Histoire de l’Église de Corée Charles Dallet LIVRE Ier [26] CHAPITRE III
Premières épreuves. — Rapports de
l’Église coréenne avec l’Évêque de Péking.
Quelques
jours avant sa mort, Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit
: « Si le grain de froment tombant en terre, ne meurt
pas, il demeure seul; mais s’il meurt, il porte
beaucoup de fruit. Celui qui aime sa vie, la perdra,
et celui qui hait sa vie, la garde pour l’éternité. »
Ces paroles divines sont vraies pour tous les hommes,
partout et toujours. La foi de chaque chrétien ne
s’enracine et ne vit que par la mortification et la
souffrance; la foi de chaque peuple ne s’enracine, ne
grandit, ne se développe, qu’arrosée du sang des
martyrs. La
nouvelle Église de Corée allait bientôt en faire
l’expérience. Mais le Dieu miséricordieux qui
proportionne l’épreuve à notre faiblesse, ne permit
tout d’abord qu’un commencement de persécution, assez
pour avertir les néophytes, et leur montrer ce qu’ils
devaient attendre, pas assez pour les décourager. Leur
nombre augmentait tous les jours, mais le nombre et la
violence de leurs ennemis augmentaient plus rapidement
encore. Le roi cependant n’avait jusqu’alors pris
aucun parti, et l’affaire dont nous allons parler
semble avoir eu lieu sans sa coopération. Au
commencement de l’année eul-sa (1785), un an à peine
depuis que l’Évangile avait été introduit en Corée, le
ministre des crimes, Kim Hoa-tsin-i, voulut en arrêter
les progrès par quelque coup d’éclat, de nature à
jeter la terreur dans les esprits. N’osant pas
s’attaquer directement aux chefs bien connus des
chrétiens, il fit saisir et traduire à son tribunal
Kim Pem-ou, nommé Thomas au baptême. Thomas,
né à la capitale, appartenait à une des principales
familles d’interprètes. Appliqué aux études et ami de
la science, il s’était lié avec Ni Piek-i, et c’est
par lui qu’il fut instruit de la religion en 1784.
Répondant aussitôt à l’appel de la grâce, il se mit à
pratiquer avec ferveur, instruisit et convertit,
non-seulement sa famille tout entière, mais encore un
certain nombre de ses amis, surtout dans la classe des
interprètes. Appelé
devant le ministre des crimes, et sommé de renoncer à
sa religion, Thomas, soutenu par la grâce divine,
refusa avec — 27 — constance
d’apostasier. Il fut appliqué à diverses tortures :
mais il ne fléchit pas un seul instant. Xavier Kouen
ayant appris ce qui se passait, crut indigne de lui
d’abandonner son fidèle coreligionnaire. Accompagné de
plusieurs autres chrétiens, il se rendit devant le
ministre : « Tous, s’écria-t-il courageusement, tous
nous professons la même religion que Kim Pem-ou. Nous
voulons partager le sort que vous lui réservez. » Le
ministre ne crut pas prudent d’attaquer des
personnages aussi puissants et aussi distingués. Il
les fit renvoyer, sans les écouter, et n’en continua
pas moins de persécuter Thomas. Après divers
supplices, dont le détail n’est pas connu, ne pouvant
triompher de la foi et de la constance du chrétien, il
le condamna à l’exil dans la ville de Tan-iang, à
l’extrémité orientale de la province de
T’siong-t’sieng. Dans le lieu de son exil, Thomas Kim
continua à pratiquer publiquement sa religion. Il
faisait à haute voix ses prières, et instruisait tous
ceux qui voulaient l’entendre. Son courage et sa
patience ne se démentirent pas un seul instant. Il
mourut des suites de ses blessures, quelques semaines
après son arrivée à Tan-iang, selon les uns, ou selon
d’autres, deux ans plus tard. Telle fut la fin du
premier martyr qui, sur la terre de Corée, donna sa
vie pour Jésus-Christ. Cette
affaire n’eut pas d’autres suites. Mais elle était
suffisante pour montrer aux chrétiens qu’il faut
non-seulement professer l’Évangile de bouche, mais
aussi être prêt, le cas échéant, à signer de son sang
sa profession de foi. Aussitôt la terreur se repandit,
surtout à la capitale et dans les environs. Le
T’ai-hak-saing (savant précepteur du roi) nommé
Tsieng-siouk-i, fit publier alors une circulaire
violente contre les chrétiens, engageant leurs parents
et amis à rompre ouvertement et complètement avec eux.
