Histoire de l’Église de Corée Charles Dallet LIVRE Ier CHAPITRE
I
Invasion
des Japonais en Corée, au xvie siècle. — Néophytes et
martyrs coréens au Japon.
Vers la fin du xvie siècle, quarante ans après
la mort de
saint François-Xavier, lorsque l’Eglise du Japon
florissante comptait déjà des
millions d’enfants, lorsque la Chine évangélisée dès le
vie siècle, évangélisée
de nouveau aux xiiie et xive siècles, venait enfin de se
rouvrir pour la
troisième fois au zèle des missionnaires, le royaume de
Corée, dont le nom même
était inconnu en Europe, n’avait encore jamais entendu
prêcher Jésus-Christ. A cette époque,
on put espérer un instant que le jour de la miséricorde
était arrivé pour ce
pays. Taïko-Sama, devenu maître — 2 — absolu de tout le Japon, avait conçu le projet
de
conquérir la Chine. Pour se frayer un chemin, en l’an
1592, il fit envahir la
Corée par une armée de deux cent mille hommes, qui
battirent les Coréens et les
Chinois venus à leur secours, s’emparèrent de cinq
provinces sur huit, prirent
la capitale, firent un immense carnage, et envoyèrent
comme esclaves, au Japon,
un nombre considérable de prisonniers. La plupart de ces
soldats japonais étaient chrétiens, car Taïko-Sama, qui
avait secrètement
résolu de faire disparaître du Japon la religion de
Jésus-Christ, avait surtout
employé pour cette expédition les princes et les
seigneurs chrétiens. Il
comptait, s’ils étaient vainqueurs, leur donner des
apanages dans le pays
conquis, et y transplanter de gré ou de force tous les
chrétiens de son empire
; s’ils étaient vaincus, les abandonner sans secours et
s’en débarrasser ainsi
sans se donner l’odieux d’une persécution ouverte. La guerre se
prolongeant en Corée, les princes et les seigneurs
chrétiens, et surtout
Augustin Arimandono, roi de Fingo et grand amiral du
Japon, le principal et le
plus zélé d’entre eux, firent de vives instances auprès
du supérieur de la
mission du Japon pour obtenir un prêtre. Vers la fin de
1593, le
vice-provincial de la Compagnie de Jésus leur envoya le
P. Gregorio de
Cespedes, et un frère japonais nommé Foucan Eion. Ce
Père et son compagnon
furent forcés d’hiverner dans l’île de Tsoutsima, dont
le prince, néophyte
zélé, servait lui-même en Corée. Ils y baptisèrent un
grand nombre de païens,
entre autres les quatre principaux conseillers de
Tsoutsimandono. Enfin, au
commencement de 1594, après une navigation assez longue
et remplie de dangers,
ils arrivèrent en Corée et gagnèrent la forteresse de
Coinangaï où résidait
Augustin (1). Pendant près d’un
an, le P. de Cespedes exerça son ministère parmi les
troupes japonaises avec un
zèle infatigable. Il allait de forteresse en forteresse,
luttant contre les
désordres de toute nature, réformant les abus,
raffermissant les chrétiens par
l’administration des sacrements, et baptisant de
nombreux soldats païens. Mais
il fut soudain arrêté au milieu de ses travaux. Un
général païen, jaloux de la
haute fortune du prince Augustin, le dénonça à
Taïko-Sama, prétendant que ses
efforts et ceux du (1) Lettre annuelle du Japon, de Mars 1593 à
Mars 1594,
écrite par le P. Pierre Gomez au P. Claude Acquaviva,
général rie la Compagnie
de Jiisus — Milan, 1597, — p. 112 et suivantes. — 3 — P. de Cespedes, pour la propagation de la foi
chrétienne,
cachaient une vaste conspiration contre le pouvoir de
l’empereur. Averti à
temps, Augustin renvoya immédiatement le prêtre au
Japon, et y retourna
lui-même peu après, pour se laver de l’accusation
intentée contre lui. Il
parvint aisément à se justifier, et l’affaire n’eut pas
de suites fâcheuses. La lettre
annuelle de la mission du Japon, qui nous donne ces
détails, raconte aussi que
le prince de Tsoutsima envoya à sa femme Marie, fille
d’Augustin, deux jeunes
esclaves coréens, l’un fils d’un secrétaire du roi de
Corée, et l’autre aussi d’une
très-noble famille. La princesse touchée de leur
infortune les donna à l’Eglise,
envoya immédiatement le plus âgé au séminaire des PP.
