Le Bois Sec Refleuri

Traduit par Hong-Tjyong-Ou


X

 

Blind Sùn-Hyen is told he has to go to the capital for the banquet. When he arrives, the palace woman in charge shows disgust at his dirtiness. He makes a very eloquent, wise and poetic reply which is reported to the queen. Then she has all the blind pass before her, Sùn-Hyen is last, she recognizes him, asks if he knows Tcheng-Y, and his eyes open. After hearing her tale, he meets San-Syeng and learns that he is the son of his old friend San-Houni. Sùn-Hyen is made prime-minister. Finally, the king wishes to wage war on the Tjin-Han who defeated his father once, and there is still the question of the punishment for Ja-Jo-Mi and Sù-Roung. Sùn-Hyen asks the king to hold a great banquet for the whole population, saying that they should support whatever is decided, war or peace, punishment or forgiveness. He makes a speech in favor of peace and reconciliation, all agree. Finally he vanishes, perhaps taken up to heaven on a cloud.

 

De longs mois s'étaient écoulés depuis le jour où le malheureux Sùn-Hyen avait dû, le coeur brisé, laisser partir sa fille vouée à une mort certaine. Il traînait une existence lamentable, soutenu seulement par l'espoir que, conformément à la promesse du disciple, la vue lui serait rendue au bout de trois ans. Hélas ! ce laps de temps était passé, et l'infortunée victime de Ja-Jo-Mi n'avait nullement recouvré l'usage de ses yeux. Sa tristesse était sans bornes, et il attendait avec impatience que la mort vint le délivrer de ses maux.

Or, un jour, Sùn-Hyen fut troublé dans ses douloureuses méditations par l'arrivée dans sa pauvre demeure du mandarin même de la province.

— Le roi, lui dit ce fonctionnaire, désire réunir tous les aveugles du royaume dans un grand banquet. Il faut que vous vous rendiez à la capitale.

— Jamais mes forces ne me permettront d'accomplir un si long trajet, répondit Sùn-Hyen ; c'est à peine si je puis faire quelques pas devant ma maison.

— Soyez sans crainte à ce sujet; je vous fournirai un cheval et un guide.

— Je vous remercie de tout mon coeur; mais est-il bien nécessaire de faire tant de dépenses pour moi ?

— C'est l'ordre du roi. Tout est préparé, et vous pouvez vous mettre en route à l'instant même.

Sùn-Hyen se laissa emmener passivement. Quelques jours après il arrivait dans la capitale.

Sur les ordres de San-Syeng un immense festin avait été préparé. Une dame d'honneur avait été chargée de veiller à ce que rien ne manquât aux malheureux aveugles amenés de tous les coins du royaume. Elle les surveillait, et venait à leur aide quand, par le fait de leur cécité, ils se trouvaient embarrassés. Le banquet tirait à sa fin, lorsque Sùn-Hyen arriva. Des domestiques le conduisirent vers la dame d'honneur qui, à sa vue, ne put s'empêcher de faire une grimace de dégoût. En effet le nouvel arrivé était, dans un état de malpropreté extraordinaire. La dame d'honneur en fit la remarque. Sùn-Hyen lui répondit :

— Je me rends très bien compte de ce que vous me dites ; veuillez m'écouter un instant.

 

Les actions des hommes diffèrent toutes les unes des autres, mais le goût est unique.

Les méchants cachent sous de belles apparences un coeur lâche et vil.

Les gens de bien ne s'attachent pas à la forme, mais au fond, qui pour eux est la bonté.

Quand vous voyez une pomme qui a l'air très appétissant, mais qui renferme un ver, vous contemplez ce fruit, et vous n'y mordez pas.

Seul, le ciel est tel qu'il nous apparaît, c'est-à-dire d'une beauté infinie.

J'ai été trompé par le disciple qui n'a d'autre but que de supplanter son maître.

J'ai planté un arbre fruitier; il a fleuri d'une fleur unique; mais si belle! Un coup de vent a emporté cette fleur vers la mer où elle a été longtemps délicieusement bercée par la vague. La fleur pensait à l'arbre dont elle avait été détachée, et celui-ci, privé de son unique produit, s'est lentement desséché, miné par le chagrin.

Le croissant de la lune semble émerger de la mer. Les poissons sont effrayés, croyant voir l'hameçon doré d'une ligne gigantesque qui veut les prendre.

Chaque mois la lune se voile un instant ; mais bientôt sa lumière réapparaît dans tout son éclat. Moi, au contraire, je n'ai pas revu le jour depuis que j'ai été frappé par la cécité.

Depuis trois ans, mes yeux versent des larmes plus abondantes que la pluie déversée par le ciel. Je pousse des soupirs, plus tristes que le -souffle du vent dans les arbres pendant la nuit.

