Arrivé
devant le tribunal criminel, tu auras à rendre compte
de toute ta conduite. Ce corps que tu as reçu de tes
parents, tu veux donc follement lui faire souffrir les
supplices et la mort? De plus, tu es cause que ton
oncle est emprisonné dans sa vieillesse; est-ce là
remplir le devoir de la piété tiliale? — Acquérir la
vertu en dépit des supplices et de la mort, est-ce
manquer de piété filiale? Aussitôt que j’ai appris
l’incarcération de mon oncle, sans même faire halte la
nuit, je suis accouru me livrer entre vos mains;
n’est-ce pas là remplir les devoirs de la piété? « Le
mandarin ordonna alors de me traiter selon la loi, et
aussitôt on me passa au cou une lourde cangue, puis il
me dit en soupirant : — Dans quel accoutrement te
voilà! Mourir sous la cangue et dans les fers, c’est
mourir en criminel. — Il me fit conduire à la prison;
mais la chambre qui m’était destinée étant en ruines,
et n’ayant pas encore pu être restaurée, je fus déposé
dans une autre pièce. Ainsi se termina la journée. « Le 27
se passa sans aucun incident remarquable. Le 28, à
l’heure du déjeuner, je vis entrer dans la prison mon
cousin Jacques Kouen. Il venait de subir son
interrogatoire. On lui avait fait les mêmes questions,
et il y avait répondu de la même façon que moi. A
midi, le mandarin fit appeler mon oncle; et, après lui
avoir adressé de longues condoléances : — Ne
pouviezvous donc pas, lui dit-il, faire comme tel et
tel, que vous connaissez, et empêcher ces jeunes gens
de se livrer aux pratiques mauvaises? — Mon oncle ne
répondit pas un seul mot, sortit du tribunal; et fut,
je crois, relâché à l’heure même. Vers la chute du
jour, nous fûmes cités de nouveau, mon cousin et moi;
la grande cangue nous fut enlevée et fut remplacée par
la petite : — Vous allez, nous dit le mandarin, partir
pour Tsien-tsiou, résidence du Tsieng-min-si,
gouverneur de la province. Mais quelle conduite
tenez-vous donc? ne pas suivre, avec la doctrine des
lettrés, une voie de plaisirs, et s’attirer soi-même
des malheurs, qu’est-ce que cela signifie? — Puis,
regardant — 42
— mon
cousin Kouen il lui dit : — Toi qui as vécu au milieu
de tous tes parents, as-tu répandu ces superstitions
parmi eux? — Nous gardâmes tous les deux le silence,
et le mandarin ne recevant pas de réponse, nous
renvoya. Nous étions accompagnés du prétorien préposé
aux affaires criminelles, d’un satellite et d’un
geôlier. Ils avaient reçu l’ordre de nous faire partir
sur l’heure, mais la nuit étant déjà venue quand nous
sortîmes du tribunal, il fut impossible de se mettre
en route, et nous couchâmes chez le correspondant du
canton (1). « Le 29,
au premier chant du coq, nous étions en route. Nous
fimes une première halte à l’auberge de Sin-keren pour
déjeuner, et plus tard une deuxième, à Kai-pa-hai,
pour faire manger les chevaux. A la chute du jour,
après avoir passé près de l’hôtel de voyage des
dignitaires à An-tek, et franchi un petit monticule,
nous rencontrâmes les satellites du tribunal criminel
qui venaient nous chercher. De nombreux valets étaient
sur pied et s’avançaient en poussant de grandes
clameurs, et en faisant un tel vacarme, que notre
prise ressemblait à celle d’insignes voleurs. On nous
conduisit à la préfecture, en dehors de la porte du
sud, et, comme les ténèbres étaient déjà complètes, et
la nuit avancée, on alluma des torches à notre droite
et à notre gauche, et l’on nous plaça près des gradins
du tribunal. Le juge criminel nous dit : quels sont
vos noms et prénoms? — Nous les déclinons. —
Connaissez-vous le crime dont vous êtes accusé? —
J’ignore ce dont il est question. Notre gouverneur
nous ayant envoyés au juge, nous sommes venus sur son
ordre, et contre toute attente, nous avons été, en
route, saisis comme des voleurs. — Quelles sont vos
occupations habituelles? — Je me livre à l’étude. — A
quelles études? — A l’étude de la religion? — En quel
endroit vous étiez-vous retirés chacun séparément? —
J’ai été à Koangtsiou, répondis-je; et moi à Han-sou,
dit mon cousin Jacques Kouen. Ayant appris, chacun de
notre côté, l’ordre du mandarin, nous sommes revenus
de suite, sans même faire halte la nuit, pour nous
livrer entre ses mains. — Nous répondîmes ainsi
franchement. Peu après, on passa au cou de chacun de
nous une grande cangue du poids de dix-huit livres; on
nous attacha en outre au cou une chaîne de fer, et par
un croc en bois on nous fixa la main droite contre le
bord de la cangue. « Le juge
ayant donné l’ordre de nous emmener à la prison. (1) On
appelle ainsi le représentant que chaque mandarin
inférieur, ou mandarin d’un canton, doit avoir à la
capitale. — 43 — on
nous y conduisit. Là, nous nous assîmes sur le
plancher en dehors de la porte. Puis, quand tout le
monde se fut retiré, on nous fit passer à la salle où
se trouvaient les voleurs, et nous fûmes bien obligés
de prendre place parmi enx. Heureusement, le geôlier
vint bientôt après nous faire entrer dans la chambre
des gardiens. Cet appartement avait le désagrément
d’être peu éloigné de la prison des brigands, mais en
revanche il était élevé et le sol un peu chauffé.