Ce document, daté de la troisième lune, 1785, est la
première pièce publique connue, qui attaque
officiellement le christianisme. Plusieurs familles
firent tous leurs efforts, par prières et par menaces,
pour obtenir l’apostasie de ceux de leurs membres qui
avaient embrassé la religion. Il y eut alors de
glorieuses confessions, mais il y eut aussi des
défections déplorables, même parmi ceux qui semblaient
être les colonnes de la nouvelle Église. Pierre
Seng-houn-i et Jean-Baptiste Piek-i, étaient désignés
par la voix publique, comme les principaux chefs et
fauteurs du christianisme ; aussi, ceux de leurs
parents qui n’avaient pas embrassé la foi, épouvantés
du supplice de Thomas Pem-ou, mirent tout en œuvre
pour les faire renoncer à une religion qui allait
attirer des malheurs sur eux et — 28 — sur
leur famille. Ils ne réussirent que trop, dans leur
funeste dessein. Le frère
cadet de Seng-houn-i, appelé Tsi-houn-i, témoignait
surtout une haine violente contre la religion. Il
employa tous les moyens pour décourager son aîné et le
faire changer de résolution. Poussé à bout par ces
persécutions domestiques qui se renouvelaient tous les
jours, Seng-houn-i finit par céder. Il brûla ses
livres de religion et fit un écrit pour se justifier
devant le public d’avoir été chrétien. Le père
de Piek-i , homme d’un naturel emporté, n’avait jamais
voulu entendre parler de la nouvelle doctrine. Il fit
des efforts inouïs pour arracher la foi du cœur de son
fils. Ne pouvant y réussir, il tomba dans le
désespoir, et, un jour, se passa une corde autour du
cou pour se donner la mort. Piek-i, ébranlé à la vue
de semblables scènes, sentait son courage faiblir.
Toutefois, il ne se rendait pas encore. Un chrétien,
indigne de ce nom, vint près de lui pour achever de le
perdre. Il y employa toutes les ruses, tous les
mensonges Imaginables, jusqu’à ce qu’enfin, fatigué de
vexations, trompé par l’apostat, troublé par la vue et
par les paroles de son père au désespoir, Piek-i céda.
Reculant devant une apostasie manifeste, il usa de
mots à double sens pour dissimuler sa foi. Son cœur
avait défailli; Dieu n’y avait plus la première place,
et Dieu le rejetait, car il est écrit : celui qui aime
son père ou sa mère plus que moi, n’est pas digne de
moi. Depuis ce temps, circonvenu par ses proches et
ses amis païens, il ne put avoir aucun rapport avec
les chrétiens. Les relations coréennes racontent qu’il
fut horriblement persécuté par les remords. Il devint
morne, silencieux, mélancolique. Jour et nuit il
versait des larmes, et souvent on l’entendait pousser
des gémissements douloureux. Il ne pouvait plus se
livrer au sommeil, il ne se dépouillait même plus de
ses habits. S’il mangeait, c’était sans appétit, sans
goiit et sans profit pour son corps. Peu à peu
cependant, les agitations de sa conscience se
calmèrent ; les derniers efforts de la grâce se
faisaient à peine sentir. Sa santé se rétablit, et on
dit même que le désir des dignités pénétra dans son
cœur. Quoi qu’il en soit, il n’eut le temps d’en
posséder aucune. Au printemps de l’année pin-go
(1786), il tomba malade de la peste qui sévissait
alors (le io-ping des Chinois, espèce de typhus), et
mourut à l’âge de trente-trois ans, après huit jours
de maladie. Il a été impossible de savoir d’une
manière certaine comment se passèrent ses derniers
