Le Bois Sec Refleuri Traduit par Hong-Tjyong-Ou IV
Sù-Roung
wakes up, finds the women
have left. Following them, he finds the shoes and
deduces that Tjeng-Si has
drowned herself. Then they head for the nearby town and
find the abandoned
baby. Sù-Roung adopts it and brings it up well. At
school, other pupils tell him
that he is a foundling found by Sù-Roung, who is not his
father. San-Syeng
finds his name written on his arm and begins to wonder.
He sets out on a
journey to complete
his education and
reaches the town of Tjen-Jou. There he sees a beautiful
girl, whose father has
died and who lives with her mother, and they begin an
extended romantic
courtship which leads to their secret physical union.
Finally the mother hears
something and orders a servant to kill whoever comes out
of her daughter’s room.
The girls sees her father in a dream who warns her, she
tricks the servant and San-Syeng
escapes on her father’s horse with her father’s sword.
He gives her the ring. Cependant Sù-Koung, une fois les vapeurs
de son ivresse dissipées, avait
tout à coup pensé à sa captive. Il courut chez la
vieille femme à laquelle il
avait confié la garde de la veuve de San-Houni. Grand
fut son étonnement de
trouver la maison vide. Il eut beau se mettre en colère,
crier, hurler,
personne ne répondit à ses appels. A la fin, suffoquant de rage, il alla
trouver son frère. — Avez-vous vu ces deux femmes ? — Non. Je ne les ai pas encore aperçues
depuis que je suis ici. — Elles ont disparu, mais je saurai bien
les retrouver. Aussitôt Sù-Roung se met en route. Son
frère le suit. Il redoute que
Sù-Roung ne se laisse aller à un éclat, s'il parvient à
rejoindre les
fugitives. Sù-Yeng veut être là pour les protéger, s'il
leur arrive malheur. Marchant très vite, les deux frères
arrivèrent bientôt sur les bords du lac
dont nous avons déjà parlé. Là, ils virent les souliers
de Tjeng-Si déposés sur
la rive, et le cadavre flottant au milieu du lac, Sù-Roung lui-même, très ému par ce
spectacle, s'écria : — La malheureuse s'est noyée ! — Mon frère, répondit Sù-Yeng, vous n'avez
pas voulu m'écouter ; vous êtes
puni. Vous avez voulu vous rendre maître de cette femme.
Elle vous échappe
malgré tous vos efforts. C'est un grand malheur pour
nous ! — Vous allez dire que c'est de ma faute,
reprit Sù-Roung avec rage. C'est
vous le coupable. Pourquoi avez-vous laissé s'échapper
ma captive ? La dispute dura encore quelques temps, sur
ce ton, entre les deux frères.
Au lieu de retourner sur leurs pas. ils se dirigèrent
vers la ville voisine. Ce
furent eux qui aperçurent les premiers l'enfant que
Tjeng-Si avait laissé là
quelques instants auparavant. Très content de cette
aventure, Sù-Roung prit le
petit être, et l'emporta avec lui. Il le confia à une
nourrice, en lui
recommandant d'en prendre le plus grand soin. Sù-Roung questionna à diverses reprises
son frère au sujet de la
disparition des deux femmes. Ne pouvant rien apprendre
sur ce sujet, il n'en
parla bientôt plus. Maintenant, l'assassin de San-Houni
consacrait tout son temps à l'éducation
de l'enfant qu'il avait recueilli. Il le traitait comme
s'il eut été son propre
fils. Il faut dire que l'enfant ne lui donnait que des
sujets de satisfaction.
Il était très beau, très intelligent et se développait
rapidement. Un jour, il
demanda à Sù-Roung. — Mon père, où donc est ma mère ? — Ta mère, répondit Sù-Roung, très
embarrassé par cette question, ta mère
est morte quelque temps après ta naissance. Sù-Roung conduisait lui-même à l'école son
fils adoptif. Le jeune écolier
ne tarda pas à se distinguer entre tous ses camarades.