C’était comme une chambre ordinaire. Nous y passâmes
la nuit, tantôt étendus à terre et sommeillant, tantôt
assis. Le 30, à la pointe du jour, on nous fit encore
changer d’habitation, et quand le jour fut tout à fait
levé, on nous conduisit à la prison du gouverneur, qui
nous cita à sa barre après midi, et nous fit subir
l’interrogatoire suivant : — Quel est celui d’entre
vous qui se nomme Ioun? et quel est celui qui
s’appelle Kouen? — Chacun de nous répondit en
déclarant son nom. — Quelle est votre occupation
ordinaire? — Dans ma jeunesse, lui répondis-je, je me
suis appliqué à la littérature afin de passer les
examens; depuis quelque temps, je me livre aux études
qui règlent le cœur et la conduite de l’homme. — Tu as
étudié les livres classiques des lettrés ? — Je les ai
étudiés. — Si tu veux régler ton cœur et ta conduite,
nos livres sacrés ne suffisent-ils pas. et pourquoi
aller te perdre dans des superstitions? — Je ne suis
nullement perdu dans la superstition? — Et la religion
qu’on appelle du Maître du ciel, n’est-ce pas une
superstition? — Dieu est le père suprême, créateur du
ciel, de la terre, des anges, des hommes et de toutes
les créatures; son service se peut-il appeler
superstition? — Donne-moi un simple sommaire de cette
doctrine. — Le lieu où nous sommes convient pour
examiner les causes criminelles et non pour développer
une doctrine. Ce que nous pratiquons se réduit aux dix
commandements et aux sept vertus capitales. — De qui
as-tu reçu tes livres? — Je pourrais bien l’indiquer,
mais quand on me prêta ces livres, la défense du roi
n’existait pas, et par suite, celui qui les prêtait
n’était pas coupable. Aujourd’hui qu’il y a défense
rigoureuse, si je le désignais, il serait exposé, sans
aucune culpabilité de sa part, à de violents
supplices; comment pourrais-je m’y résoudre? ce serait
enfreindre le précepte qui nous défend de nuire au
prochain, je ne puis donc le dénoncer. — Il n’en est
pas ainsi; quand même tu le déclarerais, cet homme qui
t’a prêté ces livres avant la prohibition, n’en
deviendra certainement pas coupable. Ne sois donc pas
retenu par cette vaine crainte. Le roi ayant ordonné
de faire des informations exactes, si tu ne déclares
rien, comment — 44 — pourrai-je
faire un rapport? Ce serait enfreindre l’ordre du roi,
ce qui, sans contredit, n’est pas permis. Déclare-le
donc et n’attends pas les tortures pour le faire. « Je
restai longtemps dans un silence complet, et, comme
mon cousin Jacques me pressait de répondre, je dis
d’abord : — C’est une chose qui date de loin et il
m’est difficile de m’en bien souvenir. — Puis
j’ajoutai : dans l’hiver de 1784, j’allai par hazard
chez Kim Pem-ou, de la classe moyenne, et y trouvant
ces livres, je les empruntai, les copiai et les
renvoyai de suite à leur propriétaire. Quand ensuite
j’appris la prohibition du roi, je brûlai ce qui était
sur papier de Chine et lavai ce qui se trouvait sur
papier coréen. Il y a déjà plusieurs années que les
deux traités des dix commandements et des sept vertus
capitales ne se trouvent plus chez moi. — L’ordre du
roi porte que, s’il y a des livres, on doit les
brûler. Si donc tu en as quelque autre, il est juste
de le livrer de suite. — Le mandarin de mon district a
visité toute ma maison, et n’y a pas trouvé une seule
page. — Vous êtes coupables d’un péché que le ciel et
la terre ne pourraient contenir, et l’ordre du roi
portant qu’il faut examiner les choses à fond, voici
des questions auxquelles vous devez répondre
franchement, article par article. — Alors le
gouverneur fait déposer devant nous une liste de
questions dont voici à peu près le contenu. « Vous
autres qui ne suivez pas la vraie voie et ajoutez
follement foi à des paroles trompeuses, vous infatuez
le monde, et débauchez le peuple, vous détruisez et
faussez les relations naturelles de l’homme. Déclarez
donc quels livres vous étudiez, et ceux avec qui vous
le faites. Malgré une sévère défense, vous osez vous
livrer à une grande licence d’idées, et vous joignez
plus follement encore la pratique à la théorie. C’est
une grande impiété. Mais cette faute serait
relativement légère. Il est dit dans la dépèche du roi
que vous ne faites plus les sacrifices. Ce n’est pas
tout : vous brûlez les tablettes et empêchez d’entrer
chez vous les visiteurs qui viennent payer leurs
devoirs aux défunts. Enfin vous ne rendez pas même à
vos parents les honneurs de la sépulture, et cela sans
rougir et sans vouloir revenir à de meilleurs
sentiments. Cette conduite est digne de la brute.