moments. On prétend que des chrétiens purent parvenir
jusqu’à lui, — 29 — pour
l’exhorter au regret de son crime, mais cette
tradition n’est appuyée sur aucun document
authentique. Espérons
néanmoins que Dieu aura fait miséricorde à celui dont
le zèle et les grandes qualités ont tant servi à
introduire et propager l’Èvangile en Corée, et qu’à
l’instant suprême, il lui aura accordé la grâce du
repentir. Cependant
la foi du petit troupeau, ébranlée un instant, n’était
point anéantie. Si la chrétienté était dans le deuil à
l’occasion de l’apostasie de quelques-uns de ses
membres, elle était en même temps consolée par la
constance du plus grand nombre au milieu des
persécutions domestiques, souvent plus difficiles à
supporter que celles des juges et des bourreaux. Les
conversions se multipliaient. Louis de Gonzague
Tan-ouen-i, le disciple de Xavier Kouen, continuait à
prêcher l’Évangile dans la plaine du Naï-po. Ses
grands talents, joints à un don particulier de
captiver les âmes, lui attiraient chaque jour de
nouveaux auditeurs, et bien peu résistaient à ses
prédications. Aussi le nombre des chrétiens augmentait
considérablement dans cette province. Ce n’étaient
plus seulement des familles de nobles et de lettrés
qui embrassaient la foi ; les cultivateurs, les hommes
de labeur, les gens du bas peuple, les pauvres,
recevaient, eux aussi, le don de Jésus-Christ. Ils
arrivaient de loin, en foule, pour entendre la bonne
nouvelle, et demeuraient souvent plusieurs jours,
nourris et logés par les chrétiens. Un de ces
derniers, nommé Ouen Tong-tsi, qui plus tard reçut la
couronne du martyre, est resté célèbre pour sa
généreuse hospitalité. Il recueillait et traitait chez
lui un grand nombre des auditeurs de Louis de
Gonzague, et c’est alors que prit naissance ce dicton
populaire : « On va chercher la science dans la maison
de Ni Tan-ouen-i comme on va chercher la nourriture
dans celle de Ouen Tong-tsi. De son
côté, François-Xavier Kouen, qui s’occupait toujours
très-activement à la prédication, sentit le besoin de
se retirer quelque temps dans la solitude. Il avait
compris à l’école del’Esprit-Saint qui fut en cela son
seul maître, qu’avant tout il faut se sanctifier
soi-même, si l’on veut être utile aux autres. Dans ce
but, il forma la résolution de faire une retraite
spirituelle en règle, et pour exécuter plus facilement
son dessein, il quitta momentanément sa famille, et se
retira secrètement dans une pagode déserte située dans
les montagnes Liong-Moun-Son. Un seul de ses amis,
Justin T’sio, dit Tong-seum-i, l’accompagnait. Arrivés
dans la pagode, ils convinrent de ne pas se dire un
seul mot, pendant tout le temps de la retraite. Ils y
passèrent huit — 30 — jours
entiers, uniquement occupés aux exercices spirituels
que leur suggéra le désir d’imiter Notre-Seigneur et
ses saints. Une pratique si conforme au véritable
esprit du Christianisme leur obtint certainement de
Dieu des grâces abondantes pour eux et pour ceux
qu’ils instruisirent après leur retraite. L’année
suivante, tieng-mi (1787), les clameurs contre la
religion se calmèrent peu à peu, les contradictions
furent moins vives, et plusieurs de ceux qui avaient
cédé à l’orage, manifestèrent leur repentir. Pierre Ni
Seng-houn-i, entre autres, qui avait succombé par
faiblesse, revint de nouveau trouver François-Xavier
Kouen et les frères Tieng, Iak-iong et Iak-tsien.