Ceux-ci ne furent pas
sans en concevoir de la jalousie et du dépit. Pour se
venger, ils ne trouvèrent
rien de mieux, que de reprocher à leur condisciple de
n'avoir pas de parents. — Moi pas de parents, répondit l'enfant
indigné. Mais j'ai encore mon père
et, c'est un grand malheur pour moi si j'ai perdu ma
mère sans avoir pu la
connaître. Je ne vois pas ce que signifient vos
reproches. — Cela signifie que tu ne sais rien sur
ton propre compte. Sù-Roung n'est
pas du tout ton père. C'est tout simplement un brigand ;
il t'a trouvé au coin
d'une rue, et t'a recueilli. Cette révélation troubla profondément
l'enfant. Il en fit part à Sù-Roung. — Ne t'inquiète pas de cela, mon enfant,
lui répondit celui-ci. Tes
camarades sont jaloux de toi, et inventent ces racontars
pour te contrarier.
Cela ne vaut pas la peine qu'on s'y arrête. Le fils de Tjeng-Si fut un peu rassuré par
ces paroles. Mais d'autres
circonstances éveillèrent de nouveau ses soupçons. Ce
fut ainsi, qu'il
découvrit par hasard le nom de San-Syeng inscrit sur son
bras. Un autre indice
lui fut fourni le jour où il trouva au milieu de vieux
bibelots une bague. Il
cacha précipitamment le précieux objet dans sa poche, et
se dit en lui-même : — Au fond, ce que mon camarade m'a dit est
peut-être vrai. A partir de ce moment, San-Syeng fut
constamment préoccupé de savoir quels
étaient ses véritables parents. Afin de mieux résoudre
ce difficile problème,
il résolut de voyager, pensant qu'il arriverait
peut-être à retrouver la trace
de ceux à qui il devait le jour. Dès qu'il eut atteint sa dix-septième
année, San-Syeng demanda à Sù-Roung
la permission d'entreprendre un voyage, afin de
perfectionner son instruction.
Sù-Roung ne fit aucune opposition. Il eut mieux aimé que
son fils adoptif eut
un compagnon de route. Néanmoins, il consentit à laisser
partir San-Syeng seul.
L'absence du jeune homme devait durer deux ans. Il y avait déjà plusieurs semaines que
San-Syeng était en route, lorsqu'il
arriva dans une ville où il ne comptait faire qu'un très
court séjour. Jusque
là, son voyage s'était passé sans incident. Maintenant
le moment des aventures
était arrivé. La première de ces aventures fut assez
désagréable. San-Syeng
s'était arrêté un moment dans la rue à voir jouer des
enfants. Tout à coup
notre voyageur tressaillit. Il venait d'entendre l'un
des gamins demander à un
de ses petits camarades : — Connais-tu le voleur Sù-Roung? — De nom, oui ; mais je ne l'ai jamais vu.
À quel propos me demandes-tu
cela? — C'est qu'on raconte une histoire
extraordinaire sur le compte de ce personnage.
Un de mes amis a été à l'école avec le fils, ou plutôt
avec l'enfant adoptif de
ce voleur. Il paraît en effet que Sù-Roung ayant trouvé
cet enfant au coin
d'une rue l'a emporté chez lui et l'a élevé. Grâce à ses
rapines, cet homme est
très riche. Il vient d'envoyer son fils adoptif faire un
grand voyage. Voilà ce
que m'a raconté mon camarade. San-Syeng n'avait pas perdu un mot de
cette conversation. Sa curiosité
était excitée au plus haut point. Il s'avança vers
l'enfant qui avait parlé de
la sorte et lui demanda : — Pardon mon ami, pourriez-vous me dire
votre nom ? Connaissez-vous
Sù-Roung ? — Monsieur, je ne connais cet homme que
pour en avoir entendu parler
souvent. Cette réponse ne satisfit guère San-Syeng.
Cependant, croyant que
l'enfant était intimidé, il ne voulut pas pousser plus
loin son interrogatoire
pour le moment, et s'éloigna. San-Syeng arriva ensuite dans la ville de
Tjen-Jou. Il décida d'y faire un
séjour de quelques jours, afin de se reposer de ses
fatigues. Avant de chercher
un logement il se promena dans la ville pour en visiter
les curiosités. Ses
regards furent attirés par une grande maison, entourée
d'un vaste jardin. Il se
dirigea donc de ce côté, et s'arrêta tout à coup saisi
d'admiration. Dans le
jardin, il venait d'apercevoir une jeune fille d'une,
beaulé extraordinaire.