Livrez de suite vos livres, et déclarez tous vos
coreligionnaires. De plus, on dit qu’il y a parmi vous
des évêques qui vous dirigent en secret, et répandent
cette religion; vous ne pouvez ne pas les connaître,
déclarez donc tout, sans rien déguiser. » « Après
avoir lu ce réquisitoire jusqu’au bout, je répondis :
— J’ai, il est vrai, omis les sacrifices, j’ai aussi
détruit les tablettes, — 45 — mais
j’ai reçu les visiteurs qui venaient faire leurs
condoléances, et ne les ai pas empêchés d’entrer. J’ai
aussi rendu à mon père et à ma mère tous les honneurs
de la sépulture. Pour les livres, je viens d’expliquer
ce qu’il en était; je n’en ai point à livrer. Je n’ai
pas non plus de compagnons à déclarer. Pour ce qui
regarde les évèques, ce nom même n’existe pas ici. En
Europe, cette dignité existe, et l’on dit qu’ils
traitent les affaires de la religion. Si vous voulez
en demander, c’est en Europe qu’il faut le faire.
Enfin dans la religion, il n’y a pas de maître, ni de
disciple, dans le sens que l’on y attache ici. — Le
gouverneur se tournant alors alors Jacques Kouen: — Et
toi, lui dit-il, quels livres as-tu étudiés? — J’ai
étudié le livre de la vraie notion de Dieu, et celui
des sept vertus capitales. — D’où les as-tu reçus? —
Je les ai lus avec mon cousin Ioun Tsi-t’siong-i qui
les avait empruntés. — Les
as-tu aussi copiés? — Je ne l’ai pas fait. — As-tu
omis aussi les sacrifices? — Je les ai omis. — Et
brûlé les tablettes? — J’ai encore chez moi, les
boîtes que le mandarin a notées lors de sa visite. —
Le gouverneur l’interrogea ensuite sur sa parenté avec
divers personnages, et continua : — Un de les parents,
à la capitale, a répandu le bruit que tu avais brûlé
les tablettes, que faut-il en croire? — Depuis que
j’ai omis les sacrifices, mes parents me regardent
comme un ennemi, et me réprimandent en disant : « Cet
être-là en viendra sûrement à brûler les tablettes. »
Leurs paroles de blâme, en se répandant, ont fait du
bruit, et c’est ainsi qu’on a conclu sans doute que je
les avais détruites (1). — Le gouverneur s’adressant à
moi de nouveau me dit : — Connais-tu Hong Nak-ani? —
Je le connais de nom, mais ne l’ai jamais vu. — Hong
Nak-ani et ses amis ont fait un rapport au ministre
contre vous, et celui-ci m’a envoyé des ordres. Telle
est la cause de toute cette affaire. Mais le bruit qui
court que tu n’as pas enterré tes parents, doit avoir
un fondement quelconque; comment pourrait-on dire en
l’air de telles paroles? — J’ignore vraiment la cause
de ces bruits. Au moment de l’enterrement, la peste
était dans ma maison, mes parents et amis ne vinrent
pas, et ne pouvant avoir de rapports avec les
étrangers, je fis toute la cérémonie (1) En
cet endroit, ainsi que dans les deux défenses écrites
qui suivent, les confesseurs affectent de cacher le
fait d’avoir brûlé les tablettes de leurs ancêtres,
avant de les enterrer. C’était un acte passager de
faiblesse, causé sans doute, par un reste de respect
mal entendu pour les préjugés de leur nation. Plus
loin, nous les verrons avouer courageusement qu’ils
les ont brûlées, et aller au supplice par suite de cet
aveu. Ces passages du récit de Paul, tout à son
désavantage, montrent avec quelle loyauté et quelle
exactitude il raconte ce qui s’est passé. — 46 — funèbre
avec les hommes du village seulement. Est-ce de là que
ce bruit s’est répandu? Vraiment j’en ignore la cause.
— Parmi vous, il y a certainement des maîtres avec
lesquels on discute et que l’on interroge, qui
sont-ils? — Dans la religion, comme je l’ai déjà dit,
il n’y a ni maître, ni disciple, comme on l’entend ici
; à plus forte raison dans ce royaume, où personne n’a
pu faire autre chose que lire quelques livres, quel
est celui qui oserait se vanter d’avoir le mieux
approfondi la doctrine et voudrait se donner pour
maître? — Quel être étonnant es-tu donc pour savoir
sans avoir appris? — Comme je connais quelques
caractères, il me suffit d’avoir ouvert un livre etde
l’avoir lu. — Es-tu licencié tsin-sa? — Je le suis. —
En quelle année l’es-tu devenu? — Au printemps de
l’année 1783. — Ensuite, après m’avoir interrogé sur
ma parenté avec diverses personnes ; il me dit : — On
prétend que dans votre religion, vous vous réjouissez
des souffrances et des supplices, et vous aimez à
mourir sous le glaive; est-ce croyable? — Désirer de
vivre, et craindre la mort, est un sentiment commun à
tous; comment pourrions-nous être comme vous le dites?