Jésuites, et garda l’autre
chez elle jusqu’à ce qu’il pût y être envoyé à son tour
(1). Dans sa lettre de
l’année suivante le P. Louis Froës parle encore des
Coréens. « Cette année,
dit-il, on a instruit beaucoup d’esclaves coréens, tant
hommes que femmes et
enfants, qui demeurent. ici à Nangasaki, et dépassent,
dit-on, le chiffre de
trois cents. Il y a deux ans qu’ils ont été baptisés
pour la plupart, et le
plus grand nombre s’est confessé cette année. On voit
clairement par l’expérience,
que c’est un peuple très-disposé à recevoir notre sainte
Foi ; ils sont
très-affables, reçoivent le baptême avec allégresse, et
sont heureux de se voir
devenus chrétiens. Ils aiment à se confesser, et en
très-peu de temps, le plus
grand nombre a appris la langue japonaise avec tant de
facilité, que presque
aucun d’eux n’a besoin d’interprète pour le faire. Le
vendredi saint, aussitôt
que la nuit se fit, pendant qu’on apprêtait l’église
dont les portes étaient
fermées, et qu’on disposait les fonts baptismaux pour le
lendemain, un Père et
quelques Frères qui dirigeaient les préparatifs,
entendirent un grand bruit du
dehors, près de la porte de l’église. Ils ouvrirent une
fenêtre et demandèrent
ce que c’était. Quelques hommes, agenouillés avec une
grande humilité,
répondirent : « Père, ce sont les pauvres Coréens. Parce
que nous sommes
esclaves, nous n’étions pas prêts hier pour la
procession, mais nous voici
maintenant venus tous ensemble, pour demander à Dieu
miséricorde et pardon pour
nos péchés. » En disant cela ils se flagellaient
cruellement, et tous ceux qui
les entendirent et virent la rigueur de leur pénitence,
en versaient des
larmes. Cette nation unit un bon jugement à une grande (1) Lettre annuelle du Japon pour 1595, du P.
Louis Froës
au P. C. Acquaviva. — Rome, 1598, — p. 32 et suivantes. —
4 — simplicité, et elle paraît ne le céder en rien
aux
Japonais. Il a plu à Dieu Notre Seigneur de prendre ces
prémices du royaume de
Corée, à l’occasion de cette guerre, pour le plus grand
bien de leurs âmes. L’opinion
commune, dans les entretiens qu’ils ont entre eux, est
que si la prédication de
la loi évangélique pénétrait une fois en Corée (ce qui
semble ne devoir pas
être difficile par la voie du Japon), elle y serait
très-facilement reçue, et
pourrait prendre dans ce royaume de grands
développements (1). » Ces belles
espérances ne furent point réalisées. En 1598,
Taïko-Sama, se sentant mourir,
envoya à ses troupes l’ordre formel d’abandonner toutes
leurs conquêtes, et de
revenir de suite au Japon. Les tuteurs de son fils
pressèrent l’exécution
immédiate de cet ordre, et la Corée tout entière, sauf
le poste militaire de
Fusan-kaï sur la côte sud-est, se retrouva sans coup
férir sous l’autorité de
son propre roi. Les troupes
japonaises, en quittant la Corée, y laissèrent-elles
quelques germes de
christianisme, et faut-il faire remonter à cette
expédition la véritable
origine de l’Église coréenne? On l’a dit et répété dans
ces derniers temps ;
mais cette assertion ne soutient pas un examen sérieux. Pendant son
séjour en Corée, l’an 1594, le P. de Cespedes n’avait vu
d’autres indigènes que
les prisonniers de guerre que l’on expédiait au Japon
pour y être vendus comme
esclaves. Les lettres écrites alors par les jésuites du
Japon à leur Père
général prouvent qu’il lui avait été impossible d’entrer
en relation avec les
gens du pays. En effet, la tactique des Coréens était
d’isoler les Japonais, en
dévastant complètement la contrée autour des forteresses
qu’ils occupaient ; la
plupart des habitants avaient fui dans les provinces
septentrionales ; les
autres reculaient devant les envahisseurs, et, à leur