Impossible de s'approcher d'elle, car le jardin où elle
se promenait était
entouré d'un mur continu. San-Syeng s'en attrista. Il
s'éloigna de quelques
pas, mais, cédant à je ne sais quelle impulsion, il
revint sur ses pas. La
jeune fille était toujours là. Elle dirigeait sur le
promeneur son regard
candide ; ce qui causa au jeune homme une douce émotion.
Il est vrai que ses
yeux n'avaient jamais vu un pareil spectacle. Une figure
ravissante, aussi
fraîche qu'un fruit à moitié mûr ; des yeux dont l'éclat
rivalisait avec celui
des étoiles ; des cheveux qui retombaient dans le dos,
semblables à des nuages
disparaissant derrière une montagne. Ajoutez à cela, une
main très petite, et
une démarche plus légère que le vol d'un oiseau.
L'émerveillement de San-Syeng
était à son comble. Il ne quittait pas des yeux la jeune
fille. Celle-ci, tout
en se promenant, jetait de temps en temps un coup d'oeil
sur celui qui la conlemplait.
San-Syeng était dans une véritable extase. Longtemps, il resta à la même place, après
que la belle inconnue eut
disparu. A la fin, il se décida à s'éloigner pour aller
chercher un gîte. Il
espérait aussi recueillir quelques renseignements au
sujet de l'adorable
apparition qui le tenait encore sous le charme. Aussi
son premier soin, en
arrivant à l'hôtel, fut-il de demander : — A qui donc appartient cette maison qui
est entourée d'un si beau jardin?
Son propriétaire est sans doute un personnage important?
— Oui, c'est le domaine d'une famille
très-riche, dont le chef,
Yeng-Yen-Sa, est malheureusement mort. Les seuls
habitants de cette grande
maison sont la femme et la fille de ce seigneur. — La fille est-elle mariée? — Non, Monsieur. Elle a à peine dix-sept
ans. La curiosité de San-Syeng
était satisfaite pour le moment. Resté seul, il donna
libre cours à ses
pensées. D'abord il résolut de prolonger son séjour à
Tjen-Jou. Il brûlait du
désir de revoir sa belle inconnue. Chaque jour il allait
se promener, durant
des heures entières, aux environs du jardin où il avait
aperçu pour la première
fois la jeune fille à laquelle il pensait constamment.
Hélas ! la jolie
promeneuse restait enfermée chez elle. Notre héros en
était triste à mourir. Un
soir où son chagrin, ravivé encore par le souvenir de
ses parents, l'étreignait
d'avantage, il chercha à se distraire par la musique. Il
prit donc une flûte,
et revenant près du jardin, il improvisa la poésie
suivante: — « Fils du monde, je ne connais ni le
ciel ni la terre 1. « Je voyage seul, désespéré, cherchant en
vain ceux qui m'ont donné le
jour. « Dans un jardin, il y a une fleur d'une
beauté éclatante. « Cette fleur je voudrais la cueillir,
mais les branches qui la portent
sont si hautes que je ne puis l'atteindre. « Aussi mon désir le plus ardent serait de
mourir et devenu papillon
d'aller me poser sur cette fleur adorable. » 1. En langage poétique : mon père ma mère.
San-Syeng exécuta ensuite sur son
instrument l'air auquel on pouvait
adapter cette poésie. Il le fit avec beaucoup de
sentiment. Cependant, la jeune fille avait tout
entendu. Profondément troublée, elle
se demandait ce que pouvaient signifier les mots
charmeurs qui avaient frappé
son oreille. — Si ce jeune homme, se dit-elle, ne
connaît ni la terre ni le ciel, cela
veut dire qu'il a perdu ses parents. S'il demande à être
changé en papillon
afin de pouvoir aller voleter auprès d'une fleur, c'est
qu'il aime une jeune
fille. Très intriguée, elle envoya son domestique
s'enquérir qui pouvait bien être
l'auteur des vers qu'elle venait d'entendre. Quand elle
fut an courant, elle se
demanda immédiatement si son voisin n'était pas le jeune
homme qu'elle avait vu
quelques jours auparavant se promener auprès du jardin.