« Nous
fûmes renvoyés, et quand nous arrivâmes à la prison,
il faisait déjà nuit. « Le 1er
de la onzième lune, au point du jour, notre propre
mandarin nous appela, nous fit asseoir dans une espèce
de vestibule, et commanda à un prétorien de nous faire
réciter les dix commandements et les sept vertus
capitales. Nous les récitâmes ; il prit nos paroles
par écrit et les envoya au gouverneur. Peu de temps
après, ce mandarin nous fit rappeler et, après
quelques exhortations, il nous dit ; — Ce que vous
avez déclaré hier n’est pas la vérité et ne suffit pas
pour porter un jugement. Et puis, cette religion,
malgré ses dix commandements, ne renferme pas les
rapports de roi à sujet. C’est ce que l’on appelle une
doctrine sans roi, ou qui méconnaît le roi. — Il n’en
est pas ainsi, lui répondis-je, le roi est le père de
tout le royaume, et le mandarin, le père de son
district; on doit donc leur rendre les devoirs de la
piété ; or, tout cela est compris dans le quatrième
commandement. — S’il en est ainsi, il faut mettre des
notes dans ce sens au quatrième commandement, et le
présenter annoté. La religion des Européens n’est à
nos yeux qu’une superstition. Mais, vous autres, si
vous la suivez parce que vous la croyez vraie, et
parce que vous savez qu’elle n’est pas semblable à
celle de Fo qui méconnaît les parents et le roi,
quelle raison avez-vous de ne pas ériger les
tablettes, et de ne pas faire les sacrifices aux
parents? Quand même vous — 47 — n’ofririez
pas de nourriture, vous avez sans doute quelque autre
moyen de témoigner votre piété filiale. Si tout cela
existe parmi vous, il faut l’indiquer en détail. De
plus, hier tu disais que le désir de la vie, et la
crainte de la mort, sont des sentiments communs à
tous; il est donc juste de réfléchir et, en faisant
tes déclarations, de mettre en avant des principes de
fidélité au roi et de piété filiale, afin de trouver
par là des moyens de te conserver la vie. « Le
mandarin de Lim-p’i, chargé d’examiner l’affaire, vint
aussi près de moi, et me parla d’un ton calme, et par
manière de conseil. Je lui répondis: — Tout ce que
vous me dites entre dans mes désirs, seulement je ne
puis de vive voix tout expliquer clairement. Si vous
voulez me donner un prétorien et des pinceaux, je
ferai écrire le tout en détail. Alors il me fit passer
dans un autre appartement, avec ordre d’écrire une
défense et de la présenter. Je m’assis, et dictai ce
qui suit. « Pour la
cause de l’accusé Ioun. De bonne heure, je me livrai
au travail pour me préparer aux examens, dans la
pensée de remplir des charges publiques. Mes humbles
désirs se bornaient à tâcher de satisfaire aux devoirs
de dévouement envers le roi, de piété envers mes
parents, et d’amitié envers mes frères. Au printemps
de l’année kiei-mio (1783), j’obtins le diplôme de
licencié tsin-sa. L’année suivante, m’étant rendu
pendant l’hiver à la capitale, j’allai par hasard chez
Kim Pem-ou, de la classe moyenne, au quartier
Mieng-niei pang-kol. Il y avait dans cette maison deux
livres intitulés, l’un : Véritables principes sur le
Maître du ciel, et l’autre : les sept Vertus
capitales. En les parcourant, j’y entrevis que le
Maître du ciel est notre père commun, créateur du
ciel, de la terre, des anges, des hommes et de toutes
choses. C’est celui que les livres de Chine appellent
Siang-tiei. Entre le ciel et la terre l’homme naquit,
et quoiqu’il reçoive de ses parents la chair et le
sang, au fond c’est Dieu qui les lui donne. Une âme
est unie à son corps, mais celui qui les a unis, c’est
encore Dieu. La base du dévouement au roi, c’est
l’ordre de Dieu, la base de la piété envers les
parents, c’est aussi l’ordre de Dieu. En comparant le
tout avec la règle donnée dans les livres sacrés de la
Chine, de servir le Siang-tiei de tout cœur et avec le
plus grand soin, je crus y voir beaucoup de
conformité, La pratique est renfermée dans les dix
commandements, et les sept vertus capitales. Les dix
commandements sont : 1° Adorer un seul Dieu au-dessus
de toutes choses. 2° Ne pas prendre en vain le nom de
Dieu pour faire de faux serments. 3° Observer les
jours de fête. 4° Honorer ses père et mère. (La glose
dit que le roi étant — 48 — le
père de tout le royaume, et les mandarins, pères des
peuples de leur district, il faut les honorer
également.) 5° Ne pas commettre d’homicide. 6° Ne pas
commettre l’impureté. 7° Ne pas voler. 8° Ne pas
porter de faux témoignages. 9° Ne pas désirer la femme
de son prochain. 10" Ne pas désirer injustement le
bien d’autrui. Ces dix commandements se rapportent en
somme à deux points qui sont : aimer Dieu par-dessus
toutes choses, et aimer tous les hommes comme
soi-même. Les sept vertus capitales sont : 1°
L’humilité, pour combattre l’orgueil. 2° La charité,
pour combattre la jalousie. 3° La patience, pour
combattre la colère. 4° La générosité dans l’aumône,
pour combattre l’avarice. 5° La tempérance, pour
combattre la gourmandise. 6° La répression de la
concupiscence, pour combattre la luxure. 7°
L’assiduité au bien, pour combattre la paresse. Tout
ceci étant clair, précis et facile pour aider à la
pratique de la vertu, j’empruntai ces deux livres, je
les mis dans ma manche et, de retour chez moi, en
province, je les copiai. « Au
printemps de l’année eul-sa (1785), je les renvoyai à
leur propriétaire. C’est seulement trois ans après,
qu’ayant étudié et médité ces livres, je me mis à les
pratiquer sérieusement. Deux ans plus tard, j’appris
que cette doctrine était sévèrement prohibée, je
brûlai ou lavai ces volumes et ne les conservai pas
chez moi. Je n’ai donc appris. la doctrine chrétienne
de personne, comme aussi je ne l’ai communiquée à
personne. Mais, après avoir une fois reconnu Dieu pour
mon père, je ne pouvais me dispenser de suivre ses
ordres. Or, les tablettes en usage chez les nobles,
étant prohibées par la religion du Maître du ciel,
puisque je suis cette religion je ne pouvais faire
autrement que de me conformer à ce qu’elle prescrit.