Ceux-ci le reçurent à bras ouverts. C’est
vers cette époque que, pour favoriser la propagation
de l’Évangile, et confirmer dans la foi les néophytes,
François-Xavier Kouen, Pierre Ni, les frères Tieng et
autres chrétiens influents formèrent le dessein
d’établir entre eux la hiérarchie sacrée. Cette
pensée, quelque étrange qu’elle semble, était
néanmoins bien naturelle. N’ayant pas le bonheur,
comme les chrétiens de Chine leurs modèles, de
posséder des pasteurs venus de l’Occident, les
chrétiens de Corée comprenaient cependant très-bien
qu’une église ne peut pas subsister sans chef. Dans
leur ignorance sur la nature du sacerdoce, sur sa
transmission par une chaîne non interrompue qui
remonte jusqu’au souverain Prêtre Jésus-Christ, ils
crurent ne pouvoir rien faire de mieux que de se créer
à eux-mêmes, des évêques et des prêtres. Pierre
Seng-houn-i avait vu à Péking la hiérarchie catholique
en action : l’évèque, les prêtres et les autres clercs
inférieurs. Il avait assisté aux saints mystères dans
l’église de cette ville. Les sacrements avaient été
administrés en sa présence. Il rappela tous ses
souvenirs, et à l’aide des diverses explications qui
se trouvent dans les livres liturgiques ou dogmatiques
à l’usage des chrétiens, on arrêta un système complet
d’organisation, et on procéda de suite à l’élection
des pasteurs. François-Xavier
Kouen, que sa position, sa science et sa vertu
mettaient au premier rang, fut nommé évoque. Pierre Ni
Seng- houn-i, Louis de Gonzague Ni Tan-ouen-i,
Augustin Niou, Jean T’soi Tsiang-hien-i et plusieurs
autres, furent élus prêtres. On ignore s’il y eut
quelque cérémonie, ressemblant à une consécration ou
ordination. Chacun se rendit immédiatement à son
poste, et ils commencèrent une sorte d’administration
des chrétiens, prêchant, baptisant, confessant,
donnant la confirmation, célébrant les saints
mystères, et distribuant la communion aux — 31 — fidèles.
Ces sacrements sont les seuls que nous trouvions
mentionnés dans les mémoires du temps. Le baptême
donné par ces pasteurs était évidemment valide, et
conférait la grâce de la régénération. Les autres
sacrements qu’ils administraient étaient évidemment
nuls. Néanmoins, il est certain que leur ministère
réchauffa partout la ferveur, et donna un nouvel élan
à la propagation de la foi dans tout le royaume. On
parle encore de l’enthousiasme des chrétiens, de leur
sainte ardeur pour assister aux cérémonies et pour
recevoir les sacrements. La grand’mère du célèbre
martyr André Kim, le premier prêtre indigène de la
Corée, a raconté que Louis de Gonzague Ni, son oncle,
par qui elle avait été baptisée, se servait d’un
calice d’or pour célébrer le sacrifice. Les ornements
sacrés étaient confectionnés avec de riches soieries
de Chine. Ils n’avaient pas la forme de nos chasubles,
mais ils étaient semblables à ceux dont les Coréens
font usage dans leurs sacrifices. Les prêtres
portaient le bonnet usité en Chine, dans les
cérémonies du culte catholique. Pour entendre les
confessions des fidèles, ils se plaçaient sur un siège
élevé sur une estrade, et les pénitents se tenaient
debout devant eux. Les pénitences ordinaires étaient
des aumônes, et pour les fautes les plus graves, le
prêtre frappait lui-même le coupable sur les jambes
avec une verge. Accoutumés, selon les lois de
l’étiquette coréenne, à fuir la vue des femmes de
condition, les prêtres refusèrent d’abord de les
confesser; mais les instances furent si vives qu’il
fallut y consentir. Ils ne faisaient pas la visite des
chrétientés, mais on venait auprès d’eux leur demander
les sacrements. Ils voyageaient à pied, et
s’excitaient toujours à éviter le faste et l’orgueil.
A la
capitale, Jean T’soi Koan-t’sien-i loua une maison
pour l’administration des sacrements. Plein d’activité
et doué d’une grande pénétration d’esprit, il réglait
toutes les affaires, recevant les prêtres et préparant
les chrétiens. Jour et nuit, il était occupé à ce
ministère, sans redouter ni les embarras ni les
fatigues; il était comme le catéchiste général de la
chrétienté. Son père, quoique ne pratiquant pas la
religion, était loin de s’opposer aux nombreuses
réunions qui se faisaient chez lui ; il les
protégeait, au contraire, de tout son pouvoir. Ce clergé
coréen improvisé continua ainsi ses fonctions pendant
près de deux ans, avec de grands succès et dans une
parfaite bonne foi. Mais en l’année kei-iou (1789),
certains passages des livres de religion, examinés
plus minutieusement, firent naître dans l’esprit des
prêtres et de l’évêque des doutes sérieux — 32 — sur
la validité de leur élection et de leur ministère. Ils
conclurent qu’il fallait de suite renoncer à toute
administration comme à une entreprise téméraire, et
prirent la résolution d’écrire à révêque de Pékin pour
le consulter à ce sujet. Après s’être ainsi avancés
devant toute la chrétienté, il dut leur en coiiter
beaucoup, pour abandonner immédiatement leur position,
au risque de s’exposer à la risée publique. Mais leurs
intentions étaient droites, leur foi sincère, et ils
ne voulurent, sous aucun prétexte, s’exposer à
profaner les choses saintes. Ils reprirent donc
immédiatement leur place parmi les simples fidèles, et
ne s’occupèrent plus qu’à instruire les nouveaux
chrétiens, et à prêcher la foi aux Gentils. La lettre
consultative à l’évêque de Péking ayant été rédigée
par Pierre Seng-houn-i et François-Xavier Kouen, on
rechercha les moyens de la faire parvenir sûrement.