 

L'aveugle dit en terminanl :

 

— Si mon peu de propreté vous inspire du dégoût, mettez-moi seul dans un coin.

 

La dame d'honneur avait été stupéfaite d'entendre sortir des paroles si profondes et si poétiques de la bouche de ce vieillard. Elle lui demanda pardon de l'avoir traité avec si peu d'égards. Sur les instances de Sùn-Hyen, ou le laissa seul à une table.

Pendant qu'il mangeait la dame d honneur se rendait auprès de la reine et lui répétait ce qu'elle venait d'entendre.

Tcheng-Y fut très frappée par ce récit. Elle fit part de ses impressions à son mari ; puis, manifesta le désir de voir défiler devant elle, l'un après l'autre, tous les aveugles réunis dans le palais.

— A chacun je veux faire un cadeau, dit-elle. Immédiatement le défilé commença. Sùn-Hyen était le dernier. Quand il arriva devant la reine, la dame d'honneur dit:

— Majesté, voici l'aveugle dont je vous ai rapporté les étonnantes paroles,

Tcheng-Y fit avancer plus près d'elle le vieillard et lui dit :

— Pourquoi es-tu en révolte contre le monde, la religion, le gouvernement?

— Parce que le monde, la religion, le gouvernement, m'ont causé des maux sans nombre. J'ai été puissant : on m'a exilé. J'avais la meilleure des femmes : je l'ai perdue. Je suis devenu aveugle, et ma dernière consolation, mon unique enfant, ma fille, m'a été ravie. Elle a donné le plus bel exemple de piété filiale, en sacrifiant sa vie sur la promesse que je cesserais d'être aveugle. La malheureuse est morte ; mais je suis toujours privé de la lumière du jour.

Ces paroles avaient causé une émotion extraordinaire à Tcheng-Y. Dans ce vieillard sordide, elle avait reconnu son père. Un cri s'échappa de sa bouche :

— Connaissez-vous Tcheng-Y?

— Ma fille, répondit Sùn-Hyen ; et subitement ses yeux s'ouvrirent et ce qu'il vit d'abord, ce fut son enfant qu'il croyait à jamais perdue,

La prédiction du disciple s'était enfin accomplie, et dans les plus heureuses des circonstances. Accablés par l'émotion, le père et la fille restaient dans les bras l'un de l'autre, n'ayant que la force de verser des larmes abondantes.

Le roi témoin de cette scène, pour lui d'abord incompréhensible, ne tarda pas à se rendre compte de ce qui se passait.

— Quittons le banquet, dit-il, de pareils épanchements demandent la solitude.

Demeurée seule avec son père et son époux, Tcheng-Y raconta à ce dernier l'histoire de sa famille.

Sùn-Hyen, complètement transfiguré, écoutait avec délices parler sa fille. Quand elle eut terminé son récit, il lui demanda :

— Comment as-tu échappé à la mort? Comment es-tu devenue l'épouse du roi?

Tcheng-Y narra à son père toutes ses aventures, depuis son embarquement sur le navire des marchands jusqu'à son arrivée dans la capitale en compagnie du roi.

— Alors, s'écria Sùn-Hyen, c'est San-Syeng qui t'a sauvée?

— Oui, mon père.

— Que fait-il? Où est-il?

— Le roi l'a nommé général et je vais le faire appeler.

Quand San-Syeng fut arrivé, Sùn-Hyen lui demanda :

— Comment s'appelait votre père.

— San-Houni.

En entendant ce nom, Sùn-Hyen se jeta dans les bras du jeune homme :

— O ! fils du plus cher de mes amis, lui dit-il, apprends moi vite où est ton père.

— Hélas, il n'est plus de ce monde. Il avait été exilé en même temps que vous ; mais il a été assassiné par le voleur Sù-Roung avant d'atteindre l'endroit où il devait se rendre.

— Eh quoi ! il est mort ! s'écria le vieillard en pleurant. San-Syeng aussi versait des larmes au souvenir de son père infortuné, qu'il n'avait jamais connu.

Le roi leur prodigua des paroles de consolalion.

— Vous serez mon premier ministre, dil-il, en terminant à Sùn-Hyen.

Le vieillard accepta cette lourde charge.

— Retournons maintenant au banquet, dit la reine.

Les aveugles avaient été mis au courant de ce qui s'était passé. Tous enviaient le sort de Sùn-yen :

— Hélas ! gémissaient-ils, nous ne pouvons même pas contempler son bonheur.

Sùn-Hyen leur parla sur un ton affectueux, et, avec l'autorisation du roi, les invita à demeurer encore plusieurs jours au palais. Les aveugles acceptèrent avec joie.

Cependant, le nouveau premier ministre s'occupait de tout avec activité.