Le quatrième commandement nous ordonnant d’honorer nos
père et mère, si, par le fait, nos parents étaient
réellement dans ces tablettes, tout homme qui professe
la religion devrait les honorer. Mais ces tablettes
sont faites de bois. Elles n’ont avec moi aucun
rapport de chair, de sang, ou de vie. Elles n’ont eu
aucune part aux labeurs de ma naissance et de mon
éducation. L’âme de mon père ou de mon grand-père une
fois sortie de ce monde, ne peut plus rester attachée
à ces objets matériels. Or, la dénomination de père et
de mère étant quelque chose de si grand et de si
vénérable, comment pourrais-je oser prendre un objet
fabriqué et arrangé par un ouvrier, en faire mon père
et ma mère, et l’appeler réellement ainsi ? Cela n’est
pas fondé sur la droite raison, aussi ma conscience
n’a pu s’y soumettre; et quand bien même je devrais,
par là, selon vous, déroger à ma — 49 — noblesse,
je ne veux pas me rendre coupable envers Dieu. J’ai
donc enterré mes tablettes sous le sol de ma maison.
Le bruit s’est répandu que je les avais brûlées, mais
la religion ne nous faisant point, à ce sujet, un
précepte formel, j’ignore quelles lèvres ont formulé
l’accusation, et quelles oreilles l’ont entendue. « Quant à
l’offrande de vin et de nourriture aux morts ou à
leurs tablettes, c’est aussi une chose défendue par la
religion du Maître du ciel, et ceux qui la suivent
doivent se conformer à ses lois. En effet, lorsque le
Créateur a disposé les différentes espèces de
créatures, il a voulu que les créatures matérielles
usent de choses matérielles, et les créatures
immatérielles de choses immatérielles. C’est pourquoi
la vertu est la nourriture de l’àme, comme les
aliments matériels sont celle du corps. Eût-on
d’excellent vin et des mets délicieux, on ne pourrait
en nourrir l’àme, par la raison qu’un être immatériel
ne peut être nourri de choses matérielles. Les anciens
ont dit : « On doit servir les morts de même que quand
ils étaient vivants, » et vous admettez que c’est là
une maxime fondamentale des livres de ce pays. Or,
puisque, pendant la vie, leur âme n’a jamais pu se
nourrir de vin et d’autres aliments, à plus forte
raison ne le peut-elle pas après la mort. Quelque
pieux que soit un homme envers ses parents, il ne leur
offre pas de nourriture pendant leur sommeil, parce
que le sommeil n’est pas un temps où l’on puisse
manger. De même et à plus forte raison, quand ils sont
endormis du long sommeil de la mort, leur offrir des
aliments serait une chose vaine et une pratique
fausse. Or, comment un enfant pourrait-il se résoudre
à honorer ses parents défunts par des pratiques vaines
et fausses? Ainsi, mettant de côté l’emploi des
aliments qui n’ont «nul parfum véritable pour les
parents, s’appliquer de toutes ses forces à la
pratique de la vertu pour en faire parvenir les effets
jusqu’à eux, et en même temps, nourrir notre âme,
voilà la vraie voie, la droite doctrine. Et, je le
répète, dussé-je en la professant déroger à ma
noblesse, je ne veux pas me rendre coupable envers
Dieu. De plus, considérez que le peuple qui n’érige
pas les tablettes, n’est pas pour cela en opposition
avec le gouvernement, que les nobles qui, à cause de
leur pauvreté, ne font pas tous les sacrifices selon
les règles, ne sont pas repris d’une manière sévère.
Il me semble donc, dans mon humble pensée, que ne pas
ériger de tablettes et ne pas offrir les sacrifices
aux défunts, tout en étant chez moi la fidèle
observation de la religion du Maître du ciel, n’est
nullement une violation des lois du royaume. — 50 — « On
m’accuse encore de prohiber les condoléances après la
mort des parents. Faire et recevoir des visites de
condoléance en pareil cas, est un devoir d’humanité.
Comment un enfant bien né pourrait-il s’y opposer? Si
vous ne me croyez pas, il y a des personnes qui sont
venues me faire des visites de ce genre, vous n’avez
qu’à ordonner une information, et vous reconnaîtrez la
vérité de ce que je dis. « On
ajoute que je n’ai pas inhumé mes parents. La mort de
ma mère a eu lieu cette année à la cinquième lune, et
j’ai fait les cérémonies de l’enterrement le dernier
jour de la huitième lune. Quant à ce qui concerne la
sépulture, le cercueil, les pleurs, les habits de
deuil, etc., la religion chréiienne nous recommande de
tout faire avec le plus grand soin. J’ai fait ces
cérémonies et choisi un lieu convenable, comme le font
tous les autres. La peste étant alors dans ma maison,
je n’ai pu, il est vrai, me mettre en rapport avec les
étrangers, et mes parents et amis n’ont pu tous
assister au convoi, mais tous les gens du village,
grands et petits, y sont venus et y ont pris part. Ici
encore vous n’avez qu’à prendre des informations pour
voir que les bruits répandus sont faux et calomnieux.