Encore impressionnée de
ce qu'elle venait d'entendre, elle prit son instrument
de musique et improvisa
à son tour les vers suivants : — « Les araignées lissent leur toile,
d'une branche à l'autre, au-dessus de
la fleur. Le papillon ne vient pas. « J'ai creusé un lac au milieu du jardin
pour attirer les cygnes, mais
c'est en vain. « J'ai planté dans mon jardin un arbre
pour servir de refuge au rossignol.
Mais l'oiseau aimé reste insensible à mes appels, tandis
qu'il accourt une
foule d'oiseaux déplaisants. « Aujourd'hui, cependant, j'ai entendu le
chant du rossignol. Il est enfin
arrivé, bientôt il sera près de moi. « L'âge de seize ans, est la plus belle
époque de la vie. Si je veux être
heureuse, il ne faut pas que j'attende plus longtemps. Ces paroles avaient rempli San-Syeng d'une
émotion indicible. Elles lui
semblaient une réponse à ses propres strophes, et il se
sentait enivré de
bonheur. — Demain soir, se disait-il, mon âme sera
satisfaite, car je viendrai ici,
et verrai celle qui me charme ainsi. Il rentra ; mais ce fut en vain qu'il
chercha le sommeil. De son côté, la jeune fille avait l'esprit
très préoccupé de ce qui venait
de se passer. Elle aussi s'endormit difficilement. Son
père lui apparut dans un
rêve, et lui dit : « Ma fille, il est descendu dans
l'hôtellerie la plus proche
de notre maison un voyageur sur lequel j'appelle ton
attention. C'est le fils
du savant San-Houni, lemeilleur de mes amis. Je désire
que tu épouses ce jeune
homme ». Comme elle objectait qu'elle ne
connaissait pas ce personnage. — Si ma fille, lui répondit son père. Tu
l'as déjà vu au jardin. Il
appartient à une très noble famille. Adieu ma fille. La jeune fille voulut retenir son père ;
mais, à son grand chagrin, ses efforts
furent inutiles. Elle s'éveilla tout en larmes. Puis
elle se mit à réfléchir au
sujet de son rêve. — Comment me conformerai-je aux ordres de
mon père, se demandait-elle. Il
faut que je trouve un moyen pour entrer en relations
avec ce jeune homme.
J'irai au jardin ce soir, peut-être verrai-je celui que
mon père m'a ordonné
d'épouser, Elle ne fut pas trompée dans son attente.
Lorqu'à la tombée de la nuit elle
descendit dans le jardin, elle aperçut San-Syeng. Mais
au lieu d'aller à la
rencontre du jeune homme, elle rentra précipitamment
dans la maison. San-Syeng avait été stupéfait et désolé
par cette brusque disparition.
Désespérant de pouvoir parler à celle qu'il aimait, il
résolut de lui écrire.
Le lendemain soir, il retournait au jardin avec une
lettre. De nouveau, la
jeune fille lui apparut quelques minutes. Il passa
devant elle et laissa tomber
à terre la lettre qu'il avait apportée. Puis il sortit
du jardin. La jeune fille s'empressa de ramasser ce
papier. Elle put y lire ce qui
suit : — Mademoiselle, excusez mon audace. Je
n'ai que quelques mots à vous dire.
Savez-vous ce que c'est que le papillon ? C'est un
insecte qui recherche les
fleurs. La nuit, attiré par la lumière des lampes qu'il
prend pour des fleurs,
il va se précipiter dans la flamme et en meurt. — Voici une comparaison qui se rapporte
directement à moi, pensa la jeune
fille. Je répondrai demain soir à ce jeune homme. Lorsqu'effcctivement San Syeng fut revenu
au jardin, il vit la jeune fille
lever par deux fois la main, et désigner du doigt la
lune. Après cela, elle se
retira. San-Syeng rentra chez lui très intrigué.