approche, cherchaient un
refuge dans les bois et les montagnes. Après le départ
du P. de Cespedes, l’armée
japonaise resta encore plus de trois ans en Corée, mais
le zélé missionnaire ne
put y revenir, et aucun autre prêtre ne fut envoyé, à sa
place. Les Japonais
chrétiens ne purent, pas plus que lui, se mettre en
rapport avec les habitants
; d’ailleurs la haine innée des Coréens pour tout ce qui
est étranger, l’exaspération
naturelle d’un peuple vaincu contre ses vainqueurs,
auraient certainement fait
échouer toute tentative de prosélytisme. Les Coréens
emmenés au Japon comme
prisonniers de (l) Lettre annuelle du Japon pour 1595. —Rome,
1599.—p,
13Cet suivantes. — 5 — guerre eurent donc, seuls de leurs
compatriotes, l’opportunité
de connaître la foi chrétienne, et nous avons vu que,
grâce à Dieu, un grand
nombre en profitèrent. Quelques années après
l’expédition de Taïko-Sama,
commençait, au Japon même, cette persécution si longue,
si sanglante, si
glorieuse qui semblait devoir y éteindre le
christianisme, et on comprend
facilement que les missionnaires de ce pays ne purent
plus songer à la Corée,
et ne firent aucune tentative pour y pénétrer. Dans cette grande
persécution, un certain nombre de néophytes coréens
partagèrent avec leurs
frères japonais l’honneur de confesser Jésus-Christ
devant les bourreaux. Leur
vie et leur martyre appartiennent à l’Église du Japon,
mais, par leur
naissance, ils sont les prémices de l’Église de Corée.
C’est pourquoi nous
reproduisons ici, dans l’ordre chronologique, ce que
l’on sait de leurs noms et
de leur histoire (1). Michel, pauvre
laboureur coréen, avait été baptisé à Nangasaki. Il
était d’une charité
singulière envers les lépreux, les attirait dans sa
maison, les faisait asseoir
à son foyer, les servait de ses mains en leur disant : «
Vous êtes mes frères,
et votre infirmité m’oblige à vous honorer davantage. »
On le suspendit à une
fourche, puis on lui comprima les jambes et on lui coupa
les jarrets. Il expira
dans ce supplice, le 22 novembre 1614. Après sa mort, on
lui trancha la tête,
et son corps fut haché en morceaux. Le même jour fut
aussi martyrisé Pierre Djincouro. Il avait été esclave
chez les païens, depuis
l’âge de treize ans jusqu’à celui de trente. Omis sur la
liste des chrétiens
dénoncés, parce qu’il n’était que locataire d’une
boutique et n’avait pas de
maison à lui, il fit de vives réclamations et obtint
d’être inscrit avec eux. Il
supporta courageusement les tortures, et comme il ne
cessait d’invoquer le
saint nom de Jésus, il eut les lèvres el la bouche
fendues, fut percé d’un
poignard, et enfin décapité. Il était âgé de
trente-trois ans. - Le 18 novembre
1619, Cosme Takeya fut brûlé vif à Nangasaki, Trois ans
plus tard, sa femme
Inès, âgée de quarantedeux ans, subit à son tour le
martyre. Elle eut la tête
tranchée. (1) Le P. Charlevoix, Hist. du Christianisme
au Japon,
passim. — M. Léon Pages, Hist. du Japon. Tome III,
passim. — Les noms de
famille des martyrs coréens cités par ces auteurs sont
des noms japonais, soit
qu’on ait donné aux captifs de nouveaux noms, soit qu’on
ait purement el
simplement traduit en japonais leurs noms coréens. — 6 — C’était le 2 septembre 1622, journée à jamais
glorieuse
pour l’Église du Japon, qui s’enrichit d’un seul coup de
cinquante-deux
martyrs. Cinq d’entre eux étaient Coréens : Inès, que
nous venons de nommer,
Antoine, qui fut brûlé vif, Marie, femme d’Antoine et
leurs deux enfants, Jean,
âgé de dix ans, et Pierre, âgé de trois ans, qui furent
décapités. Le 4 septembre
1624, Sixte Cazayernon et sa femme Catherine furent
décapités à Chembocou. Le 5 novembre de
la même année, le jeune Coréen Caïo fut brûlé vif à