L’ambassade annuelle offrait une occasion naturelle.
Mais il fallait trouver un homme capable et dévoué qui
voulût accepter la périlleuse mission d’établir des
relations nécessairement secrètes, avec l’Église de
Chine. Il n’y avait pas de chrétien dans l’ambassade :
il fallait y en faire entrer un à l’insu des païens.
On jeta les yeux sur le catéchumène Paul Ioun
Iou-ir-i, pour ce rôle important. Paul Ioun descendait
d’une famille noble du district de Nie-tsiou. Il avait
été disciple des Kouen, et François-Xavier l’avait
instruit des vérités de la religion. Son caractère
doux et affable et sa grande discrétion le rendaient
propre à l’entreprise projetée. Il accepta la mission
qu’on lui confiait, se chargea de la lettre à
l’évêque, et déguisé en marchand, partit pour Péking à
la dixième lune de cette même année 1789. La route
de Séoul à Péking est de trois mille lys, plus de
trois cents lieues. Ce long voyage, fait pendant
l’hiver, dans un pays étranger, est très-pénible et
offre des dangers véritables. Il n’est pas rare de
voir plusieurs personnes de l’ambassade succomber à la
suite de maladies contractées en route. Les fatigues
ordinaires étaient bien plus grandes encore pour Paul
qui, appliqué dès l’enfance à l’étude, et habitué à
une vie sédentaire, n’avait aucune expérience des
voyages, et se trouvait isolé au milieu de compagnons
inconnus, sans aucun appui humain. Il dut cependant
faire la route à pied, comme tous ceux dont il
simulait la profession, et enfin, malgré mille
difficultés, soutenu qu’il était par la grâce
toute-puissante de Dieu, il arriva heureusement à
Péking. Il se rendit aussitôt auprès de l’évêque, lui
remit la lettre dont il était porteur, et lui raconta
dans le plus grand — 33 — détail
tout ce qui s’était passé en Corée, les joies et les
tribulations de la chrétienté naissante. L’arrivée
inattendue de Paul causa une joie bien vive dans
l’église de Péking. La préseuce de ce chrétien, venu
d’un royaume où jamais aucun prêtre n’avait prêché le
nom de Jésus-Christ, et expliquant de quelle manière
admirable la foi s’y était propagée, fut le plus doux
des spectacles pour les missionnaires et surtout pour
ï’évêque, Mgr Govea, qui se hâta d’écrire une lettre
pastorale à ces nouvelles ouailles que Dieu lui
donnait. Au
printemps de l’année kieng-sioul (1790), Paul reprit à
la suite de l’ambassade la route de sa patrie. Il
avait reçu à Péking les sacrements de Baptême,
d’Eucharistie et de Confirmation (1). Fortifié par ces
secours célestes, il sut se tirer adroitement de tous
les mauvais pas, passa la frontière sans exciter de
soupçon et revint à la capitale, sans s’être attiré
aucune fâcheuse affaire. La
réponse de Ï’évêque était écrite sur une pièce de
soie, afin que Paul put la cacher plus aisément dans
ses habits, et l’introduire en Corée d’une manière
plus sûre et plus facile. Elle était adressée à Pierre
Ni et à Xavier Kouen. Le prélat commençait par
exhorter les néophytes à rendre d’immortelles actions
de grâces au Dieu très-bon et très-grand, pour
l’inestimable bienfait de la vocation à la foi. Il les
excitait à la persévérance et à l’emploi des moyens
nécessaires pour conserver la grâce de l’Évangile.