Ce mot : religion chrétienne, est un instrument dont
on se sert pour soulever tous les blâmes. L’un en
parle à l’autre, celui-ci à un troisième; un mensonge
en fait répandre un autre, et c’est ainsi que peu à
peu on en est venu jusqu’à dire que je refuse de
recevoir les condoléances habituelles, que même je
n’enterre pas mes parents. L’accusation d’avoir brûlé
mes tablettes, est aussi faite en l’air et sans
preuve; on s’en sert pour me charger et me charger
encore. On prétend de plus que je suis évêque des
chrétiens. Dans tous les royaumes d’Europe il y a
bien, il est vrai, la dignité d’évêque, mais on ne la
donne pas à des enfants ou novices, encore moins la
donnerait-on à moi qui ai vécu dans un lieu retiré, au
fond d’une province, qui n’ai rien vu ni eniendu, qui
seul, par le moyen de deux ou trois volumes, ai
travaillé à ma sanctification personnelle, qui n’ai
reçu de leçons de personne, et n’ai nulle part propagé
cette doctrine. Dire que je suis évêque, c’est par
trop ridicule, et je n’ai pas de réponse à faire. Né
de parents nobles, ayant enfin à peu près découvert
l’origine du ciel et de l’homme, et les commandements
du dévouement au roi et de la piété filiale, mes
faibles désirs se sont bornés à cultiver la vertu, et
à tâcher de servir Dieu convenablement. Hors de là, je
n’ai plus rien à exposer. « Pour la
cause de l’accusê Kouen. Étant cousin germain — 51 — de
Ioun Tsi-tsiong-i par sa mère, et demeurant dans le
voisinage, j’ai vu chez lui, et je lui ai emprunté les
livres intitulés : Véritables principes sur Dieu et
Traité des sept vertus capitales. Il y a de cela
nombre d’années. Celait avant que Tsitsiong-i eût
brûlé ou lavé ces livres, je ne les copiai pas et je
ne fis qu’en prendre lecture. J’ai, il est vrai, cessé
d’offrir les sacrifices, mais je n’ai ni brûlé ni
détruit les tablettes, les boîtes en sont encore chez
moi, et le mandarin de Tsin-san ayant tout noté dans
l’inventaire qu’il a fait, il m’est inutile d’en
parler davantage. Depuis le moment où je commençai à
pratiquer la religion, tous mes proches me regardèrent
d’un mauvais œil, et déversèrent sur moi toute sorte
de blâme. Puis, voyant que je ne faisais plus les
sacrifices, ils dirent tous d’une voix : « Puisqu’il
ne fait plus les sacrifices, les tablettes deviennent
inutiles, et assurément il finira par les brûler. » A
cette parole jetée en l’air, chacun ajouta encore et
la répandit partout, et voilà pourquoi je suis
aujourd’hui prisonnier. Du reste, ayant perdu mon père
et ma mère de bonne heure, je n’ai pas eu lieu, depuis
que je pratique la religion, de faire les cérémonies
d’enterrement de mes parents. Hors de là, tout ce que
je pourrais dire n’est pas différent de ce qu’a
déclaré Tsi-lsiong-i, et je n’ai rien de plus à
exposer. « Par le
moyen du prétorien, je fis présenter ces deux défenses
au mandarin de Lim-p’i. Il les lut attentivement, les
mit dans sa manche, et se rendit au tribunal criminel
du gouverneur, donnant des ordres pour qu’on nous fit
attendre à la porte. Il était environ midi, et nous
nous assîmes en attendant. Longtemps après on nous
appela, et le gouverneur dit d’abord à Jacques Koien :
— As-tu vraiment conservé les tablettes? Tout à
l’heure tu disais les avoir, et cependant le mandarin
de Tsinsan, dans son rapport, dit n’avoir vu que
quatre boîtes vides et pas de tablettes; qu’est-ce que
cela? — Jacques répondit : — Quand je vins de Tsin
san, près du gouverneur, on me dit qu’il fallait tout
déclarer, comme il était marqué dans le rapport du
mandarin. Craignant donc, si j’en disais trop, que le
mandarin ne fût lésé à cette occasion, j’ai dit
simplement au gouverneur que les boites des tablettes
étaient encore chez moi; mais, par le fait, mes
tablettes n’y sont plus, je les ai enterrées. — Où les
as-tu enterrées? demanda le gouverneur. Jacques
indiqua l’endroit, mais ajouta qu’un éboulement ayant
eu lieu depuis, on ne pourrait pas sans doute
retrouver la place. — Tu ne les as pas enterrées seul,
j’imagine; il y a eu un homme qui a creuse la terre, — 52 — il
doit servir de témoin. — Comme, dans cette affaire, je
craignais d’être vu de qui que ce fût, je n’ai fait
venir personne, et je les ai enterrées de ma propre
main. Le gouverneur s’adressant à moi, me dit : — Et
toi, comment as-tu agi? — J’ai tout déclaré dans ma
défense écrite, veuillez bien ne plus m’interroger. —
As-tu enterré les tablettes entières, ou seulement
après les avoir brûlées? Selon que tu les auras
brûlées, ou non, ta culpabilité sera plus ou moins
grave. En tous cas, il me suffira d’un délai de peu de
jours pour savoir ce qu’il en est, quel avantage y
auras-tu? — Je les ai brûlées, puis enterrées. — Si tu
les as honorées comme tes parents, passe encore de les
enterrer, mais les brûler! Cela peut-il jamais se
faire? — Si j’avais cru que c’étaient mes parents,
comment aurais-je pu me résoudre à les brûler? Mais
sachant très-clairement qu’en ces tablettes il n’y a
rien de mes parents, je les ai brûlées. D’ailleurs,
qu’on les enterre ou qu’on les brûle, elles retournent
toujours en poussière; il n’y a donc rien qui rende un
de ces actes plus grave que l’autre. Le gouverneur,
après nous avoir ordonné de monter et de nous asseoir
sur la planche à supplices, nous fit signer notre
jugement et me dit : — Reconnais-tu être condamné
justement pour avoir brûlé les tablettes des défunts?