Nangasaki. Son histoire
prouve, d’une manière éclatante, que Dieu ferait un
miracle plutôt que d’abandonner
un infidèle qui suit les lumières de sa conscience, et
cherche la vérité d’un
coeur droit et docile. Né quelque temps avant l’invasion
japonaise, il éprouva
dès son jeune âge un désir extrême de parvenir au vrai
bonheur, c’est-à-dire à
un bonheur qui n’eût point de fin. Il se retira dans une
solitude pour méditer
plus à son aise sur cette félicité qu’il cherchait. Il
n’avait pour habitation
qu’une caverne, qu’il partageait avec un tigre qui
l’occupait avant lui. Ce
féroce animal respecta son hôte ; il lui céda même la
caverne quelque temps
après, et se retira ailleurs. Le jeune solitaire dans
l’unique vue de conserver
son innocence, s’exerçait à toutes sortes de
mortifications ; il s’abstenait de
tout ce qui n’était pas absolument nécessaire à la vie.
Une nuit qu’il était en
méditation, un homme d’aspect majestueux lui apparut, et
lui dit : « Prends
courage ; dans un an tu passeras la mer, et, après bien
des travaux et des
fatigues, tu obtiendras l’objet de tes désirs. » Cette
même année, les Japonais
entrèrent en Corée, et le jeune solitaire fut fait
prisonnier. Le vaisseau qui
le transportait au Japon ayant fait naufrage près de
l’île Tsoutsima, Caïo se
sauva à la côte ; ceux qui le conduisaient périrent
probablement dans les
flots. Quoi qu’il en soit, il recouvra sa liberté.
Séduit par la vie austère
des bonzes, il crut avoir trouvé ce qu’il cherchait
depuis tant d’années, et se
retira dans une des plus célèbres pagodes de Méaco. Mais
il ne fut pas
longtemps sans s’apercevoir de son erreur ; ces
religieux idolâtres n’étaient
rien moins que des hommes parfaits. Cette méprise lui
causa un si grand chagrin qu’il en tomba malade. Pendant
sa maladie, il lui
sembla voir la pagode tout en feu, puis un enfant d’une
beauté ravissante lui
apparut et le consola : « Ne crains pas, lui dit-il, tu
es à la veille d’obtenir
ce bonheur tant désiré. » Il n’était pas encore guéri,
qu’il abandonna la bonzerie.
Le jour même, il rencontra un chrétien à qui il — 7 — raconta ses peines et ses aventures; celui-ci
l’amena
sur-le-champ au collège des Jésuites, où on l’instruisit
des mystères de la
religion. Comme son coeur était déjà préparé à recevoir
la divine semence, il
crut sans hésiter, goûta sans peine la sainte morale de
l’Évangile, et demanda
aussitôt le baptême. On ne pensa pas devoir le soumettre
à une plus longue
épreuve, et la grâce du sacrement produisit dans une âme
si bien disposée des
effets admirables. Pendant qu’on l’instruisait, un des
Pères lui montra un
tableau représentant Notre-Seigneur : « Oh ! voilà,
s’écria-t-il, voilà celui
qui m’a apparu dans ma caverne, et qui m’a prédit tout
ce qui m’est arrivé. »
Il se mit à la suite des missionnaires et se consacra au
soin des malades,
surtout des lépreux. Il n’est point de vertu dont cette
âme prédestinée n’ait
donné l’exemple : mortifications presque excessives,
charité pour les
malheureux, soins empressés pour les missionnaires, dont
il partageait les
travaux et les dangers, zèle pour le salut des âmes,
etc.. Rien n’était
au-dessus de ses forces, lorsqu’il fallait témoigner de
la reconnaissance pour
un Dieu qui l’avait prévenu de tant de grâces, avant
même qu’il pût connaître
et apprécier ses dons. En 1614, il suivit aux
Philippines, Ukandono, général
des armées du Japon, qui était exilé pour la foi. Après
la mort de ce grand
homme, il retourna au Japon, et reprit ses fonctions de
catéchiste. La
persécution prenant tous les jours un caractère plus
effrayant, il se crut
obligé de redoubler de ferveur; il multiplia ses
austérités et ses oraisons.