Elle m'a fait des signes,
pensait-il, mais que signifient ces signes. Longtemps il
réfléchit, faisant
hypothèse sur hypothèse. A la fin, il se frappa
joyeusement le front en
s'écriant: « Je crois que j'ai trouvé. La jeune fille a
levé deux fois la main.
C'est qu'elle veut parler du nombre dix. Elle m'a du
doigt désigné la lune,
cela signifie le soir. Elle voulait me dire qu'elle
m'attendait demain soir à
dix heures. » Il attendit avec impatience l'arrivée de
la nuit suivante. Bien avant
l'heure fixée, il était dans le jardin, se demandant
avec anxiété s'il ne
s'était pas trompé dans l'interprétation qu'il avait
donnée aux signes de la
jeune fille. A dix heures, celle-ci entrait dans le
jardin. Elle s'avançait
gaie et souriante, s'arrètant pour prendre un brin
d'herbe qu'elle mettait
entre ses lèvres. On eut dit qu'elle jouait de la flûte,
si doux était le son
qui s'échappait de sa bouche. D'autres fois, elle
ramassait une branche morte
et s'amusait à en frapper les feuilles dont elle
jonchait le sol. San-Syeng la
contemplait avec bonheur et ne faisait pas un mouvement.
On eut dit un chat
guettant une souris. Arrivée à quelques pas de lui, la
jeune fille s'arrêta
comme effrayée, et fit un mouvement de recul. Alors
San-Syeng' s'avança vers
elle. « Comme elle est belle », pensait-il. Telle était
son émotion qu'il ne
trouva pas un mot à dire. La jeune fille de son côté
restait muette. « Il
faudrait, pensait San-Syeng, que mes premières paroles
pussent exprimer tout
l'amour que j'éprouve pour elle, mais j'en suis
incapable. De quel sentiment
est-elle animée à mon égard ? Comment m'en rendre compte
?A-t-elle un coeur
tendre et aimant, ou bien la méchanceté a-t-elle déjà
pénétré dans cette jeune
àme ? Ayons recours à un stratagème. » Soudain, la jeune
fille vit. San-Syeng
s'affaisser sur le sol. Sans un instant d'hésitation,
elle se précipita à son
secours, soulevant sa tête de ses mains, époussetant ses
habits salis par la
chute. Elle aida le jeune homme à se relever, et le
conduisit à un banc qui se
trouvait près de là. Alors San-Syeng, comme s'il revenait à
lui, dit: — Pardonnez-moi,
Mademoiselle, je suis confus de toute la peine que je
vous donne. — Vous ne m'avez pas donné la moindre
peine, Monsieur, répondit la jeune fille
; je suis très heureuse d'avoir pu vous être de quelque
secours. Je vous
demanderai seulement la permission de vous adresser une
question. Où
habitez-vous? — J'habite Nam-Hai, Mademoiselle. — Y a-t-il longtemps que vous avez quitté
celte ville ? — Il y a six mois, à peu près,
Mademoiselle. — Et avez-vous vu beaucoup de choses
intéressantes pendant votre voyage? — Oui, Mademoiselle. — Vous avez sans doute encore vos parents
? — Non, Mademoiselle, je les ai perdus
depuis longtemps. Et vous,
possédez-vous encore voire père et voire mère ? — Mon père est mort et je vis avec ma
mère. N'est-ce pas vous qui êtes venu
jouer de la flûte, tout près d'ici, l'autre soir? — C'est moi. Mademoiselle. Ne m'avez-vous
pas répondu sur votre instrument
? — Si, Monsieur. — Je vous en suis infiniment
reconnaissant. Mon àme déborde pour vous d'une
gratitude infinie. Vous avez daigné m'écouter, vous
m'avez répondu, et ce soir
vous me procurez le plus grand des plaisirs en me
permettant de m'entretenir
avec vous. — Mais pourquoi, Monsieur, vous ètes-vous
trouvé mal, tout à l'heure. — Mademoiselle, c'est mon amour pour vous
qui m'a fait perdre la tète.