— Si j’avais brûlé quelque tablette, pensant que les
parents y sont renfermés, les supplices seraient
justes; mais comme je l’ai fait, sachant
très-clairement qu’il n’y a là rien de mes parents,
quelle faute puis-je avoir commise? — Si tu étais en
Europe, tes paroles pourraient être justes, mais étant
dans notre royaume, tu dois être puni selon la loi. —
Dans notre pays, après cinq générations, tous, même
les nobles, enterrent les tablettes, les punissez-vous
sévèrement pour cela? — D’après la décision des
saints, c’est à ce terme de cinq générations que
finissent pour l’homme les devoirs de parenté. A ces
mots, le gouverneur ayant commandé de me battre, je
reçus dix coups. Le gouverneur dit ensuite : — Toi qui
es noble, ne souffres-tu pas dans ce supplice? —
Comment pourrais-je ne pas souffrir, puisque je suis
de chair comme vous? — N’as-tu pas de regret? — Comme
la religion chrétienne n’ordonne pas précisément de
brûler une tablette, je pourrais, à la rigueur,
regretter de l’avoir fait légèrement; hors de là, je
n’ai rien que je puisse regretter. Le gouverneur
ordonne à un autre valet de me battre, et l’on me
donne encore dix coups. Puis le gouverneur me dit : —
Quand tu devrais mourir sous les coups, il faut que tu
abandonnes cette religion? — Si je venais à renier mon
père suprême, vif ou mort, en quel lieu pourrais-je
jamais — 53 — aller?
— Si tes parents on le roi te pressaient, ne te
rendrais-tii pas à leur voix? A cette question je ne
fis pas de réponse. — Pour toi, tu ne connais ni
parents, ni roi. — Je connais très-bien et parents et
roi. » Ici se
termine le récit de Paul. On a remarqué qu’il ne
répondit point à l’avant-dernière question : ce ne fut
nullement par hésitation, mais pour ne pas blesser les
usages de ce pays qui ne permettent pas une réponse
négative quand le roi est mis en cause. Du reste, son
silence fut très-bien compris des juges. Aussi le
gouverneur lui fit donner dix autres coups; ce qui
faisait les trente coups fixés par la loi. Après
cela, Paul et Jacques furent ramenés et renfermés dans
la prison. La nuit était déjà venue. A la suite de ces
interrogatoires, le gouverneur envoya son rapport au
roi. Le roi de
Corée était alors Tsieng Tsiong. Il était âgé de
quarante ans, et il y avait quinze ans qu’il
gouvernait le royaume. L’histoire le représente comme
un prince sage, modéré, prudent, ami de la science et
juste appréciateur du mérite de ses sujets. Il reçut
le rapport du gouverneur, mais il ne paraissait
nullement disposé à pousser les choses à l’extrémité.
Cependant les ennemis de la religion chrétienne se
montraient de plus en plus menaçants : de tous côtés
arrivaient des adresses au roi, des pétitions aux
ministres, demandant la punition des coupables et
l’extirpation de cette nouvelle doctrine, qui
renversait tous les fondements de la société. Plus de
trente pièces de ce genre parurent du neuvième au
douzième mois de cette année. Effrayé de ces
manifestations, le premier ministre Tsaï, quoique loin
d’être personnellement hostile aux chrétiens, entra
dans les vues de leur plus violents accusateurs, et
pressa le roi de condamner Paul Ioun et Jacques Kouen
à la peine capitale. Cette conduite surprit beaucoup
de monde, car le ministre appartenait au parti Nam-in,
aussi bien que les principaux d’entre les chrétiens,
et de plus, il était lié par le sang ou l’amitié avec
la plupart d’entre eux. Mais, la crainte de perdre son
crédit et peut-être sa dignité, le désir de conserver
sa fortune et celle de sa famille, le rendirent
persécuteur. Nous verrons plus tard que la justice de
Dieu le punit, dès cette vie, de sa lâcheté. Cédant
aux instances de son ministre, le roi consentit enfin
à signer le décret qui condamnait Paul Ioun et Jacques
Kouen à être décapités. Leurs têtes devaient être
exposées en public pendant cinq jours, afin d’effrayer
les populations voisines, et de les empêcher de suivre
la nouvelle religion. Le décret, revêtu de la — 54 — sanction
royale, fut expédié au gouverneur de Tsien-tsiou. A la
réception de la sentence, les deux confesseurs furent
aussitôt conduits de la prison au lieu du supplice.