Dieu récompensa tant de vertus par un glorieux martyre.
Le néophyte étant allé
un jour, selon sa coutume, visiter les confesseurs de la
foi, se déclara lui-même
chrétien et catéchiste ; il fut arrêté sur-le-champ et
conduit dans les prisons
de Nangasaki, où il eut beaucoup à souffrir. On le
condamna à être brûlé à
petit feu, supplice horrible, qu’il subit avec une
constance admirable. Vincent
Kouan-Cafioïe, qui, en 1626, souffrit le martyre avec
plusieurs des PP.
Jésuites, était fils d’un des principaux officiers du
roi de Corée. Ce
seigneur, allant combattre les Japonais, confia son fils
à une personne sûre,
pour le conduire avec toute sa famille dans un château
inaccessible ; mais Dieu
qui voulait faire de Cafioïe un chrétien et un martyr,
permit qu’il s’égarât en
route et se trouvât par hasard assez près de l’armée
japonaise. Bien loin d’en
être effrayé, le jeune Cafioïe qui avait à peine treize
ans, voulut, par une
curiosité bien naturelle à son âge, la voir de plus près
; et, sans penser à
quoi il s’exposait, il alla droit à la tente d’Augustin,
roi de Fingo, général
en chef. Ce prince —
8 — se sentit ému de compassion à la vue du jeune
orphelin,
le prit en affection, et chargea un de ses parents d’en
avoir soin jusqu’à la
fin de la guerre. Il confia ensuite son éducation aux
Jésuites, qui l’instruisirent
de la religion et le baptisèrent. Le jeune Cafioïe,
autant par affection que
par reconnaissance, ne voulut plus se séparer de ceux
qui l’avaient engendré à
Jésus-Christ; il les accompagna toujours dans leurs
courses apostoliques, et
fut enfin pris et conduit avec eux dans les prisons de
Chimabara. Quelque
affreuse que fût cette prison, les saints confesseurs
ajoutaient encore des
austérités volontaires à leurs souffrances. On avait
choisi les gardes les plus
brutaux, pour accroître la dureté de leur détention ;
mais la vie angélique des
prisonniers, leur patience, et un air de sainteté qui
paraissait sur leur personne,
adoucissaient insensiblement la férocité de ces
satellites. Ils commençaient
par admirer une religion qui élève l’homme au-dessus de
lui-même, et
finissaient souvent par l’embrasser. Aussitôt qu’on
apercevait en eux quelques
sentiments d’humanité, on leur substituait d’autres
geôliers, qui bientôt se
trouvaient vaincus à leur tour. A la fin, le gouverneur
furieux commit le soin
des confesseurs à un officier de ses parents, qui était
plus semblable à une
bête féroce qu’à un homme. Sa haine contre le
christianisme ne connaissait
point de bornes ; cependant, dès qu’il eut vu les
prisonniers, il se sentit
ému, et au bout de huit jours se déclara chrétien. Le
gouverneur aussi surpris
qu’irrité de celle conversion, n’épargna ni reproches ni
menaces pour ramener
le néophyte au culte des idoles. Cet officier lui
répondit invariablement : «
Vous pouvez me dépouiller de mes emplois, m’enlever mes
biens, m’ôter même la
vie ; mais vous ne pourrez rien sur mon esprit, je
vivrai et mourrai chrétien.