Venait ensuite une exposition abrégée des dogmes et de
la morale chrétienne. Pierre et François-Xavier
étaient repris pour s’être ingérés témérairement dans
le ministère sacerdotal. L’évêque leur expliquait
qu’ils ne pouvaient nullement célébrer les saints
mystères et administrer les sacrements, à l’exception
du baptême, parce qu’ils n’avaient pas reçu le
sacrement de l’Ordre; mais qu’ils faisaient une action
très-agréable à Dieu en instruisant et encourageant
les chrétiens, et en convertissant les infidèles. Il
les exhortait à persévérer dans cette conduite. Cette
réponse, attendue si longtemps, ne laissait plus aucun
doute. Elle fut reçue avec une entière soumission, et
chacun se félicita de la prudence qu’on avait eue
d’interrompre les fonctions du saint ministère. Cependant,
les chrétiens coréens avaient un grand désir de (1) Paul
fut baptisé à Péking par M. Raux, supérieur des
missionnaires Lazaristes français en Chine, le 5
février 1790. Le frère Pansi fut son parrain, et
peignit son portrait que l’on envoya à Saint-Lazare. —
Nouv. lettres édif., tome V, p. 321. — Ce frère,
horloger et mécanicien habile, est nommé Paris dans
d’autres documents. — Ann. de la Prop. de la Foi, tome
X, p. 127. — 34 — recevoir
les sacrements. Enflammés par les récits de Paul Ioun
qui leur parlait de églises qu’il avait vues à Péking,
des missionnaires européens venus des extrémités de la
terre pour propager l’Évangile, des entretiens qu’il
avait eus avec eux et des sacrements qu’il avait
reçus, ils résolurent denvoyer une nouvelle lettre à
l’évêque de Péking, pour le supplier instamment de
leur envoyer des prêtres qui pussent les instruire par
la prédication, et les fortifier par l’administration
des sacrements. L’occasion était favorable. Une
ambassade extraordinaire allait partir pour féliciter
l’empereur Kien-long, qui célébrait, au mois de
septembre 1790, la quatre-vingtième année de son âge.
Paul Ioun reprit donc le chemin de la Chine. Il était
accompagné, dans ce second voyage, par un catéchumène
nommé Ou, officier du roi de Corée, chargé par ce
prince de faire quelques empiètes à Péking. Nos deux
députés arrivèrent sans accident, et remirent à
l’évêque la lettre de leurs compatriotes. Outre les
instantes prières des néophytes pour obtenir un
pasteur, cette lettre contenait aussi plusieurs
questions sur les contrats de leur pays, sur les
superstitions, sur le culte des ancêtres, et sur
quelques autres points difficiles. Après avoir pris
sur des matières de cette importance l’avis de
missionnaires savants et zélés, l’évéque répondit aux
questions des Coréens, leur promit de leur envoyer un
prêtre, et leur fit connaître à quelle époque et de
quelle manière ce prêtre se présenterait à la
frontière, afin qu’ils pussent préparer et faciliter
son entrée. Le
catéchumène Ou fut baptisé, et reçut le nom de
Jean-Baptiste. On lui remit un calice, un missel, une
pierre sacrée, des ornements, et tout ce qui était
nécessaire pour la célébration du saint sacrifice. Ou
lui apprit aussi à faire du vin avec des raisins, afin
que tout fût prêt, à l’arrivée du missionnaire. Paul et
Jean-Baptiste repartirent de Péking au mois d’octobre.
Ils arrivèrent heureusement dans leur pays, et
rendirent la lettre de l’évêque et les objets qui leur
avaient été confiés. L’Église naissante tressaillit de
joie, dans l’espérance de posséder bientôt un prêtre,
mais la décision sur les superstitions et le culte des
ancêtres fut, pour plusieurs, une pierre de scandale
et une cause d’apostasie. Jusqu’alors
les néophytes coréens, assidus aux observances
chrétiennes qu’ils connaissaient, n’en avaient pas
moins continué le culte superstitieux rendu aux
parents défunts. L’ignorance et la bonne foi pouvaient
les excuser, mais dès ce moment toute participation à
de semblables pratiques, sacrifices, cérémonies. — 35 — prostrations,
etc., devenait impossible. L’Église leur déclarait par
la bouche de l’évêque de Péking que le culte des
ancêtres est contraire au culte de Dieu. Cette
déclaration, rendue publique, devait blesser à la
prunelle de l’œil toutes les classes de la population,
car en Corée, la religion des lettrés ou le culte des
ancêtres, est la religion de l’État. Toute infraction
à ce culte est reçue avec une violente répulsion par
l’opinion publique dans le pays tout entier, et
l’omission des cérémonies requises sévèrement punie.