Le roi avait sans cesse recours à ses conseils. Un jour il le fit appeler et lui dit :

— J'ai l'intention de diriger une expédition contre le Tjin-Han. Mon père a subi un échec en attaquant ce pays et c'est mon devoir de le venger. Qu'en pensez-vous?

— Sire, répondit Sùn-Hyen, je vous demande la permission de réfléchir quelques jours avant de vous répondre.

Le même jour, San-Syeng questionnait le beau-père du roi au sujet du jugement de Ja-Jo-Mi et de Sù-Roung. Le jeune général était altéré de vengeance. Il s'attendait à trouver Sùn-Hyen dans des dispositions d'esprit semblables ; mais le premier ministre lui répondit ainsi qu'au roi :

— Vous connaîtrez ma décision dans quelques jours ; j'ai besoin de réfléchir.

Effectivement, resté seul,- Sùn-Hyen s'abima en une longue méditation.

Des malheurs dont il avait été frappé, il ne conservait aucun ressentiment contre l'humanité. Il se sentait pris d'une indulgence profonde pour ses ennemis les plus déclarés. « A quoi bon se venger? » pensait-il. « A quoi bon, surtout, déclarer une guerre qui tôt ou tard amènera des représailles ? »

Animé de pareils sentiments le premier ministre alla trouver le souverain.

— Sire, lui dit-il, ne pensez vous pas qu'avant d'entrer en campagne il serait bon de savoir ce que vos sujets pensent de la guerre ?

— Assurément, répondit le roi, je serais très-curieux d'être fixé sous ce rapport. Mais comment arriverons-nous à connaître l'opinion de tous les Coréens ?

— Rien de plus facile, Sire. Convoquez vos sujets à une grande réunion dans la capitale. Je leur adresserai quelques paroles, et ensuite nous commencerons la guerre si vous persistez dans vos intentions.

Le roi approuva l'idée de Sùn-Hyen. Aussitôt celui-ci donna des ordres pour qu'un banquet gigantesque fut préparé. De nombreuses tables furent dressées. Les convives devaient former cinq groupes: le groupe royal, les gouverneurs, le peuple, l'armée, les criminels. Le repas — le premier de ce genre — fut extraordinairement animé. Avant que les convives se séparassent Sùn-Hyen fit faire silence et, d'une voix éclatante, prononça les paroles suivantes :

 

— En ma qualité de premier ministre, je me permets de vous adresser à tous la même question. Le roi, notre maître, veut entreprendre une expédition contre le Tjin-Han, afin de venger la défaite subie par son père. Cette expédition est-elle opportune ? Pour moi, la guerre est le pire des fléaux. Elle cause des ruines sans nombre. Combien d'innocents périssent sur les champs de bataille? D'où viennent tous ces impôts, sinon du besoin d'entretenir une nombreuse armée? Avec la paix, rien de semblable. La fortune publique s'accroîtrait rapidement. Les peuples, faits pour s'aimer et non pour s'entre-tuer, entretiendraient des relations qui augmenteraient leurs richesses réciproques. La nature ne nous donne-t-elle pas l'exemple de la paix? Quand nous voyons dans la rue un chien fort et vigoureux maltraiter un autre chien incapable de se défendre, nous venons au secours du plus faible de ces animaux. Pourquoi sommes-nous plus féroces à l'égard de nos semblables qu'envers les animaux ? Sans doute, chez ceux-ci le plus fort cherche à opprimer le plus faible. Mais, ne sommes-nous pas des êtres supérieurs, et n'avons nous pas la raison qui nous commande l'indulgence et la clémence vis-à-vis d autrui ? Aussi ne suis-je pas d'avis, Sire, que nous entreprenions cette guerre. Je ne veux pas davantage qu'on châtie les coupables, dont plusieurs m'ont pourtant fait beaucoup de mal. Pardonnons-leur, et que l'exemple de leur repentir serve de leçon à ceux qui auraient de mauvaises pensées.

 

Ces paroles élevées soulevèrent une approbation unanime. Chacun se rangea à l'avis de Sùn-Hyen. Ce n'était qu'un concert de louanges à l'adresse du premier ministre. « Quel bonheur est le nôtre ! Nous ressemblons aux plantes que le printemps vivifie. Telle une pluie bienfaisante après une longue sécheresse. » De cette foule immense s'élevait comme un hymne d'allégresse, une action de grâces, une prière profonde pour l'avenir de la patrie.

Bienheureuse époque pour notre pays ! Le bonheur régnait partout. Sous l'influence bienfaisante de Sùn-Hyen, chacun vivait content. Un jour, le premier ministre disparut. Sans doute, il avait été transporté sur un nuage dans le ciel, sa dernière et véritable patrie.

 

FIN