»
Le
gouverneur voyant que la rigueur de la prison était
inutile, se résolut à
tourmenter les confesseurs, mais séparément, afin qu’ils
ne pussent pas s’encourager
les uns les autres, Il commença par Cafioïe ; croyant
qu’un étranger serait
vaincu plus facilement. Il le fit venir chez lui, le
combla d’amitiés et de
caresses, lui fit les promesses les plus séduisantes, et
le menaça en même
temps des plus horribles supplices, s’il n’obéissait à
l’heure même. Le
néophyte coréen lui répondit simplement : « Je suis
chrétien et je ne
renoncerai jamais à ma religion. » A l’instant même, il
le fit exposer tout nu
à un vent glacial, et oubliant en même temps le
caractère de juge dont il était
revêtu, il n’eut pas honte d’exercer la fonction de
bourreau. Il tenailla de
ses propres mains le saint confesseur, qui ne faisait
que rire d’un si horrible —
9 — supplice ; ensuite il lui fit avaler une
drogue, que le
patient rejeta par la bouche avec des flots de sang. Ce
tourment lui causa une
défaillance, mais il reprit aussitôt ses sens et
recouvra ses forces. Dès ce
moment, il ne sentit plus d’autre douleur qu’un léger
engourdissement aux pieds
et aux mains. On continua les tortures plusieurs jours
de suite, sans pouvoir
jamais lasser sa constance. Enfin on le renvoya en
prison, dans une masure
ouverte à tous les vents ; il y passa vingt-quatre
jours, exposé aux injures de
l’air et privé de toute nourriture. Il respirait encore
lorsque l’empereur
donna ordre de le transporter à Nangasaki, pour y être
brûlé vif comme
chrétien, avec les illustres compagnons de sa prison et
de ses souffrances.
Avant de mourir, il demanda au Père Pacheco, provincial
des Jésuites, de l’admettre
dans la société ; ce Père lui accorda cette grâce, et
reçut ses voeux sur le
lieu même où ils allaient tous les deux consommer leur
sacrifice. Vers le même
temps, une jeune Coréenne, nommée Julie Ota, donna une
preuve de courage à peu
près semblable. Issue d’un sang illustre, elle était
élevée à la cour de
Cubo-Sama, et fort chérie de ce prince, qui voulait la
marier à un des plus
grands seigneurs de l’empire. Il s’agissait d’abord de
changer de religion;
Julie refusa, et fit, sur-le-champ, voeu de virginité.
Puis, non contente de
paraître en public avec toutes les marques extérieures
de sa foi, elle se mit à
fréquenter les maisons où les chrétiens tenaient leurs
assemblées, chose
extraordinaire au Japon, où les femmes de qualité ne
sortent jamais qu’accompagnées
du plus grand cortège, et encore très-rarement. Elle
voulait par là, à quelque
prix que ce fût, forcer Cubo-Sama à lui accorder la
palme du martyre ; or, il
ne s’agissait de rien moins que d’être condamnée au feu,
ou à d’autres
supplices bien plus cruels encore. Cubo-Sama, essaya par
toutes sortes de
moyens d’ébranler sa constance, et à la fin, voyant que
les caresses et les
menaces étaient également inutiles, il la déporta dans
une île lointaine où
vivaient quelques pauvres pêcheurs, qui n’avaient
d’autres habitations que de
misérables cabanes. Son exil et ses souffrances durèrent
quatre ans, c’est-à-dire
autant que sa vie; mais si les consolations humaines lui
manquèrent, elle en
fut pleinement dédommagée par l’abondance des faveurs du
ciel. Son seul chagrin
était de n’avoir point versé son sang pour Jésus-Christ.