Oserai-je, à mon tour, vous demander pourquoi vous
n'avez pas répondu à ma
lettre ? Yous m'avez fait des signes ; j'ai compris que
vous m'invitiez à
revenir ce soir à dix heures. Etait-ce bien cela? — Oui, Monsieur, vous avez très bien
deviné ma pensée. Savez-vous que vous
avez fait preuve d'une grande intelligence ? Vous avez
pris mon coeur, sans le
moindre effort, comme le pêcheur qui attrape un poisson
surpris de se voir
ainsi capturé ! A ces mois, San-Syeng, prenant la main de
la jeune fille, la couvrit de
baisers. — Je n'ai pas cherché à vous surprendre,
Mademoiselle, lui dit-il. C'est
mon amour seul, mon amour sans bornes pour vous qui m'a
poussé à agir ainsi.
Mais, il se fait tard. Votre mère pourrait s'apercevoir
de votre absence et
concevoir des inquiétudes. Séparons-nous. Demain, à la
même heure, nous nous
reverrons. La jeune fille inclina la tête en signe
d'assentiment et s'éloigna. Dans sa chambre, elle songea longuement
aux événements de la soirée. «
J'aime ce jeune homme, pensait-elle ; il est si beau el
a l'air si intelligent.
En lui donnant mon coeur, je n'ai d'ailleurs fait que
suivre les conseils de
mon père. Aussi ne dois-je avoir aucun remord au sujet
de ma conduite. Je me
marierai avec celui que j'aime, accomplissant ainsi le
voeu de mon père. » Des réflexions analogues agitaient
l'esprit de San-Syeng. « Comme elle est
belle et bonne, se disait-il. Je l'aime éperdûment.
Jamais je ne pourrai
attendre jusqu'à demain soir pour la revoir. Que cette
nuit et cette journée
vont me paraître longues ! » Les heures passèrent cependant, et le
moment vint pour San-Syeng d'aller
retrouver la jeune fille à laquelle il avait donné son
coeur. Elle vint à lui
la figure rayonnante de joie et de bonheur. Après qu'ils
eurent échangé
quelques paroles, la jeune fille dit à San-Syeng. — Rentrons à la maison. Nous serons
beaucoup mieux pour causer. Je vous
recevrai dans ma chambre, où personne ne nous dérangera.
— Mais ne craignez-vous pas que votre mère
ne s'aperçoive de quelque chose
? — Ma mère est très âgée et très faible ;
nous n'avons rien à redouter
d'elle. San-Syeng suivit la jeune fille. Il fut
frappé d'admiration, en voyant avec
quel goût et quelle intelligence elle avait arrangé sa
chambre. Il lui en fit
ses compliments et ajouta : — Comme vous êtes heureuse.
— Et vous, Monsieur, n'êtes-vous pas
heureux ? — Hélas, j'ai perdu mes parents et je suis
seul sur terre. La vie n'a pas
de charmes pour moi. Vous m'avez causé le premier
plaisir de ma vie et je vais
être obligé de repartir. — Pourquoi voulez-vous repartir. Ne
m'avez-vous pas dit que vous m'aimiez? — Oui, je vous aime de toutes mes forces.
Mais c'est un nouveau malheur
pour moi, puisque je ne pourrai jamais vous épouser. — Que dites-vous là, mon ami? — Je ne pourrai jamais vous épouser parce
que vous êtes riche, tandis que
moi je n'ai aucune fortune. — Fi, le méchant, dit la jeune fille, en
attirant à elle San-Syeng. Ne
savez-vous pas que je vous aime et que rien ne
m'empêchera d'être votre
compagne ? Unissons-nous dès maintenant. Ne me. quittez
plus. Restez près de
moi cette nuit, ma mère ne s'apercevra de rien. Leurs lèvres s'étaient unies en un long
baiser. L'amour les tenait tout
entiers et ils s'abandonnèrent l'un à l'autre. Au matin,
San-Syeng se retira.
Il se considérait comme le plus heureux des hommes, et
se promettait de n'épargner
aucun effort pour rendre l'existence agréable à celle
qui avait si tendrement
accepté d'être sa compagne. Chaque soir, le jeune homme se rendait
auprès de son épouse. Une nuit, la
mère, ne pouvant, dormir, se leva et se promena dans
toute la maison. En
passant devant la chambre de sa fille, elle entendit, au
milieu d'un bruit de
baisers, sa fille qui parlait avec quelqu'un.