Une foule immense de païens et de chrétiens les
suivait. Jacques, affaibli par les coups qu’il avait
reçus, se contentait de prononcer de temps en temps
les noms de Jésus et de Marie. Paul, plus robuste,
s’avançait avec un air d’allégresse, allant à la mort
comme à un festin, prêchant Jésus-Christ avec tant de
dignité que, non-seulement les chrétiens, mais les
païens eux-mêmes étaient ravis d’admiration. Arrivés
au lieu de l’exécution, l’officier qui présidait leur
demanda s’ils voulaient obéir au roi, rendre le culte
ordinaire aux tablettes de leurs ancêtres, et renoncer
à la religion étrangère. Sur leur réponse négative,
l’officier commanda à Paul Ioun de lire la sentence de
mort, confirmée par le roi, et écrite sur une planche,
suivant l’usage du royaume. Paul la prit aussitôt et
la lut à haute voix. Il posa ensuite sa tête sur un
gros billot, répéta plusieurs fois les saints noms de
Jésus et de Marie, et, avec le plus grand sang-froid,
fit signe au bourreau de frapper. Le bourreau lui
trancha la tête d’un seul coup. Puis vint le tour de
Jacques, qui ne cessait, lui aussi, d’invoquer Jésus
et Marie. Il eut la tête tranchée immédiatement après
son cousin. Il était trois heures de l’après-midi, le
treizième jour de la onzième lune de l’année sin haï
(8 décembre 1791). Paul Ioun était âgé de trente-trois
ans, et Jacques Kouen de quarante et un ans. Le roi
cependant s’était repenti d’avoir cédé aux instances
de son ministre. Il prévoyait que, d’après les mœurs
et coutumes du pays, ce premier acte deviendrait loi
de l’Etat, et que dans la suite on continuerait à
mettre à mort ceux qui suivraient la religion
nouvelle. Un courrier extraordinaire fut envoyé en
toute hâte au gouverneur de Tsien-tsiou pour faire
surseoir à l’exécution. Mais il était trop tard; Paul
Ioun et et Jacques Kouen avaient déjà obtenu la
couronne du martyre. Comme le
roi l’avait prévu, les ennemis de la religion
s’appuyèrent toujours depuis sur cette sentence, pour
faire considérer la condamnation à mort des chrétiens
comme loi de l’État, et la première exécution publique
fut la principale et souvent l’unique cause d’un grand
nombre de celles qui suivirent. Les corps des deux
martyrs restèrent neuf jours sans sépulture. Pour
intimider les chréiiens, on plaça sur le lieu du
supplice des satellites chargés de les garder jour et
nuit Le neuvième jour, les parents qui avaient obtenu
du roi la permission de les — 55 — ensevelir,
et leurs amis qui étaient venus à leurs funérailles,
furent très-étonnés de voir les deux corps sans aucune
marque de corruption, vermeils et flexibles comme
s’ils eussent été décapités le jour même. Leur
étonnement redoubla lorsqu’ils virent le billot sur
lequel ils avaient eu la tête tranchée, et la planche
où la sentence de mort était écrite, arrosés d’un sang
liquide et aussi frais que s’il eût été versé un
moment auparavant. Ces circonstances parurent d’autant
plus surprenantes qu’au mois de décembre, la rigucur
excessive du froid, disent les Coréens, faisait geler
tous les liquides, dans les vases qui les
renfermaient. Les païens, pleins d’admiration, se
récriaient contre l’injustice des juges et
proclamaient l’innocence des deux confesseurs.
Quelquesuns même, touchés du prodige qu’ils avaient
examiné avec soin, se convertirent. Les yeux baignés
de larmes de joie, les chrétiens bénissaient le
Seigneur. Ils trempèrent un grand nombre de mouchoirs
dans le sang des martyrs, et en envoyèrent à l’évêque
de Péking quelques fragments, avec l’histoire
circonstanciée de ce qui s’était passé. Les néophytes
prétendent qu’un homme abandonné des médecins et près
de mourir fut guéri, en un instant, après avoir bu de
l’eau dans laquelle on avait trempé la planche arrosée
de sang. Ils rapportent aussi que plusieurs moribonds,
à qui l’on fit toucher un mouchoir teint de ce même
sang, furent guéris sur l’heure (l). L’exemple
de Paul et de Jacques eut une influence prodigieuse
sur les premiers chrétiens de Corée. Leurs noms sont
demeurés célèbres, et Paul surtout est, encore
aujourd’hui, en grande vénération parmi les fidèles.
Il laissait une fille âgée de treize ans, qui se
retira momentanément dans la maison de Thomas Kim,
prétorien, ancien disciple de son père. Le jour, elle
se cachait dans le jardin, et la nuit elle venait dans
la maison. Plus tard elle put être mariée, selon sa
condition, dans la famille des Song, à Sout-pang-i,
district de Kong-tsiou. Sa mère la suivit chez son
mari, et continua, dit-on, h pratiquer la religion.
Depuis cette époque les chrétiens n’ont plus eu de
rapport avec cette famille. Quelques
jours après le supplice de Paul Ioun et de Jacques
Kouen, le gouvernement coréen fit afficher leur
sentence et la nouvelle de leur mort, dans toutes les
villes et tous les villages, afin d’effrayer le peuple
et d’empêcher de nouvelles conversions. Mais Dieu se
plaît à déjouer les plans de ses ennemis. Cette (1)
Nouvelles lettres édifiantes.— Paris, 1820. — Tome V,
p. 274. — 56 — publication
officielle donna un très-grand retentissement au
procès des deux confesseurs, fit connaître la religion
chrétienne à nombre d’hommes qui en ignoraient même le
nom, et contribua beaucoup à la propagation de
l’Évangile. Aujourd’hui comme toujours, en Corée comme
dans le reste du monde, cette parole est toujours
vraie : Sanguis martyrum semen christianorum.
Le sang des martyrs est une semence de chrétiens. |