Ces usages traditionnels, dont l’origine remonte
très-haut, et qui ont été transmis fidèlement de
génération en génération, sont aux yeux de tous la
base de la société, le fondement de l’État, le point
d’appui de tous les rapports naturels; et malheur à
celui qui a l’audace de les attaquer, même en paroles!
Il était dès lors facile de prévoir l’orage qui allait
éclater, et le parti que les ennemis des chrétiens
allaient tirer de leur conduite pour détruire et
anéantir l’Église naissante. Quelques
chrétiens faibles en furent épouvantés, et cessèrent,
dès ce jour, de pratiquer la religion. Parmi eux, nous
avons la douleur de compter Pierre Ni Seng-houn-i, que
la crainte avait déjà fait tomber d’une manière si
déplorable quelques années auparavant. Il se retira
chez lui et n’eut plus aucun rapport avec les
chrétiens. Bien plus, cédant à l’ambition des
dignités, il obtint successivement divers emplois
publics, ce qui, en ce pays comme en Chine, entraîne
nécessairement une participation fréquente au culte
idolâtrique. Désormais, nous ne le verrons plus
paraître que de loin en loin, poursuivi, malgré sa
défection, par le mépris des païens eux-mêmes, et ne
pouvant parvenir à se laver auprès d’eux du crime
d’avoir introduit la religion en Corée. C’est là, aux
yeux des gentils, une espèce de péché originel qu’ils
reprochent encore aujourd’hui à ses descendants.
Malgré cette seconde chute d’un chef influent, la foi
des néophytes ne paraît pas avoir été ébranlée, et le
très-grand nombre, soumis d’esprit et de cœur à la
décision de l’Église, continua à pratiquer avec
ferveur, et renonça à tous les actes superstitieux. Xavier
Kouen, resté seul des trois premiers fondateurs de la
chrétienté, redoubla de zèle pour raffermir, diriger
et augmenter le petit troupeau. Il fut en cela
merveilleusement secondé par Jean T’soi, surnommé
Koan-tsien-i, âgé alors de trente et quelques années.
De leur côté, Louis de Gonzague au Naï-po, et Augustin
Niou Hang-kem-i dans la province de Tsien-la, ne se — 36 — découragèrent
point, et continuèrent à travailler de toutes leurs
forces au progrès de l’Évangile. C’est
dans cette année (1790) qu’eut lieu la conversion de
T’soi Pil-kong-i, appelé Thomas au baptême. Thomas
T’soi était né à la capitale, du ne famille de la
classe moyenne. Ses ancêtres avaient élé employés
comme médecins par le gouvernement; mais à cette
époque T’soi était réduit à une grande pauvreté, parce
qu’il n’avait aucun protecteur pour obtenir un emploi.
Son indigence l’avait même empêché de se marier. La
franchise et la générosité faisaient le fond de son
caractère, aussi embrassa-t-il la religion aussitôt
qu’il en entendit parler. Dès le premier jour de sa
conversion il montra une grande ferveur, ne pensant
qu’aux choses spirituelles, et oubliant même de
subvenir aux nécessités du corps. Ce saint
enthousiasme ne se refroidit point avec le temps.
Inaccessible à la crainte, il ne cessait de prêcher
publiquement le christianisme, et il lui arrivait
quelquefois de s’arrêter dans les rues, au milieu de
la foule, et de s’écrier à haute voix : « Il faut
nécessairement servir le grand Roi du ciel et de la
terre. Comment ne pas servir le grand seigneur de
toutes choses? » Aussi, quoiqu’il fût nouveau
chrétien, il fut bientôt connu partout comme un des
plus fervents. Cette
conversion, et un certain nombre d’autres sur
lesquelles nous n’avons malheureusement pas de
détails, servirent beaucoup à ranimer le courage des
chrétiens de Corée, et à les fortifier d’avance contre
la persécution qui ne pouvait tarder d’éclater. |