Immédiatement, elle entra dans
une grande colère. Elle voulut ouvrir la porte, mais n'y
réussit pas. Elle
appela alors un domestique et lui dit : — Prends un sabre et viens le placer
devant cette porte. Tu tueras la
première personne qui sortira de la chambre. San-Syeng et son épouse n'avaient pas
entendu ces paroles. Ils s'étaient
endormis. La jeune femme eut de nouveau un rêve dans
lequel elle vit son père.
« Ma fille, lui dit celui-ci ; vous courez un grand
danger. La vie de ton mari
est menacée. Lève-toi et vas voir ce qu'il y a derrière
la porte. Trouve un
moyen pour faire échapper ton époux et donne-lui mon
cheval favori pour qu'il
puisse prendre la fuite ; tu lui remettras aussi mon
sabre. Vous serez séparés
quelque temps, mais vous vous retrouverez. » Réveillée, la jeune femme alla doucement
ouvrir la porte. Elle aperçut le
domestique. — Quefais-tu là, ainsi armé? lui
demanda-t-elle. — Je monte la garde, sur les ordres de
votre mère, et je dois tuer la
première personne qui sortira de votre chambre. — Mais, ma mère est folle. Il n'y a
personne chez moi. Je voulais justement
aller te réveiller pour te demander d'aller faire une
commission. Je voudrais
écrire, et ne possède plus une seule feuille de papier.
Veux-tu aller m'en
chercher? — Je ne puis m'éloigner d'ici,
Mademoiselle. — Pourquoi cela? Si tu as peur que le
prisonnier imaginaire de ma mère ne
s'échappe, laisse-moi ton sabre. Je te remplacerai
pendant que tu iras chercher
ce que je le demande. » Le domestique se laissa
persuader. A peine fut-il
parti, que la jeune femme courut vers son époux et lui
dit : « Lève-loi vite,
sans quoi tu es perdu. Ma mère s'est aperçue qu'il y
avait quelqu'un chez moi
et a placé devant ma porte un domestique chargé de tuer
la personne qui
sortirait de ma chambre. Vas m'attendre dans le jardin.
» San-Syeng se leva en toute hâte et
descendit au jardin. Le domestique
revint à ce moment. Il reçut l'assurance que personne
n'était sorti de la
chambre dont il devait garder la sortie. — Je vais me promener au jardin, ajouta la
jeune femme. Elle se rendit d'abord à l'écurie et
détacha le cheval dont lui avait parlé
son père. Elle l'amena à San-Syeng. Avant de se quitter,
les deux époux
s'embrassèrent longuement. Ils pleuraient amèrement
d'être forcés de se séparer
ainsi. La jeune femme avait pris tous ses bijoux, ainsi
que l'argent qu'elle
possédait. Elle remit ces objets à San-Syeng, en même
temps que le sabre favori
de son père. San-Syeng dut accepter de force tout cela.
Il détacha de son doigt
la bague qu'il avait jadis trouvée sans en connaître la
provenance. — Prends ce souvenir, dit-il à la jeune
femme. C'est le gage certain de mon
amour. Tant que je vivrai je ne penserai qu'à toi, et
j'espère bientôt revenir
le chercher. J'irai à la capitale, puis je me remettrai
en route pour te
rejoindre. Adieu. Il s'éloigna tristement, tandis que la
jeune femme, le suivant des yeux,
versait des larmes abondantes, Elle le vit s'engager
dans un bois : — Que ne puis-je incendier cette forêt,
s'écriat-elle. San-Syeng avait à contourncr
une montagne. — Je voudrais que ces montagnes fussent
précipitées dans la mer, se disait
la malheureuse. Au moins pourrais-je encore voir mon
époux. Longtemps elle resta à la même place, en
proie à la plus profonde douleur.
A la fin, elle se décida à regagner sa chambre, suivant
toujours en esprit
San-Syeng qui galopait vers la capitale. Il y arriva au
moment même où une
grande effervescence régnait dans la population, à la
suite de la mort du roi
et de l'exil du jeune prince dans l'île de Tchio-To ;
événements dont il sera
parlé dans le chapitre suivant. |