Elle trouva l’occasion
d’écrire à un missionnaire jésuite à ce sujet; le
missionnaire lui répondit que
l’Église regarde aussi comme martyrs ceux qui ont été
exilés pour la foi. Celle
réponse la combla de joie, et dissipa toutes ses
craintes. — 10 — En 1629, le 31
juillet, le gouverneur de Nangasaki fit conduire aux
étangs sulfureux d’Oungen,
soixante-quatre chrétiens des deux sexes, parmi lesquels
une néopbyte coréenne,
nommée Isabelle. On avait averti les confesseurs qu’ils
ne seraient point mis à
mort, mais que leur supplice se prolongerait, plusieurs
années s’il était
nécessaire, jusqu’à leur apostasie ; car les juges
sachant que les chrétiens
regardent comme un grand bonheur de mourir pour
Jésus-Christ, ne voulaient pas
laisser cette consolation à leurs victimes. Les eaux
d’Oungen sont si
corrosives qu’elles couvrent de plaies les parties du
corps sur lesquelles on
les répand. On avait partagé les confesseurs en cinq
troupes, et les femmes
avaient été séparées de leurs maris. Tous les jours on
les arrosait de cette
eau brûlante, et après quelque temps, le plus grand
nombre faiblirent.
Isabelle, presque seule, resta intrépide jusqu’à la fin,
« Votre mari à
apostasie, » lui disait-on. — « Que m’importe ! j’ai
dans le ciel un époux
immortel, et c’est à lui d’abord que je dois obéissance.
» On la plaça debout
pendant plus de deux heures, avec une pierre au cou, des
pierres dans la
bouche, et une autre sur la tête, lui déclarant que si
cette dernière tombait,
ce serait signe d’apostasie, « Non, répondit-elle, il
n’est pas en mon pouvoir
d’empêcher que cette pierre ne tombe, mais quand je
tomberais moi-même à terre,
ma volonté ne changera point. » La pierre ne tomba pas,
et la nuit suivante une
vision céleste vint consoler la courageuse chrétienne.
Le lendemain, elle fut
inondée de nouveau. «Nous continuerons dix ans, vingt
ans, s’il le faut, »
répétaient les bourreaux. — « Dix ans, vingt ans, cent
ans même, s’il m’était
donné de les vivre, sont un intervalle bien court, et je
m’estimerai heureuse
de passer ma vie entière dans les supplices, pour rester
fidèle à mon Dieu.» La
patience d’Isabelle finit par lasser ses persécuteurs.
Après treize jours, on
la traîna épuisée, meurtrie, devant le gouverneur de
Nangasaki. On lui prit la
main de force, et avec celle main on signa une
déclaration d’apostasie, puis
sans lui laisser proférer une parole, on la renvoya.
Tels
furent les principaux martyrs coréens qui, les premiers
de leur nation,
allèrent intercéder auprès de Dieu pour la conversion de
leurs infortunés
compatriotes. L’invasion
japonaise avait disparu de la Corée sans y laisser
aucune trace de
christianisme, et, dans les desseins de Dieu, deux
siècles encore devaient s’écouler
avant que la foi pût pénétrer en ce royaume que la
jalousie de l’enfer tenait
si complètement fermé. —11 — Le seul fait à citer pendant ce long
intervalle, est l’introduction
en Corée, à diverses reprises, de quelques livres
chrétiens en langue chinoise.
Ceci eut lieu au moyen des ambassades que le roi de
Corée envoie chaque année
en Chine. On conçoit, en effet, que les ambassadeurs
coréens et les seigneurs
de leur suite, ne pouvaient pas ignorer entièrement
l’existence officielle à
Péking des missionnaires. D’un autre côté, les Jésuites
fixés à la cour
impériale, quelque gênés qu’il fussent dans l’exercice
de leur zèle, n’ont
certainement pas laissé échapper de pareilles occasions
d’entrer en rapport
avec les représentants d’un royaume païen non encore
évangélisé. Dans un recueil
coréen de documents curieux, on lit qu’en l’année sin-mi
(1631), l’ambassadeur
Tsieng Tou-ouen-i vit à Pékin un Européen nommé Jean
Niouk, âgé de
quatre-vingt-dix-sept ans, et jouissant encore d’une
santé parfaite. « Il
semblait, dit-il, être un des bienheureux sin-sien (les
bienheureux immortels
de la secte de Lao-tse). » C’était sans doute un des
premiers compagnons du P.
Ricci. L’ambassadeur reçut de lui beaucoup de livres de
science faits par les
Européens, et aussi des objets curieux, tels que
pistolets, télescopes,
lunettes, horloges, etc. Ni Siou, surnommé Si-pong, l’un
des ancêtres du martyr
Charles Ni, et l’un des plus célèbres savants qu’ait eus
la Corée, mentionne
dans ses écrits l’ouvrage du P. Ricci, intitulé : Tien-tsou-sir-ei, ou Véritables
principes sur Dieu, dont il donne une analyse
assez exacte. Il parle aussi
de la constitution de l’Église sous l’autorité du
Souverain Pontife. En l’an kieng-tsa
(1720), l’ambassadeur Ni I-mieng-i vit aussi à Péking
plusieurs missionnaires,
et eut avec eux des conférences sur les questions
religieuses. Il raconte qu’il
a trouvé l’enseignement chrétien sur la mortification
des mauvais instincts et
la purification du coeur, assez semblable aux théories
de la religion des
lettrés ; il croit voir dans le mystère de l’incarnation
une des doctrines de
Fo, et assure qu’il ne faut nullement placer cette
nouvelle religion au même rang
que la secte de Lao-tse. Ni Ik-i, surnommé
Seng-ho, parle aussi de la religion dans ses livres.
D’après lui, le Dieu des
chrétiens n’est pas autre que le Siang-tiei des lettrés
(le chang-ti des
Chinois). La doctrine du paradis et de l’enfer lui
semble empruntée au système
de Fo. Il a aussi quelques mots sur les sept vertus,
opposées aux sept péchés
capitaux. La lecture de
quelques livres chrétiens, les rapports nécessairement
très-rares et
très-limités des ambassadeurs avec les — 12 — missionnaires de Péking, n’avaient, on le
voit, pu donner
aux Coréens qu’une idée bien vague du christianisme.
Elle fut suffisante
néanmoins, si l’on en croit les traditions coréennes,
pour convertir un homme
de bonne volonté. Cet homme nommé Hong Iou-han-i, ou
Sa-riang-i, était né en
1736, d’une famille honorable dont les membres avaient
souvent rempli des
charges importantes. Il habitait Niei-san, et, dans sa
jeunesse, avait pris des
leçons de Ni Ik-i dont nous venons de parler. En 1770,
il rencontra des livres
chrétiens, les lut avec joie, abandonna toute autre
étude, et se livra à la
pratique de la religion. N’ayant ni calendrier ni livre
de prières, et sachant
seulement que les fêtes se succédaient de sept en sept
jours, il se mit à
chômer religieusement les 7, 14, 21 et 28 de chaque
mois, laissant de côté, ces
jours-là, toutes les affaires du siècle, pour se donner
tout entier à l’oraison.
Comme il ne connaissait pas les jours d’abstinence, il
prit pour règle de se
priver toujours des mets les plus délicats, donnant pour
raison à ceux qui lui
en faisaient la remarque que la cupidité naturelle est
mauvaise de soi, et qu’il
faut, autant que possible, la dompter. On raconte de lui
plusieurs traits
édifiants. Un jour qu’il voyageait à cheval dans un
chemin boueux, il vit un vieillard
chargé d’un lourd fardeau. Touché de compassion, il
descendit de cheval, fit
monter cet homme à sa place, et marchant à pied le
conduisit lui-même. Une
autre fois, ayant appris qu’un champ vendu par lui,
venait de disparaître sous
un éboulement de montagne, il en renvoya le prix à
l’acquéreur, et malgré le
refus de celui-ci, le força à l’accepter. On dit que
Hong Iou-han-i passa
treize ans dans les montagnes de Paik-san, pour se
livrer sans obstacle, dans
la solitude, à la contemplation et à la prière. Il
mourut à Niei-san, n’ayant
probablement jamais reçu d’autre baptême que le baptême
de désir. On ne voit
pas qu’il ait cherché à convertir personne, et à sa
mort, il ne laissa point de
disciples. |